La critique et la politique des auteurs en questions (Premier numéro)

Cinéma en pâté d’articles   

La critique et la politique des auteurs en questions   

 

 

Sont consignées ici les notes et réflexions concernant « la politique des auteurs » et plus généralement « la critique ».

Absurde, belle, souvent utile mais étanche à la… critique, la logique interprétative de la « Politique des auteurs » est-elle vaine et creuse ?

Je rapporte ici une première remarque piochée sur Twitter m’ayant permis de développer une première idée à laquelle j’ai souvent pensé. L’auteur de cette remarque m’excusera : si sa remarque a été le point de départ d’une réflexion déjà mûrie par ailleurs, il faut être conscient que la plupart du temps quand je réponds à ce genre de commentaires, ça tourne rapidement au dialogue de sourds. Je ne m’interroge effectivement pas tout à fait, et exactement, sur les raisons d’un tel raisonnement personnel, et j’en viens rapidement et surtout à interroger ma propre logique, absurde, captieuse à l’insu de mon plein gré, que j’ai pu retrouver, en miroir, dans son propre commentaire, ce qui revient très vite à dialoguer avec soi-même qu’avec un autre.

Voici donc cette remarque :

« Milius m’apparaît de plus en plus comme le chaînon manquant entre John Ford et Michael Cimino, notamment dans son rapport — critique voire nihiliste — avec le mythe américain. »

Je fais l’impasse volontairement sur l’explication qui suit, et la réponse qu’il m’a donnée par la suite de ma remarque. Encore une fois, presque toujours, dans ces situations où on interroge une logique interprétative tierce, aucun dialogue n’est possible. Faute de disposer de définitions précises et de repères communs pour identifier et rapporter des nuances de pensées étrangères l’une à l’autre, on a toujours l’impression que la logique de l’autre est tirée par les cheveux (j’essaierai de t’écrire ça par la suite). Au contraire, l’intérêt, il est de se demander si on ne passe pas soi-même, et à l’occasion, par les mêmes canaux de raisonnement, et si alors, d’autres ne pourraient pas voir une même absurdité dans l’expression de telles interprétations…

Parce qu’en réalité, ce que l’on perçoit comme absurde, bien plus que de me choquer, a plutôt tendance à m’amuser avant de m’interroger sur les raisons de cet amusement et sur mon propre mode de pensée potentiellement aberrant ou incompris par d’autres. Ces écarts de logiques, cette profonde incommunicabilité entre les différentes formes d’interprétation, c’est pour moi souvent bien plus proche de la poésie que de la théorie, et c’était précisément ce que je lui répondais :

« La beauté de la vision auteuriste poussée jusqu’à l’absurde. De la vraie poésie, j’adore. »

Je crains qu’on croie déceler du sarcasme dans ce genre de remarques, en réalité, je suis honnêtement fasciné par l’absurdité, non pas par le raisonnement des autres, mais de nos raisonnements et de leur incapacité (ou la nôtre) à s’accorder entre eux. On ne me fera pas croire, dans ce domaine, que l’objectivité, donc le consensus réel, est possible : on est en plein dans la poésie. Et le plus beau encore sans doute, c’est que le plus souvent on fait mine de l’ignorer. L’interprétation, oui, c’est de la poésie. Nous avons chacun nos logiques personnelles ; on croit s’accorder de temps en temps, quand le constat est identique (on peut avoir un constat identique et avoir une logique parfaitement différente pour y parvenir), mais en réalité, on nage en pleine incommunicabilité…

Je reviens au sujet. Ma réponse l’interpelle et il écrit simplement : « Absurde ? ».

Je lui réponds alors, sans en venir à rentrer dans sa logique, persuadé que ce serait peine perdue, et que, déjà, son commentaire me servira malgré lui à poursuivre sur une autre voie… (quand je pars dans des tunnels, surtout sur Twitter où ce n’est pas le lieu, il faudrait que je lance un écriteau « je parle seul, ne faites pas attention ») :

« Le présupposé de la politique des auteurs, c’est que des cinéastes, qui pour certains n’écrivent pas leurs films, ont des thèmes de prédilection, des motifs récurrents souvent inconscients et qui sont censés transparaître dans toute leur filmo.

Admettons que tout cela soit exact et que chacun venant à interpréter ces récurrences dans leurs œuvres tombe d’accord pour identifier ces motifs ; admettons ensuite que des auteurs puissent s’influencer les uns les autres et ainsi qu’on puisse déceler chez certains des thèmes non plus hautement personnels, mais répondant à d’autres développés dans les œuvres d’autres cinéastes ; tout cela serait déjà hautement tiré par les cheveux et soumis à toutes les interprétations possibles (ce qui est un spectacle en soi), mais si en plus de ça, tu sors trois noms qui peuvent avoir abordé les mêmes sujets au fil de leur carrière, et t’interroger alors si l’un des trois ne pouvait pas être une sorte de chaînon manquant entre les deux autres, oui, c’est pousser la logique jusqu’à l’absurde. Absurde et beau.

La politique des auteurs, c’est une facilité de pensée. Une forme d’heuristiques de jugement pour cinéphile. C’est une manière pratique de se faire une vision rationnelle de l’histoire du cinéma. Mais il faut être conscient de ses limites.

Que des cinéastes puissent avoir une approche personnelle des films qu’ils réalisent, qu’ils aient des sujets de prédilection, qu’on s’essaie à situer leur “vision” au sein d’une époque et qu’on les compare les uns aux autres, c’est déjà parfois périlleux. C’est une suite de conditions et de hasards qui donne le tournis.

Et alors, en réalisant tout cela, parler de chaînon manquant, en y réfléchissant un peu, ça ne te paraît toujours pas tirer ce principe jusqu’à l’absurde ?

C’est beau d’être capables ainsi t’interpréter des films, des intentions ou des sujets de prédilection, de resituer tout ça dans une histoire générale, de reconstituer des jeux d’influence entre cinéastes. Mais ce ne serait pas encore plus beau de reconnaître les limites de cette logique ? »

Sa réponse indique qu’il a mal pris mon long soliloque, et il aura probablement raison (et même si ses nouvelles explications ne vont qu’accentuer l’absurdité apparente et ressentie de sa logique interprétative). Je m’attacherai donc à poursuivre un peu plus loin… en tâchant de ramener le plus possible cette impression d’absurdité ressentie à une expérience, et un commentaire qui s’en est suivi, et qui n’est pas si lointain, puisque c’est celle relative à mon visionnage il y a deux ou trois jours de Pékin Opéra Blues de Tsui Hark.

Dans mon commentaire, je rapproche la technique de jeu employée par le cinéaste (ou ses acteurs, ou, en tout cas, ce que j’interprète comme étant une technique de jeu — on voit bien ici tous les écueils possibles, et les limites folles, mais rarement avouées, d’une logique interprétative)… à celle de la commedia dell’arte. Rapprocher un film chinois du milieu des années 80 avec un style de jeu italien de la Renaissance, pas besoin de faire preuve d’un grand effort de mauvaise foi pour être interloqué par l’audace curieuse ou peut-être un peu présomptueuse, voire maboule, de ce lien. Ici, il faudrait d’abord supposer que je sois un spécialiste à la fois du jeu des acteurs en général, puis de ce style italien en particulier, peut-être aussi un peu de la manière dont on jouerait ces pièces aujourd’hui, que je sois encore connaisseur en matière d’opéra de Pékin, et peut-être que j’ai eu vent de la manière dont Hark aurait pu diriger ses acteurs durant le film, et même des interviews qu’il aurait pu donner sur ses intentions à ce propos… Je ne vais pas raconter ma vie, mais on imagine assez bien qu’il ne m’en aurait pas fallu autant pour me hasarder (ou pas) à un tel rapprochement.

Et pourquoi pas en fait ?

Ce qui m’a toujours fasciné dans la critique, le commentaire, et peut-être même dans la théorie à tout ce qui est en rapport avec la création, c’est l’approche toujours hautement subjective, donc hautement personnelle, de la chose. Est-ce que choisir ou prendre délibérément ou non cet angle pour parler du film, ça n’en dit finalement pas beaucoup plus sur moi, spectateur, acteur bien plus de ma vie que théoricien des films des autres ? Commenter, critiquer, créer, c’est devenir auteur à son tour d’un spectacle qu’on se plaît à penser qu’il pourrait être à son tour lu et commenté (on appelle ça le dialogue il paraît, mais mes tunnels et mon art personnel de l’escapade m’interdisent d’y participer — du moins, paisiblement). À ce titre, difficile pour les autres, parfois, il faut bien le croire, de trouver une cohérence dans ce qu’on avance. Et si on est loin d’y trouver une cohérence, peut-être l’intérêt pourrait-il être d’y trouver tout autre chose… De l’incongruité peut-être dans mes rapports forcés et hasardeux, de l’absurdité quand on en vient à faire de tel ou tel cinéaste le chaînon manquant entre deux autres.

Aurais-je pu parler de chaînon manquant dans ces conditions, et si oui, à quoi cela aurait pu ressembler ?… Regardons plus loin que le souvenir de ce dernier film, et piochons au hasard dans quelques-uns de mes méfaits plus anciens. Voilà ce que je disais, pour résumer, mais tout de même, à propos de La Pointe courte de Varda : « Varda qui invente presque le style Bresson avec une pointe de néoréalisme et qui précède la nouvelle vague… » Eh bien, voilà, je n’ai finalement pas tant de mal que ça à trouver comment ce serait possible.

Mais alors comment est-ce que je m’y serais pris pour avoir un tel recours à l’expression « chaînon manquant » ? Dans un sens large, j’aurais sans doute évoqué, non pas spécifiquement des cinéastes, mais, si j’étais honnête et assez rigoureux (ce qui impose beaucoup trop d’incises), l’idée que je me fais de cinéastes. Autrement dit, j’insisterais sans doute plus sur un style propre à un cinéaste, et beaucoup moins à une carrière. J’insisterais aussi sur le fait que ces styles sont le reflet d’interprétations personnelles (pouvant être partiellement suggérées par des lectures ou des interprétations tierces diverses), et non sur des certitudes établies par des critiques ou des théoriciens qui se donnent tous l’air de toucher au consensus, mais qui, à mon sens, seraient plus souvent à rapprocher de divagations psychanalytiques (sous ma plume, ce n’est pas un compliment). Remarquez que la critique artistique, c’est encore le seul domaine où je puisse accepter de telles divagations. Encore faut-il, comme c’est malheureusement le cas trop souvent (et c’est là une des raisons de la réussite rhétorique de ces arnaques intellectuelles basées sur le tout interprétatif érigé comme vérité absolue révélée), que leurs auteurs en acceptent les limites. Or, il est bien là le problème. Si certains sujets, interprétatifs s’entend, font consensus, ce n’est pas pour autant qu’ils font sens ou même qu’ils sont basés sur une vérité. Une interprétation, elle repose sur une vérité personnelle, celle du spectateur. Car, à en croire beaucoup d’auteurs, auteurs cette fois non plus de critiques, mais de ces œuvres commentés, ces interprétations, même faisant consensus, peuvent n’avoir aucune base réelle et sérieuse. Certes, les auteurs eux-mêmes ne sont pas toujours les mieux placés pour juger des thèmes récurrents de leurs productions, mais quand la logique interprétative consiste à deviner les intentions de ces auteurs, et que ces auteurs affirment que ces analystes voient aussi bien dans leurs intentions qu’un shaman dans les entrailles d’un poulet, on est en droit de se demander si, sur d’autres sujets, tout autant soumis à l’interprétation des théoriciens, les consensus sont vraiment possibles.

Je l’ai souvent dit : je n’y crois pas. Je ne crois pas en un consensus critique, et je méprise assez ouvertement un certain type de critiques cherchant à affirmer, avec les mêmes méthodes rhétoriques des Freud, Lacan et autres escrocs pour qui un mensonge passera pour être la vérité si on se donne le mal de lui en donner la saveur, souvent la (trompeuse) évidence, des idées invérifiables (qui encore une fois auront d’autant plus l’air d’être évidentes et jamais remises en question si on s’abstient de rappeler qu’elles ne font que sortir de notre propre imagination et de nulle par ailleurs, ou de rappeler, avec un peu plus d’humilité — le doute est toujours douteux —, qu’il s’agit d’interprétation, ou encore si on se retient d’user de nuances…).

Là où ça rejoint la politique des auteurs, c’est que tout dans la politique des auteurs consiste à ramener la création autour d’une logique de motifs sous-jacents que seuls certains initiés seraient à même d’entrevoir les mystères. À cela s’ajouteraient différentes écoles de pensée s’affrontant évidemment sur les auteurs à privilégier ou accessoirement sur les interprétations révélées à faire sur telle ou telle manifestation divine. Créative, pardon. Et il faut bien comprendre que dans cette logique quasi religieuse, il n’est pas donné à un spectateur lambda de donner son avis sur un sujet ou une interprétation donnée : il se rallie à une école de pensée ou à une autre, s’il fait bande à part, il ne vaut rien, et ses interprétations avec lui, tant qu’il n’a pas réuni autour de lui suffisamment d’élèves (on dit aujourd’hui followers) pour adhérer à ce dogme nouveau… La vérité, là-dedans, elle est nulle part. Plus grave encore, on prétend la détenir en l’imposant à d’autres. Après, je veux bien reconnaître à la politique des auteurs une certaine praticité (une facilité heuristique comme je le disais plus haut), un intérêt certain pour une vision interprétative capable, il est vrai, de donner de la saveur aux œuvres qu’elle met ainsi en lumière. Mais le plus souvent, c’est de la poétique. Autrement dit, ça a autant de rapport au réel que peut en avoir l’astrologie avec les astres et le comportement ou la destinée des individus. Ce n’est pas parce qu’une logique interprétative est séduisante ou promulguée dans un canard cinéphile qu’elle est « vraie ». Et tant qu’on rappelle ces limites (qui une fois qu’elles sont acceptées n’altèrent en rien l’intérêt ou le plaisir qu’on a à prendre connaissance d’une interprétation), je n’y trouve rien à redire. Et l’écueil, bien plus important alors, devient ce qui peut être déterminé comme appartenir au domaine de l’interprétation et ce qui peut être perçu comme étant… objectif. Peut-on discuter la densité des décors, la justesse des costumes, le rythme d’un film, la beauté d’une actrice ?… Non. Et oui, je crois qu’il y a finalement assez peu de domaines sur lesquels se mettre, objectivement, d’accord. Quand on le comprend, on devient sans doute plus ouvert aux interprétations loufoques loin de notre logique cinéphile, et toujours plus fermé aux allégations gratuites, bien que toujours finement énoncées (d’où la poésie), des critiques « professionnels » ou « institutionnels ».


Supplément :

Commentaire simple du numéro pilote d’une jolie émission en podcast de la jeune et prometteuse équipe (et du site) du Grand Oculaire et adressé en une grappe sur Twitter :

Le podcast sur Youtube :

Formidable. Ce serait presque une réouverture des cinémas après les travaux, cette affaire… J’espère qu’on y gagnera en parité à l’avenir, que ça ne se transforme pas en La Grande Occultée.

J’aime bien cette manière de vouloir penser le cinéma en spectateur et de retomber aussitôt après dans une vision théorique, voire universitaire^^. Vous opposez l’immédiateté de la réaction (qui est apparue avec les youtubeurs and co), à la hauteur de la critique académique, en disant que les seconds auraient en quelque sorte rejoint les premiers dans leur incapacité à déceler les « mouvements ». Au-delà du fait que je crois que cette démocratisation des échanges de regards sur les films (plus que sur le cinéma) est essentielle ces dernières années, le fait qu’on perde par ailleurs de la « hauteur » du critique (ou du théoricien), c’est loin pour moi d’être un problème. Ce regard, c’est celui de l’historien du cinéma. Les critiques qui se voient en historiens de leur temps, faudrait y regarder de plus près, probable qu’ils se plantent toujours.

Cette approche, en réalité auteuriste, me paraît toujours aussi discutable. C’est elle qui pousse les festivals à fidéliser des cinéastes avec des films de plus en plus médiocres, répétitifs, enfermés dans un registre dont ils ont fini par se rendre esclaves.

Dans cette vision « haute », mettant au centre du débat « cinéphile/critique » le réalisateur plutôt que le film, on en vient à chercher des signes ou des intentions chez ces cinéastes au lieu d’accepter l’idée que certains grands films peuvent aussi parfois naître sans réel auteur. Ce sont des petits miracles, des films d’une génération spontanée, appelés à ne trouver un écho souvent qu’auprès d’un autre cinéaste des années après. Ce sont même parfois des films de studio ratés selon les standards industriels.

Ces films, il faut pouvoir aussi en parler. Avec eux, rien à expliquer en « hauteur », loin de tout mouvement ou des intentions supposées d’un auteur, sinon à expliquer, analyser, les pourquoi de cette réussite DANS le film.

L’analyse filmique, vous en parlez également, c’est bien la seule approche ici qui serait capable de mettre à l’honneur une approche non plus axée sur l’auteur ou les « mouvements », mais sur les films, et peut-être aussi sur leur réception auprès des cinéphiles, et souvent plus auprès d’un cinéphile particulier analysant un film en particulier (parce que même à travers une analyse filmique d’un film, quand vient la question de savoir si oui ou non un procédé ou une technique marche, difficile de prétendre prendre de la hauteur et supposer alors que l’effet produit marcherait sur tous les spectateurs).

À la logique « hauteur/auteur », il y en a une autre qui me convainc toujours plus quand vient à poser un regard sur le cinéma, c’est bien celle d’un cinéphile particulier sur un film particulier. Pour tout film, il arrive toujours que pour UN spectateur, cela ait été un petit miracle. C’est cette approche qu’il faut aussi savoir lire et écouter. Une sorte d’apprentissage de l’altérité du spectateur.

En tout cas, bravo. Je ne connais pas la moitié des références citées pour ne pas être au fait du cinéma contemporain, mais les Travaux semblent bien avoir repris.

(In petto : Il y a bien du Thoret dans ces voix. Les mêmes défauts et les mêmes qualités, avec cette même énergie et ces mêmes passions communicatives, ces mêmes certitudes qui, parce qu’elles sont lancées avec assurance ne demandent, malgré parfois leur audace un peu suspecte, qu’à être suivies.)


Supplément 2 

Nouvelle annexe avec cette réponse faite à l’excellent article sur Le Rayon vert, De l’acte critique comme expérience spectatorielle. Ma réponse se porte tout particulièrement sur ce qui y est décrit par « effet cinéma » apparaissant dans cette phrase :

« L’effet cinéma, c’est précisément la façon dont une œuvre particulière met à l’épreuve la question irrésolue qu’elle porte en elle (que dit cette œuvre ?) et qui porte la prose comme la grammaire visuelle dont celle-ci se soutient. »

La fin de l’article me perd un peu, trop philosophique pour moi, mais je pourrais reprendre à mon compte (comme tout bon lecteur, il faut errer le long de ses erreurs…) cette idée intéressante « d’effet cinéma » que je rapprocherais davantage de « l’expérience spectatorielle » du titre (les deux faces d’une même pièce). Et alors, je ne dirais pas « que dit cette œuvre ? », mais « que dira cette œuvre à tel ou tel spectateur ? », mieux « que fera dire tel ou tel spectateur à cette œuvre qui lui sera proprement personnelle (ou non) ? »

Parce que, comme je le fais là, lecteurs et spectateurs ont, eux, l’art, le loisir, le droit, le devoir même, de ramener à eux ce que certains (exégètes ou critiques, auteurs parfois aussi) voudraient ramener à un discours, caché ou non, exprimer à travers des actions, des images, des mots. Or, pour moi, le récit n’est pas un discours. Je n’ai pas vu la palme d’or par exemple, mais j’ai entendu dire que son message était tellement explicite qu’il en devenait gênant.

Dans mon « expérience spectatorielle », aussi, j’ai souvent remarqué que le discours qu’on mettait au crédit d’un auteur était souvent, au dire de l’auteur, inexact, absent ou surinterprété. Pourtant, c’est sans doute quand le spectateur pense pouvoir déceler un discours à travers une suite de mises en situation qui n’en possèdent aucun, qu’il n’y en a en réalité aucun, ou que son auteur a suffisamment joué de distance et de suggestion pour entrouvrir des portes que le spectateur se chargera d’ouvrir en grand. Principe d’illusion. Les auteurs sont des magiciens, des escrocs, des poètes, pas des messagers.

Une œuvre ne dit rien, elle « montre », « raconte », « expose plus qu’elle impose » ; et elle « ne dit rien » : elle nous fait dire quelque chose qu’on a envie de lui faire dire ou qu’on pense qu’elle a dit à notre place. C’est le spectateur (ou le critique, et pour moi, c’est la même chose) qui est intelligent et qui interprète. L’auteur serait alors une sorte de super ou de supra ou de pré-interprète, mais si comme un mauvais cinéaste de palme d’or, il « impose » son interprétation, donc sa vision, donc sa lecture de ce que les actions, les images et les mots du film doivent arriver à faire surgir par eux-mêmes (je reprends souvent cet exemple, c’est ce que dit Douglas Sirk dans une interview).

Il y un petit quelque chose de sacré dans ce rapport à l’œuvre qu’ont les spectateurs. C’est une sorte de totem ou de monolithe extra-terrestre qui s’offre à leur regard, ils l’éclairent de leur conscience et de leur compréhension, et à force d’errer, un discours se plaque sur l’objet, et les spectateurs ne voient plus un objet, mais un objet accompagné d’un message ou parfois d’un autre objet.

Tous les objets d’art sont ainsi des illusions, des paréidolies dans lesquelles un discours se plaque sur lui. Il acquiert ainsi sa nature quasi sacrée, et à travers lui, on pense avoir accès à un « message ». Un message bien sûr délivré par un auteur, un prophète ou un dieu. Un sage ou un génie dans le meilleur des cas. Alors que le génie, pardon, il est peut-être un peu dans l’escroc ou l’illusionniste qui arrive à créer des paréidolies dans l’esprit du spectateur qui regarde l’objet qu’il a crée, mais il est surtout dans sa tête à lui d’interprète. Et c’est bien pourquoi il faut toujours s’autoriser à errer, à divaguer, autour d’une œuvre, d’un totem, parce qu’elles ne sont pas là pour nous « dire quelque chose », mais pour nous « faire dire quelque chose ».

Il n’y a pas que le « on » de la critique qui vise à côté de cette « expérience spectatorielle », il y a aussi l’expression « l’auteur a dit que ». S’il a réussi son coup, l’auteur n’a rien dit du tout. Ou ce qu’il voulait faire dire à son « objet », il a bien pris soin de le cacher pour profiter d’une forme d’effet Barnum de son objet sur son public.


Cinéma en pâté d’articles :

La critique et la politique des auteurs en questions

Article passionnant à lire sur Le Rayon vert au sujet de la critique :

De la critique de cinéma comme expérience spectatorielle