Le Poltergeist des waters

Le plus important pour moi quand j’écoute de la musique, c’est le rythme. Il faut que je bouge mon petit cul ou que je remue la tête quand le corps est appelé à d’autres occupations. À l’école, on disait que je devais être sourd pour n’écouter que les chanteurs aveugles comme Ray Charles ou Stevie Wonder. T’as le rythme ou tu l’as pas. Aussi, quand on passe son enfance à l’hôpital ou sur le pot, on se moule des goûts de chiottes. Pourquoi devrais-je donc avoir honte d’aimer Tommy Faragher et son diurétique Look Out For Number One * quand il m’a comme libéré et maintenu en vie en 1983 ? Et pourquoi devrais-je renier celui qui m’a le premier fait lever de mon pot une fois ma mission achevée, après un si long thriller ? Dragées Fuca, c’était de la merde, les poires, c’était pour les pommes, ET (sorti en 82) et son étron magique ne me faisait déjà plus d’effet, non, il me fallait trouver autre chose. Et là, se pose une question tout existentielle pour un blondinet autiste du cul (qui ne voulait rien voir entrer ni sortir de son corps étranger) : Thriller fera-t-il longtemps de la résistance ? Eh ben, oui, depuis 1983, année où se sont cristallisées toutes les diarrhées symphoniques de mes passions musicales, Thriller reste premier, Tommy Faragher n’a qu’a bien se tenir (mais il frétille toujours avec son t-shirt jaune au cas où).
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J’écoute rarement Thriller, remarque. Plutôt les Jacksons Five. Ce n’est pas moi qui commande, mais ma chère et tendre clé USB.
Thriller donc, c’est la révolution, pas forcément qu’en bien d’ailleurs. L’album est lancé comme un blockbuster. Michael Jackson est déjà une immense star depuis une dizaine d’années, et il produit ici un de ces machins rares où un artiste arrive à élever encore son niveau alors qu’il était au top. Un peu comme quand les enfants stars arrivent à s’affirmer une fois adultes : Fred Astaire, qu’il adulait, avait eu la même trajectoire, et c’est plutôt rare. Jackson avait une sorte de génie qui s’était révélé évident dès ses premières apparitions. Un touche-à-tout qui pouvait s’exprimer dans tous les aspects de la scène et en faire un événement, un blockbuster (comme Le Parrain et Jaws, qui, dans la décennie précédente n’avaient pas déçu quand on a voulu en faire des bombes commerciales).
Thriller, le clip, est à lui seul déjà un événement. Réalisé par John Landis, (qui venait de faire Le Loup-garou de Londres), le clip est aussi et surtout le début de la révolution MTV. Mais pour ma part, il s’agit d’un de mes plus anciens souvenirs. Et pour cause, comme je l’ai expliqué plus haut. Il a fallu une danse des zombies les tripes à l’air pour me faire la leçon et me faire prendre conscience de mon corps. À cinq ou six ans, chez des amis de mes parents, un soir, le clip passe à la TV et je reste scotché et fasciné par ce que je vois, debout à trois mètres de l’écran, façon Poltergeist (c’est l’époque, 1982). Je n’ai même pas eu à me dire que j’aimais Michael Jackson, il s’est imposé à moi, comme un monstre sacré, un totem, un dieu, une évidence. La poire magique. Je crois avoir eu deux idoles, enfant, Bruce Lee et Michael Jackson. Les deux purgeaient à leur manière les affaires courantes. J’ai voulu marier les deux dans une vaine tentative de créer une danse faite de coups de pied retournés et de postures ridicules, mais ça n’a pas marché. 1982-83, toujours, désolé, j’ai été nourri à ces années, et Tom Cruise (qui me ressemble en tout point sauf pour le génie — il ne peut pas tout avoir), n’était pas le seul à se la raconter dans Risky Business. Il y a des phénomènes étranges…, faites gaffe à ce que vos enfants écoutent ou voient à cinq ou six ans, ça s’imprègne durablement dans nos petits cerveaux. (J’ai dit que mon film préféré c’était Blade Runner ? 1982)
Mais Thriller, ce n’est pas qu’un clip (ou les clips), c’est aussi l’événement d’un moonwalk ressorti des placards pour en faire un gimmick, un lazzi, qui sera la marque Michael Jackson. Le mouvement existe depuis les années 30, mais puisqu’il n’a jamais été exécuté avec une telle épure, une telle perfection, l’effet est immédiat. Il faut se rappeler où et quand il a été exécuté pour la première fois. Durant un gala de la Motown, avec un public de connaisseurs. Rares dans la salle sont ceux sans doute qui connaissent le pas magique, et pour cause, il n’a pas été reproduit depuis des années. Le génie de Jackson, il est autant d’être capable d’exécuter à la perfection un tel mouvement, de se l’approprier, que de savoir faire confiance à des pros qui eux connaissaient le pas et l’ont retravaillé avec lui (sur le plan musical, il ne fait pas autre chose avec Quincy Jones à la production). Le petit Michael, quand il dansait au tout début, il singeait beaucoup James Brown. Ça remue, ce n’est pas un numéro structuré comme on l’entendait à Broadway ou ailleurs dans les années 20-30. Michael Jackson et donc Thriller, c’est ça, l’ambition, et la réussite, d’un art total. À la fois une performance du chant, de la composition, mais aussi de la danse. Pour en mettre plein la vue à ce public de connaisseurs, il fallait sortir un véritable numéro sorti de nulle part, qui tenait un peu aussi de la performance de magicien et d’archéologue. Il n’invente rien : il pille ce qui a disparu depuis des décennies, les meilleurs, pour réadapter la chose à sa sauce. Et ce jour-là donc, il y a quelque chose qui se passe et qui crée la légende Michael Jackson. Quand il exécute sur scène et devant les caméras Billie Jean le public est déjà aux anges. Avant le moonwalk, c’est déjà l’hommage et le “travestissement” des danses héritées de Broadway des années 20, avec une routine tout à fait particulière, unique, personnelle, une rigueur infaillible, des footworks, des gimmicks qui « prennent des poses », et tout ça qui donne à voir. Une performance. Rien de neuf là-dedans, il n’a cessé depuis son adolescence à aller de plus en plus vers ça. Et puis enfin, bien sûr, le climax. Même si Michael est moins concerné par le public que d’habitude, sans doute concentré sur ses pas et ses postures (et peut-être aussi par l’émotion propre qu’il veut donner à son interprétation), même si le playback enlève un peu de spontanéité (ça rajoute en fait au côté robotique de son numéro, qui tient donc à la fois de la danse de Broadway, du mime ou du théâtre), eh bien quand “il” s’arrête de chanter, que la musique s’attarde un peu, c’est là qu’il se lance, relève presque sa queue-de-pie et… recule comme quand une bonne poire vous aide à mieux glisser, avec classe et désinvolture, sur les peaux de bananes. L’art suppositoire, la giclée dans ta poire. Mais aussi le roi. Le roi Arthur face à la cour qui prouve sa vaillance en s’appropriant la légendaire Excalibur : la voilà l’évidence des dieux. L’épreuve de maturité est réussie : la preuve que les chevaliers attendaient pour faire de Michael le King of Pop. À ce moment-là, il n’y a plus de compétition entre les pros, tous adoubent le roi en hurlant. Si dans les années 60 les gamines jetaient leur culotte aux Beatles, le roi fait la même chose (ou presque) devant un public de pros.
Évidemment, je n’ai pas vu les images à l’époque, mais les mômes semblent capter comme personne l’air du temps, et comme pour thriller, j’ai l’impression d’être né avec ça :
https://www.youtube.com/watch ? v=d17ggav1Lto
On trouve sur Youtube des danseurs ayant inspiré Jackson ; certains pratiquaient des proto-moonwalks. Parmi ces influences, il y avait avec Fred Astaire, sans doute la meilleure danseuse de la première moitié du siècle, Eleanor Powell. Remarquez les poses de ce numéro tiré de Broadway Melody of 1938 :
https://www.youtube.com/watch ? v=Xn0-l69kzC8
À noter aussi que le tour de magie de Smooth criminal (Bad cette fois), le penché à 45° (qui est bien un tour de magie) est tiré de la version de 1940 (celle qui réunissait Fred Astaire et Eleanor Powell) :
https://youtu.be/uaIyxjnsfXY ? t=5 s
Pas qu’un album donc. Une révolution, un backwalk vers les plus belles heures de Broadway.