Ordre de tuer, Anthony Asquith (1958)

Les mains sales

Note : 3.5 sur 5.

Ordre de tuer

Titre original : Orders to Kill

Année : 1958

Réalisation : Anthony Asquith

Avec : Eddie Albert, Paul Massie, Irene Worth, James Robertson Justice, Lillian Gish

Après une longue introduction d’entraînement à une mission d’espionnage censée avoir lieu dans un Paris occupé pendant la Seconde Guerre mondiale, le film prend tout son sens une fois que l’espion rencontre sa cible. Alors que le début du film pouvait laisser penser à un film sur une déviance pathologique de l’apprenti espion pour en faire un psychopathe (fausse piste pas forcément bien nécessaire, alors qu’il aurait suffi d’insister sur la légèreté un peu triviale de l’ancien aviateur durant son entraînement, et à moins que j’aie, moi, surinterprété cette piste à ce moment du film…), le film prend alors une tournure plus philosophique et plus psychologique. À contre-courant du genre (à supposer qu’on puisse placer le film dans la catégorie « film d’espionnage »), l’espion se révèle immature et incompétent, mais ces défauts rédhibitoires pour passer inaperçu le rendent aussi plus humain : en ayant la faiblesse de se laisser approcher par sa victime, il suspecte une erreur et commence à se poser des questions morales.

Le scénario est adapté d’une pièce de théâtre, et on sent bien cette origine lors de la séquence de confrontation avec son agent de contact « tante Léonie ». Il y a dans cette scène, un petit quelque chose des Mains sales de Jean-Paul Sartre… La morale de l’histoire n’est pas bien brillante pour l’ensemble des services de renseignements de l’Alliance : car si l’apprenti espion s’est révélé mal préparé, inexpérimenté et incompétent, que dire des niveaux de compétence de l’ensemble de la chaîne de commandement et de renseignements des différentes armées (armée de la résistance française, armée britannique, et finalement armée américaine censée fournir un agent pour accomplir la sale besogne) ?

Film d’espionnage, satire de guerre, film sur la culpabilité : encore un de ces films au genre indéfinissable et hybride. Parfois déroutants (toujours dans cette étrange introduction, on y croise Lillian Gish, et on se demande bien pourquoi), ces films permettent aussi de sortir des sentiers battus et de proposer des expériences filmiques transversales. Montrer une autre manière de faire ou de montrer des histoires, cela a parfois un coût (dérouter autant le spectateur peut le mener hors de la salle) : la prise de risque est plus grande, et il faut apprécier les quelques imperfections qui en résultent, et au bout du compte, à force de tracer un sillon hors des cadres habituels, si le sujet en vaut la peine, on peut être amenés à adhérer plus que de coutume à un genre (propre et unique) et à une histoire.

Il faut aussi sans doute du courage pour dénoncer ou pointer ainsi du doigt les lacunes d’une guerre et d’une chaîne de commandement et de renseignements qui peuvent être communes à toutes les guerres… Comme on le dit si bien dans le film, à la guerre, il n’y a pas que les coupables qui périssent : coupables et victimes se prennent la main pour suivre le même chemin vers la mort. Une bombe qui tombe sur un quartier ne discrimine pas les seconds des premiers, et parfois, les renseignements désignent de mauvaises cibles. Souvent même, personne n’en saura jamais rien. C’est la dure réalité de la guerre. Le film réhabilite un personnage résistant dont la famille ignorait les activités patriotiques et secrètes, mais combien, dans toutes les guerres du monde et de l’histoire, sont morts dans l’indifférence, combien ont vu leur réputation salie par de mauvaises informations, et combien de héros (ou des généraux comme dans le film) se révèlent être dans la réalité des incompétents ou des usurpateurs ? L’incompétence, il faut aussi la reconnaître là : rester modeste face à l’histoire, et parfois accepter, avec de trop maigres informations (c’était le cas dans le film : les éléments à charge étaient ridicules), de se sentir incompétent pour juger d’un individu ou d’une situation.


Ordre de tuer, Anthony Asquith 1958 Orders to Kill | Lynx Films, British Lion Films


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Le Pauvre Amour / True Heart Susie, D.W. Griffith (1919)

Note : 4 sur 5.

Le Pauvre Amour

Titre original : True Heart Susie

Année : 1919

Réalisation : D.W. Griffith

Avec : Lillian Gish, Robert Harron, Wilbur Higby

La même année que Le Lys brisé, et probablement le même niveau technique pour Griffith : ici encore un ou deux faux raccords (dont un surprenant parce qu’il me semble qu’il aurait pu y remédier en forçant un peu sur la continuité, à croire que ça ne heurtait pas encore le regard), des étonnants passages de plans moyens à plan rapprochés dans l’axe (produisant là encore un faux raccord pour un œil contemporain : dans une composition classique on doit respecter l’échelle de plan et ici Griffith zappe le plan américain, donc le passage au plan rapproché saute à la figure ; effet sans doute plus violent à l’époque parce que les plans rapprochés y sont tout neufs, mais ça se justifie aussi par la situation), et puis pour le positif, Griffith reste le prince du montage alterné (celui à la fin mêlant le mari cherchant sa femme et cette même femme réfugiée chez Lillian Gish, c’est un vrai bijou, d’une modernité folle).

Le meilleur est encore ailleurs. Il faut reconnaître, et c’est peut-être le mélange étonnant de comédie et de drame propice à une mise en scène (je parle de la direction d’acteurs) riche, mais je ne me souvenais pas d’un Griffith (bien qu’il soit lui-même acteur, comme la plupart des meilleurs metteurs en scène de l’époque) aussi bon à diriger des acteurs. Et pas une direction théâtrale où les acteurs ont toute l’amplitude habituelle de la scène pour étaler dans des plans sans coupe tout leur talent, mais bien un jeu typique du cinéma, frustrant pour les acteurs, qui n’est fait que de petits bouts de scène, d’actions et de réactions (l’accent nécessaire lors des moments importants étant juste souligné par un rythme plus lent et un plan rapproché). Il n’y a que ça ici, et la meilleure dans ce catalogue de mimiques cinématographiques, c’est bien sûr Lillian Gish.

Le jeu des acteurs du muet passe souvent pour être théâtral, pour n’être qu’une simple pantomime, je crois pourtant avoir vu que très rarement une telle performance chez une actrice au cinéma, parlant compris. Gish passe d’un registre à l’autre avec une aisance déconcertante, offrant sans cesse une palette d’expressions collant merveilleusement à la situation et à son personnage, le tout toujours dans une justesse confondante.

Elle commence en adolescente timide et amoureuse, semble imiter, par la démarche cahotante et des petits tics ou rictus (une jambe qui se dresse soudain), Chaplin, puis elle gagne en maturité, cherche à plaire à l’homme qu’elle aime tout en acceptant avec dignité son choix de se marier avec une autre, continue de jouer le rôle de meilleure amie pour l’un et pour l’autre… Il faut la voir surtout pleurer à chaudes larmes, ou plutôt comme insistait toujours un de mes profs de théâtre : « se retenir de pleurer ». Parce que oui, on est bien plus émus par un personnage qui se retient de pleurer, et c’est bien plus dur à reproduire pour un acteur. Non seulement Lillian Gish arrive à pleurer tout en nous donnant l’impression qu’elle cherche à retenir ses larmes, mais elle arrive en plus de tout ça à rester simple, juste, nous laissant là penser que c’est la chose la plus facile au monde… Il faut la voir aussi l’œil en coin (comme elle sait le faire si souvent et pour exprimer tant de choses différentes), exprimer quelque chose entre la méfiance, le dégoût, la jalousie, l’envie de meurtre, quand elle regarde son amie, la femme de celle qu’elle aime, échouée dans son lit après une escapade nocturne limite adultérine. Il y a du génie là-dedans, un génie comme presque toujours, qui passe par la fantaisie.



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À travers l’orage, D.W. Griffith (1920)

À travers les rapides

Note : 3.5 sur 5.

À travers l’orage

Titre original : Way Down East

Année : 1920

Réalisation : D.W. Griffith

Avec : Lillian Gish, Richard Barthelmess, Lowell Sherman

Il y a comme un parfum des mélodrames champêtres (panthéistes, diraient certains) que les Suédois tournent à la même époque (Le Trésor d’Arne, c’est 1920).

C’est peut-être le Griffith le plus abouti avec Le Lys brisé. Griffith oublie les fresques grandioses sans grand intérêt et fixe son attention sur le destin cruel d’une fille de la campagne, évidemment interprétée par Lillian Gish.

Cela doit faire étrange d’avoir été celui ayant popularisé autant le procédé du montage alterné et de l’avoir vu se répandre dans tous les films à une vitesse folle (ça vaut aussi pour la longueur des films), et de se retrouver une demi-douzaine d’années plus tard à devoir encore l’utiliser avec parcimonie tout en étant obligé de proposer autre chose au public qui a évidemment compris le truc ou qui en est devenu familier sans même le savoir.

Le point positif, c’est que Griffith n’en fait justement pas trop avec le montage alterné. À la suédoise, il ménage ses effets et se met au service d’une histoire. Le procédé n’apparaît alors véritablement qu’à plusieurs reprises à la fin pour accélérer le rythme, augmenter l’impression de tension, opposer deux ou trois espaces ou autant de personnages menés à se rencontrer dans un dénouement qu’on devine tragique. C’est bien moins artificiel que ç’a pu l’être par le passé, et maintenant que bien d’autres cinéastes ont montré la voie, Griffith comprend à quelle échelle employer le procédé, au seul bénéfice du récit. Avant ça, puisque le récit s’y prête peu, Griffith s’évertue à employer le procédé sous la forme d’académiques champs contrechamps (qui n’est rien d’autre bien sûr que l’expression du montage alterné à l’échelle de la scène, dans un espace partagé). C’est moins hésitant que dans Le Lys brisé dans mon souvenir. Il a la chance surtout de disposer d’excellents acteurs pour lui donner de la matière lors des plans rapprochés (l’expression de Lillian Gish en pleurs semble avoir été maintes fois parodiée ou vainement copiée).

L’histoire est tout à fait convaincante et bien montée. Les décors et “locations” parfaitement reproduits ou choisis. On atteint sans doute pourtant là les limites de Griffith. Parce que même avec les meilleurs éléments en main, il arrive à foutre de temps en temps en l’air une situation avec des erreurs de continuité, des faux raccords ou des défauts de mise en place qu’une scripte ou un metteur en scène plus attentif n’auraient pas laissé passer. En 1920, ces erreurs ne devraient plus exister, et c’est bien là qu’on voit de l’autre côté de l’Atlantique le génie dans la maîtrise d’un Mauritz Stiller par exemple, ou bientôt d’un Dreyer. Impossible pour un réalisateur incapable de gommer ces erreurs de transcender son sujet, surtout si films après films ces mêmes erreurs se reproduisent.

Sans la bouille de Lillian Gish et les jolis extérieurs, le film perdrait inévitablement de sa saveur. Griffith n’y apporte aucun génie.

Mention spéciale tout de même à ce goujat de Lennox Sanderson (Lowell Sherman a des faux airs de Serge Reggiani). À faire rentrer sans doute dans les plus beaux enculés de l’histoire du cinéma. Un type de vermine pour qui le hashtag balancetonporc semble avoir été inventé. Il faut remarquer d’ailleurs que les usages n’ont pas beaucoup évolué. Les victimes sont souvent “coupables” de ne pas réagir comme il le faudrait pour mater ces ignobles connards (par la vengeance, un coup de pied dans les couilles, ou autre chose ; trop bonnes, trop connes), à tel point que la responsabilité de la faute retombe systématiquement sur leurs frêles épaules (il est bien question au départ d’une escroquerie pour profiter d’une fille naïve de la campagne), grâce souvent à la complicité des bonnes mœurs et de la bienséance religieuse. La victime devient du même coup coupable deux fois aux yeux de ceux qui la jugent et la répudient. On est au début des années 20, c’est encore l’époque des mélodrames avec des petites filles naïves victimes du destin. Très vite heureusement, une révolution féministe verra le jour grâce au cinéma, et grâce à deux pôles principaux : les films scandinaves, toujours, et Hollywood (notamment à travers de garces ou d’ambitieuses, en tout cas cessant de subir ou d’accepter l’éternel rôle de victimes). Le début du parlant à Hollywood ne fera qu’enfoncer un peu plus le clou avant que le code Hays leur… cloue le bec, à ces femmes révoltées. Avec quelques exceptions, dont ironiquement la même Lillian Gish, qui trente ans après avoir fait pleuvoir des larmes d’orage dans ce film, tiendra en joue le mal en personne dans La Nuit du chasseur. Dans les couilles, Lillian ! Way down ! Way down !


À travers l’orage, D.W. Griffith 1920 Way Down East | D.W. Griffith Productions


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Usage de la psychologie dans les contes à travers l’exemple de La Nuit du chasseur

Le personnage de Robert Mitchum dans La Nuit du chasseur est-il nihiliste ?

Si on considère La Nuit du chasseur comme un conte cauchemardesque et s’il joue donc sur la simplicité à travers des archétypes, à travers une forme assumée de manichéisme (plus encore que de dichotomie), on peut bien sûr y voir du nihilisme chez le personnage de Mitchum, mais est-ce qu’il est opportun de faire de la psychologie dans un conte ? Je n’en suis pas certain. C’est comme se demander si le loup dans le petit chaperon rouge est sadique et éprouve du plaisir dans son travestissement. Ce sont des personnalisations du mal, des ombres malveillantes. Ce n’est qu’un rêve, et derrière lui toutes les interprétations, personnelles, sont possibles. Mais les personnages, eux, n’ont aucune psychologie en dehors du stéréotype qu’ils représentent, et ce serait peut-être une erreur de leur en donner ou de prêter une trop grande attention à cet aspect du film.

Si La Nuit du chasseur est un conte cauchemardesque, c’est aussi un peu une ode à la naïveté de l’enfance. La fin est finalement positive, c’est comme si l’histoire du petit chaperon rouge était inversée, le loup arrivant chez la grand-mère après l’arrivée de la fillette. Du coup, l’histoire se repose naturellement plus sur elle, la grand-mère, sa sagesse, son savoir, son courage très américain, et le faux prophète apparaît alors comme le perturbateur nécessaire pour que la protection de la grand-mère ait un sens. C’est basique, le Bien contre le Mal. On peut renforcer l’histoire en y apportant (ou en cherchant à y voir) des particularités psychologiques, mais elles resteront limitées car personnelles. Plus que du nihilisme, je verrais dans le personnage de Mitchum un motif crapuleux (une idée fixe) et une incarnation du psychopathe, sorte d’ogre moderne (avec un trait psychologique quasiment unique : l’absence d’empathie).

Tout personnage est-il doté d’une psychologie ?

Pour moi, non. Les personnages ne sont pas des êtres vivants, pas des personnes, ils n’ont que la psychologie que les spectateurs leur prêtent. Décrire l’état psychologique d’un personnage, suivre le sillon déjà bien établi d’un archétype, ce n’est pas créer une psychologie. Encore moins pour un conte où les personnages n’ont pas vocation à donner l’illusion du réel. Une histoire dessine et suggère des traits psychologiques principaux, ce sont ensuite à la fois à l’acteur et au spectateur de faire le reste du travail.


La Nuit du chasseur, Charles Laughton 1955 The Night of the Hunter | Paul Gregory Productions, Criterion Collection trailer

L’Invisible Ennemi, David Wark Griffith (1912) vs Suspense, Lois Weber (1913)

Montage alterné rapide (action) vs montage alterné lent (suspense)

Note : 4 sur 5.

L’Invisible Ennemi

Titre original : An Unseen Enemy

Année : 1912

Réalisation : D.W. Griffith

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L’obscurité de Lim

Note : 4 sur 5.

Suspense

Année : 1913

Réalisation : Lois Weber

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Griffith se perfectionne dans sa technique du cross-cutting (montage alterné en français), déjà employée l’année précédente dans The Lonedale Operator avec la même astuce pour s’assurer que le spectateur encore assez peu familier du procédé y comprenne quelque chose : on passe juste du télégraphe au téléphone pour relier les différentes actions.

Le procédé n’est pas nouveau, il est employé depuis une dizaine d’années avec plus ou moins de réussite dans les films « d’action », inspirés par les réalisateurs bidouilleurs de l’école de Brighton (dans Au Feu ! de Williamson, l’invention du montage narratif est en soi les débuts de la technique du montage alterné, tout dépend en effet de la distance, ou pourrait-on même dire dans ce cas précis… d’échelle, entre les deux actions ; et dans Sauvé par Rover en 1905, le film reprend l’idée très « cinématographique » des films de poursuite avec cette fois l’idée du montage alterné… sauf qu’il y a faux raccord), puis par Porter dans The Great Train Robbery (qui ne maîtrise pas plus le procédé parce que s’il y a bien continuité, le montage ne les colle pas dans un montage alterné). Griffith en est donc le maître incontesté dans ces années pionnières, et c’est ce même procédé qui fera le succès de Naissance d’une Nation.

Si les films de Griffith jouissaient d’un succès colossal à l’époque, c’est parce qu’ils avaient, un petit quelque chose de ce qu’on dirait aujourd’hui « cinématographique ». La grande réussite et l’apport de l’école de Brighton, c’était de proposer des films avec des histoires simples facilement mises en œuvre. Un cinéma populaire fait essentiellement de courses-poursuites (un procédé encore largement employé dans les films d’action contemporains) et non de scénarios complexes ou des fantaisies à la Méliès qui nécessitent un certain talent et des moyens, ou pire avec la naissance (en forme de contre-réforme) du cinéma d’art, immortalisant les vedettes de la scène dans leurs plus beaux rôles.

Avec un film de poursuite, on ne fait que regarder encore et encore la même chose. Contenu vide, mais plaisir des yeux. La série B s’est développée bien plus vite que la série A. Griffith reprend donc le principe des deux entités qui s’opposent, mais au lieu de les mettre tout de suite dans un espace identique provoquant la fuite d’un des deux éléments et donc la mise en action de la chasse, il les sépare dans l’espace, et le retour à l’une est l’autre entité provoque une impression de simultanéité et la certitude d’une rencontre. Et au lieu de fuir, Griffith place les personnages de la première entité (les sœurs Gish, ici) dans un espace clos, et ceux de l’autre entité doivent chercher à les y déloger (tandis qu’une troisième doit venir les secourir). Le procédé permet de resserrer l’action, de passer d’une action à une autre sans difficulté à travers le montage, alors qu’on évite la contrainte des tournages en extérieurs souvent imposés par les films de poursuite (ça n’empêche pas de filmer en extérieur, mais le procédé crée une forme de claustrophobie qui accentue la tension).

On est donc purement dans un cinéma d’action, un thriller rapide dont le plaisir naît des multiples péripéties survenant aux personnages des différentes entités s’opposant violemment l’une à l’autre. Ce jeu narratif à plusieurs voix rappelle également les compositions polyphoniques dans les partitions musicales ou déjà les va-et-vient dont Shakespeare était le maître.

L’année suivante, en 1913, Lois Weber va intégrer les apports narratifs de Griffith tout en allant plus loin. Dans le bien nommé Suspense, l’histoire est grosso modo la même (une femme avec son enfant chez elle, un vagabond qui tente de rentrer la sachant seule, et son mari qui accourt prévenu par téléphone) mais le rythme est ralenti, et tout à coup, le plaisir du spectateur ne naît plus de la succession de petites péripéties opposant l’une et l’autre entité, mais de la crainte de ce qui va se produire. Plus le rythme est lent, plus la tension est grande. On sait dès le début que la gouvernante est partie en laissant la clé sous le paillasson, et Lois Weber nous montre tout de suite le vagabond marcher dessus. Le suspense est là : lui ne sait pas encore, mais nous, on sait, et on a peur de le voir mettre la main sur cette clé (au propre comme au figuré). Le génie ensuite de Weber, c’est de proposer pour ce plan une plongée verticale vers le vagabond marchand sur la clé sans le savoir. L’effet est saisissant, parce qu’il englobe dans le même champ, même si on ne peut pas la voir, la clé et le vagabond, qui lui lève la tête vers la caméra (un regard qui tout à la fois nous regarde, et on craint qu’il remarque notre œil s’attarder sur le paillasson, mais qui est aussi une forme de vue subjective puisque la mère est au premier étage).

D’un côté, Griffith utilise des cross-cutting rapides, qui encore aujourd’hui sont utilisés dans les films d’action (ou les thrillers violents, comme Shining, reprenant la même scène en remplaçant le revolver par une hache). Et de l’autre côté, pratiquement au même moment, Weber utilise le procédé de manière plus lente, plus psychologique (la peur remplace la violence physique). Une grande partie des films populaires ont suivi cette méthode tout au long de l’histoire du cinéma. Deux ou trois entités (la troisième n’étant qu’une forme de deus ex machina… téléphonée), une opposition franche, violente, et un récit qui ne s’applique qu’à mettre en œuvre cette opposition. Il suffit ensuite de broder là-dessus et de choisir de quel côté on se trouve. L’action d’un côté, la tension de l’autre (même si on peut dans un même film changer d’une séquence à l’autre ; ces films ne comportant finalement qu’une longue scène d’une dizaine de minutes).

Le film de Weber fourmille d’inventions et de propositions puisqu’on y trouve également un usage précoce du split-screen, procédé qui, lui, tombera en désuétude, et qui réapparaît régulièrement avec la beauté naïve des « pourquoi personne n’y a jamais pensé ? » des réalisateurs. Que ce soit dans la nature, en histoire, ou dans le langage (du cinéma), on ne garde que le strict nécessaire…

 


Le Portrait de Jennie, William Dieterle (1948)

La Flamme au portrait

Portrait of JennieLe Portrait de Jennie (1948) William DieterleAnnée : 1948

8/10 iCM IMDb

Réalisation :

William Dieterle

Avec :

Jennifer Jones ⋅ Joseph Cotten ⋅ Ethel Barrymore


— TOP FILMS

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Limguela top films

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Ce n’est pas sans rappeler Madame Muir ou Vertigo (le côté traquenard en moins). De mémoire, on retrouve les splendeurs visuelles de Quasimodo, tourné l’année auparavant par Dieterle. Et le duo de Love Letters (film assez épouvantable) a été reformé : Jennifer Jones et Joseph Cotten.

L’histoire est un peu surfaite. C’est de la littérature pour grands-mères. On pourrait même être à la limite chez Marc Levy. Seulement voilà, l’exécution est parfaite. Des décors de Central Park au début du film avec tous ces effets de lumière, de clairs-obscurs, de surimpressions fantaisistes donnant du relief à l’image, jusqu’aux brouillards jaunis de Land’s End, la photo, le montage, les cadrages…, tout est parfait, donnant au film cette atmosphère entre noir et gothique, nécessaire à rehausser cette histoire un peu naïve.

La présence de Lillian Gish donne une saveur particulière au film, comme un hommage aux films de Griffith dont l’atmosphère emprunte un peu au Lys brisé.


 

Le Portrait de Jennie, William Dieterle 1948 The Selznick Studio, Vanguard Films (1)_saveur

Le Portrait de Jennie, William Dieterle 1948 | The Selznick Studio, Vanguard Films

Le Portrait de Jennie, William Dieterle 1948 The Selznick Studio, Vanguard Films (2)_saveur


Le Lys brisé, D. W. Griffith (1919)

Film brisé, composé

Le Lys brisé

Note : 4 sur 5.

Titre original : Broken Blossoms or The Yellow Man and the Girl

Année : 1919

Réalisation : D.W. Griffith

Avec : Lillian Gish, Richard Barthelmess

Je n’ai jamais été un grand admirateur des films de Griffith. Intolerance et Naissance d’une nation sont de grandes fresques pompeuses. Celui-ci se veut plus simple, et l’innovation et le sens narratif du réalisateur peuvent mieux s’exprimer afin de produire un montage efficace à traduire et suivre une situation telle qu’elle se déroule sous nos yeux.

Le cinéma n’est plus un théâtre filmé, même organisé en une alternance de plans comme on feuillette un livre d’histoire où tout est au même niveau, mais bien un outil capable littéralement de mettre en scène des personnages dans des situations. C’est-à-dire capable de mettre en relief qui, quand, où, comment, de faire des choix, et ainsi de faire du cinéma un langage, un art propre.

Pratiquement toutes les séquences sont montées en suivant le principe du montage alterné. Ce n’est pas une innovation : depuis les films de l’école de Brighton[1], Griffith n’a cessé d’utiliser le procédé, et il convenait parfaitement aux fresques ou aux films d’action comme les westerns (cf. les films de William S. Hart[2]). Le procédé a posé les bases d’une série d’innovations faisant du film de plus en plus un support d’évocations, d’idées, qu’une représentation d’images figées inspirées du théâtre. On utilise aujourd’hui beaucoup moins le procédé, mais il semblait très répandu à l’époque (en particulier dans les feuilletons), un peu comme un enfant qui arrive à prononcer ses premières syllabes et qui les répète tout amusé avant de découvrir un autre jouet et encore un autre, fruits de ses tâtonnements gazouillithiques, capables de lui ouvrir les portes de l’éloquence en lui révélant, peu à peu, toutes les possibilités offertes, toute la puissance évocatrice, et communicatrice, de ces babillages, une fois qu’il leur prêtait un sens. Plus que l’acteur qui détenait sur scène les clés pour mettre en lumière un sens derrière des mots et des actions, le montage devenait le support des intentions de l’auteur, comme la structure d’une phrase, comme la structure d’un texte. Le montage alterné était un jouet avec lequel il fallait passer maître avant de s’amuser avec un autre, et avant d’imaginer lier les procédés entre eux comme des pièces d’un grand mécano, celui du langage filmique.

Exemple de montage alterné « pendant ce temps » avec deux ou trois allers-retours entre deux « scènes » :

Montage alterné entre une action 1 et une action 2. Les deux personnages n’interagissent pas, mais le montage alterné est là pour nous indiquer qu’ils partagent un même lieu et une même temporalité : le procédé fait office de « pendant ce temps ». D’un point de vue narratif, il ne se passe rien sinon qu’on pose les bases pour la séquence qui suit, on parle de « planting » (introduire une idée dans une scène sans en révéler la nature réelle et dont on se doute qu’elle sera dévoilée plus tard).

Tout doucement, le cinéma prend donc ses distances avec le théâtre et se rapproche des possibilités de la littérature. Aucun acteur au monde ne pourrait évoquer par son jeu l’effet produit par l’ellipse d’un cut, et le collage de deux images l’une après l’autre. Méliès avait tout de suite compris l’intérêt pour lui, en illusionniste, de coller les images en une suite de surimpressions, mais ça ne restait rien d’autre qu’un théâtre d’ombres chinoises améliorées. Coller deux images l’une après l’autre, ce n’était pas seulement par convenance, changer de scène (ce qui était déjà une prodigieuse avancée par rapport à théâtre filmé), mais c’était aussi la possibilité de créer un « pendant ce temps ». Ce n’est déjà plus du babillage, c’est de la conjugaison et de la narration. Cela implique un choix de montrer successivement un événement, puis un autre, et revenir au premier pour créer une impression de simultanéité et suggérer une collision entre ces deux événements. Si on le comprend, ce n’est plus parce que la scène ou les acteurs sont identiques, mais parce que le contexte, l’environnement, tout en montrant des événements différents, appartiennent à un même champ d’idées. C’était toute la faiblesse du montage d’Intolérance : au lieu d’un montage alterné ayant une valeur dialectique immédiatement compréhensible, le montage dit parallèle n’autorisait qu’une interprétation vague, distante et peu évidente du sens à apporter à un tel procédé. L’outil de comparaison doit être assez rapide pour évoquer au spectateur un ensemble unique. Le montage parallèle opère une comparaison symbolique un peu lourde, et tout aussi vaine en fait qu’en littérature ; lié au sein d’une même séquence, le procédé devient intéressant, et reste en plein dans l’évocation, mais il n’est donc pas bon de l’utiliser à toutes les sauces. Alors que le montage alterné, on peut en user à envie, parce qu’il ne fait que répondre à une situation par une autre, si tant est que le contexte qui les lie soit compréhensible. Quand on comprend qu’on est par exemple dans la même ville, à la même heure de la journée ou presque, on comprend aisément qu’on a affaire à un « pendant ce temps », et que les deux événements sont appelés à se rencontrer. Cette attente, ce n’est rien d’autre que le suspense. Au lieu d’être émerveillé par les effets d’éloquence d’un acteur, le spectateur se laisse désormais émerveiller par la tension qui naît des images, c’est-à-dire le montage.

Le montage alterné sera surtout employé à la fin, parce qu’il permet d’accélérer le rythme et de créer un climax en faisant succéder les séquences comme on enchaînerait les répliques courtes au théâtre.

On remarquera par ailleurs, qu’aujourd’hui, deux adeptes du procédé (et peut-être même du montage parallèle) sont également deux cinéastes ayant un goût prononcé pour les surimpressions. Coppola utilise parfaitement un montage parallèle à la fin d’Apocalypse Now où il met en comparaison la scène de meurtre avec celui du sacrifice du buffle (et Coppola use des mêmes techniques avec le son, quand des scènes sonores, des paroles, viennent en surimpression des images). Et David Fincher utilise par exemple un montage parallèle (tout en procédant sur certains plans à la surimpression des séquences mises en parallèle) dans la scène de « l’enterrement » des compagnons de Ripley dans Alien3, mis en relation avec la “naissance” de l’alien (la simultanéité exacte est presque anecdotique, car bien que liés à un laps de temps probablement identique, les deux événements rapprochés par le montage ont une valeur purement discursive, en opposant l’idée de mort à celle de la naissance plutôt qu’en ayant vocation à réunir deux événements dans un même espace).

L’atout majeur du film est ailleurs. Le montage alterné est un acquis, Griffith l’utilise à l’échelle des séquences pour offrir un effet narratif de « pendant ce temps ». Surtout, il utilise parfaitement le procédé à l’intérieur même d’une scène. Dans Naissance d’une nation, les séquences en montage alterné se succèdent sans grand intérêt parce qu’on n’y voit aucun relief dans les situations montrées. À l’échelle d’une même scène, à quoi correspondrait un montage alterné ? Ce qui est bon pour coller des séquences entre elles, devrait tout aussi bien marcher pour des plans entre eux. Le champ contrechamp, ce n’est rien d’autre qu’une forme de montage alterné dans sa forme la plus simple, et la plus rapprochée. On n’est pas seulement dans la même ville, mais dans la même pièce, et il ne fait aucun doute que la scène présentée dans son montage ne souffre d’aucune discontinuité (ou presque, l’ellipse étant plus que nécessaire pour couper les aires ou temps morts ; et si on évite les faux raccords, ce qui devient une véritable gageure quand on décide de couper une même scène en différents plans). C’est un peu l’affaire de la poule et de l’œuf. Qu’est-ce qui est arrivé avant, du gros plan et du montage alterné à l’intérieur d’une même scène. Peu importe, l’apport essentiel du procédé, c’est bien qu’il permette une échelle des plans. Qu’on décide d’un plan rapproché ou non, la valeur du plan ne signifie pas la même chose. C’est encore une invention de l’école de Brighton, mais elle mettra longtemps à s’imposer, ou à être redécouverte, au contraire du montage alterné. Habitué à la distance neutre et toujours égale du théâtre où le spectateur était tenu à distance derrière le quatrième mur, il a longtemps été obscène de rapprocher la caméra du sujet (et de fait, l’un des premiers gros plans est une vue subjective d’un passant regardant à la longue-vue les jambes d’une femme à vélo). L’idée de rapprocher la caméra sera toujours une question d’obscénité (à l’extrême, on trouve les gros plans, presque chirurgicaux, des films pornographiques), mais puisqu’elle sera liée à l’idée de montrer de plus ou moins près l’émotion d’un personnage, elle se rapportera bien plus à une question de bon goût. Maintenant que l’on ose couper les acteurs, les montrer de près, on juge surtout la pertinence de les montrer en plus ou moins gros plan. On est donc dans le choix, le narratif, l’esthétique. Les possibilités sont immenses, mais avec elles, naissent de nouvelles contraintes techniques (faux raccord, respect de la ligne, des angles, des valeurs de plan…). Le cinéma n’est plus seulement un langage, c’est une langue. Chacun a la sienne, et chacun est contraint par les mêmes règles.

Découpage narratif avec échelle de plan et champs-contrechamps :

Action 1 en plan moyen : Lillian chez la marchande.

Action 2 en plan d’ensemble : Richard traverse la rue. L’action 2 va donc rejoindre l’action 1, et on attend une interaction directe entre les deux personnages. Donc un jeu de champ-contrechamp.

Retour au plan précédent en plan moyen : on attend l’interaction. Toutes les histoires sont affaires de rencontres. La marchande est en option. On attend, on se questionne, donc notre intérêt est soulevé. On se doute que l’intérêt de la séquence n’est pas dans le fait « d’aller chez la marchande ».

Action 1, on change d’échelle et on passe au plan rapproché. Raccord dans l’axe. Si on se rapproche, c’est qu’il va se passer quelque chose, l’intérêt n’est toujours pas « d’aller chez la marchande ». Richard est hors-champ, il est là, on le sait, les plans précédents ont servi à nous le contextualiser. Notre attention est complète. Suspense.

Retour au plan-maître : on change d’échelle afin de nous montrer Richard qui jette un œil discrètement en direction de Lillian. On a peur pour elle ! Il est louche !

Raccord de mouvement, on change d’axe, gros plan : le champ-contrechamp est prêt à se lancer. Richard est vraiment creepy (impression accentuée par le halo sombre).

Contrechamp, même échelle de plan : aucun dialogue, aucun échange, mais Lillian jette désormais un regard suspicieux vers Richard. Un regard qui appelle forcément un contrechamp, parce qu’on meurt de savoir comment ce regard sera reçu par Richard. (L’intérêt du procédé, c’est donc bien de faire vivre un hors-champ, faire avancer une situation et faire monter la tension, pas de tomber dans la facilité.)

Contrechamp attendu : Richard ne fait pas le fier. La situation est simple, elle plante le décor des enjeux à venir, on peut passer à autre chose.

Je ne peux pas imaginer meilleur outil mis au service de la narration.

Parfois pourtant, il est amusant de repérer les imperfections d’un jeu de montage dont ces codes ne sont pas encore bien définis. Pour préserver la continuité logique d’une séquence, on peut être amené à faire des raccords dans l’axe. Ce serait plus simple si à chaque coupure, on montrait un pan de la scène n’apparaissant pas dans le champ du plan précédent (plan de coupe), mais voilà, inévitablement, on est amené à changer de valeur de plan en montrant la même chose à une échelle différente. Plus tard, on utilisera l’effet du « jump cut » comme procédé volontaire, mais ici ça se rapproche plus pour nos regards habitués à un léger faux raccord. Griffith s’y laisse prendre quand le Chinois donne une poupée à Lillian Gish. La continuité n’est pas parfaite. Peu importe, car l’idée est là. Et l’idée de Griffith, c’est de toute évidence d’user d’un principe simple et efficace : un plan, une idée (le plus souvent une action, un mouvement, une réaction). Gance fait exactement la même chose à la même époque (dans J’accuse, par exemple). Si quelque chose de nouveau et de significatif arrive : cut et mise en place d’un nouveau plan pour que cette nouvelle idée soit articulée, et trouve son relief, autour du plan. La maîtrise est excellente et permet de coller toujours à distance idéale de l’action. Avec un personnage principal, des enjeux simples, et la possibilité de s’attarder sur une situation, ce cinéma permet enfin de s’identifier aux personnages, et par conséquent à leur histoire, à leurs émotions. Passé la grandiloquence et le « truc » maintes fois utilisé du montage alterné, Griffith comprend enfin que pour être un grand cinéaste, il faut s’attacher davantage à son sujet. Un peu tard toutefois, il sera vite rattrapé par bien plus talentueux que lui.


[1] L’école de Brighton (article)

[2] exemple de film de et avec William S. Hart


Le Lys brisé, Broken Blossoms or The Yellow Man and the Girl, D.W. Griffith | D.W. Griffith Productions

 


Listes sur IMDB :

MyMovies: A-C+

Le silence est d’or

Liens externes :


La Nuit du chasseur, Charles Laughton (1955)

Méfiance d’une nation

La Nuit du chasseur

Note : 5 sur 5.

Titre original : The Night of the Hunter

Année : 1955

Réalisation : Charles Laughton

Avec : Robert Mitchum, Shelley Winters, Lillian Gish, James Gleason, Peter Graves, Billy Chapin

— TOP FILMS

La lutte éternelle du Bien contre le Mal. L’un qui court après l’autre comme dans une danse macabre où tout semble déjà joué à l’avance. Ce sera donc deux enfants, deux lucioles orphelines s’affolant hors du tombeau que leur promet la plus parfaite des incarnations du Mal : le faux prophète. Et pour quel motif ? Quel motif est aujourd’hui capable de corrompre les faibles et de réveiller les monstres ? L’argent bien sûr.

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Le blé en herbe

Une seule condition à ce qu’on accepte le manichéisme grossier de cette opposition : que le récit soit simple et limpide. Pas de complications naturalistes. Il faut jouer jusqu’au bout la carte des archétypes. C’est sans doute la forme de récit la plus ancienne. Ça pourrait être l’histoire qu’un aîné raconte à ses cadets pour lâcher une mine de terreur dans leur sommeil, mais le conteur livre son histoire pourtant terrifiante avec la voix la plus rassurante au monde. C’est que se cache derrière cette horreur, un secret, une raison de ne pas s’alarmer. Et la voilà la magie, c’est celle du conte. Ou quand les loups se font malmener par les chaperons rouges. Parce que certes, si dans certains contes, la fin peut s’achever sur une sentence implacable (« et il le mangea tout cru ! »), La Nuit du chasseur n’est pas si cruel. Il faut faire savoir à l’enfant, que certes, les loups rôdent la nuit, mais il y a moyen de s’en débarrasser. Assez de contes vantant l’inéluctabilité du monde, la rigidité de la société, la course du soleil et de la nuit ; place à l’individualisme, à la liberté du « je » révolté contre l’injustice. Réveille-toi citoyen, contre l’oppression du système, contre les ogres et les loups ! Il n’y a pas de fatalité ! Arme-toi et défends ta liberté ! Vive l’Amérique !

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Aujourd’hui Maman est morte

Pas de chemin de traverse. Droit à l’essentiel. Le début énonce un enjeu, des personnages, et on s’y tient. Seul mystère : le moyen, l’outil, l’aide, l’astuce, la capacité, qui sera la cause de la victoire du Bien face au Mal. Cette incertitude, c’est ce qui tient l’attention de l’enfant. « Voyons, ils vont s’en sortir, je le sais ! Sinon Maman ne viendrait pas me border en me racontant cela ! Mais comment ? Moi aussi je veux savoir ce qui est capable de me prémunir des méchants loups ! Oh, dis-moi !… Dis-moi ! » La réponse est à l’horizon, ça ne devrait pas trop poser de problèmes. Trop simple, trop loin. Je l’aperçois à peine. Ah ! Maudit brouillard aux abords de la baie de New York, va-t-il enfin s’effranger ? On dit qu’il y a là une immense statue tenant à bout de bras un fusil et protégeant les orphelins des forces du Mal. Peut-être n’est-ce qu’une légende. Je ne souhaite qu’une chose si cette statue existe, que ce ne soit pas celle de l’ingénieux Don Quichotte !… Oh, mais non je divague. Les nobles colonnes ibères s’érigent tels des moulins à vent aux limites de l’Europe, ici, c’est l’Amérique ! Ici l’ibère vient ! Oh, Liberté, je crie ton nom !

Le conte avance doucettement comme porté par une barque qui file le long d’un canal. Droit, toujours tout droit. S’arrêter, c’est être pour nos deux lucioles la proie de la Nuit, et de l’affreux monstre rampant qui l’accompagne, le Chasseur. Le plus loin possible. On trouvera bien un moyen. La Liberté doit être au bout du chemin.

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Là, la lune. Elle doit savoir, suivons-la.

Séquences courtes. Évoquant la répétitive nécessité d’échapper à ce prophète des ténèbres. Même l’âne s’y laisse prendre et poursuit la lune qu’il prend pour l’étoile de Bethléem… L’intensité naît ainsi. Fuir, fuir, fuir. Et pourquoi se hâter ? Achille rattrapera-t-il seulement la tortue ? La mécanique des astres a parlé. L’ogre noir finit toujours par engloutir ses victimes.

La solution pourtant se cache droit devant, là dans le brouillard. Pas loin, mais demain… peut-être.

Entre-temps, écoute les conseils avisés de mère-grand : dans le temps du récit, tu éclipseras toutes transitions inutiles, et chaque scène acquerra une identité remarquable ; parce que chacune d’elles fonctionne sur le même principe, celui de la répétition.

— Oh, grand-mère, que tu as de grandes oreilles !

— … Tu te fais des histoires, mon enfant…

— Oh, grand-mère que tu as de grands bras !

— … Tu te fais des histoires, mon enfant…

— Oh, grand-mère que tu as de grands yeux !

— Tu te fais des histoires, mon enfant…

— Oh, grand-mère, comment on fait les bébés ?

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La Nuit du chasseur, Charles Laughton 1955 The Night of the Hunter | Paul Gregory Productions

« Gentil petit cochon, gentil petit cochon, je peux entrer ? Non ?… Alors je vais souffler ! Et le loup souffla. — Gentil petit cochon, gentil petit cochon, je peux entrer ? Non ?… Alors je vais souffler ! Et le loup souffla… »

Et l’Oncle Sam : « Répète-moi ça pour voir ? »

Eh oui, laisse le spectateur digresser, mais toi, maintiens ton cap. À la fin, ne restera des fantasmes du spectateur qu’un trou noir, une place vide sans densité, celle qu’on oppose volontiers aux films qui se perdent en se résumant à cette insignifiance. Et en face de ce vide, ces trois notes qui se répètent à l’infini comme un espoir qu’on guette. Ni Love, ni Hate, mais Li-ber-té !

D’accord, mais on ne résout rien en s’enfuyant, encore moins avec des prières. « Eh bien, vite, réveille-toi, Oncle Sam ! Je tombe de fatigue moi aussi… et le loup guette. Où est-elle cette statue ? »

Ce qu’ignorent encore les enfants, c’est que mère-grand est une vieille fille indigne en fait. « Tu ne le savais pas ? C’est qu’elle a vu le loup, elle !… Et toi, tu ne vois toujours pas ? Une grand-mère, autrefois belle et ingénue, qui a tout vécu, et à qui on ne la fait plus ? »

— Ben, le vent a dissipé le brouillard ! Regarde, on la voit !

— La Liberté ?

— Oui là, regarde : Lillian Gish !

— Je la vois, mais tu te trompes, Pearl… C’est Calamity Jane !

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Bullseyes

Bref. Du béton armé. Parce que si tout ça apparaît en filigrane, c’est qu’il y a une structure simple et efficace qui solidifie le tout. L’enjeu du début ? La recherche de l’argent : le pasteur se lance à sa conquête. (On sait même qu’il va y venir avant lui : un magot, des enfants, et une crapule ? Inutile de faire un dessin, on comprend tout de suite que ces éléments vont se connecter). Et puis…, on y retourne. Une fois l’argent trouvé, les masques tombent, et on met en place ce qui est propre au conte moderne (et américain) : l’exorcisme du Mal. Mémé Casse-Burne se tient éveillée sur le perron et ne se laissera pas dévorer : « Ose seulement venir souffler, maudit chasseur…, tu es ici sur ma propriété ! » La liberté se gagne l’arme à la main. Lillian Gish, ou la Naissance d’une nation.

Le tombeau refermé, les lucioles peuvent faire la fête.


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C’est beau comme du Capra

Le Vent de la plaine, John Huston (1960)

Jeu est un autre

Le Vent de la plaine

Note : 3 sur 5.

Titre original : The Unforgiven

Année : 1960

Réalisation : John Huston

Avec : Burt Lancaster, Audrey Hepburn, Audie Murphy, Lillian Gish, Charles Bickford

Journal d’un cinéphile prépubère (27 août 1996)

Le jeu d’acteur d’Audrey Hepburn.

Remarquons d’abord le jeu théâtral des autres acteurs durant la scène du repas dans laquelle il est question de mariage, avec des accents presque shakespeariens comme avec le vieux fou. Audrey Hepburn quant à elle parvient tout en restant dans ce style de jeu théâtral à lui insuffler une forme de naturel plutôt remarquable. Elle adapte son jeu malgré tout à la caméra et utilise un procédé technique qui ne la ferait pas passer la rampe au théâtre, le spectateur devant tendre l’oreille ou ayant l’impression d’avoir manqué quelque chose : certaines attaques de ses répliques sont molles, du moins, assez peu accentuées comme elles le seraient au théâtre. Au cinéma bien sûr, l’effet est immédiat et on est comme invités à l’intérieur de l’imagination (supposée) du personnage. Inutile de forcer, chaque intervention semble couler de source comme si les répliques étaient la traduction immédiate de sa pensée. Les mots perdent leur sens littéral et l’acteur fait corps avec la phrase, lui donnant instantanément un sens composé à travers une pensée (une intention, un mouvement), le plus futile soit-elle. Surtout futile. L’acteur semble se désintéresser tout à coup du langage, s’effacer derrière la simplicité des choses. On s’y tromperait en croyant que c’est chose facile : il est affreusement compliqué de trouver le sens premier d’une phrase, son intention la plus précise, et laisser penser finalement au spectateur que tout cela est simple, naturel, évident. La tentation première pour l’acteur à qui on demande de ne pas exagérer ses attaques est alors de tourner autour du sens, de compenser la mollesse de l’attaque en mettant en valeur certains mots…, tout cela bien sûr au détriment du sens général (la situation) et de la simplicité.

Pour Hepburn, ce n’est pas un problème : les phrases vont droit au but, sans heurts, juste avec la musique qu’il faut pour accompagner les paroles et qui est propre à chaque individu, comme à chaque langue (ou accent). Une autre difficulté est d’arriver à s’approprier un langage parfois plus écrit que dans la vie, et surtout une logique qui nous est extérieure. C’est bien pourquoi on insiste parfois sur le fait de « jouer la situation », car c’est la situation qui donne l’intention générale d’un personnage dans une scène. Les éléments capables de modifier cette intention dans une scène sont assez peu nombreux (la difficulté ici étant d’arriver à faire la part des choses entre une forme d’unité de ton, d’humeur, et le risque de s’installer dans un confort étranger à la situation). Arriver à être autant en adéquation avec un personnage et un texte, c’est extrêmement rare dans un style de jeu théâtral qui garde malgré tout certains aspects essentiels de la scène : la principale particularité du jeu théâtral est de montrer, de donner à voir. L’acteur doit offrir un sous-texte visuel, son imagination et son humeur doivent s’exprimer et se donner à voir. Dans cet exercice, Hepburn excelle, le risque pouvant être d’en faire trop (à noter que c’était par exemple le génie de la Callas, qui au-delà de la technique vocale parfaite, savait imprégner des couleurs, des humeurs à ce qu’on peut réellement considérer comme un « jeu » ; mieux, elle donnait à voir la pensée du personnage en amorçant les variations infimes de ces humeurs une fraction de seconde avant de commencer une nouvelle phrase ; rigueur et maîtrise absolues).

Le jeu fabuleux d’Hepburn, sa simplicité, on peut le remarquer dès le début du film où elle est dans le salon avec sa mère. On peut dire qu’elle ne les a pas volés, ses oscars… Les méthodes plus modernes de l’Actors Studio se sont emparées des techniques stanlislavskiennes pour offrir au cinéma un style de jeu qui ne pouvait que lui convenir, dans le seul but d’accentuer encore l’impression de réalisme, l’impression que des événements se produisent réellement sous nos yeux. Mais elles oubliaient quelques détails essentiels : le « penser droit » et l’expression d’humeurs signifiantes. Tout cela pour le seul profit de l’ultra-réalisme. Certes, on peut être impressionné par un personnage qui semble avoir une vie intérieure qui nous est inaccessible, dont les intentions restent secrètes. Bien sûr, comme dans la vie, on cache. Mais si l’effet de réalité est impressionnant, reste que ça peut manquer de sens. Offrir un sous-texte tout en arrivant à être juste, sans trop en faire, c’est une sacrée gageure pour un acteur. Parce que non seulement il participera à créer pour le spectateur cette illusion que nombre de spectateurs cherchent en premier lieu (pour eux, « jouer mal » est pratiquement synonyme de « je n’y crois pas » ou « son jeu est exagéré »…), mais surtout parce qu’il apportera un sens (c’est une évidence qu’un film, c’est avant tout une histoire qu’on raconte, pas l’ambition d’être dans le « vrai », même si, là encore, l’acteur aura toujours la tentation de privilégier le « naturel » sur le sens, soit parce qu’il réagit en spectateur, soit parce qu’il sait que privilégier le sens est beaucoup moins gratifiant, puisque l’on s’efface derrière une logique qui lui est supérieure).

Bref, certains acteurs rien que pour dire « maman, veux-tu du café ? » seraient prêts à soulever la terre entière. Et il faudrait encore les applaudir après ça. Parce qu’un mauvais acteur qui lit pour la première fois le texte et qui voit « veux-tu du café ? » se trouve tout content qu’on lui offre là à peu de frais la possibilité de montrer sa capacité à « jouer vrai ». Et ce même acteur serait pas loin de l’enfant qui attend sa récompense en voyant les réactions des adultes après l’une de ces remarques infantiles. Il y a deux tentations pour les acteurs : l’âne et l’enfant. L’âne, c’est celui de la facilité, celui de refuser de chercher le sens d’un texte et d’une situation et de s’appliquer à tout mettre en œuvre pour refaire ressortir ce sens. Et l’enfant, c’est l’acteur qui s’amuse, qui attend pour chaque réplique d’être félicité. L’un réclame son foin, l’autre un peu d’amour. Les bons acteurs savent lutter contre ça. Voir Audrey Hepburn dire « maman, veux-tu du café ? », ça ne ressemble à rien, ça ne va pas casser trois briques sur la tête à mamy. Et c’est bien pour ça que c’est la marque du génie de l’actrice.

À signaler aussi que John Huston était lui-même acteur, comme la plupart des meilleurs metteurs en scène. Il n’y est donc sans doute pas pour rien quant à la bonne tenue générale des acteurs du film (même si les différentes méthodes peuvent surprendre). Hepburn, dans un western, ce n’était pas si évident. Seulement, on ne lui a pas donné Hepburn, pas l’icône aux yeux de velours, mais une actrice sobrement efficace.


Le Vent de la plaine, John Huston (1960) | Hill-Hecht-Lancaster Productions