Les canons de beautés évoluent selon les époques et les cultures. Mais j’espère que tu ne crois pas que le monde décrit dans le film est celui du Japon des années 50. C’est bien un film d’époque. Les États-Unis a ses westerns, la France ses films de cape et d’épée ou du siècle romantique, il y a le péplum… et d’une manière générale (parce que je ne suis pas spécialiste de l’histoire asiatique), les Chinois et donc là les Japonais, parlent le plus souvent d’époque du Moyen Âge (pour reprendre un cadre historique européen), et ça peut monter jusqu’au XIXᵉ (après pour voir la différence, chaud).
Parfois donc, il faut donc un peu avoir l’esprit ouvert pour reconnaître que des beautés d’autrefois puissent paraître affreuses aujourd’hui. On connaît l’exemple, parce qu’on le voit assez souvent, des femmes enveloppées d’avant le XXᵉ siècle qu’on voit dans toutes les œuvres d’art occidentales. Alors comme on peut comprendre ça, on ne doit pas être surpris quand dans certaines cultures on doit se cisailler les dents, se trouer le nez, voire autre chose, pour correspondre aux canons de beauté… Alors au Japon de l’époque Heian (merci, Google), les femmes bien nées (l’intérêt du film, c’est aussi l’opposition entre le brigand affreux et le couple d’aristos) se rasaient les sourcils, se fardaient la peau en blanc (comme en Europe, c’est le signe qu’on se distingue des paysans qui rôtissent au soleil), et on relève des sourcils factices. J’ai cru comprendre qu’à l’époque on trouvait que la position des sourcils était manifestement trop basse et que c’était une erreur de la nature. Et c’est vrai qu’en y pensant bien si on comprend le visage dans son entier, il serait plus harmonieux de les voir plus haut (il suffit de les voir dans certaines représentations de dessins animés : pour exprimer la douceur et l’harmonie d’un visage, on met bien les sourcils haut). Kurosawa si son récit se déroule à cette période, l’utilise. Mais on peut aussi le remercier, parce qu’un autre signe distinctif de ces femmes, c’était qu’elles se noircissaient les dents ! Je me rappelle avoir vu ça dans certains films, ça fait édenté, et là pour le coup, ça fait peur. Kurosawa ne l’utilise pas parce qu’il représente une idée que son public se fait de cette époque. Ces sourcils haut sont parfaitement connus des Japonais parce qu’ils ont été repris dans la culture du théâtre. Que ce soit dans le kabuki où le visage est effectivement peint en blanc, où souvent des marques sont dessinées pour spécifier un type de personnages traditionnel (à une certaine période comme durant le siècle élisabéthain avec les pièces de Shakespeare, c’était même des hommes qui jouaient les rôles de femme), ou que ce soit dans le nô où on reproduit les mêmes codes de maquillage, mais avec des masques. Tout est codifié au Japon, et on donne même un nom à ce masque inspiré du visage angélique de cette période Heian, masque connu : un masque de visage parfaitement ovale, blanc, aux lèvres rouges, qu’on appelle ko-omote. Le problème, c’est que ces codes de la beauté traditionnelle ont parfois été assimilés dans des œuvres plus contemporaines au genre d’horreur… Or, c’est vraiment une perversion du code, un peu dans notre culture les petits anges blonds du Village des damnés. Les beautés évoluent en partie aussi parce qu’on détourne les canons de beauté. Donc là, on peut ne pas trouver ça très joli, mais on doit s’efforcer de comprendre que c’est bien un code de beauté pour l’époque du film, voire un signe de noblesse.

Pour le jeu des acteurs, pour moi, encore une fois, on peut ne pas aimer, mais ne pas comprendre pourquoi c’est joué ainsi, ça me dépasse. Le jeu comme on le conçoit aujourd’hui doit être une reproduction la plus identique possible de nos comportements réels. Il y a deux raisons majeures à ça : le travail de Stanislavski et l’illusion de réalité qu’apporte intrinsèquement le cinéma. Stanislavski est peut-être le premier metteur en scène, comme on l’entend aujourd’hui : avant lui, il n’y avait que des régisseurs et les acteurs étaient jugés sur des questions parfaitement illusoires aujourd’hui, voire mystérieux (j’ai essayé de retrouver les codes d’autrefois, les techniques, parce que c’est une de mes passions… ça semble être perdu) : le rythme, le timbre, la diction, le phrasé, la posture… L’acteur était presque un chanteur, du moins dans le répertoire « grave », parce que pour ce qui était du répertoire « léger », ce qui commandait la réussite d’un acteur, ça devait être sans doute plus son intelligence à faire passer la situation, à rendre le rythme. Là, Stanislavski arrive donc et il doit mettre en scène les pièces de Tchekhov. Le dramaturge prétendait à l’époque que ses pièces étaient des comédies (dur de le concevoir aujourd’hui, sauf pour ses pièces en un acte), mais surtout elles sont incroyablement réalistes. Je ne suis pas un énorme spécialiste de l’histoire du théâtre, mais c’est une chose qui est venue au fur et à mesure. Le théâtre a très longtemps été un art officiel, régie par l’Église ou par le pouvoir (la plupart du temps, il était interdit d’écrire et de représenter des pièces contemporaines, ça pouvait être compris comme un acte politique, subversif, donc c’était un art très codé, le plus souvent). Mais pour ce qui est de la France en tout cas, on a peu à peu cassé les règles du théâtre classique : Hugo y a fourré son nez en cassant les vers et en ajoutant du réalisme, puis les représentations se sont démocratisées : de nouveaux théâtres s’ouvrant alors, il fallait écrire de nouvelles pièces, et au XIXᵉ siècle, cela a été l’explosion. Les pièces sont devenues de plus en plus réalistes, voire naturalistes, drames et comédies mélangées. Il était inévitable qu’à un moment donné, il y ait un homme chargé de faire le lien entre les acteurs et le dramaturge : les personnages et les situations étant plus complexes, il fallait coordonner tout ça. Il fallait créer de nouveaux codes de jeu, liés sur plus de réalisme, vu que les pièces elles-mêmes étaient réalistes. Autrefois, le théâtre était un art de la suggestion. Sur la scène du Globe durant les pièces de Shakespeare, une simple pancarte sur laquelle était inscrit « un champ de bataille » servait de décor. Aujourd’hui, ça ferait intello de vouloir faire ça.. Le code aujourd’hui, c’est de coller à la réalité. On aurait dit peut-être à l’époque qu’une telle représentation manquait de style, de pudeur, de respect pour l’œuvre…, un peu comme aujourd’hui, certains ne peuvent pas voir un film français parce qu’ils trouvent ça trop cru, parce que ça ne fait pas assez rêver, parce que les images sont moches et parce que les situations décrites sont trop naturalistes, trop « vie quotidienne ». Vient ensuite la révolution du cinéma en même temps que celle initiée par Stanislavski (tout se nourrit de tout…). Pendant la période muette, la technique d’alors obligeait d’utiliser la pantomime pour faire passer des sentiments et des situations au spectateur, sans son. Pendant un certain temps, on reste encore un peu dans l’évocation, plus que dans la reproduction. Puis le cinéma se fait parlant. On est obligé de faire appel aux acteurs de théâtre et aux dramaturges pour monter de nouveaux films. Or, à ce moment-là, justement la révolution (qui s’est donc nourri déjà du cinéma) c’est de jouer plus… naturellement. On cherche non plus à suggérer, à évoquer, on veut créer une illusion : faire croire au spectateur qu’il a réellement face à lui les personnages (alors qu’on est dans l’illusion d’une technique où l’acteur n’est pas présent et où avant comme j’ai dit le spectateur faisait parfaitement la distinction entre l’acteur et le personnage, il y avait une distance nette entre les deux, un peu comme un raconteur d’histoires révélant ce que tel ou tel personnage a dit sans pour autant les imiter, et prenant pour ce faire une voix pour chacun…, le simple pouvoir d’évocation suffit au bonheur du spectateur). En France, le cinéma se nourrit de l’expérience et de l’exigence « naturaliste » du Cartel, et c’est tout naturellement que Jouvet se retrouve au cinéma (on trouve ça affreusement artificiel aujourd’hui, mais après le muet, on peut concevoir que ça doit être une claque de réalisme). Et un peu plus tard, la méthode de jeu de Stanislavski fait son chemin et atterrit à New York où Elia Kazan a créé l’Actors Studio. Depuis ce temps-là, on n’a de cesse de chercher à rendre le cinéma plus « vrai », de coller toujours plus à la réalité.
Alors, regarder un film de 1950 et s’étonner du jeu des acteurs, c’est oublier tout ça…
Dernière chose : Kurosawa a beau être très au fait de la culture occidentale, la révolution du théâtre « naturaliste » est purement occidentale (il faudra attendre Mishima, je crois, pour sortir du nô et du kabuki, même si évidemment il y a le cinéma). Mais c’est aussi une question de style. Si on regarde un film comme La légende du grand judo qui précède Rashômon, le jeu y est assez « réaliste », si on regarde des films Ozu ou des films Naruse, on est tout autant dans la recherche du « vrai » qu’on a à cette époque en occident. Ce qui change, ce n’est rien de moins la nature et le style du film : l’adaptation d’un classique de la littérature (1915) dont l’histoire se déroule au « Moyen Âge ». Il faut imaginer Cyrano de Bergerac joué par Ben Stiller ou Dustin Hoffman dans un style ultra naturaliste et on comprendra le jeu d’acteurs dans Rashômon que certains trouvent outrancier (sans oublier tout mon tunnel pour expliquer que le Japon n’a pas eu le même cheminement et la même perception de l’acteur). Tu ne joues pas petitement, « réalistiquement », des histoires telles que celles-ci qui ont un style déjà « artificiel ». Voir de l’artificialité dans ce jeu d’acteur n’a juste aucun sens, ce serait comme se plaindre que les acteurs dans les films muets soient… muets.
Je conçois tout à fait qu’on puisse ne pas aimer ça parce qu’on n’y est pas préparé, parce qu’on manque de culture, parce que ce n’est pas sa culture, mais qu’on fasse un effort pour comprendre que ce n’est pas un défaut et surtout qu’on essaie de concevoir que ce type de jeu puisse avoir des codes tout comme le jeu d’acteur d’aujourd’hui possède les siens. Et pour être franc, j’ai fait assez le tour de la question pour avoir mouillé dedans pendant dix ans, et j’ai un goût prononcé pour ce genre de jeu, perdu aujourd’hui, qui ne consistait pas comme on voudrait le faire croire à rouler des yeux et à surjouer. Je préfère toujours voir un mauvais acteur qui joue avec ces codes, avec ces styles, qu’un petit con d’acteur qui surjoue le « réalisme » aujourd’hui et qui roule des yeux à sa manière… sans aucun style, les mains dans les poches. Au moins, les défauts des mauvais acteurs d’autrefois étaient masqués par un savoir-faire et des codes visuels, un body language parfaitement codifié qui exprimait malgré tout quelque chose derrière le mauvais acteur, quand un acteur qui reste les mains dans ses poches pour faire « réel », n’exprime que dalle. Certains oublient de plus en plus qu’un film, c’est moins être que raconter une histoire. On reproche suffisamment à certains films d’ailleurs d’être trop proches du réel et de ne pas s’attacher suffisamment à nous raconter une histoire… Pour moi, ça tient du même problème, à une échelle différente. Je suis incapable de juger de la performance ou de la justesse de jeu des acteurs de ce film, tout comme je suis bien incapable de juger du talent d’acteur de Cary Grant par rapport à Gary Cooper… parce que ce n’est pas ma langue maternelle et parce que j’ai appris que dans ces situations nouvelles, pour juger un acteur, il fallait comprendre toutes les subtilités et les nuances de la langue qui ne sont pas seulement faites de mots, mais d’accents, de musiques, de rythme, d’envolées d’intention, d’expressions ou d’intonations typiques ayant leur propre sens, de… codes. Comment juger un acteur étranger qui parle une langue, des codes donc, que je ne comprends pas.

Reste tout ce qui est visuel… Et là, du moins pour ça, pour moi, de ce que je peux en juger dans ce film, les acteurs sont tout bonnement exceptionnels, Mifune en tête : parce que, toujours, les codes d’autrefois, dits « jeu théâtral » aujourd’hui (mais je vous rassure — malheureusement — plus personne ne sait jouer comme ça au théâtre aujourd’hui… le cinéma a tué tout cet art codé et méprisé), expriment cent fois mieux, avec plus de puissance, d’efficacité, qu’un jeu qui parait juste… réel. Question de rythme, d’accent corporel, de poésie, de folie. Bien sûr…, mettre tout ça dans une interprétation ne serait pas crédible, vu qu’on cherche à être naturaliste, donc crédible, donc au fond anecdotique, insipide. J’ai arrêté le jeu d’acteur en partie à cause de la disparition et du mépris que tous avaient pour ces techniques… l’art de la représentation a perdu énormément en ne proposant qu’un seul type de jeu. Pourquoi à une époque le péplum est-il mort ? Justement parce que plus personne n’était capable de jouer avec un maintien suffisant des textes non creux, personne n’avait la carrure, et quand on faisait jouer ça devenait ridicule. Il en est de même avec le film noir : quel acteur aurait suffisamment de retenue, de mystère, de poésie, de maintien pour jouer comme dans les années 40 où le jeu d’acteur de Marlon Brando qui se gratte les fesses n’avait pas encore envahie tous les cours d’acteur. Montez un film comme Le Pacte des loups en France, et tu te retrouves avec l’actrice des Dardenne dans un rôle où il faut savoir porter robe flottante à longue traîne, jupons et paniers et qui te mâche les mots comme une pétasse de fin de XXᵉ. Je ne comprends pas un mot de ce que raconte Mifune dans ce film, mais pour moi, même s’il est mille fois moins « naturel » que la Rosetta, il est mille fois plus « juste ». Je préfère la justesse à la réalité du cinéma. L’un des deux au moins n’est pas une supercherie.
Tout ça sent parler bien sûr du génie par ailleurs du film… C’est un film que je revois régulièrement avec toujours le même plaisir de découvrir de nouvelles choses (c’est étonnant, un film qu’on aime et qu’on revoit cent fois avec un acteur qui se gratte le cul pour faire naturel, on finit par s’en lasser ; un autre qu’on aime avec des acteurs qui utilisent des gestes qui ont un sens et qui nous semblaient peut-être au début surfaits, trop accentués, on ne s’en lasse jamais : c’est comme un dribble improbable qui, au basket, mène un joueur au panier, on trouve ça irréel, et c’est ça qui fait la magie du geste…).
Fiche Akira Kurosawa