
Fury
Année : 2014
Réalisation : David Ayer
Avec : Brad Pitt
S’il y a des films détestables, moralement détestables, Fury en est un exemple parfait. Pour être honnête, qu’on puisse réaliser un tel film au XXIᵉ siècle, a le don de m’énerver. Je ne pensais pas ça possible. Le film fait tout simplement l’apologie des crimes de guerre.
Montrer des fils de pute agir dans une guerre, tant que c’est de la fiction on me dira, tout est possible et ç’a déjà été fait. La différence, c’est que le ton flirte avec la satire, l’amertume, et que le plus souvent, si on montre un ou plusieurs soldats ou officiers se rendre coupables de crimes de guerre, c’est presque toujours contrebalancé par l’intervention d’un autre personnage amené à exprimer son désaccord ou sa sidération : on connaît ça depuis les antihéros des films noirs, on n’est pas obligé de montrer des saints à l’écran, pas plus qu’on se doit de justifier leurs agissements. L’amertume, le côté noir, il est de présenter des comportements, certes, répréhensibles, voire carrément criminels, mais ce qui peut être une routine pour eux devient une critique, âpre et sans concessions, quand c’est présenté à travers un angle et un cadre social et psychologique déterminés (quand c’est la guerre, une guerre, c’est jamais propre, et on peut choisir de le dénoncer, pas en faire l’apologie). Dans ce cadre, le regard porté par celui qui raconte et qui filme, voire de ceux qui jouent et qui sont les figures animées de son récit, ses instruments, est toujours le même : les criminels présentés sont conscients d’en être, ils ont leurs raisons d’agir ainsi, ce qui n’excuse rien, mais en aucun cas, les pires de ces salauds iraient prétendre qu’ils sont autre chose que des criminels. Leur conscience d’agir comme des criminels, c’est la conscience du spectateur. Et c’est aussi l’assurance de ne pas être suspecté, comme je le fais ici, d’aller dans le sens des criminels que l’on dépeint, de ne pas en faire l’apologie.
La différence de point de vue, elle peut parfois être subtile, et j’ai souvent eu à l’exprimer, le meilleur exemple à ce propos, c’est Tueurs nés. Tarantino écrit une histoire sur des criminels, tout semble dans son écriture aller dans leur sens, sauf que pour se démarquer des aspirations criminelles de ses personnages, Tarantino a sa manière bien à lui de dévier le regard, de prendre assez de distance avec l’action et ses personnages, pour laisser aucun doute sur sa manière de voir (et donc de présenter) ses personnages : oui, il est fasciné par la violence, mais il en fait des monstres, qui parce qu’ils jouent avec eux, ne sont clairement entre ses mains que des pantins de foire et des automates de trains fantômes. Tarantino joue aux cow-boys et aux Indiens, rien de plus. Et dans ce cadre, il n’a pas à approuver ou non les agissements des massacres des uns ou des autres : tuer, c’est jouer, pourchasser, c’est jouer à cache-cache, discuter, c’est parader, jouer à trouver la meilleure repartie que son adversaire.
Cela a beau être un jeu, il faut, malgré tout, du doigté pour le mettre en scène. Parce que la mise en scène, ce n’est pas qu’une question de technique, c’est aussi et beaucoup une question d’approche. Oliver Stone s’y était cassé les dents. Et son épigone, David Ayer, la subtilité, il la viole au goulot de bouteille.
On va y aller crescendo. Ce qui me hérisse d’abord dans ce film, c’est l’habituelle attitude de connard que Brad Pitt semble aimer endosser. Toujours le même air autosatisfait, tendu vers un coin, semblant à chaque seconde se retenir de cracher une chique imaginaire qu’il garderait derrière les lèvres. Un tic chez lui pour faire croire à une intense réflexion après la réplique d’un partenaire quand on serait sans doute plus près de la constipation ou de l’exemple type du mauvais acteur adoptant des tics pour éviter qu’on le regarde. Je n’aime pas Brad Pitt, et ça ne date pas d’aujourd’hui. Je peux toutefois m’accommoder de sa présence quand un certain nombre de personnages joue suffisamment bien le rôle devenu indispensable de contrepoint. Rien de cela ici : les demeurés qui l’accompagnent non seulement agissent et adoubent sa présence de cow-boy psychopathe (je ne dis pas que c’est ce qu’il est, mais c’est ce qu’il joue depuis des siècles), mais en plus l’imitent. L’imitation, puisqu’on est au cœur d’un « film d’équipe », elle est aussi à reproduire sans fin ce que faisait Ridley Scott avec Alien, très vite recopié à maintes reprises par James Cameron notamment (de Aliens à Abyss) ou par d’autres. Un équipage depuis celui du Nostromo se doit toujours d’être vulgaire…, mais cool. Et c’est bien le cool qui pose problème. Un personnage cool, c’est un personnage positif qui nous amuse. Et quand tous les personnages vont dans le même sens alors que pas une goutte de second degré ne dépasse de la tonalité du film, ce n’est plus pour contextualiser socialement un groupe par rapport à un autre ou par rapport à un autre personnage plus nuancé, ce n’est plus non plus une satire ou une critique des atrocités qu’on est en train de montrer, c’est clairement qu’on s’identifie à ces personnages, qu’on adhère à leurs instincts les plus bas, bref qu’on fait l’apologie de leur mode de vie et de leurs actes.
Ici, on me dira que tout cela est justement nuancé par la présence de la recrue. Sauf que si le procédé de faire intervenir un candide est souvent utilisé dans un film immersif pour qu’on découvre avec lui son nouvel environnement, pour servir de contrepoint à l’horreur dépeinte, et montrer clairement qu’on n’adhère pas à ce qu’on montre par ailleurs, David Ayer, lui, s’en sert dans l’optique d’en faire un film initiatique. Et là c’est tout autre chose, parce qu’un film initiatique est censé transformer le candide (qui représente fondamentalement le spectateur à l’écran) en mieux, lui faire aller vers la lumière, etc. Rien de ça ici (sauf précisément si on estime qu’un crime de guerre, c’est aller vers la lumière), car il s’agit de le faire accepter de tuer des ennemis sans états d’âme et de cautionner ou de participer (le cas échéant) à des crimes de guerre.
En quoi ce sont des crimes de guerre ? Eh ben, c’est tout con. Tuer des ennemis qui vous canardent ou qu’on cherche à déloger de leur position, c’est la guerre. Achever un soldat (qu’il soit ou non officier, SS, n’y change rien) venant d’être fait prisonnier, eh bien ça, c’est un crime de guerre. L’idée n’est pas de dire qu’il n’y a pas eu de crimes de guerre pendant la Seconde Guerre mondiale ; l’idée, c’est de cautionner un tel crime en le faisant passer pour une épreuve initiatique. L’apologie, elle est là. Grandir par le crime. Le film est tellement rempli de sensiblerie pseudo-masculine qu’il y a peu de doute quant à la possibilité que tout cela ne soit que du second degré.
Pour le reste, si on n’est pas forcément au niveau d’autres crimes de guerre, on flirte souvent tout de même avec la ligne rouge avec en permanence la même justification de la violence, afin d’en faire une exaltation de l’homme brutal, vulgaire et criminel. On reproche à notre candide de ne pas avoir tiré sur des enfants soldats, et on l’incite à violer une jolie Allemande (forcément consentante, hein, la preuve, il a su la séduire en lui jouant du pipeau). Le message ne peut pas être plus clair. Tuer, violer, boire, jurer, rouler des mécaniques, c’est ça devenir un homme.
Et à chaque fois, summum de la pourriture hypocrite, un peu comme le ferait l’avocat du diable pour justifier de son sadisme, on nous montre la sale gueule de Brad Pitt en train de mouiller ses joues de cow-boy attendri. Le sous-titre est surligné en gros : des enfants soldats ?! mais putain, ces sales nazis osent utiliser des enfants soldats ! (une larme) ; un putain de SS achevé dans le dos ?! mais putain, ce qu’il faut pas faire pour initier les recrues ! (une larme) En gros, si ce fils de pute est un criminel, c’est LA FAUTE DES AUTRES ! On devrait le plaindre, les crimes de guerre, il ne les fait pas de bonté de cœur, c’est pour ramener la paix dans le monde.
Même topo avec la longue séquence où notre ami Brad s’invite à la table des deux jolies Allemandes. Le sergent instructeur et sa recrue un peu tendre, le Pygmalion et sa Galatée. Hou là là, ne craignez rien amis spectateurs : vous avez peur pour elles, qu’est-ce que vous feriez, vous, dans une telle situation ? Vous les violeriez petits coquins ? Eh ben, non, combien votre esprit est mal tourné ! c’est la scène initiatique clé du film ! Regardez comment notre Brad Pitt, notre héros criminel national, se tient avec des Mädchen : il propose… de leur faire cuire un œuf ! Parce que papa Pitt n’a qu’une seule exigence en présence de ces demoiselles : se débarbouiller la figure. Notre criminel de guerre n’est pas un sauvage ! Et là, il faut rapprocher ça des officiers SS (voire de la terrible garnison du « mal » rencontrée à la toute fin du film semblant sortir toute rutilante de l’usine ou d’un rêve de Leni Riefenstahl), parce que cette préoccupation inattendue, presque initiatique, c’est l’image qu’on se fait habituellement de l’officier allemand. Bref, retour à la normale, le monstre qu’est le personnage de Brad Pitt, se dévoile tel qu’il est par nature : une saloperie de fasciste propre sur lui, tellement délicat et attentionné avec les femmes… Un véritable gentleman. (Ce même gentleman qui priera sa recrue d’emmener sa belle Allemande dans la chambre voisine pour la baiser, faute de quoi il s’occuperait d’elle à sa place. Vraiment trop bon.)
Cette séquence de viol présentée comme une jolie amourette entre jeunes tourtereaux, c’est un peu la séquence du SS tiré dans le dos étirée en longueur. Le tour de force raté du film : l’instant poétique, le moment où on se pose et où on se dit qu’un tel rôle féminin aurait été idéal pour une Meryl Streep jeune. D’un crime, on en fait une épreuve, une expérience pédagogique. Je peux l’écrire en gros : UNE EXPÉRIENCE PÉDAGOGIQUE.
Comment, elle est consentante ? T’as deux soldats qui s’invitent chez toi, qui te trouvent cachée sous le lit, qui s’assoient à ta table sans rien demander, et puis d’un coup, parce qu’il joue La Méthode rose et que tu fais mine de trouver ça joli pour sauver ta peau, ça veut dire que t’es consentante ?! On te met le couteau sous la gorge, on te dit « on baise ou je te tue », t’acquiesce, tu te fais baiser, et c’est pas un viol ?!
Film de tarés.