La Neuvième Symphonie, Douglas Sirk (1936)

Propagande et robe à fleurs

Note : 2.5 sur 5.

La Neuvième Symphonie

Titre original : Schlußakkord

Année : 1936

Réalisation : Douglas Sirk

Avec : Willy Birgel, Lil Dagover, Mária Tasnádi Fekete, Maria Koppenhöfer

La logique de la politique des auteurs jusqu’à l’absurde. Rétrospective Douglas Sirk à la Cinémathèque : film allemand de 1936, mélo qui sent bon la propagande, tendance soft power, mais propagande quand même, avec la mise en avant des valeurs nazies. Fin de projection : des spectateurs applaudissent. J’entends même à la sortie quelqu’un dire que c’est rafraîchissant de voir un film en allemand (j’espère que quelqu’un lui a soufflé que Sirk était Allemand…). Les gens comprennent ce qu’ils regardent, sérieux ? On peut louer les qualités intrinsèques d’un film tourné sous la censure nazie, s’imaginer, pourquoi pas, que des artistes soient parvenus à la déjouer (tout est lisse dans le film, donc rien à déjouer), mais d’une part, quand ça fait la promotion justement de ces valeurs, et même si on y trouve ces audaces qu’on supposera toujours à des « auteurs », de la décence, merde. Ça reste un film de propagande répondant à tous les principes que le pouvoir voulait voir développé dans la production domestique : en 36, les juifs sont déjà interdits de travailler dans l’industrie du cinéma, et on est prié de proposer (comme on le fera plus tard avec les films de la Continental en France occupée) des films intemporels et divertissants. C’est peut-être pas Le Juif Süss, mais c’est pas non plus M le maudit. Pas besoin qu’un film soit antisémite pour être de la propagande, et le film de Lang peut difficilement être fait contre les nazis à l’époque où il a été réalisé… La Neuvième Symphonie serait un chef-d’œuvre « intemporel et divertissant » comme peut l’être par exemple Sous les ponts de Helmut Käutner, tourné en toute fin du régime, pourquoi pas, mais qui irait prétendre que ce film de Sirk en soit un ?…

Parce qu’au-delà de ça, le scénario n’a donc aucun intérêt. Avant d’avoir fait la promotion de la société américaine et de sa (haute) société de privilégiées / de la consommation, Sirk a fait celle de la société aryenne allemande. J’attends qu’on m’explique s’il y a une logique auteuriste là-dedans. En détail, on remarquera les ficelles grossières d’un mélo comme on n’en osait plus depuis le muet : une mère indigne qui abandonne son gosse en Allemagne pour se tirer en Amérique, et qui de retour dans la mère patrie débarque ensuite chez le gentil Allemand de l’orphelinat où elle avait laissé son film et qui se trouve être le meilleur ami d’un chef d’orchestre fameux ayant précisément adopté son gamin (celui-là même responsable de la captation de la symphonie du titre et qui aurait sauvé la vie de la mère en entendant sa musique en Amérique…) ; le gentil Allemand propose à cette mère qui veut se racheter une conscience (trompée sans doute par les vaines promesses de l’Amérique) de rentrer au service du chef d’orchestre pour s’occuper de son propre film (sans révéler bien sûr à son ami que la nounou qu’il lui conseille est la mère de l’enfant, tu parles d’un ami) parce que, « tiens, justement, ça tombe bien, je reçois un appel de lui qui cherche une nounou pour le petit ». Concours de coïncidences malheureuses et heureuses, on force sur les extrêmes (les très riches sont des génies ou des escrocs, les très pauvres, des mères indignes en quête de rédemption poussée par l’instinct maternel allemand sans doute) : un vrai mélo du muet.

Non, l’intérêt, si on veut, car il y en a un, est ailleurs. Sirk se débrouille pas mal du tout pour mettre tout ça en place : c’est jamais statique, y a du rythme, c’est élégant, bien dirigé. Mais le gros plus, c’est évidemment les moyens et la qualité du design (décors et costumes). Ce n’est pas qu’une question d’opulence et de volonté sans doute du pouvoir de divertir avec du beau. Vouloir, c’est une chose, mais on est en train d’assister à la mort de tout un savoir-faire allemand qui finira par disparaître durant les années du pouvoir nazi. Jamais plus le cinéma allemand ne connaîtra ce génie esthétique, cette élégance (ce qui est allemand, sera bientôt froid, rigoureux et efficace). Les tyrannies ont décidément un art certain pour saper des décennies de génie et de bon goût. Certains « art directors » sont passés en Amérique (je dois avoir des entrées dans mon Hollywood Rush), c’est pas le cas ici : mais le travail de Erich Kettelhut est assez exceptionnel. Erich Kettelhut a travaillé sur les films muets de Fritz Lang que le régime appréciait beaucoup, et en 1944, il fera les décors d’un des derniers films nazis qu’on voit subrepticement dans Dix-Sept Moments du Printemps quand l’espion soviétique passe son temps libre à voir le même film nazi qu’il déteste : La Femme de mes rêves (je l’avais ajouté dans ma liste à voir parce qu’on semble bien y danser et le tacle d’une dictature à une autre était suffisamment savoureux pour que le film mérite un peu d’attention). Y a guère que la MGM à l’époque sans doute pour afficher un tel luxe sans frôler le mauvais goût : le risque quand on a les moyens (d’un film de dictature), c’est de faire nouveau riche, d’en mettre partout, de voir plus grand que nécessaire. Ici, c’est dans tous les détails que le design impressionne. Chaque élément de décor semble être minutieusement pensé, et si on omet peut-être les reconstitutions de New York au début du film, tout est parfait. Les robes de la nounou sont peut-être un peu trop travaillées pour ses moyens, mais il faut voir la qualité des tailles et des matériaux, l’inventivité des coupes (l’art des robes, un peu comme celui des chapeaux, c’est pas dans l’audace ou l’originalité qu’il s’exprime le mieux, mais plutôt dans cette manière d’arriver à proposer toujours quelque chose de légèrement différent, voire d’évident, pour finalement toujours la même chose : elle a une robe noire avec un assortiment de fleurs factices blanches quand elle va à l’opéra par exemple, je serais une dame, je voudrais la même…).

Encore heureux qu’on n’évalue pas un film en fonction de son design… Et puis, je ne serai pas aussi élogieux avec le directeur de la photo, Robert Baberske, qui laisse apercevoir trois ou quatre fois les ombres des micros ou de je ne sais quel élément électrique censé rester hors champ. Au rayon des acteurs, on peut remarquer la partition relevée, digne d’une marche funèbre, de Maria Koppenhöfer en gouvernante qu’on aime détester.


 

La Neuvième Symphonie, Douglas Sirk 1936 Schlußakkord | UFA


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Les Indispensables du cinéma 1936

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Mikaël, Carl Theodor Dreyer (1924)

Pigmâlion

Note : 2.5 sur 5.

Michael

Titre original : Mikaël

Année : 1924

Réalisation : Carl Theodor Dreyer

Avec : Walter Slezak, Max Auzinger, Nora Gregor, Benjamin Christensen

Un film qui peut, certes, trouver toute sa place dans la filmographie de Dreyer dans une optique autheuriste*, mais comme je préfère juger les œuvres indépendamment les unes des autres, je me fous totalement de la cohérence d’ensemble du discours supposé d’un “auteur” ou de ses obstinations.

Certes, on pourra re-trouver dans ce Mikaël l’intérêt de Dreyer pour la question de l’intolérance et de la lutte des conventions (selon Jean Douchet) ; le problème, c’est que je n’ai pas du tout vu ce film-là. Je peux croire, et même m’émouvoir, dans Mort à Venise, devant les amours contrariées d’un vieux bonhomme pour un adolescent, ça reste, encore, assez innocent, et Visconti fait tout pour qu’on y croie, parce que c’est cet amour qu’il met en scène, aussi on peut y adhérer.

Or, Mikaël ne traite pas de la naissance d’un amour, son trouble, ou même l’intolérance qu’il pourrait susciter dans le monde dans lequel ces amants évolueraient (cf. Été violent, pour citer un exemple récent) ; on a au contraire plutôt affaire à une description des bisbilles entre deux amants une fois qu’ils ne se marièrent pas et n’eurent pas beaucoup d’enfants…

Bref, tout dans cette description de cet amour est antipathique : le vieux est certes un peu touchant à chercher à passer les écarts de conduites de son amant, mais on le sent tout de même un peu trop attaché à le couver, voire faire de lui son héritier ; quant à Mikaël, il n’y a sans doute pas une séquence où il n’apparaît pas antipathique, et l’arrivée d’un nouveau modèle lui faisant les yeux doux n’arrange rien.

Le terme “gigolo” avait échappé à Jean Douchet dans sa présentation, et c’est bien malheureusement ce qu’il est ; et si c’en est un, ce n’est plus un film sur l’homosexualité, ni même dans une vision plus terre à terre, sur un maître avec son modèle, ni même d’un père avec son fils… c’est un film sur un gigolo et son client fortuné. Et pour cela, aucune tolérance possible. Aucun personnage antipathique ne peut rendre un film sympathique.


*La critique américaine a été tellement impressionnée par la politique des « auteurs » qu’ils en ont gardé le terme « auteur » en français, qu’on pourrait traduire par « cinéaste ». « Auteurisme » ne me paraît encore pas assez fort pour évoquer cette pseudo-théorie, j’y ajoute donc le « h » présent dans l’anglais « author » pour bien signifier que la critique américaine participe à perpétuer cette croyance, ou cette facilité, qui n’a au fond aucun sens. Si dans vingt ans, on y est encore, j’utiliserai le terme « authorisme ». Merci alors aux jeunes de me rafraîchir la mémoire. Mais d’ici là, on en aura fini avec l’idée « d’auteurs » non ?…


Mikaël, Carl Theodor Dreyer 1924 | UFA


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Les Indispensables du cinéma 1924

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Les Espions, Fritz Lang (1928)

Bong, James Bong

Spione

Note : 3.5 sur 5.

Les Espions

Titre original : Spione

Année : 1928

Réalisation : Fritz Lang

Avec : Rudolf Klein-Rogge, Gerda Maurus, Willy Fritsch, Lupu Pick

Fritz Lang en champion du montage alterné. On le dira jamais assez, Hitchcock n’a rien inventé, que ce soit au niveau du suspense (alterner et multiplier les points de vue, ça permet de mettre en suspens l’action qu’on délaisse quelques secondes pour une autre) ou au niveau de l’action pure, tendance espionnage, dont il serait à l’origine avec La Mort aux trousses (film qui aurait lui-même inspiré James Bond, et James Bond ayant à son tour inspiré le cinéma d’action moderne, etc.). On peut aller très loin comme ça, jusqu’à l’origine du cinéma, du vrai cinéma, c’est-à-dire à la naissance du montage, donc du récit filmique, du côté de l’école de Brighton et de leur… chase films. Si certains s’ennuient aujourd’hui de ne voir au cinéma qu’une suite de films décérébrés, le cinéma est né comme ça. L’action, c’est la base du cinéma. Et donc si Hitchcock n’a rien inventé, Lang, avec sa femme à l’écriture (la charmante Thea von Harbou, qui savait à sa manière déjà exploiter ses histoires puisqu’elle en faisait des romans de gare — pratique très courante durant la grande période des serials), n’a pas plus été initiateur de quoi que ce soit (et pas plus que Griffith, inventeur supposé, donc, du montage alterné).

Bref, le cinéma n’est pas affaire d’invention mais de savoir-faire. Et on voit déjà ici l’évolution, la maîtrise, depuis les Araignées.

(Il ne faut pas le dire trop fort, mais le cinéma, comme le reste, est aussi affaire d’escrocs : si dans tous les cas, ce ne sont jamais les inventeurs ou les premiers qui sont récompensés ou passent à la postérité, le but, c’est encore de le faire croire. Tout est affaire, donc, de publicité. N’est premier que celui qui parvient à le faire savoir. Le faire savoir, et le savoir-faire. Il est là le tour de passe-passe de l’escroc.)

Lang maîtrise donc. Si tout l’aspect d’espionnage est un peu gonflant, tout l’aspect « aventure », action, est un vrai bonheur, justement grâce à l’utilisation à outrance du montage alterné avec un nombre impressionnant de personnages pris dans des situations simultanées. En littérature, il y a les connecteurs logiques qui articulent un récit ; dans un film, c’est pareil, le montage ne dit pas autre chose que « et pendant ce temps ». Cette capacité du cinéma à raconter une histoire à travers un montage de « vues » m’étonnera toujours…

On pourrait retourner la dernière demi-heure du film, avec le même montage, les mêmes décors, la même action, qu’on aurait l’impression de voir un thriller d’espionnage hollywoodien actuel (à la Jason Bourne). Fritz Lang donne à voir à chaque seconde du film, chaque nouveau plan raconte quelque chose de neuf, ça n’arrête pas sans qu’on soit pour autant dans l’agitation : un film d’action n’est pas forcément un film « agité », là encore, c’est le montage alterné qui fait tout. L’action est d’ailleurs typique des films d’aventures, des serials de l’époque ou des films stupides contemporains : un méchant dans l’ombre, génial et créatif, un brave héros, inflexible et increvable, qui arrive à tourner la tête de sa belle, qui bientôt devra choisir entre son amour pour lui et son devoir… Oui, il y a déjà quelque chose de James Bond, en moins cynique peut-être, ou de misogyne. Il est bon parfois de se faire remettre les poings sur les i.

Bing, Bong.

Les Espions, Fritz Lang 1928 Spione | Fritz Lang-Film, UFA


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Les Indispensables du cinéma 1928

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Le silence est d’or

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