Quand on dit que Budd Boetticher ne fait pas de psychologie, j’avoue ne pas bien comprendre ce qu’on entend par psychologie. Quoi de plus psychologique qu’une situation où chacun se méfie de l’autre, doit sans cesse rester sur ses gardes et prévoir les coups à l’avance ? En présentation de séance, le film était comparé à un jeu de poker. Tout à fait. Et là encore, qu’est-ce qu’un jeu de poker sinon un jeu psychologique ? Alors certes, il s’agit d’une psychologie brute, qui renoue peut-être avec la mythologie du western, mais il s’agit bien de psychologie.
Les analyses critiques n’en finissent pas de me laisser songeur… Tout ce que la critique de cinéma a voulu voir dans les évolutions du western des années 50, soi-disant une évolution intelligente, qui s’interroge sur ses propres mythes, n’est en fait que le reflet d’une certaine propension de la critique à surinterpréter ce qu’elle voit. Les films soi-disant intelligents censés avoir émergés au cours de cette décennie d’après-guerre, que ce soient les westerns ou autre chose, qui s’interrogent sur leurs propres codes, il y en a eu en réalité à toutes les époques. D’ailleurs, comment interpréter ce finale où un arbre de potence est brûlé, sinon comme un acte symbolique, voire politique, qui ne limite pas ses auteurs à de simples faiseurs d’histoires ou de westerns ?… Tout cela n’a aucun sens. Il y a eu des films perçus comme intelligents, modernes ou quoi qu’est-ce, en toutes périodes, comme il y a toujours eu des films plus simples en apparence. Je trouve assez fabuleux cette manie des critiques analytiques à vouloir structurer l’histoire du cinéma dans une homogénéité cohérente et logique. Pas étonnant qu’ils aient à peu près tous recours aux mêmes méthodes interprétatives de la psychanalyse… L’interprétation doit être au cœur de la critique de film, mais elle doit rester personnelle, affirmer une conscience et une perception d’un film, essayer de la situer dans une histoire (là aussi, assez souvent aussi personnelle, vu l’état de connaissance de ces critiques au moment où ils recontextualisent une œuvre par rapport à son contexte ou à ses références supposées), pas prétendre dévoiler une réalité inconnue de tous, révélée parfois même aux auteurs eux-mêmes qui pourront toujours s’échiner à les contredire, la fable inventée par leurs exégètes étant trop belle pour être ignorée. (Ah, dans la « politique des auteurs », peut-être que je n’avais pas saisi que dans « auteurs », il fallait entendre « critiques ». Les critiques parleraient-ils d’eux-mêmes dans cette expression ?… Les cinéastes dessineraient des étoiles dans le ciel, charge aux critiques d’en définir les constellations…)
Bref, je m’égare… Car en apparence, oui, si La Chevauchée de la vengeance semble n’être qu’un film d’action, ou plus précisément un western élégamment mis en scène et brutal, si on y prête un tant soit peu attention, on remarque que la structure du récit est plus complexe que certains voudraient le laisser penser. (Et par « certains », j’entends ceux que l’on nomme jamais mais qu’il est bien pratique d’évoquer par contradiction afin d’asseoir une affirmation péremptoire qui ne manquera pas de faire une jolie impression, Monsieur le Président.)

Tension psychologique au camping
En fait, ceux-là sont trompés par quelques principes dramaturgiques hérités du théâtre, voire de la « poétique » ou de l’esthétique, héritée, elle, de l’Antiquité (des mythologies ou non), et qu’on peut retrouver ici ou là, en particulier dans des scénarios de westerns, et que les critiques, tout occupés à regarder ailleurs, ne savent pas voir. Et cela n’est pas forcément surprenant : on voit un film en fonction de sa propre histoire. J’ai une formation théâtrale (pratique et théorique), je vois les films à travers ce prisme spécifique. Un médecin, une tireuse à l’arc ou un planteur de betteraves auront eux aussi, du moins je l’espère, leur manière de voir des films. C’est heureux, l’uniformisation du regard, c’est peut-être ça qui tue la « critique ». Parce que personne ne peut y croire.
Parmi ces principes dramaturgiques, on y retrouve par exemple certains utilisés dans le théâtre classique français (lui-même influencé des penseurs de l’Antiquité) : unité de temps, unité d’action, unité d’espace… Cette manière de raconter et de présenter des histoires est assez commune dans le cinéma américain. Sans qu’il y ait pour autant une quelconque influence : ce sont des principes universels qui se retrouvent sous différentes formes dans diverses cultures. Pour ne citer que deux exemples au cinéma adoptant plus ou moins des règles strictes ou détournées de ces trois unités : Point limite zéro et Assaut.
Ainsi La Chevauchée de la vengeance possède une unité d’action assez stricte. On n’ouvre de nouvelles portes ou voies dramatiques que pour présenter les personnages : l’action en quelque sorte les prend en cours de route, à la fin de leur propre parcours, ce qui permet de créer un voile sur un passé à découvrir et fixer un objectif clairement défini qui en retour se devra d’atteindre souvent un but similaire mais légèrement différent qu’attendu. Prendre les personnages à la fin de leur parcours permet aussi de condenser l’action et de se faire croiser différentes trajectoires personnelles en un même lieu propice aux dévoilements : c’est une technique souvent employée par Quentin Tarantino par exemple. Dans un tel système « classique », la parole est essentielle parce qu’elle permet d’évoquer des actions passées sans passer par les images ou le découpage, et de précéder l’action (souvent brutale et radicale dans le western ou chez Tarantino, tragique au théâtre).
Si l’espace se construit autour de trois ou quatre décors naturels (qui forment les longues séquences du film), et si les personnages sont toujours en mouvement, comme dans un road movie ou comme dans une quête initiatique, ils ne font en fait qu’évoluer toujours dans le même espace : ici, un désert parsemé de trois ou quatre oasis, où les humains sont rares, soit limités à des figures menaçantes ne venant pas participer à l’action, soit à des figures amenées très vite à s’intégrer au récit. Autrement dit, il n’y a peu de seconds rôles. C’est un procédé utilisé dans la mythologie grecque, dans le théâtre classique, ou encore, dans un style complètement différent, dans En attendant Godot. Et cela alors que les constructions dramatiques des films américains reposent souvent plus sur un héritage différent : le théâtre élisabéthain par exemple (donc Shakespeare et compagnie) est beaucoup plus fourni en termes de personnages, d’espaces et de temporalités.

L’arbre de Godot
Dernière unité justement : l’unité de temps. L’action se déroule sur à peine deux ou trois jours. Les seules limites temporelles du film sont celles imposées par le sommeil des personnages. Si au théâtre, on structure sa pièce en acte pour pouvoir changer les chandelles au bout d’un certain temps ; au cinéma, la continuité temporelle du récit est par la force des choses avortée par la nuit. Le reste tient en quelques longues séquences glissant sans heurts sur la vague du temps.
Quand on parle d’action d’ailleurs, à part aller d’un endroit à un autre du désert, le film n’est pas tant que ça une suite d’actions ininterrompues, c’est-à-dire avec des événements imprévus, des rebondissements, des rencontres… Au contraire, tout le récit du film tient, et se structure, autour de ses dialogues. Les évolutions et les résolutions de conflits, les objectifs affichés ou cachés, tout cela avance non pas avec l’intrusion d’événements extérieurs (sauf en introduction donc, avec l’apparition de nouveaux personnages), mais à travers des confrontations verbales. À la façon du Crime de l’Orient-Express, de Dix Petits Nègres ou de Douze Hommes en colère. Au lieu d’être enfermés dans une pièce pour en faire jaillir la vérité, les cow-boys de La Chevauchée de la vengeance le sont dans le désert. Avec la même finalité. Un classique : le huis clos dehors. Aussi appelé parfois dans sa variation moderne (pour faire plaisir aux critiques) : road movie.
Bon, les critiques préfèrent « western intelligent et moderne sans psychologie ».
Ah, et si on devait chercher un auteur au film, et si on se donnait, comme ça, fortuitement, mission de suivre une « politique des auteurs » ne visant pas à créditer un seul homme histoire d’afficher une cohérence factice à la politique en question en faisant croire à une patte personnelle dans la moindre série B…, peut-être serions-nous alors bien inspirés de créditer tout autant que Budd Boetticher, son scénariste habituel : Burt Kennedy. Car en plus d’adopter une forme héritée du théâtre ou de la mythologie, Kennedy écrit une structure complexe (tout en se limitant petit bras aux phrases simples) pour créer un passé aux personnages, le révéler au moment opportun, créer les bons rapports de force entre les personnages, faire cogiter ces mêmes personnages, le tout créant ainsi une sorte de psychologie, primaire certes, mais particulièrement photogénique, et ménageant à la fois les moments de tension et ceux plus légers dans lesquels Kennedy fait jouer sa repartie.
Et si ce n’est Kennedy, c’est donc son frère.
Je ne serais pas étonné que Quentin Tarantino apprécie particulièrement le film… On y retrouve pas mal de munitions thématiques ou formelles qu’on l’imagine très bien avoir ramenées à sa « auteur ».