Paperolles de lecture

À la recherche du temps perdu

Note : 4.5 sur 5.

À la recherche du temps perdu

Année : 1913-1927

Scénario : Marcel Proust

Un amour de Swann

Intelligence vertigineuse d’un mythomane hypermnésique livrant au lecteur toute nue la complexité des raisonnements et réflexions si détestables chez d’autres : le commentaire, l’explication… L’intelligence et la méticulosité sont si prégnantes chez Proust qu’on lui laisse passer ses défauts : son manque de clarté, son intérêt pour ce qui paraît à notre époque si futile, l’irréalisme de certaines situations ou leur faible valeur dramatique (l’épisode où Swann retourne chez Odette en craignant l’y trouver avec un autre homme et voir Proust en faire des tonnes quand vient à Swann le moment de décider ou non de taper au volet de sa belle, le tout pour se rendre compte qu’il s’est trompé de fenêtre… c’est tout de même assez révélateur du style de Proust). À l’image du Miroir de Tarko (ou le contraire), il y a quelque chose dans ce récit qui tient à la fois de l’inceste, de l’impossible et de l’amusement à arriver à se projeter ainsi aussi facilement (ou facticement) dans la vie intime, les pensées même, du père de son premier amour. Le gros du premier volume est ainsi uniquement dédié à l’amour de ce père fantasmé avec une cocotte, et il repart ensuite en reprenant tout son récit à la première personne comme si de rien n’était. Vertigineux toujours, et pour le moins embarrassant, au point qu’on puisse comprendre que s’il y a une bonne part d’expérience personnelle là-dedans, que Proust ait préféré évoquer et inventer un monde parallèle allant même jusqu’à créer des lieux où des personnages historiques qui n’existent pas… Je crains un peu pour la suite, depuis vingt ans, je tourne autour de Proust, mais j’avais bien compris instinctivement que, comme Proust avec sa mère à l’heure du coucher, je ne voudrais jamais quitter Combray. Cette première partie m’avait tellement fascinée il y a vingt ans que je m’étais endormi à la première entrée en scène de Swann…

À l’ombre des jeunes filles en fleurs

J’ai du mal à comprendre comment on peut être aussi précautionneux dans la description de la psychologie des sentiments et en savoir si peu sur les personnages rencontrés. C’était déjà le cas avec Swann, mais avec Gilberte, c’est encore pire : on ne sait rien d’elle, et même sur le jeune narrateur, on ne sait finalement rien à part ces allées et venues incessantes sur la nature de son amour et de sa relation avec Gilberte ; c’est aussi à travers les actions et les décisions qu’on se définit, pas simplement à travers l’étude (réflexions, interrogations, commentaires et comparaisons) qui se veut faussement minutieuse à force de répétitions des sentiments. On ne retrouve en fait rien des artifices géniaux narratifs du premier tome de la Recherche, pire, à certains moments le récit tourne à la description mondaine fatigante. Dans ce premier tome, le décor, l’espace, les objets, donnaient au récit une couleur qui enrichissait le thème de la mémoire : or, c’est beaucoup moins le cas ici, c’est tristement moins visuel, moins sensoriel.

Balbec rehausse l’intérêt de la première partie, on sent peut-être ce lien qu’en fera Visconti avec Mort à Venise (images d’illustration). Celle qui décrit le mieux le style, et donc le caractère de ce petit chou de Proust, c’est encore sa grande mère : « Mais quand même elle se contenterait d’un grattement on reconnaîtrait tout de suite sa petite souris, surtout quand elle est aussi unique et à plaindre que la mienne. Je l’entendais déjà depuis un moment qui hésitait, qui se remuait dans le lit, qui faisait tous ses manèges… »

Du côté de Guermantes

Le triomphe de la mondanité. Proust me perd. Rare moment réellement intéressant et dramatique de ce pavé de bonne famille : la mort de la grand-mère. Si le petit Marcel, devenu grand et con, continue le récit de son ascension dans les salons à la mode, je vais avoir du mal à le suivre jusqu’au Temps retrouvé.

Sodome et Gomorrhe.

Et on y retourne. Comme d’habitude, des mondanités pas très intéressantes, des interrogations, elles, qui le sont déjà plus, sur l’homosexualité (même si Proust se cache derrière son petit doigt et préfère minauder en lui racontant ses pensées intimes), un retour bienvenu mais trop court sur les souvenirs tendres du temps passé à glander à Balbec auprès de sa grand-mère. Parce que c’est ce qu’il y a de plus beau chez Proust… le recours trop rare à mon goût du souvenir nostalgique des êtres qui lui sont chers. Dès que Proust replonge dans un récit chronologique et flou de sa vie pleine de vide (il prend soin de ne jamais rappeler son âge comme s’il s’effaçait le plus possible derrière ses sensations et les sujets mondains de sa “vie”), c’est mortellement ennuyeux ; tout Proust en fait se trouve condensé dans ces passages où il hume le déploiement de ses sens et où il se remémore, et se revoit même en train de se replonger ainsi dans ses impressions passées ou ses souvenirs. Dommage ma petite souris que tu te perdes tant dans les mondanités.

La Prisonnière

C’est devenu une telle habitude, de m’assoupir pendant les longs passages chez les Verdurin, que j’en suis à un point où pour m’endormir, je récite le nom des personnages les plus chiants de la Recherche. Les passages avec Albertine, seuls, sont pourtant de véritables petits chefs-d’œuvre.

… Madame et Monsieur Verdurin, la duchesse de Guermantes, tous les Guermantes, Morel, Cottard, Madame de “Camembert”, Norpois, Saniette, Ski, le Prince von, le premier président, le lift et le chasseur, la princesse de Parme, Albertine (prisonnière), maman… et Marcel !

Proust utilise peu la troisième personne du singulier ou du pluriel. Ici, brièvement, il l’utilise avec le couple Verdurin, mais il l’utilise aussi dans un passage avec Charlus, un peu comme il l’avait fait avec Swann dans le premier roman. Le signe peut-être que Charlus et Swann sont deux identités fantasmées de Proust ou un mélange de souvenirs personnels et de vie fantasmée (beaucoup fantasmée pour Swann, car il y aurait un modèle indiscutable, peut-être dans ce cas le modèle que Proust aurait voulu être).

Proust champion des plantings. Celui de l’épisode de la fille Vinteuil pour suggérer l’homosexualité d’Albertine donne le tournis. Mais globalement, tous les leitmotivs sont des refrains rythmant le récit sur des milliers de pages et qui donnent cette saveur si particulière à la Recherche. J’avoue parfois m’assoupir, et la réapparition de ces thèmes récurrents, ça fait un peu l’effet de notre nom prononcé alors qu’on commence à sombrer… « Hum ? Non, non, je dors pas, je réfléchis. »

Albertine disparue

Donc Albertine meurt et tout ce qui intéresse Marcel pendant 300 pages, c’est de savoir si elle était homosexuelle. Albertine meurt et yolo, je vais enfin pouvoir mener l’enquête. Je t’adore Marcel, pendant que tu t’interroges, au moins, on échappe à toutes les mondanités pour ce coup-ci.

Le Temps retrouvé

Étonnante plongée dans la Première Guerre mondiale. Proust qui, d’habitude, concentre tout son récit sur les commentaires du narrateur avec peu d’évocations contextuelles, ici place précisément ce récit au milieu de la Guerre mondiale avec de réelles mises en situation. Notamment lors de ces séquences avec le baron de Charlus et sa maison de passes ; d’un coup, on se retrouve projeté dans Voyage au bout de la nuit, voire dans Salo et les 120 jours de Sodome, et c’est amusant de voir, et de comparer, à quel point Céline fera presque le voyage inverse de Proust en revenant sur son enfance dans Mort à crédit avec un style toujours, chez lui, basé sur les situations, au contraire de Proust, mais avec une même préciosité dans le style, dans la langue, et qui apparaît ici chez Proust par intermittence avec la même préciosité argotique. (Il arrive que certains extrêmes trouvent un terrain d’entente…)

Waouh ce début du chapitre 3 ! Une sorte de réminiscence ou une redite du début de la Recherche et du chapitre de Combray et de la madeleine, cette fois avec des souvenirs de la place Saint-Marc rappelés dans l’esprit du narrateur par le biais de pavés inégaux. Impressionnant. Si Marcel avait pu soustraire toute mondanité, voire tous les personnages antipathiques de son récit, ne garder que ces réminiscences introspectives, en fait s’il avait pu rester dans sa chambre, ne jamais sortir de chez lui, ne voir personne et imaginer des voyages, des personnages, qui chacun le ramènerait à une portion d’un passé lui-même fantasmé, là oui, ça aurait été encore plus magique. Mais je suis dur, il y a assez dans toute la Recherche d’introspections alambiquées et poétiques (oui, tu es bien un poète, Marcel) pour suffire à mon bonheur.

On dit de certaines personnes qu’elles s’écoutent parler, et ce n’est en général pas un compliment, mais chez Proust, on peut dire qu’il se regarde écrire, et ma foi, c’est assez fascinant : les toutes dernières pages de la Recherche sont en cela assez fantastiques, jouissives. Le narrateur, qui s’est toujours rêvé auteur, double de Proust, qui se dit qu’il serait temps de devenir cet écrivain qu’il a toujours rêvé d’être et qu’il a peur de ne plus être capable de devenir à l’orée de la mort, même accidentelle. Toujours dans une sorte de mise en abîme introspective, il (le narrateur) se sait avoir accumulé d’innombrables idées au cours de sa vie (parfois mondaine), se voit comme une mine dont lui seul serait capable d’exploiter les ressources, et qu’il serait dommage par conséquent de ne pas les exploiter… Touchant et beau. Après mille écarts mondains, la petite souris retourne dans son nid. Le temps retrouvé.


Le symbolisme chez Tarkovski

J’ai remarqué que, lorsque j’affirmais ne pas recourir dans mes films à des symboles ou à des métaphores, l’auditoire m’exprimait chaque fois sa plus parfaite incrédulité. On me demande par exemple, avec obstination, ce que représente la pluie dans mes films, ou encore le vent, le feu, l’eau…

Et un peu plus loin pour conclure :

En aucun cas il ne faut confondre volonté artistique et idéologie, sans quoi nous nous privons de nos moyens de percevoir l’art de manière spontanée, de tout notre être…

Toujours le même principe donc, et c’est rassurant en fait. Il n’y a rien à « interpréter » dans les films de Tarkovski. Il ne fait pas appel à l’intelligence du spectateur, sa compréhension, mais à ses sens, sa mémoire.

Aucun « symbolisme » chez Tarkovski.


Paul Valéry cité par Andreï Tarkovski

Tarkovski citant Paul Valéry :

Seul atteint à la perfection celui qui renonce à tout ce qui  mène vers l’outrance délibérée.

Tarkovski se sert de cette citation pour évoquer le style épuré de Bresson. Cela peut paraître un peu étrange parce qu’il reste tout de même chez Tarkovski une poésie qui me semble être le contraire de la sécheresse bressonnienne. Le rapport qu’il fait avec le cinéma japonais me paraît bien plus compréhensible. Il parle de sobriété et de modestie, encore faut-il proposer aussi des images qui ont un sens, un mystère, une aura presque. Alors que Bresson n’a jamais cherché, et de moins en moins film après film, à tendre vers la poésie. La poésie pour lui était déjà sans doute dans cette outrance dont parle Valéry.

Autre citation de Valéry  :

Achever un ouvrage consiste à faire disparaître tout ce qui montre ou suggère sa fabrication.

Cette fois Tarkovski dit sa détestation du cinéma expérimental, de l’artiste qui se cherche plus que celui qui trouve. C’est amusant parce qu’il y a le même principe chez les acteurs à qui on apprend à gommer le superflu et à qui on demande de faire plus que de chercher en permanence. Plus drôle encore, lors de son passage aux États-Unis (je cite de mémoire l’anecdote), on organise une rencontre avec Stan Brakhage qui doit sans doute voir en Tarkovski un cinéaste fortement expérimental (justement parce qu’il propose des images poétiques, mais contrairement au cinéma expérimental elles sont comprises dans un récit, et même si le spectateur n’en perçoit pas le sens, elles sont incluses dans une logique narrative que le cinéma expérimental n’offre jamais). Très honoré donc le cinéaste américain propose de lui montrer ses films dans une chambre d’hôtel. Et là, dès le premier film, c’est un drame, parce que Tarkovski s’emporte, disant que ce n’est pas de l’art, de la merde, etc. Brakhage insiste alors comme un petit garçon soucieux de montrer ses colliers de nouilles à Michel-Ange, et à chaque fois le cinéaste soviétique s’emporte. On n’aurait jamais vu Tarkovski aussi énervé lors d’une « projection ». Et l’autre à chaque fois de continuer : « Attends, le prochain, tu vas peut-être aimer ! ». Pauvre Andreï… Quand l’artiste poète, l’un des grands génies du XXe siècle, rencontre l’un des meilleurs… en partant de la fin… On a donc l’explication ici : Tarko déteste le cinéma expérimental.


Friedrich Engels cité par Andreï Tarkovski

Plus le point de vue de l’artiste est caché, meilleure est l’œuvre d’art.

Va t’amuser après à trouver légitime les assertions critiques prétendant retraduire l’intention de l’auteur.

Un peu plus tard, Tarkovski rappelle une constante, un classique dans la description des grandes œuvres :

Les grandes créations sont ambivalentes et autorisent les interprétations les plus diverses.

En rab, la citation de Tolstoï :

Le politique exclut l’artistique, car pour convaincre il a besoin d’être unilatéral !

En revanche, on pourrait dire que le « politique » constitue un formidable personnage de fiction. Parce qu’en tant qu’individu « excluant » l’art, et donc le doute, la multiplicité des points de vue, l’artifice, et au contraire cherchant l’efficacité du discours de l’instant sans tolérer, en apparence, la moindre inflexion dans son discours, il est un de ces monstres insaisissables, escrocs, subversifs, changeants, qu’affectionnent l’art. D’abord d’apparence inflexible au point de vue et aux idées franches, sur la longueur, l’inconsistance de son discours visant à convaincre ceux qui l’écoutent au moment où ils l’écoutent, tout ça pour ce personnage, forme une matière dramatique insaisissable, infinie, obscure, indescriptible, qui constitue un des meilleurs moteurs de la fiction.

Il n’y a que les monstres qui passent la rampe. Peut-être parce qu’on les craint et qu’on se demande toujours s’ils existent. Et qu’à force de les craindre, on finit par les voir partout. Comme le rêve, la fiction (ou l’art), nous place face à ce dont on a peur, presque pour le transcender, au moins par contradiction, en nous obligeant à réagir face à eux.


Roméo et Juliette sont-ils des jeunes cons ?

 

Théâtre   

 

 

Roméo et Juliette, Franco Zeffirelli 1968 | BHE Films, Verona Produzione, Dino de Laurentiis Cinematografica

(Réponse à un commentaire réduisant les deux jeunes amoureux de Shakespeare a des personnages de soap opera.)

Il est, semble-t-il, assez difficile d’apprécier la naïveté dans un monde où même les femmes tendent à avoir des couilles, de l’assurance, des certitudes. La connerie, c’est bien, c’est beau. Aussi.

Que la pièce souffre de sa réputation de drame amoureux à l’eau de rose, c’est probable, sauf qu’il faut apprendre à s’écarter de ses préjugés pour lire les œuvres autrement. Roméo et Juliette ne sont pas des adolescents ? Le concept d’adolescence n’existait pas à l’époque de Shakespeare ? Eh bien, changez “adolescence” par “jeunesse” et ça revient au même. Ce qui compte dans la pièce, c’est leur innocence, pas pour en faire de parfaits imbéciles, mais pour coller à l’archétype des jeunes premiers devant s’intégrer à un monde. Et là, le monde, c’est le monde politique qui oppose leurs deux familles. Il faut voir ça comme une tragi-comédie à la Corneille dans laquelle devoir et passion s’opposent. Ce sont moins des jeunes cons que les victimes du monde auquel ils appartiennent.

La lecture que vous faites de la pièce peut être légitime, toutes les interprétations personnelles le sont, mais ça paraît tout de même assez loin de l’univers de Shakespeare. Paradoxalement, en dénigrant le fait que la pièce vaille que dalle parce que son sujet serait « l’amour magnifique et pur », vous appuyez un peu plus la mauvaise réputation qui est faite à cette pièce et qui est limitée en général à ceux qui ne la lisent pas. C’est une tragédie opposant cet amour magnifique et pur (si vous voulez) à celui de la filiation, au monde, aux règles auxquelles il faut se conformer, malgré ses passions. Au lieu d’être des idiots, ce sont au contraire plus que des adolescents, parce qu’ils se révoltent contre des guéguerres de familles. La morale pointe surtout du doigt la folie, pour ne pas dire la bêtise, des jeux politiques. L’innocence des jeunes amants ne sert que de révélateur de cette folie. Elle est un moyen, non la finalité pour dire : « Oh, que l’amour à vingt ans, c’est beau et pur ! ». C’est d’ailleurs ce qui fait souvent le génie de Shakespeare : cette manière, comme Molière par exemple, d’appuyer là où ça fait mal. Ce n’est pas une ode à la beauté de l’amour naissant, c’est une épingle dans le cul des imbéciles et des querelleurs. Et ce n’est pas non plus le Twilight de la fin du XVIᵉ…

Je ne parle pas ni de parents, ni de réaction, je parle d’opposition, d’une part, entre deux familles (pas dans le sens de « parents », mais dans le celui de « clans »), donc c’est plus la politique qui compte, c’est-à-dire l’idée que deux groupes peuvent s’opposer l’un à l’autre, très violemment, pour des raisons ridicules (il est à parier par exemple que la pièce ait déjà été adaptée en utilisant au hasard une famille musulmane ou palestinienne, à une autre juive ou israélienne) ; et d’autre part l’opposition des deux amants face à cette folie (politique, familiale, clanique). Je ne parle pas de révolte de l’adolescence face à leurs parents. Il est bien question d’une tragédie à la Corneille : la passion face au devoir. Ça se retrouve dans la structure de la pièce. Au début, on a une situation conflictuelle stagnante : les deux familles (clans) se détestent. Un élément va perturber ce monde stable : l’amour improbable entre deux de leurs enfants. Et à la fin, face à la tragédie de la disparition de leurs enfants, on arrive à une « autre normalité » qui va servir de morale à l’histoire : les deux familles vont se réconcilier. La morale de l’histoire ce n’est pas : « Oh putain, on était jeunes et beaux, et on est morts idiots et jolis ! » Non, l’histoire d’amour n’est qu’un prétexte (ce n’est d’ailleurs qu’une infime part des thèmes de la pièce, qui comme toujours chez Shakespeare, sont assez abondants) pour appeler les hommes à ne pas se quereller pour des broutilles, parce que voilà la conséquence de la bêtise humaine : nos jeunes, donc notre avenir, en souffrent. Il y a un peu une resucée là-dedans de La Guerre de Troie et sans doute de bien autres mythes encore.

La question du malentendu, c’est une constante très importante dans l’art. Perso, c’est une question qui me passionne et j’aurais plutôt tendance à penser que toutes les interprétations, même les plus étonnantes, se vaillent. Si un lecteur/spectateur grossit un des traits ou même y voit quelque chose qui n’apparaît pas aux autres, peu importe, parce que l’intérêt d’une œuvre est avant tout qu’elle parle et éveille quelque chose dans l’esprit de celui qui la lit/regarde. Et on le voit ici, ça peut provoquer des “débats”. Même les “spécialistes” pourraient se crêper le chignon sur l’interprétation à faire concernant des détails. Or, je me trompe peut-être, mais un chef-d’œuvre, sa particularité par rapport à d’autres, c’est sa capacité à susciter différents niveaux de lecture et d’interprétation. Surtout chez Shakespeare. Alors que Roméo et Juliette souffre paradoxalement d’être perçue comme une bluette pour adolescents à côté de pièces comme Hamlet ou Le Marchand de Venise, dont la réputation tient beaucoup justement à la manière dont on peut les interpréter, ça ne me pose pas tant que ça de problèmes. Les véritables amateurs de la pièce sauront l’apprécier pour ce qu’elle est, ceux qui n’y voient qu’une tragédie amoureuse n’ont pas plus tort ou raison que d’autres (ils y trouvent leur compte), et ceux qui ne s’y intéressent pas parce qu’ils se font une mauvaise idée de la pièce s’en détourneront et ils auront bien tort de se laisser ainsi avoir par la réputation faite à la pièce… Ça résume pas mal le destin de milliers d’œuvres, victimes de la mauvaise interprétation qu’on en fait. Tant que la pièce est là, que certains peuvent l’apprécier (ou pas), ça reste le principal. Le malentendu est partout, et dans l’art, il est parfaitement sans conséquence. Autant en profiter.

Citizen Kane est réduit à sa mise en scène, Star Wars à ses effets spéciaux, Titanic à Céline Dion, Céline à son antisémitisme… On ne taille des costards qu’à des vedettes. Il vaut mieux être réduit à un cliché qu’à rien du tout et être oublié. Justement parce que chacun peut juger… sur pièce.


 

Théâtre   

 

 

La Compagnie noire – Les Annales de la compagnie noire, tome 1 (1984), Glen Cook

La Compagnie noire – Les Annales de la compagnie noire, tome 1 (150)

L’univers n’est pas inintéressant mais c’est plutôt mal exploité. L’écriture paraît au premier abord efficace avec une bonne densité d’action, des descriptions habiles, un vocabulaire nourri et une bonne dose de mauvais “garçons” ; seulement tout ça cache mal l’inanité de la quête (ou mission) et surtout le développement du bousin dramatique.

Aucune structure. Un canevas qui s’étire mollement tel un chewing-gum sans fin. Pertinence douteuse du choix des scènes (de choix en fait il n’y en a aucun, c’est raconté comme… « des annales », au jour le jour, sans relief, sans ellipse). L’auteur pourrait changer ou couper la plupart des “scènes” ça ne changerait rien à l’affaire, tout est interchangeable (or l’idée d’un canevas réussi donne l’image d’une pyramide inversée ou d’un château de cartes ; on enlève une pièce et tout s’effondre — ça reste une impression, en réalité c’est sans doute rarement le cas).

Parce que des objectifs, des enjeux, on les a jamais en tête, ce qui rend la lecture plutôt laborieuse. On avance de bataille en bataille, et pour meubler les longues soirées, on enfile les scènes de parties de cartes… Le jeu de cartes pourtant, ça devrait faire tilt, c’est signe qu’il ne se passe rien… Toutes les situations semblent ainsi se ressembler : soit on attaque, soit on se repose et on papote.

Des personnages et de la densité donc, mais ça lasse très vite comprenant que ça mène nulle part et que la maîtrise dramaturgique laisse à désirer. La structure, c’est l’armature première d’un récit ; il ne suffit pas d’imaginer un univers, il faut le mettre en scène à travers une histoire qui répond souvent à des règles simples, vieilles comme le monde (même dans un premier tome on doit trouver un semblant de structure avec un début, un milieu et une fin). Sans structure, le roman donne l’impression d’avoir été vite pissé et improvisé, écrit au jour le jour et vite consommé. Pas ce qu’il y a de mieux pour captiver un lecteur médiocre comme moi.


Poèmes fantastiques (Fungi de yuggoth), Lovecraft

Fungi de yuggoth, Lovecraft

Paradoxalement, c’est un peu en lisant ces poèmes qu’éclate au grand jour ce qui fait la particularité et le talent de Lovecraft… dans ces nouvelles.

Tout l’univers lovecraftien est là. C’est lugubre, torturé, poe-tique… Mais n’étant pas particulièrement versé dans le fantastique, mon intérêt pour lui a toujours été ailleurs. Un malentendu sans doute, mais comme la relation entre lecteur et auteur se limite souvent à cette incompréhension, ça ne me chagrina pas plus que ça. Ça explique aussi sans doute beaucoup pourquoi l’auteur a couru et eu si peu de reconnaissance de son vivant. Si on en croit certains, il était plus intéressé par la poésie que par ses récits fantastiques, qu’on imagine donc lui servir pour se les faire publier, au moins, dans des magazines, échanger avec des auteurs ou des lecteurs, sans compter ces innombrables travaux de réécritures qui pour ce que j’en ai lu portent bien sa patte. Désintéressé par le succès, Lovecraft a aimé l’obscure jusqu’à ce point de refuser la lumière, la reconnaissance… Un peu effrayant quand on y pense, et paradoxalement, après sa mort, c’est peut-être aussi ce qui a assuré sa renommée sans cesse grandissante, parce qu’il est vrai qu’il est toujours plus payant de se faire sa publicité par d’autres…

Je ne vais pas m’attarder sur les écueils habituels de la poésie tant cela semble être un art particulièrement lié à la langue. Et moi qui suis plutôt adepte des traductions strictement littérales, je ne peux que remarquer que même parfaitement invisible pour laisser place à l’auteur, les traducteurs peinent à rendre ce qui, en anglais, aurait peut-être, ou pas, ce qui apparaît dans ses nouvelles et pas ici.

Parce que, qu’est-ce qui fait le talent de Lovecraft ? Eh bien, tout ce qui fait la qualité d’une nouvelle. Est-ce l’univers décrit, la beauté de la langue, la justesse psychologique, l’analyse comportementale ou sociale, la réflexion ou le regard porté sur le monde ? Non, Lovecraft, comme dans l’art de la nouvelle, est fort pour poser un contexte en quelques lignes, faire apparaître, et transformer au cours du récit, un personnage principal (souvent le narrateur lui-même) ; enfin il est habile dans la construction de la trame parce que ses histoires sont toujours simples et d’une efficacité redoutable. Contextualisation, caractérisation, et l’art plus globalement de lier tout ça pour raconter une histoire.

Lovecraft mettait lui-même le doigt sur une technique narrative, qui est très largement oublié dans ses poèmes (à peine croit-on le voir lancer quelque chose, sans doute par habitude, qu’il y renonce aussitôt). Il parlait de mêler à la fois ce qui est lié au descriptif et au narratif. Même si à mon avis, un récit entremêle bien autre chose (la toute-puissance de l’omniscience, même celle d’un narrateur à la première personne, son efficacité, étant liée selon moi à la capacité de l’auteur à faire interagir plusieurs niveaux de modes narratifs, de temps, de points de vue, afin de donner toutes les informations, factuelles ou sensorielles, impressionnistes presque, symboliques, pour comprendre au mieux une situation, puis lui permettre de l’imaginer ; la difficulté étant alors pour l’auteur d’en donner assez pour donner à “voir”, mais pas trop, pour éviter de lui imposer les images que le lecteur aime à inventer).

Il suit dans ces poèmes une tout autre logique. L’accent est très fortement porté sur le descriptif au point que le narratif y est comme noyé. Aucune contextualisation (on a souvent l’impression d’être dans un rêve, donc nulle part), aucune caractérisation (des “je” apparaissent furtivement, mais on ne saura jamais rien sur lui) quant à la trame en elle-même, elle n’a donc aucun intérêt. Si toutes ces descriptions valent autre chose en langue originale, ou si certains se laissent “émerveiller” par la nature de ce qui y est décrit, ce n’est évidemment pas mon cas. Lovecraft pourrait adapter la Recherche du temps perdu, qu’il arriverait à rendre ça passionnant. Ce n’est jamais le quoi, mais le comment. Et des poèmes, oui non, ça se lit comme un missel satanique, pas pour moi.

 

Sur Babelio


La Grève, Ayn Rand (1957)

La Grève, Ayn Rand (1957)

La Grève, Ayn Rand 1957 (150)

(Quelques notes)

« L’argent est un outil. L’argent est fondamentalement bon. C’est quand les corrupteurs utilisent l’argent non pour produire mais pour corrompre que l’argent cesse d’être l’outil du bien. »

OK. Mais alors pourquoi dire que l’argent est fondamentalement bon si, en tant qu’outil, il est utilisé pour corrompre ? Ça ne tient pas. Ou plutôt, ça ne tient pas si les corrupteurs sont toujours parmi ceux qui ne produisent pas et s’enrichissent sur le dos de ces “producteurs”. En l’occurrence, elle dénigre l’état populiste, comme seul capable d’organiser une telle corruption quand les entrepreneurs seraient par essence d’une probité sans failles.

C’est prendre un peu ses désirs pour la réalité. Et ça se dit philosophe avec des entraves avec la logique la plus élémentaire. On est en plein dans l’idéologie. Rand est capable de tordre la réalité pour la faire coïncider avec ses idées. Elle tire les conséquences avant de tirer les plans de sa pensée. Elle ne déduit pas, elle veut. Et toute sa démarche cherche à prendre l’allure de la rigueur, de la science, de la logique, de la rationalité, justement parce qu’elle en est dépourvue. Une arnaque. Pour elle, les anticapitalistes sont des pilleurs, des profiteurs, des escrocs n’ayant qu’un seul but : profiter des gens honnêtes et remarquables que sont les entrepreneurs ou les ingénieurs. Dans cette croyance niaise, l’entrepreneur et l’ingénieur, trouvent, ont du génie, parce qu’ils cherchent. L’ambition et le travail seraient toujours récompensés par le succès. Et le progrès, ce serait ça. C’est beau (et con) comme un conte de fées. Dès lors, ceux qui profitent, c’est toujours parce qu’ils ont renoncé au travail, par manque de génie ou de persévérance. Tu es pauvre ? Bien fait pour ta gueule parce que si tu voulais inventer le moteur à eau, tu pourrais ! Il suffit de vouloir ! Rand ne fait d’ailleurs qu’illustrer la bêtise de son propos avec des exemples techniques et scientifiques qui ne font que révéler son ignorance du sujet. C’est bien beau de se faire valoir de la logique, de la science, de la rationalité, quand on n’a pas les outils ou les moyens qu’on prétend avoir. Il faudrait la prendre aux mots, et la mettre au défi, d’inventer, de monter son entreprise. Si sa logique tient la route, elle devrait être capable de le mettre en application, seulement elle n’a aucune idée de ce dont elle parle. Le monde qu’elle dépeint n’existe seulement pas et n’est que le reflet de ses fantasmes.

Croire que le monde, son économie, puisse fonctionner selon des principes immuables, en toute indépendance, sans liens ni rapports avec des facteurs difficilement prévisibles et mesurables, que la raison puisse déceler tous les rouages d’un monde révélé à l’intelligence (celle de Rand), c’est bien du domaine de la croyance. Peut-être même du délire, et en tout cas, telle que présentée, cette philosophie est une vaste escroquerie.

Pourtant le monde continue de tourner en fonction de certains de ces principes foireux. Où est donc la logique dans tout ça, on se le demande… Même quand de telles idioties font la preuve de leur escroquerie, on ne remet pas en cause le modèle, on dit qu’on l’a mal appliqué, ou on l’adapte, randant encore plus caduque une logique qui ne tient la route, il faut le croire, que dans l’esprit de ceux qui y croient. Sur la grève, je me suis vu léviter…

Que les tenants de cette “philosophie” cessent donc de brandir la raison pour justifier leurs prétentions, parce que la “science”, elle par exemple sait tirer les conséquences de ses erreurs. Justement parce que le principe de la “science”, c’est de ne rien dire des mécanismes généraux du monde. La science « ne dit pas », elle constate, elle doute, se remet en permanence en question, et avance ainsi, en se contredisant sans cesse, petites touches par petites touches. Si des modèles sont conçus, c’est pour mieux appréhender ce qui a déjà été observé dans le monde ; et il suffit que notre regard se modifie, évolue, se fasse plus précis, pour que la science n’hésite pas alors à changer ses modèles ou en imaginer d’autres comme elle ne cesse d’ailleurs de le faire dans certains domaines où “elle” n’explique rien, mais observe en déclarant bien fort qu’elle ne comprend pas (encore). Rand elle n’a plus rien à découvrir ni à douter, puisqu’elle a déjà tout compris. C’est un Atlas aux pieds d’argile.

Rand ne pouvait d’ailleurs pas plus se tromper en cherchant à faire de son escroquerie une “science”. Parce que là où elle pense y voir le culte de l’individualisme, il y a en fait un travail coopératif qu’elle ne veut pas voir. L’idée d’un chercheur révolutionnant le monde dans son laboratoire… Eh bien non, la science, c’est avant tout la coopération. Une notion qui la fait peur parce qu’elle représente tout ce qu’elle exècre. Son savant (fou), s’il invente une machine destructrice, c’est bien parce qu’il l’aurait mis au profit d’un pouvoir… La science serait, comme l’économie, bienveillante et source de progrès quand elle est générée par des individus, et source de problèmes dès qu’elle serait ici de la coopération des hommes ?… Ce n’est pas de la philosophie et il y a là matière à se faire psychanalyser… Même s’il y a une part d’individualisme dans la science (à travers les parutions — non exemptes d’escroqueries par ailleurs), la connaissance, les usages, les applications qu’on fait de toutes ces avancées, n’est jamais phagocytée par une poignée d’individus. D’abord, la recherche scientifique œuvre pour le bien commun. Et la somme des connaissances peut encore être crédible et avoir une utilité pour le monde, parce que puisqu’il y aura toujours des individus qui chercheront à tirer à eux la couverture, tous les travaux, recherches, avancées techniques, doivent avant tout faire la preuve de ce qu’ils prétendent. L’individu, fort heureusement, ne vaut plus grand-chose face aux idées et aux applications bien réelles qui en découlent. La science n’est pas faite de prétentions, mais bien pleinement de réalisations.

L’économie (ou la philosophie randienne) n’est pas une science parce qu’elle ne peut simplement pas prendre en compte autant de facteurs entrant en jeu. L’idée d’environnement, d’où jailliraient des causes imprévues à tout un joli mécanisme bien pensé, est totalement exclue dans la représentation de l’économie pensée en tant que science. Prétendre le contraire est certes séduisant mais reste du domaine de la pseudoscience, de la pseudo-philosophie. Une arnaque, une croyance.

Anciennes notes trouvées dans un siphon à ordures quantiques :

« Vous n’aurez plus de pays à sauver si ses industries disparaissent. Vous pouvez sacrifier une jambe ou un bras, mais certainement pas sauver un corps en sacrifiant son cœur et son cerveau. »

C’est l’héroïne (entrepreneuse persécutée) qui s’adresse à quelques hommes influents de Washington (gouvernement “communiste”). En gros, Ayn Rand, c’est comme le Coran, on se demande si ceux qui l’ont en livre de chevet l’ont lu. La logique randienne est en tout cas magnifique. Ça tourne en circuit fermé. Tout est explicable et prévisible. Tout est rationnel (sic). « Oh merde, c’est quoi ça ? — Bah, ce sont des produits chinois. — Hein, c’est quoi la Chine ? Pourquoi on trouve ça ici ? — Bah, c’est moins cher. C’est ça le capitalisme. Si tu peux faire construire par les pauvres des autres, c’est encore moins cher. Du coup, il va falloir attendre que nos ouvriers retombent en dessous du niveau de vie des petits Chinois pour relancer l’industrie américaine. — Mais, mais !!! c’est pas logique !!! — Bah, si, c’est le capitalisme ma petite dame. Faut accepter les règles. — Mais, mais… ils sont communistes ! Et pendant ce temps, y a trois entrepreneurs cachés dans les Rocheuses qui font la grève parce que merde un gouvernement communiste, c’est trop injuste, et alors là ils vont voir si on fait la grève, le pays va s’écrouler. On dirait Jospin quand il arrête la politique. — Non mais là on va me demander de revenir non ? — Ah non. — Non mais, je suis parti là, je vous manque pas ? Vous n’avez pas besoin de moi ? — Non. — Bon, ben, d’accord, je m’en vais alors. — Salut. — Je suis parti. — Oui, oui. Si y a d’autres cerveaux pourris qui veulent se retirer du monde parce qu’ils se sentent persécutés et hautement indispensables à la société : tirez-vous. L’industrie se barre et les salaires des industriels grimpent, c’est ça la logique randienne. Qui sont les pillards, hein ? Booh.

« Je restitue aux riches qui produisent ce que les pauvres leur ont volé. »

C’est bon à savoir, dans le monde idéal de Rand, le libéralisme rend superflus les règles de sécurité obligeant les ouvriers par exemple à suivre des protocoles contraignants (pour leur productivité) imposés par ces pillards de bureaucrates. Parce que dans le monde de Rand, quand un accident survient, c’est le chef d’entreprise qui lâche son bureau et vient à la rescousse des ouvriers accidentés et qui règle le problème en un tour de vis et au mépris du danger. À quoi bon ériger des règles de sécurité quand on a Superman à la tête de l’entreprise ? Délire fascinant que Rand a en plus le toupet de nous vendre en prétendant promouvoir ainsi l’intelligence et la raison… L’esprit américain dans toute sa splendeur. Un rêve qui ne s’encombre jamais de réalité. De la poudre aux yeux. Il faut moins prouver qu’on est “intelligent”, que le répéter et le prétendre… Pour illustrer ça d’ailleurs, il y a l’anecdote savoureuse de Marjane Satrapi entendu l’autre jour à la radio. De passage aux États-Unis, elle rencontre une locale qui lui demande sérieusement si en Europe, la Lune est visible. Marjane Satrapi, un peu étonnée par la question et préférant ne pas s’éterniser en expliquant les mouvements des planètes, lui dit que non. Et l’autre lui rétorque alors qu’elle s’en doutait et que c’est pour ça que les États-Unis étaient le plus grand pays du monde. Sky is the limit

— Voilà 100 pages que je cherche l’inventeur de ce moteur révolutionnaire à eau, savez-vous Professeur où je peux le trouver ? — Ah ça !… où est John Galt ! Mais vous avez parfaitement raison, cette théorie personnelle est tout à fait révolutionnaire ! Personne n’y avait jamais songé ! Bien sûr il manque 80 % des travaux de ce bonhomme, mais c’est fabuleux ! Quelle idée (personnelle) géniale ! Il faut le retrouver et savoir pourquoi il n’a pas poursuivi ses travaux pour le bien de l’humanité ?!! — C’est désespérant. Depuis que les collectivistes sont au pouvoir avons-nous vu de grands esprits scientifiques créer des théories révolutionnaires ? — Satanés marxistes qui sont un frein au progrès, vous avez raison. La science fait du surplace parce que les scientifiques ne peuvent travailler sur le moteur à eau… — Oui, et vous, vous y croyez à ce moteur, parce que vous êtes un grand professeur, et vous croyez en l’individualisme, n’est-ce pas ? — Bien sûr. Je peux même me vanter de n’avoir jamais fait le moindre geste pour les individus de peu de valeur qui vivent au crochet de ceux qui œuvrent pour leurs biens personnels. L’égoïsme, miss Taggart, il n’y a que ça de vrai ! — Oh, professeur !… — On baise ? — Oh oui professeur, entre génies, on se comprend. — Nous allons mélanger nos fluides corporels et réinventer le moteur à eau ! — Oh oui, continuez professeur…

— Salut, il est super bon votre hamburger, pourquoi vous ne viendriez pas à New York, je vous embauche, je suis pleine aux as, et je peux me permettre quelques caprices : je vous offre 10 000 dollars par semaine pour être mon cuisinier personnel. — Heu, non. — Comment ? Mais vous n’avez pas d’ambition ? Comment un homme aussi talentueux que vous peut ne pas avoir d’ambition ? — Je suis ici pour une raison précise, miss Taggart. — Comment connaissez-vous mon nom ? — Qui est John Galt ?… — Arrêtez de plaisanter ! Vous n’avez donc aucune ambition ? — Je suis ici parce que je ne veux pas travailler pour la collectivité. Mon nom est Sigmund Freud, je suis psychanalyste, meilleur ouvrier de France, inventeur de la sodomie statique et donc propriétaire de ce snack au milieu de nulle part. — Sigmund Freud, le grand Sigmund Freud ?! Mais c’est horrible ! Et tout ça à cause des collectivistes ! — Mes travaux révolutionnaires ne cessaient d’être mis à l’épreuve par des gens malintentionnés, c’était pénible, alors je suis parti. — Bon, sinon, vous ne voulez pas venir à New York avec moi ? Vous faites de putains de hamburger pour un psychanalyste. Normal vous me direz, quand on est un génie, on peut toucher à tout. D’ailleurs à ce propos, vous ne sauriez pas où je peux trouver l’inventeur du moteur à eau ? — Un moteur à eau ?! comme c’est original ! Cela devrait sauver le monde si cette invention voyait le jour ! mais je doute que les collectivistes laissent le génie qui l’a inventé le livrer à l’humanité, ce serait trop dangereux pour eux ! — On est d’accord. — Vous voulez que je vous montre mon moteur à sodomie statique ? — D’accord, mais sans oignons. — Ne vous inquiétez pas, mes moteurs produisent les meilleures sodomies statiques d’Amérique (donc du monde) et c’est garanti sans oignons.

J’ai lu que certains considéraient qu’elle n’avait aucun style. C’est justement l’absence de style (du moins ce qui en transparaît à la traduction) qui m’intéresse au contraire. Comme dans beaucoup de romans us, je pense que l’écriture est moins portée sur le style que sur l’évocation des choses et des idées. Le récit (même si elle a l’art de délayer un max, ce qui est plutôt agaçant) est bien tenu, la mise en scène est directe et efficace, et les descriptions psychologiques sont à mon sens très justes. Ici, peu importe le style, mais bien ce qui est rapporté. C’est écrit comme un bon roman de gare quoi… Et traduction ou pas, je ne pense pas que ce soit si facile que ça. Quand le style est trop lourd, trop foisonnant, ça devient vite indigeste (bon là c’est « l’idéologie » et les répétitions, la longueur, qui sont insupportables…). Je ne suis pas un grand lecteur, ceci pouvant expliquer cela.

Le côté dystopique, je pense qu’il est en filigrane pendant un moment, parce qu’on adopte le point de vue de l’héroïne, qui elle n’a aucune idée de ce qui se trame. Elle s’agace juste de la manière dont tournent les choses sans savoir ce qui se trame derrière (tin en y passant, c’est le schéma de pas mal d’histoire us, où un personnage seul se trouve mit face à la bêtise du “groupe”, viens de voir Zero Dark pointé et c’est tout à fait ça…), et ne trouve qu’un soutien dans les bras de l’autre génie iconoclaste inventeur, lui, des rails Carambar sur lesquels l’inévitable monstre gouvernemental vient lorgner. Plus que de la naïveté, j’y vois surtout des fils à papa qui arrivent avec leurs certitudes et leurs prétentions, comme si, sachant tout sur tout, ils étaient les seuls à même de décider de tout jusqu’au prix de la mayonnaise à la cafétéria… Le mythe de l’entrepreneur tellement génial et impliqué, que son pseudo-perfectionnisme est la raison de son succès. C’est pas naïf, c’est super con. Surtout qu’elle applique cette “philosophie” à tout, notamment à la science en regardant ça de loin (et pour le coup, oui, ça c’est naïf… dire « oh merde, mais il n’y a pas eu de successeur à Einstein donc la science fait du surplace… » Sa dystopie à elle, ce serait de voir une science sans personnalité pour défendre les avancées bien réelles, c’est une bourse sans entrepreneur star… C’est assez affligeant comme vision du monde. Et surtout ériger ça en “philosophie” c’est d’une bêtise…). Donc je te rassure, les personnages ne deviennent pas plus sympathiques par la suite^. (Je ne sais même pas si j’arriverais à le finir…)


Kafka sur le rivage, Haruki Murakami (2002)

Kafka sur le rivage

Quel ennui… Au début, c’est plaisant à suivre. C’est écrit simplement et ça se lit rapidement. Et puis ça ronronne. Il faut avouer que c’est osé d’arriver à tourner en rond avec le même principe de montage alterné sur chaque chapitre tout en évitant soigneusement d’en arriver au but. Désolé, au bout de trois cents pages, je suis en droit de comprendre où je suis et où je vais. Le côté volontairement abscons, énigmatique est à la mode. Efficace au début, ça attire l’œil, et puis… Encore des énigmes pour répondre aux premières. Parce qu’il n’y a pas d’issu. Puzzle d’impressions, de symboles qui ne mène nulle part. On a en face de nous un terroriste qui prétend avoir une bombe dans sa poche, capable de la faire exploser à tout moment et nous avec, et puis à force d’insister, on commence à penser qu’il n’y a aucune bombe… De l’arnaque.

J’ai été patient jusqu’aux premières trois cents pages, et j’ai commencé à lire en diagonale. Jusqu’à lire en exo-latéro-horizontale. Une brise est passée et je me retrouve par miracle à la dernière page. Ouf.

« T’es con ! t’as raté quand ça devenait intéressant ! t’as rien compris à l’histoire donc ! Tu sais pas qui est sa mère et sa sœur ! »

Rien à foutre ! Trois cents pages à me faire arnaquer, je ne rentre pas dans ce jeu. Ce n’est jamais la faute du lecteur, et toujours celle de l’auteur. Au revoir.

Il y a quand même quelque chose qui m’échappe. Dans ce que j’ai lu, la vaste majorité des scènes, des descriptions, n’ont absolument aucun intérêt. C’est du remplissage. Ça ne définit pas le ou les personnages, et les événements, quand ils surviennent, pourraient être retranscrits en beaucoup moins de mots. L’art de l’écriture, c’est souvent la parcimonie. On n’oblige pas un lecteur à prendre le chemin le plus long pour passer d’un endroit à un autre. Et même sans être friand de ce type d’histoire sans queue ni tête, on pourrait lire ce genre de machin avec plaisir si au moins c’était plus court. Il y a à peine la matière à une nouvelle là-dedans ! Le reste, c’est de la branlette, du remplissage. L’écriture est certes efficace, mais la simplicité, il aurait fallu la mettre au service de l’histoire, pas du style… Parce qu’au final, elle ne fait qu’illusion.

Les personnages sont d’ailleurs à vomir. Le narrateur de 15 ans est l’archétype de l’élève intello rejeté et incompris. Pratique. Mais assez difficile à rendre sympathique. Sans compter que pour un petit génie, son écriture est plutôt celle d’un enfant de dix ans. À l’image de son comportement à la limite de l’autisme ou de l’extrême timidité. Quant au pépé idiot… Encore pratique. Quand on ne met en scène que des idiots ou des autistes, on s’affranchit un peu de la nécessité de l’intelligence…

Je lis assez peu de romans contemporains, eh bien, je crois que je vais retourner à mes films, et à mes vieux bouquins.


Œuvres complètes, Arthur Rimbaud (1898)

L’imposteur

 


[Notes suite à travail sur Ma Bohème — 3/08/2001. De Rimbaud, pas question]

Les vers ne sont pas du haschich. La poésie vient après : en humant lentement les parfums surnaturels.

Pour le poète, nul besoin d’écrire. Celui qui consacre sa vie à l’écriture est un littérateur. Le poète, c’est celui qui se plonge en lui-même, ou dans le monde, à travers sa sensibilité inexprimable, et qui sait voir grâce aux artifices de la pensée le laid comme le beau.

Le laid devient beau et l’indicible se tait.

La poésie n’est pas folie, c’est une manière d’espérer le bonheur ou de s’émerveiller à l’idée d’une beauté laide. Par un simple jeu de regard. Elle transfigure l’idée d’humanité pour la questionner en silence. Sans rêver, mais doué d’une permanente capacité à voir les choses pour la première fois, en dehors, avec une naïveté sans faille pour se rendre disponible au véritable bonheur, la joie de se trouver, au-delà du regard des autres et du monde, qui eux tout entier, par l’image qu’ils nous renvoient, nous rendent misérables, assujettis, corrompus et vils.

La poésie, c’est aimer sans être vu, sans être à aimer. C’est l’appel extatique du vide et de l’inaccomplissement. C’est l’ivresse de l’échec. Du renoncement. De la honte. Aimer se perdre et flirter avec l’incertitude. Préférer le décor peint, laborieusement, en dehors du cadre : celui qui s’offre chaque jour à ceux, seuls, capables de s’en émerveiller.

Sans mot.

Le bonheur de n’être rien. Un rêve oublié. Un vers raturé. Un poème perdu. Une imagination filante. Un rêve égaré. N’être rien. N’être rien. S’effacer derrière le monde pour mieux le voir. Pour un temps. Renoncer à la raison quand elle chante encore et se fondre ainsi dans un bonheur qui en est dépourvu.

Les mots, certes, sont parfois un moyen d’aller vers une idée de la grâce, mais l’écriture est un bateau ivre, une chaloupe, qu’il faudra abandonner, une fois égaré ou secouru. Et le poète s’échoue. Lui. Quand l’écrivant navigue et fait commerce de sa rimaille en boîte.

Le poète vole sur les collines, les semelles au vent, et se tait pour mieux écouter ; l’écrivain, le littéreux, l’écrivant, le littérateur, affrète le vent, lui jette l’encre, le dompte, l’embellit et le tue. Et le vacarme est celui de l’affréteur : le souffle n’est plus.

La poésie s’achève là où commence la littérature.

Ouvrez ce recueil, et vous n’y verrez que des feuilles mortes. La publication de Rimbaud, c’est son automne, son échec. La poésie est un sourire dans la tête : qu’il se dessine sur un visage et c’est déjà autre chose.

Alors, l’immonde. Plutôt que les passions mièvres. Le non-dit, les ratures, les ratés, les oublis. Tout, plutôt que la littérature.

Ce qui compte pour le poète, c’est l’élan. La trace éphémère. Le regard vers ce qui suit et qui n’est pas encore. Et qui ne sera rien. Un souffle. Un oubli.

Le cri du poète dans la forêt millénaire est un cri perdu, vain, qui le laisse solitaire et vide jusqu’au bout. Il lance un cri et il lui revient en écho. Recevoir autre chose en retour, c’est préférer les rappels au cri. Renoncer au cri, c’est renoncer à la poésie. C’est en attendre quelque chose et se perdre dans la victoire. La contemplation de soi-même.

Trouver, c’est mourir. Achever, c’est mourir. Écrire c’est se taire. Pour le poète.

Les mots sont l’orgueil du poète. Sa mort. Sa fin, ses ratures, ses chaînes, ses amarres.

Son silence, c’est sa liberté.

Un poème qui s’achève, c’est la poésie qui prend fin.

Il peut bien, le poète, se curer les pensées, assujettir ses souvenirs, prostituer ses plaisirs, les expier, les purger sur la place publique, les expliquer ou les comprendre, mais il ne peut pas, le poète… Il ne peut pas mettre fin à la poésie — à travers le poème. Le poème est vain, la poésie capricieuse : elle ne se laisse pas capturer dans les filets d’un sonnet.

La littérature ne peut que suggérer la poésie. Elle ne l’est pas. La poésie est dans la vie, à saisir, quelque part. Mettez-la en cage pour voir…

La poésie précède les mots. Elle est leur maître et ne se dicte pas sa conduite.

Alors, si le poète, c’est celui qui renonce, le véritable Rimbaud, c’est celui qui s’est tu.

L’Œuvre complète du poète, c’est la fin de sa poésie.


[Rature 2015 : j’ai changé d’avis. La poésie, c’est de la littérature, et rien d’autre. Les poètes, maudits ou pas, peuvent aller crever, et rester dans leurs illusions. C’est ça avancer. Se contredire, une jambe après l’autre, l’une dépassant sa voisine à chaque pas questionner l’équilibre… D’un bon train, l’imposteur-poète avance gyrophare sur la tête. Pin-pon, pin-pon. Que vive les poèmes, avec leur cortège de littéreux. Et leurs moulins au vent.]