Le Bébé de Mâcon, Peter Greenaway (1993)

Savante mise en pîèce

Le Bébé de Mâcon

The Baby of Mâcon

Note : 4.5 sur 5.

Titre original : The Baby of Mâcon

Année : 1993

Réalisation : Peter Greenaway

Avec : Julia Ormond, Ralph Fiennes, Philip Stone

TOP FILMS

Il y a deux aspects dans le film. Le fond, le sujet, assez complexe à comprendre et à cerner, et la forme, alambiquée, incroyablement sophistiquée, et sans doute la marque habituelle du cinéaste. Il navigue sans cesse entre distanciation et identification pour mieux nous perdre et mieux nous choquer dans la scène du viol terriblement éprouvante. Tout le récit tend vers cette scène choc où le spectateur ne sait plus ce qu’il voit. Un vrai coup de génie, une parfaite maîtrise du contrôle narratif sur le spectateur par le biais de procédés contradictoires. À force de mises en abîme, on a le vertige et on n’y comprend plus rien.

L’histoire donc. C’est un peu complexe, mais je vais essayer d’être précis et de noter à chaque fois l’angle de mise en scène, pour situer le niveau d’identification du spectateur.

On assiste à une pièce dans un théâtre en Italie semble-t-il au temps de la Renaissance. On y joue devant le Prince, une « moralité », c’est-à-dire une pièce morale de la fin du Moyen Âge : Le Bébé de Mâcon. Mâcon étant une ville française et tout ce petit monde censé être italien jouant en fait bien sûr en anglais (Greenaway commence à compliquer la chose).

Le Bébé de Mâcon, Peter Greenaway 1993 The Baby of Mâcon | Allarts, Union Générale Cinématographique (UGC), La Sept, Cine Electra, Channel Four Films, Canal+

La ville (Mâcon) vit une période sombre : les femmes sont stériles, tout comme les animaux, c’est la famine… Bref, le sort semble être tombé sur la ville. La thématique de la moralité ici, c’est : « la copulation est une affaire sérieuse et les fruits qu’on en retire sont négligeables, sauf la maladie et la tristesse. » Accouche alors une vieille dame monstrueuse, qui va donner naissance à un magnifique bébé. À ce moment, on est toujours dans la pièce : la caméra de Greenaway circule entre la scène et le public. Petit problème toutefois, le plus souvent, la séparation entre l’une et l’autre est vraiment mince, comme quand le Prince, censé assister à la représentation, s’immisce dans la pièce, commente, mais aussi, interagit avec celle-ci ! Il est à la fois spectateur, commentateur et acteur… Et il en sera donc ainsi pendant toute la pièce — ou le film.

L’enfant naît donc et immédiatement, il est pris sous la garde de sa sœur qui veut se servir de lui en le faisant passer pour son enfant et qu’elle aurait donc eu parfaitement vierge. Là encore Greenaway cherche à nous embrouiller : l’enfant est censé être un enfant comme les autres, une supercherie, un faux prophète, pourtant il va lui donner les pouvoirs d’un dieu… La sœur cache sa mère et profite des avantages que lui procure l’enfant (on est en plein dans la contradiction parce qu’à ce moment la ville retrouve des récoltes, etc.).

Viennent alors l’évêque de Mâcon et son fils (oui, oui son fils, chose parfaitement commune au Moyen Âge). Tous deux doutent de la « sainteté » de l’enfant. Mais la sœur (qui se fait donc passer pour la mère — dans la pièce jouée) prétend toujours être la mère vierge de l’enfant et demande qu’elle soit examinée pour certifier de sa virginité. Une fois confirmée, elle cherchera à séduire le fils de l’évêque. Mais alors qu’elle se donne à lui dans une étable devant son jeune frère, ce dernier commande à un bœuf de tuer le fils de l’évêque parce que lui veut que la supercherie se poursuive, mieux qu’elle prenne sens en obligeant sa sœur à rester vierge. Le fils se fait donc massacrer par des coups de corne et toute la scène est dévoilée devant la foule. On ôte la garde de l’enfant à sa sœur et l’église prend l’enfant sous son aile.

L’évêque qui était au départ sceptique quant au caractère saint de l’enfant se venge de la mort de son fils en utilisant l’enfant à son tour comme le faisait sa sœur et en dupant les foules. Mais la sœur vient une nuit assassiner son jeune frère pour… se venger. La ville se trouve alors dans une impasse, car il faut punir la criminelle. Seulement, elle reste vierge, et on ne pend pas une vierge. La solution viendra du Prince qui proposera de laisser la pécheresse à quelque deux cents miliciens qui se chargeront de sa virginité.

On arrive donc à la scène choc du film. La longue scène en plan-séquence du viol de la sœur par les miliciens. Greenaway joue une dernière fois de sa baguette de magicien et nous fait pénétrer derrière les coulisses, derrière les voiles du lit à baldaquin où la sœur, dans la pièce se fait violer. Et là…, ce n’est plus le personnage, mais l’actrice italienne, qui va se faire violer successivement par chacun des quelque deux cents acteurs. Par la même occasion, elle révèle qu’elle est réellement vierge (tant qu’à être dans l’horreur autant y aller à fond). La caméra s’écarte et erre sur la scène autour des autres personnages ou spectateurs (parfois les deux) obligés d’assister comme nous à la scène, tandis qu’on entend en fond les cris de l’actrice et qu’on compte un à un les miliciens/acteurs et qu’on ponctue chaque viol en faisant tomber une quille sur un grand échiquier qui se tient au centre de la scène… L’impression à cet instant est horrible : le récit jouant sans cesse entre les deux mondes, celui de Mâcon et celui du spectacle italien, on a du mal à comprendre la situation en se disant que c’est aussi un film, on est juste perdu par les différents degrés de mise en abîme et on est tenté de croire qu’il s’agit d’un véritable viol collectif, auquel tout le monde est témoin sans se douter. Au moment de pendre la pécheresse, on se rend compte que ce n’est plus la peine, car elle est déjà morte et là quelqu’un s’écrie : « Quelle incroyable actrice ! ».

La pièce se finit sur le dépouillement de l’enfant : on commence par ses habits, puis on le découpe en morceaux, chacun voulant un bout de l’enfant saint… Le rideau tombe, et le récit reste dans le cauchemar quand les acteurs saluent et qu’on exhibe au-devant de la scène, l’acteur qui jouait le fils de l’évêque (tué par le bœuf) et l’actrice qui jouait la sœur… Shakespeare disait que la vie était un théâtre où chacun devait y jouer son rôle, Greenaway semble vouloir y rappeler que le théâtre est également un rêve, un cauchemar, et que parfois on ne sait très bien si on est éveillé…

Pour moi, le meilleur film de Greenaway, le plus dérangeant, le plus fou, le plus complexe, le plus incompréhensible (et ce n’est pas toujours un compliment). Toujours aussi dérangeant, troublant, après un second visionnage, même en connaissant le procédé. L’ivresse de la mise en abîme…

À signaler, comme d’habitude, la mise en lumière du film de Sacha Vierny. Pour Greenaway qui a toujours voulu jouer de l’esthétisme dans ses films, je comprends mal comment il peut demander à ce directeur de la photographie de travailler pour lui… Là encore ça peut aller, les décors et le côté théâtral font qu’on oublie l’image, mais dans ses autres films l’image est vraiment dégueu. Il a aussi fait la photo de Stavisky (sans doute le plus mauvais et le plus moche film de Resnais), Mon oncle d’Amérique (tout aussi dégueu) et le film de Duras, Baxter, Vera Baxter. Il est passé chez Greenaway après avoir fait son dernier Resnais, et cette fois un bon (me rappelle plus de la photo, mais là, ça ne semblait pas vraiment nécessaire d’avoir de belles images), L’Amour à mort.

Pour les acteurs, l’un des deux rôles majeurs dans la carrière de Julia Ormond (l’autre étant Le Barbier de Sibérie) ; pour Ralph Fiennes, le début de sa longue carrière au cinéma (il tourne tout de suite après ce film, La Liste de Schindler).



Sur La Saveur des goûts amers :

TOP FILMS

Top films britanniques

Liens externes :


Peter Greenaway

 

crédit Peter Greenaway Le Bébé de Mâcon, 1993 The Baby of Mâcon Allarts, Union Générale Cinématographique (UGC), La Sept, Cine Electra, Channel Four Films, Canal+ (6)

Classement :

10/10

9/10

  • The Baby of Mâcon (1993)

8/10

  •  Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant (1989)
  • Vertical Features Remake (1978 Short Film)
  • Windows (1975)

7/10

  •  Meurtre dans un jardin anglais (1982)
  •  The Pillow Book (1996)
  •  H Is for House (1973 Short Film)

6/10

  •  Drowning by Numbers (1988)

5/10

  •  Le Ventre de l’architecte (1987)

*Films commentés (articles) :

 

Le Bébé de Mâcon, Peter Greenaway 1993 The Baby of Mâcon Allarts, Union Générale Cinématographique (UGC), La Sept, Cine Electra, Channel Four Films, Canal+ (12)Le Bébé de Mâcon, Peter Greenaway 1993 The Baby of Mâcon Allarts, Union Générale Cinématographique (UGC), La Sept, Cine Electra, Channel Four Films, Canal+ (9)Le Bébé de Mâcon, Peter Greenaway 1993 The Baby of Mâcon Allarts, Union Générale Cinématographique (UGC), La Sept, Cine Electra, Channel Four Films, Canal+ (8)

Le Bébé de Mâcon, Peter Greenaway 1993 The Baby of Mâcon Allarts, Union Générale Cinématographique (UGC), La Sept, Cine Electra, Channel Four Films, Canal+ (1)

Le Bébé de Mâcon, Peter Greenaway 1993 The Baby of Mâcon | Allarts, Union Générale Cinématographique (UGC), La Sept, Cine Electra, Channel Four Films, Canal+

 

Peter Greenaway

The Pillow Book, Peter Greenaway (1997)

Pillow Talks

The Pillow BookThe Pillow Book, Peter Greenaway (1997) Année : 1997

7/10

IMDb  iCM

Réalisation :

Peter Greenaway

Avec :

Vivian Wu
Ewan McGregor
Yoshi Oida

Journal d’un cinéphile prépubère : 16 mars 97

Le film a deux grandes qualités : le thème et sa mise en scène. La sensualité — rare chez les cinéastes, quand elle n’est pas morbide — du thème du film, celui d’écrire sur le corps de ses amants, est somptueuse. La photographie, le cadrage et le montage la mettent parfaitement en valeur. Surtout, c’est la révolution technique de la mise en scène. Greenaway a eu l’incroyable culot d’introduire ce procédé d’inserts de plans sur le même plan/écran. L’idée est intéressante, le cinéaste propose un langage innovant et installe déjà quelques nouvelles conventions pour le comprendre. Le début très dense — sur différents points de vue narratifs — est trop lourd et le cinéaste se perd dans le procédé. Il utilise deux plans d’action dramatiques sur l’écran (qu’il faut suivre pour comprendre l’évolution de l’introduction, le passé des personnages avec le récit de la fille en off de sa jeunesse…). Le spectateur ne sait alors quoi suivre. En voulant trop donner, Greenaway ne donne rien ; et on reste froids et imperméables à ce récit, même si on peut être subjugués par l’esthétisme, la mise en scène, le sujet et le procédé. C’est plutôt habituel chez Greenaway, mais d’habitude il nous perd à force de distanciation, de plans-séquences en plan moyen qu’il faut décrypter comme des énigmes ou un jeu des sept erreurs.

The Pillow Book, Peter Greenaway (1997) | Kasander & Wigman Productions, Woodline Films Ltd., Alpha Film

Et puis, tout à coup, est-ce qu’on s’habitue au procédé, est-ce que, l’introduction passée, on peut enfin profiter d’une action resserrée avec une action au présent ? Quoi qu’il en soit dès que l’histoire d’amour est véritablement lancée l’envoûtement peut alors commencer.

Les inserts ne servent qu’à composer avec un « plan maître » la même partition d’un même film. On comprend qu’on peut fixer notre regard à un endroit ou l’autre de l’écran, on ne craint plus de perdre quelque chose puisque la situation est la même, montrée sous différents angles, ou simplement les inserts ne s’appliquent plus qu’à nous proposer des images d’ambiances. L’enchaînement des séquences est plutôt astucieux, car les actions dramatiques deviennent progressivement des actions d’ambiance, soit par leur immobilité, soit par leur répétition.

Le cinéaste nous montre alors bien ce qu’il veut, et on sent, comme il le fait souvent, qu’il peut nous diriger à sa guise, et nous manipuler. C’est aussi à cet instant que, fatalement, les séquences se faisant plus longues, la mise en scène devient plus sensuelle. Certains plans, en particulier les gros plans, seront si précieux et mémorables qu’on les réutilisera par la suite. Le procédé permet ainsi d’user des leitmotivs sans altérer la continuité du film.

Après la mort de l’amant (scène extraordinaire), Greenaway a su nous intéresser à nouveau au récit (celui de l’éditeur, un sujet moins sensuel), car pour le spectateur, le film qui avait commencé à l’arrivée du personnage d’Ewan McGregor ne pouvait se finir qu’à sa mort. Le procédé est utilisé moins maladroitement qu’au début, on reste au présent, et on gagne en fin de compte une mise en scène superbe : surtout lors de la scène de l’éditeur (quand le néant et le silence agissent de pair).

Il faut avouer qu’on ne s’intéresse pas au thème des divers livres (encore la fâcheuse habitude chez Greenaway de s’intéresser aux nombres). Heureusement, le cinéaste use alors d’humour. Mais le procédé paraît plus adapté à un thème réclamant l’appel à des ambiances, un peu comme si tout à coup, dans certaines scènes, une musique apparaissait et semblait de trop.

L’utilisation du noir et blanc pour identifier le futur est très réussie ; tout en étant en rapport avec l’introduction, l’explication en moins, le récit paraît bien moins laborieux.

Un film qui tend vers une certaine forme d’universalisme, d’abord à travers son cosmopolitisme, mais aussi grâce à l’emploi dramatique que fait Greenaway de ce thème. Le récit devient plus mystérieux, comme une incursion intempestive dans l’intimité des personnages. Il n’y a plus de personnages publics, pas de vie ou de relation publique ; les rapports sont artificialisés pour aller droit au but. C’est une sorte de ghetto où se mélangent et s’affrontent des idées, une intrusion secrète et malsaine, dévoilant les fantasmes refoulés, comme dans Family Life.

L’œil du spectateur est curieux, ce qui fait naître en lui le fantasme du voyeur, d’autant plus que la mise en scène suggère et développe l’imagination entre le réel et l’irréel (comme dans le Bébé de Mâcon), rien n’est certain, on suit intrigués, plutôt qu’une autopsie objective d’un récit qui prend parti envers les personnages (il y a un rapport assez malsain et illégitime envers les personnages, on aura l’impression qu’on nous dit « regardez comme ils sont bêtes »), on reste libre, la mise en scène reste honnête et ne nous impose rien (peut-être est-ce dû à l’art de manipulation de Greenaway).

Le cinéaste ne porte aucun jugement, même sur les personnages les plus antipathiques. Il semble les comprendre, les défendre, comme dans une forme de recherche affective authentique d’un artiste envers sa création, envers le monde. Cela sonne en fin de compte comme une morale simple, dénuée d’a priori, de jugement, une liberté généreuse et suggestive qui flatte le spectateur plutôt qu’un hymne à l’égocentrisme. Il y a un peu de Kieslowski dans ce regard porté sur les personnages. Greenaway cherche à les comprendre, sans parti pris, en les montrant dans des situations qui nous semblent authentiques, sans tricher, et cela toujours en nous proposant une tonalité ambiguë qui pousse le spectateur vers des fantasmes et l’imagination.