Un homme et une femme

Les Fiancés de Glomdal
Titre original : Glomdalsbruden
Année : 1926
Réalisation : Carl Theodor Dreyer
Avec : Einar Sissener (Tore), Tove Tellback (Berit)
— TOP FILMS —
Excellent western, on pourrait dire. On y retrouve exposés les mêmes thématiques champêtres, les mêmes valeurs traditionnelles, les mêmes problématiques simples… Et l’histoire est à la fois la plus vieille du monde, la plus efficace et la plus répandue… de l’Iliade à Roméo et Juliette : un jeune couple qui s’aime, et une union interdite par les conventions sociales de l’époque (et beaucoup par le père intéressé par un mariage arrangé avec un plus riche propriétaire terrien).
Passé l’opposition très classique de la fable, Dreyer se révèle être un maître du suspense avec une gestion particulièrement efficace du montage. Pour passer d’une « phrase » à une autre, quoi de mieux que le montage alterné ? Le procédé, sans en venir forcément aux effets de tension surtout remarquables dans les dernières séquences du film, se montre toujours utile pour conter une histoire, exposer une situation, plan par plan, avec comme principe, toujours, du « un plan, une idée ». Le cinéma n’est jamais aussi expressif que quand il tend vers ce langage fait d’oppositions, d’alternance, entre les plans, qu’on enchaîne comme on passe d’un wagon à un autre dans un train en marche… Toujours le même cadre, le même cap, mais jamais le même décor, la même idée, et une situation qui évolue au fil des découvertes et à mesure qu’on se rapproche des wagons de tête. Le sens naît alors souvent moins de ce qu’on montre à l’écran (ou plus tard, de ce qu’on y dit) que de ce qui se passe entre deux plans — l’écart signifiant, comme un jeu des sept erreurs. Le cinéma n’est plus alors la vérité 24 images par seconde, c’est de la sémantique dont la logique s’articule un plan après l’autre.
Il est intéressant de noter par exemple que le tournage a été très court et que Dreyer a été obligé de beaucoup improviser. Probable alors que ces impératifs l’ont poussé à aller à l’essentiel, à forcer une ligne directrice simple, et par conséquent à utiliser des effets qu’il connaissait déjà mais de façon systématique, comme une nécessité de se raccrocher à un système rassurant, plutôt basique mais efficace. Ainsi poussé à la rapidité, on peut penser qu’il ne pouvait s’attarder sur des essais de mise en place, à certaines errances. Une « écriture » d’un jet, presque. Et c’est bien l’impression que donne l’ensemble, car quand si tout d’un coup le film tourne au thriller à la fin, on n’en est pas surpris, car même avec une romance jusque-là tout ce qu’il y a de plus basique, Dreyer s’évertuait déjà à employer ces principes de concisions et d’alternance qu’il utilisera dans ces scènes de grande tension…
La photographie, avec ces scènes en extérieurs, le plus souvent capturées me semble-t-il avec une petite focale, est magnifique, parfaitement rendue par la copie numérique. Ces paysages donneraient presque envie de se rouler dans l’herbe.
On y retrouve encore l’humour pince-sans-rire, et de l’humanité à la Dreyer, marque des plus grands, autrement dit ici la capacité à mettre en scène deux personnages auxquels on ne doute pas un instant de leur amour…
Un exemple du talent de mise en scène de Dreyer illustrant le rapport amoureux de ses deux personnages. Quand Tore, le fiancé, plaque sa belle contre un mur de rondins de bois, il pose ses mains au-dessus des épaules de Berit et ne bouge plus pour la regarder, défier et provoquer son désir. Là, Berit a un mouvement, d’abord des yeux vers la bouche de Tore, et un autre presque aussitôt, du cou, en avant, signifiant ostensiblement son désir d’être embrassée. Mais Tore à ce moment n’y répond pas, comme pour frustrer sa belle qui, il le voit bien, le dévore des yeux. Elle a alors un large sourire, attendant avidement son amoureuse pitance, et c’est seulement après un temps qu’il daignera l’embrasser.
Il y a beaucoup de jeux (de regards, de mains, de corps) de ce type entre les deux amoureux. Un langage visuel (qui se superpose au langage structuré du montage) qui est juste dans sa description du flirt des premiers temps de l’amour.
À un autre moment, quand Berit est alitée, il vient sur elle. Ils sont habillés, mais le corps l’un sur l’autre, poitrine contre poitrine (du moins on l’imagine parce qu’ils sont en gros plan) et il vient — encore — l’embrasser (et ce n’est pas un de ces baisers de cinéma, qui meurent presque aussitôt qu’ils se produisent, comme figés dans leur posture imposée, car ce qui est charmant dans les baisers, au cinéma ou ailleurs, ce n’est pas quand les lèvres se joignent et se pétrissent, c’est au contraire l’insistance à se faire face sans se toucher, ou si peu, quand le désir est encore plus pressant que la jouissance, qui elle n’est jamais qu’un effleurement éphémère impossible à rendre à travers l’image). On a ici une image et une situation pourtant commune, mais assez peu montrée au cinéma (en tout cas de cette manière, si touchante, car à la fois sensuelle et pleine de pudeur, de tendresse, aussi beaucoup, parce que ces baisers ne sont pas de la béquée d’amoureux, mais bien des gestes tendres, sur la main et la joue, peut-être même encore plus, une poitrine, en embrassant une autre) ; et sans doute encore moins à cette époque.
Une autre fois, quand Tore vient avec son père ramener le coffre de Berit chez son père, ce dernier est gêné à l’idée de serrer la main de son futur gendre, maintenant qu’il a accepté l’idée de lui accorder la main de sa fille. L’acteur qui interprète le père force un peu le trait en jouant le bougon, anciennement buté, et gêné d’avouer son retournement, mais on est touché surtout par la réaction du gendre, cette fois, toute en retenue : il sourit simplement, mais un sourire plein de tendresse et de compassion pour cet homme qui pourtant lui avait toujours montré que du mépris.
C’est grâce à ces détails d’humanité, cette justesse de ton, que Dreyer peut être considéré comme un excellent directeur d’acteurs. Alors si en plus, comme ici, malgré une histoire très banale (la seule astuce dramatique tient en l’entremise du pasteur qui saura convaincre le père de marier sa fille), il se montre particulièrement efficace en matière de montage, voire de suspense, que demander de plus…
Seule réserve, le traitement de ce bougon de père, et surtout du prétendant jaloux des deux fiancés : le revirement du premier sonne un peu trop facile à force de jouer les situations indépendamment les unes des autres et provocant ainsi un effet de ton sur ton inévitable quand on en oublie la logique générale ; quant au second, Dreyer ne lui laisse aucune chance et ne cherche pas à le défendre. Carl, mon ami, la jalousie peut aussi être une souffrance, et les crimes passionnels ne sont pas perpétrés par des monstres : tu as su avec d’autres films défendre un peu mieux ces opposants qui ne le sont pas par vocation ou par nature, mais poussés par les circonstances et les souffrances personnelles… Ce que tu avais réussi à faire avec La Quatrième Alliance de Dame Marguerite avec ton personnage principal, tu le rates ici avec deux de tes personnages secondaires… Tu manques d’un poil le chef-d’œuvre, mon Carlito adoré.
Un bon « western » comme je les aime : un homme, une femme, des gentils pour les défendre, des méchants pour jouer les trouble-fêtes, la nature sauvage, et au milieu de cette vie parfois brutale, toujours sincère et presque primitive, une société naissante mais déjà bancale, rouillée, corrompue, et qu’il faut aider à ré-humaniser.
Une jolie perle.
Certains des photogrammes de cette page ont été piochés sur le site dédié au cinéaste géré semble-t-il par l’Institut danois du cinéma : ici.