Soleil trompeur est-il ou aurait-il dû être un film politique ?

Mikhalkov ne dénonce rien. Ses films ne sont pas politiques, c’est un poète, un contemplatif, pas un militant. Qu’irait-il dénoncer en 1994 alors que l’Union soviétique s’est déjà écroulée ? Pas virulent à l’égard du pouvoir ? Eh bien, oui, on n’est pas franchement connus pour être des subversifs dans la famille Mikhalkov, au contraire. Les poètes se mêlent rarement de la chose politique ; et quand ils le font, c’est surtout pour profiter des pouvoirs en place, pas pour faire dans la dissidence… Mikhalkov, ce qui l’intéresse, comme chez Tchekhov, c’est la nostalgie, le passage du temps, les rapports absurdes entre les personnages et leurs aspirations rarement accomplies, le confort reposant mais vain du quotidien, les petits vices charmants de la bourgeoisie ou des petites gens, et tout ça, avec une ironie et une certaine tendresse malgré tout envers les personnages qu’il décrit. Ce qui intéresse le poète, ce sont moins les atermoiements politiques des individus que les conséquences personnelles et morales (au sens « psychologiques ») de ces décisions. Il se fout pas mal de la politique et se moque de dénoncer quoi que ce soit. Il ne dit rien d’autre que : « Le monde est mal fichu, tout ça ne sert à rien, mais tant pis, tâchons de prendre un peu de plaisir. » C’est ce qu’illustre cette image de Staline : le temps qui passe et l’absurdité ironique d’une image disproportionnée perdue au milieu de nulle part et que personne ne regarde.

Tu peux difficilement reprocher à un artiste de ne pas être suffisamment subversif s’il n’a aucune intention de l’être. Il y a comme un malentendu sur les intentions. Tu ne dénonces pas des faits connus un demi-siècle après, et qui plus est quand le régime vient de tomber. Ce serait un peu enfoncer les portes ouvertes. Le contexte historique lui sert de prétexte pour ancrer son histoire dans la grande histoire et pour lui donner une dimension tragique comme cela a toujours été fait. Les auteurs sont des opportunistes, ils utilisent l’histoire pour faire évoluer leurs personnages. Certains ont plus vocation à “dénoncer”, mais si Mikhalkov place presque toujours les siens dans un contexte historique, c’est justement pour échapper à la politique et aux mauvaises interprétations. La chute de l’URSS lui a permis de monter ce film, mais c’est le contexte qui l’intéresse, je ne pense pas qu’il y ait la moindre volonté de dire « ah voyez, les illusions des premiers révolutionnaires se sont envolées avec le stalinisme… » La perte des illusions, l’hypocrisie et l’absurdité des postures politiques, ça l’intéresse, oui, mais dans n’importe quel contexte historique, parce que ce sont les hommes qui l’intéressent, pas les idées politiques ou une histoire particulière. On peut lui reprocher son manque d’implication politique, en général, mais lui reprocher qu’il n’en fasse pas assez… ici, dans la dénonciation, alors que justement, il ne s’est jamais aventuré sur cette voie-là, c’est un peu absurde. Tu reproches à quelqu’un qu’il ne fait pas assez quand il a l’intention de “faire”, mais tu ne peux pas reprocher à quelqu’un de ne pas faire assez quand il n’a pas l’intention de “faire”. « Tu pourrais aller plus vite pour ton 400 mètres là, t’abuses… » « Heu non, mais là je cours le marathon, je m’en fous du 400 mètres. » Le côté poétique et joyeux du film donne un peu le ton du cinéaste. Tu ne dénonces pas une chose avec le sourire, mais plutôt avec gravité et sérieux. C’est un peu comme quand tu regardes le Jivago de Lean. Pour Pasternak, il y a peut-être une volonté de dénoncer quelque chose (et lui n’attend pas la fin du régime pour enfoncer des portes ouvertes), et si c’est le cas, c’est totalement édulcoré dans la vision de Lean qui se fout pas mal de dénoncer les communistes et qui y voit surtout un contexte favorable à raconter une histoire.

Mikhalkov est dans la même logique que quand il adapte Tchekhov. Le dramaturge russe, s’il mettait en scène des petits bourgeois oisifs, ce n’était pas pour dénoncer leurs travers, mais pour en rire. Ce sont des comédies d’abord mélancoliques, paresseuses, un peu existentialistes, contemplatives, et puis ils terminent ça souvent par des drames. Mais ils ne dénoncent rien parce qu’ils ont une grande empathie pour tous leurs personnages. Pas besoin de connaître les intentions du cinéaste pour ça : ça se voit à l’écran, à travers le ton doux-amer du film. On ne dénonce rien en lançant des boulettes de mie de pain ou en crachant des flocons d’avoine. La satire est acide ou elle ne l’est pas.


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