Kapo, Gillo Pontecorvo (1960)

L’histoire de la morale qui voulait se faire plus gros que le travelling

Kapo

Note : 3.5 sur 5.

Titre original : Kapò

Année : 1960

Réalisation : Gillo Pontecorvo

Avec : Susan Strasberg, Laurent Terzieff, Emmanuelle Riva

Anciennes notes (avant la vision du film) en 2016 :

Le film préféré de Jacques Rivette.

(lien qui n’est plus disponible)

 

Après cela, Rivette décide de passer à la caméra et prouve à quel point il mérite, lui, tout le mépris. Rivette n’est pas un cinéaste, c’est un con. Un nuisible. Et techniquement, une merde. Ce qu’on voit là, mon tout petit Jacques, n’est rien d’autre qu’un mouvement d’ajustement, un recadrage final, un point. Ça fait partie de la grammaire du cinéma pour qui connaît et respecte certains procédés basiques de mise en scène, et qui a gagné ses galons par son talent et son savoir-faire, plutôt que parce qu’il est fils à papa et s’est fait un nom en chiant sur le talent des autres. Le cinéma, mon tout petit Jacques, n’est ni dialectique, ni philosophique, ni moraliste. L’obscénité que tu y vois, c’est la tienne, celle que tu veux y voir. Parce que le cinéma n’est qu’images et suggestions, et aux dernières nouvelles, les images ne parlent pas. Une même image, un même mouvement de caméra, peut avoir une interprétation opposée selon le point de vue qu’on porte ou veut porter à une scène. Toute interprétation qu’on en fait ne saurait donc être autre chose que du simple délire interprétatif. Et donc ici, on peut tout autant y voir dans ce cadrage, une volonté d’insister sur la tragédie. La barrière de l’acceptation, de la nuance, c’est à chacun de la foutre où il veut ; certainement pas un prophète de la revue jaune pisse de nous imposer ses interprétations. Imposer une vision, un bon goût, on a déjà vu ça ailleurs, n’est-ce pas ? Alors, qui fait de la pornographie mon petit Jacquouille ?

D’autant plus amusant si les dieux du néoréalisme italiens que sont Rossellini et Visconti avaient approuvé le film. C’est surtout assez représentatif d’une fausse nécessité quand on est cinéphile ou cinéaste à devoir se prononcer pour ou contre ce genre de trucs idiots. C’est du dogme, de la foutaise et de l’escroquerie. Qu’il nous ponde un film sur la Shoah le Rivette qu’on rigole. Il n’échappera pas à la (mauvaise) interprétation, aux attaques ad hominem, aux insultes, et aux critiques, surtout quand on connaît la faiblesse de ses films (et quand on parle de nuance, il a trouvé en effet une manière d’y échapper le plus souvent, en en mettant aucune). Autrefois, si la « qualité française », c’était le système qui obligeait les “auteurs” à passer par la case départ avant d’arriver après de longues années à cette place enviée de réalisateur, et rendant ainsi impossible à tous ces petits “auteurs” de la rive droite, fils à papa, de faire leur propre film puisque leur famille en avait les moyens, eh bien cette qualité française, « anti-jeune », aujourd’hui, s’est retournée. Il ne faut plus passer par les places d’assistant à la technique pour être réalisateur, mais être critique (autrement dit, avoir la carte). Entre deux maux, je préfère encore le premier. Que tout le monde puisse faire ses propres films, c’était une bonne idée, sauf qu’on file des caméras à des ouvriers et on en rigole parce qu’on ira jamais voir ce qu’ils racontent, mais la posture intellectuelle est jolie ; et d’un autre côté, on fait produire, et on commente, uniquement les copains. Politique des hauteurs, oui. Le cinéma aristocratique.

On peut prendre pour soi le parti qu’on veut, on peut exprimer son regret face aux partis pris par d’autres, mais écrire « cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris » et établissant cette remarque puante sur un seul travelling, tu t’exposes à ton tour aux critiques les plus basses. Connerie pour connerie. Donc bien sûr j’y vais fort, autant que lui a pu le faire. C’est d’autant plus stupide qu’à l’époque, les mises en scènes classiques de ce type, c’est un peu la norme. À tel point que (comme ça l’est expliqué dans le lien — pas vérifié par moi-même), même Rossellini n’avait rien à y redire. Et quand on voit que Serge Daney a basé toute sa “philosophie” sur cette « démarche intellectuelle » tout en se refusant à voir le film, ça en dit long sur la qualité bien française de cette bande de potes. Quant au fait que rien n’est anodin dans un film, la question est intéressante, mais je ne suis pas d’accord. Une grande part de la créativité ne découle pas d’un “choix”, même quand c’est le cas, il est strictement impossible pour le spectateur de savoir et d’interpréter tel ou tel élément comme un choix conscient, volontaire et assumé. Même des créateurs comme Kubrick qui cherchaient à justifier chaque détail présent à l’écran par un raisonnement conscient impliqué dans une « démarche intellectuelle » cohérente, ne pouvaient pas tout contrôler. Ici, le travelling sert d’ajustement à la fois pour souligner le tragique et pour ponctuer un épisode, c’est de la ponctuation. On peut discuter de la pertinence de tel ou tel choix, c’est une question d’efficacité et d’esthétique, mais affirmer que c’est moralement mal, c’est à la fois stupide et con. Sur quelle planète il faut habiter pour prétendre qu’un procédé puisse être affaire de “morale” ? C’est tout le problème d’une certaine critique qui sont des poètes, non des critiques. Ils voient des films et en font une affaire personnelle en interprétant des signes en fonction de dogmes plus ou moins stupides (ce que dénonce Rivette là vient contredire le dogme poétique précédent qui était de dire avec des trémolos dans la voix que les travellings étaient une affaire de morale). C’est souvent très bien écrit, ça explore des domaines intéressants, mais au final, ça reste des textes hautement personnellement qui n’ont souvent plus rien à voir avec le film critiqué. La critique se fait œuvre, comme une sorte d’œuvre en référence à une autre. C’est intéressant, souvent con et illusoire, mais ce n’est pas de la critique (ceux qui choisissent ce parti d’ailleurs ont un certain mépris pour la critique “bateau”, voire les analyses techniques). Ça peut être amusant de voir certaines critiques meilleures ou plus intéressantes que les films eux-mêmes, mais c’est bien le problème, parce que quand un critique n’adhère pas à un film, c’est là que le critique se sent un peu l’âme d’un auteur, c’est ce qu’il recherche. En tant « qu’auteur », donc Rivette peut bien flinguer le film avec ses délires interprétatifs, eh bien j’en fais de même. Mais moi, au moins, si je n’ai aucune idée de savoir ce qu’a voulu dire Pontecorvo (et pour cause, un procédé ne dit rien), Rivette, lui, s’est exprimé clairement et [interdit] à qui n’est pas de son avis de lui répondre (même des décennies plus tard^). Godard est peut-être l’un des plus grands baratineurs quand il est question de balancer des aphorismes sur le cinéma. C’est souvent très beau, mais ça ne veut rien dire. Pour une bande qui prétend être en quête de sens, ça le fout mal. Et finalement, c’est pas étonnant qu’on ait eu au cinéma, et encore chez les critiques, une grande empathie pour tout ce qui a attrait à la psychanalyse. Parce que ça a les mêmes prétentions. Ça ressemble à de la science, de la raison, de l’analyse, et c’est tout le contraire. Quand tu dis que le travelling est question de morale, ou le contraire, on voit bien, puisque ça ne veut rien dire, qu’on peut à la fois tout dire et son contraire, le tout étant d’affirmer joliment des vérités creuses comme d’autres recadrent des cadavres. On remplace “travelling” par « hors champ », ou “raccord”, ou « gros plan » et ça revient à la même chose. C’est de la poésie, pas de l’analyse, or Pontecorvo ne fait pas autre chose, et la moindre des choses c’est de lui laisser le bénéfice du doute, parce que les poètes ne disent pas, ils suggèrent.

Quand on dit que le travelling est affaire de morale, on résume sa pensée à travers une formule et on compte ainsi convaincre par le “beau” quelle que soit la nature ou la pertinence du sens qui en est à l’origine. On prend donc le risque — volontaire, parce que le moindre risque ici sera toujours de convaincre grâce à l’ambiguïté et à la « beauté aphoristique » d’une affirmation — de ne pas être compris (un risque, encore une fois, dont on se moque car le but est de convaincre, de voir l’autre adhérer à son idée par le moyen d’artifices, pas en l’exprimant clairement avec le risque, là, de se faire contredire peut-être plus facilement). Une position plutôt lâche et facile, parce que l’artiste, selon la propre norme qu’eux ont imposé, c’est Pontecorvo, et donc lui a droit naturellement à utiliser des procédés de pure rhétorique avec le danger de ne pas être compris. Et en attaquant frontalement les intentions, la morale, de Pontecorvo, c’est le poète qu’ils attaquent (en plus de l’homme). C’en est d’autant plus puant. Parce que soit un critique qui s’attaque à un artiste en ignorant la parfaite stérilité de ses attaques, et il est juste stupide ; soit il attaque en connaissance de cause : il le fait parce qu’il sait que c’est facile, gratuit, et « non opposable » (parce que lui aussi est poète, donc il peut tout dire). Dans les deux cas, l’homme qui décide de faire cela n’a droit qu’au plus profond mépris.

Ce qui me gave le plus, ce n’est pas le parti pris, c’est l’imposture de la posture. Le dogme. Ils vénèrent des films qui ne font rien d’autre que louer le gris, l’ambiguïté, l’incommunicabilité, l’impossible justice, etc. Et tout dans leur démarche ne reflète que le contraire. Ils ne doutent jamais, ils prennent le plus souvent des partis pris extrêmes et non négociables. Alors moi aussi j’ai une démarche qui convient à leur sottise, moi non plus je ne m’encombre ni de doute ni de précaution : celui qui prétend qu’un simple travelling peut être immoral est un con.

 

Kapo, Gillo Pontecorvo 1960 | Cineriz, Vides Cinematografica, Zebra Films


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