Le Temple du démon, Kenji Misumi (1969)

Godot et le démon

Note : 4.5 sur 5.

Le Temple du démon

Titre original : Oni no sumu yakata / 鬼の棲む舘

Année : 1969

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Shintarô Katsu, Hideko Takamine, Michiyo Aratama, Kei Satô

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Quelques notes contextuelles rapides, et deux ou trois réflexions foutraques, pas une critique.

Adaptation fabuleuse d’une pièce de Jun’ichirô Tanizaki (l’auteur du génial Passion de Masumura, de Tatouage, de Miss Oyu, d’une version des Sœurs Makioka déjà avec Hideko Takamine, d’un sympathique Okoto et Sasuke en 1935 ou d’un autre Masumura moins à mon goût, mais adapté apparemment d’un roman majeur du bonhomme : La Chatte japonaise). Kaneto Shindô est chargé de l’adaptation (s’il s’agit d’une pièce, je serais curieux de savoir en quoi consistait précisément son travail, à savoir son niveau d’implication dans le résultat final, notamment savoir si son scénario disposait d’un prédécoupage technique). Enfin, Kazuo Miyagawa, qui avait mis en lumière d’autres adaptations de l’écrivain (L’Étrange Obsession, Miss Oyu, Tatouage), collaborateur habituel de Mizoguchi, Kon Ichikawa, Masahiro Shinoda ou Akira Kurosawa, assure donc la photographie de ce magnifique huis clos crépusculaire. Jolie équipe de rêve pour une sorte de chant du cygne de la Daiei qui disparaîtra deux ans plus tard.

Je n’ai pas souvenir d’autre huis clos réalisé par Misumi, mais après avoir vu ses grands drames, il y a une forme de logique. Misumi a sans doute été choisi pour sa capacité à diriger les acteurs dans un sujet les mettant idéalement à l’honneur (vu que l’on sait désormais que c’était sa mission première dans les productions de la Daiei). En dehors de l’habituel Shintarô Katsu, Kenji Misumi peut compter sur une distribution de prestige pour l’occasion : réunir Michiyo Aratama et Hideko Takamine relève de l’exploit (et du fantasme réalisé). Il est à noter aussi que la carrière adulte de Hideko Takamine explose au moment de la version des Sœurs Makioka (je ne parle que d’elle dans ma critique), ce qui aurait permis, selon la fiche wiki, à l’actrice de devenir amie avec l’écrivain, d’où sa probable présence dans cette adaptation (l’écrivain a disparu quelques années plus tôt).

Le sujet d’abord est assez singulier. L’originale théâtrale n’est pas du tout dénaturée, au contraire. La femme d’un seigneur nihiliste qui l’avait abandonnée quelques années auparavant, exilé dans les montagnes où il s’est changé en voleur cruel, vient retrouver son jules sale et méchant dans un temple abandonné où il vit reclus avec sa maîtresse. Le seigneur voit d’un mauvais œil le retour de cette femme symbole de vertu et de dévouement, assurant qu’il n’a pas changé depuis leur séparation : démoralisé par les luttes incessantes couvant dans le monde, il a pris le parti de s’en écarter tout en profitant sans honte de tous les vices possibles. Le vol donc (il n’hésite pas à faire des raids dans les villages alentour), mais aussi la passion charnelle, ici symbolisée par une seule personne : le personnage du « démon », sa maîtresse, au discours assez peu équivoque (c’est une lutte symbolique du Bien contre le Mal, il ne faut pas y voir la moindre once de psychologie), incarnée par la magnifique Michiyo Aratama dans un de ses derniers rôles. Le triangle amoureux est bientôt rejoint par un moine errant. On devine l’opposition mise en œuvre par la suite… La lutte entre la tentation et la foi.

On reconnaît bien les sujets tordus et sexuels de Passion et de Tatouage (voire de L’Étrange Obsession dont je n’ai aucun souvenir). Dans ces quelques histoires, se faisait déjà ressentir une passion de l’écrivain pour les histoires ramassées tendant vers le huis clos ; ici, ce n’est plus une tendance, on y plonge à pieds joints. Huis clos nihiliste, apocalyptique et sensuel (des plans magnifiques sur la peau blanche et les seins de la doublure de Michiyo Aratama, que fait la police ?). J’ai songé à un moment à un mix improbable entre l’univers de Samuel Beckett et celui d’Oshima (celui de L’Empire des sens et des Plaisirs de la chair). Le sujet, c’est une chose ; l’exécution en est une autre.

Misumi assure parfaitement sa partition. Il ralentit le rythme et s’abstrait de tout réalisme dans sa direction d’acteur, comme à son habitude. La première séquence donne le ton : si on a vu le goût du metteur en scène pour les gestes lents et précis, ici, on frôle la lenteur pesante et l’hiératisme hypnotisant (on n’est pas loin de ce que proposera bientôt Kubrick dans Barry Lyndon). On songe peut-être au début de L’Intendant Sansho ou à Rashômon (deux films sur lesquels Kazuo Miyagawa a travaillé), à la lenteur encore de certaines séquences du Guépard, ou à celle de Tarkovski sur L’Enfance d’Ivan et Andreï Roublev. Pour les références japonaises et la lenteur (ainsi que le goût pour le huis clos), je ne peux qu’évoquer Yoru no tsuzumi, la couleur en moins, les films de Shirô Toyoda, et puis surtout des films de la nouvelle vague beaucoup plus propices à ce genre d’expérimentations comme L’Île nue (les dialogues en moins et le traitement du temps complètement différent ; quelques séquences d’Onibaba jouent aussi parfaitement sur la lenteur), Fleur pâle (et sans aller vers la lenteur, la recherche formelle et l’incommunicabilité de Yoshida), L’Approche de l’ombre de la nuit ou Kwaidan.

C’est donc ce qui est surprenant avec ce film tardif. 1969, on sent poindre la crise des studios (je le rappelle, la Daiei fera faillite deux ans plus tard), et au lieu de verser dans l’exploitation, la Daiei limite les moyens avec un huis clos tout en assurant l’essentiel (sujet, photo et acteurs). Il n’est jamais trop tard pour se rallier aux avancées permises par la nouvelle vague sans renier pour autant son identité : on reste dans un jidaigeki, on limite les effets trop expérimentaux, mais on adopte une forme lente adaptée à un public dit « exigeant ». On l’a vu dans les quelques drames réalisés par Misumi : loin de l’idée qu’on peut se faire de lui en maître de l’esbroufe, son génie, il a été, même dans ses films populaires, à diriger les séquences dialoguées (est-ce qu’on mesure à quel point Zatoïchi, c’est loin d’être une vulgaire série de joueur errant ? on y papote pas mal). Il faut voir comment Misumi ralentissait le rythme pour jouer sur la tension sexuelle entre deux amoureux qui ne peuvent se toucher dans Komako, fille unique de la maison Shiroko. Cette capacité à ralentir le rythme, Misumi semble toujours l’avoir eue. C’était des petites notes de nouvelle vague dans des chambara au sein d’un studio qui s’était fait connaître avant les années 60 pour sa capacité à proposer des jidaigeki sine katana remarqués dans les festivals en Europe. Pas forcément si étonnant de voir donc Misumi si habile ici à diriger ces acteurs dans un huis clos étouffant. Le plus triste, ce serait surtout de le voir attendre la quasi-faillite du studio pour se consacrer complètement à une forme que l’on pourrait croire éloignée de ses capacités premières. Simple regret de spectateur frustré : ce n’est pas Baby Cart qu’il aurait fallu réaliser par la suite, à la demande probable de Shintarô Katsu, mais des films lents, intimistes, théâtraux dans la lancée de ce Temple du démon, de ses drames en costumes avec Ayako Wakao ou avec Fujiko Yamamoto, et des chefs-d’œuvre moins serial des années 50 de la Daiei. Mais peut-être justement que face à la concurrence de la télévision, l’exploitation était la seule solution envisageable pour éviter la faillite… Ce serait triste de voir qu’un tel chef-d’œuvre aurait participé à la fin du studio.

Quoi qu’il en soit, je reste pantois devant ce film qui ne ressemble à aucun autre dans la carrière de Misumi. Un peu in extremis, en réunissant les meilleurs éléments du studio, à l’image du film avec son esprit fin de siècle/du monde, tout semblait réuni pour en faire un grand film. À ce titre, il serait injuste de ne pas évoquer la musique d’Akira Ifukube. Tiens donc, il avait composé la musique du très similaire Yoru no tsuzumi, déjà précité, ou de La Bête blanche de Naruse (un des rares films de Naruse jouant sur la lenteur et la tension sexuelle) et de nombreux autres grands films (Le Duel silencieux, Zatoïchi, Les Enfants d’Hiroshima, Dobu, Une femme de meiji, L’Enfant favori de la bonne, La Harpe de Birmanie, les Miyamoto Musashi d’Uchida, Les Onze Guerriers du devoir, ainsi que le dernier grand film de Misumi : Les Derniers Samouraïs). La musique contribue à l’étrangeté de l’atmosphère du film. Contrairement à ce que l’on pourrait s’attendre pour un jidaigeki d’inspiration classique (la pièce est certes — contrairement à nombre d’autres pièces issues du répertoire kabuki ou bunraku — moderne), le style est d’inspiration occidentale, une sorte de musique de chambre lancinante, minimaliste et macabre mêlant notes au clavecin et un riff à la Goldorak. Musique qui a la qualité, non pas de sautiller en cœur avec la situation, mais d’insister, comme un murmure moral et omniscient, sur la nature tragique et fataliste de la fable.

Un nouveau chef-d’œuvre dramatique pour Misumi en somme.


Le Temple du démon, Kenji Misumi (1969) Oni no sumu yakata | Daiei

Komako, fille unique de la maison Shiroko & Le Palais de la princesse Sen, Kenji Misumi (1960)

Double programme populaire

Note : 4.5 sur 5.

Komako, fille unique de la maison Shiroko

Titre original : Shirokoya Komako / 白子屋駒子

Année : 1960

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Fujiko Yamamoto, Katsuhiko Kobayashi, Mieko Kondô, Ganjirô Nakamura, Ryûzô Shimada, Minoru Chiaki, Fujio Murakami, Chikako Hosokawa

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Note : 4.5 sur 5.

Le Palais de la princesse Sen

Titre original : Sen-hime goten / 千姫御殿

Année : 1960

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Fujiko Yamamoto, Kôjirô Hongô, Katsuhiko Kobayashi, Tamao Nakamura, Ganjirô Nakamura, Isuzu Yamada, Takashi Shimura, Osamu Takizawa, Ryûzô Shimada

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Cela en devient un peu indécent de voir autant de drames tragiques ou de beaux mélodrames réalisés par Misumi invisibilisés parce qu’ils ne répondent pas au genre qu’on attend de lui ou que les distributeurs se sont fait de lui. Il ne faut pas s’y tromper, Misumi réalise ces tragédies exactement de la même manière qu’il tourne ses histoires de samouraïs ou de joueurs errants. Dans le genre jidaigeki pur (sine katana), il n’a parfois pas grand-chose à envier à Mizoguchi, par exemple.

Ses séquences sont toujours d’une intensité folle. Ses acteurs ne font jamais un geste de trop. On sent même avec les quelques extraits de théâtre kabuki que l’on peut voir ici ou là qu’il y a une filiation dans la logique de jeu : on est encore dans un jeu très codifié, mais si on adopte parfois des postures ou un petit temps d’arrêt pour exprimer ostensiblement la situation, grâce à ses nombreux gros plans et son montage très resserré, Misumi et ses acteurs reproduisent cette logique, mais l’adaptent aux regards et souvent aux seuls mouvements de tête. Grosse impression de puissance et de tension en retour. Et cela, que Misumi dirige un acteur de comédie, de chambara ou de drame, il s’y prend exactement de la même manière (ou les acteurs qui l’accompagnent répondent toujours aux mêmes codes épurés issus de la scène kabuki).

Tout au long de la riche carrière de Misumi à la Daiei, on l’a vu entouré des mêmes personnes ; plus encore ici avec ces deux films sortis la même année : équipe technique et acteurs sont identiques. On se demande presque sur combien de films une équipe pouvait travailler sur une seule journée… Mais la précision des acteurs et le génie de Misumi à les mettre en scène ne seraient rien sans des histoires fabuleuses à raconter. Ici, on est servi. Ces deux histoires, inconnues du grand public occidental, sont vraisemblablement de grands classiques au Japon. Elles font toutes deux références à des événements ou à des légendes connus ayant fait l’objet de multiples adaptations au théâtre et au cinéma.

Komako semble être inspiré de la vie tragique de Shirakoya Okuma et prend résolument fait et cause en faveur des amoureux déchus. Il s’agit d’une variation des Amants crucifiés. La fille d’une maison mal gérée est amoureuse depuis son enfance de celui qui a grandi avec elle, l’intentant du clan (ou de l’entreprise), mais sa famille cherche à la marier à un homme pas très beau, gentil, mais excellent gestionnaire qui aidera la maison à recouvrer la prospérité. Le père a la tête continuellement dans les nuages et la mère fricote en secret avec son coiffeur attitré (les joies de l’hypocrisie de la société japonaise derrière les paravents dorés des apparences et de l’honneur familial). À ce quatuor adultérin assez classique dans le genre des films de double suicide (ou d’amants crucifiés, donc) s’ajoute une étonnante note sérial avec une sorte de Fantômette qui va et vient dans l’histoire en coup de vent tel un deus ex machina égaré du plateau de tournage d’à côté. Même ce personnage fantaisiste, avec ses talents de voleuse et d’espionne, n’arrivera pas à déjouer le complot dont les deux jeunes amoureux seront victimes. Dans l’histoire originale, ce serait plutôt eux qui se rendraient coupables de complot ; ici, la mort du mari est fortuite, et le complot est ourdi par l’amant de la mère, complot consistant à accuser l’amant de la jeune Komako pour l’écarter d’elle. Le plus étonnant dans l’affaire, c’est encore le final. Comme dans toute bonne tragédie qui se respecte, le récit réunit tous les protagonistes (enfin ceux qui ne sont pas encore morts), et de manière assez remarquable, il ressort de cette grande scène à faire un constat pas si tragique que ça : tous ont leur raison. Mieux, ils cherchent à trouver la meilleure solution pour le couple adultérin (on insiste sur le fait qu’ils s’aiment depuis l’enfance). Le père finit par marier symboliquement les deux amants illégitimes. Avant, bien sûr, que l’honneur des apparences soit sauf et que tout ce petit monde soit généreusement humilié en place publique.

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Avec Le Palais de la princesse Sen, on monte dans la hiérarchie de classe. D’une maison frôlant la faillite, on passe aux aventures amoureuses, voire sexuelles, de la fille du shogun. L’histoire semble avoir été maintes fois adaptée (la Daiei avait produit un Princesse Sen six ans auparavant avec Machiko Kyô et un tout jeune Raizo Ichikawa ; l’histoire serait inspirée de la vie de Senhime). Comme à son habitude, Misumi filme les histoires d’amour comme des thrillers. Et peut-être plus ici comme un film d’épouvante. Tous les codes du film du fantôme au début du film sont là : on sent poindre la femme croqueuse d’hommes, la sorcière qui envoûte ses victimes, et le récit prend un aspect de conte (façon Histoires qui sont maintenant du passé) fantastique qui montre déjà qu’on n’est pas tout à fait dans des récits en costumes ou des romances sages imbriquées dans des luttes de pouvoir, mais déjà un peu dans du cinéma de genre (entre Alexandre Dumas et Barbey d’Aurevilly, quand l’Histoire sert de prétexte à développer des récits populaires). Mais un fantastique ludique : on s’amuse du côté répétitif du destin des hommes que la fille du shogun voit débarquer devant elle avant de les voir systématiquement disparaître. L’histoire prend une tournure encore plus mystérieuse quand, forcément, le shogunat s’en mêle et cherche à s’enquérir de ce qu’il se passe réellement au sein du château, car les rumeurs vont bon train, et il en va de la réputation des Tokugawa.

On appâte ainsi la princesse avec un jeune et beau garçon. Celui-ci est vite invité à rejoindre le château où il est appelé à danser devant l’objet de sa mission, la princesse. La princesse Sen, comme avec tous les autres avant lui, s’entiche du bel homme, et bien sûr, à ce moment-là du récit, on se dit qu’on va peut-être en finir avec les assassinats dispersés dans les douves (dans les contes, il y a toujours un basculement où la répétition cesse). Toutes mes conquêtes passées finissaient par connaître cette technique que je ne manquais pas d’appliquer à chacune d’entre elles : c’est quand on se refuse à une femme qu’elle vous porte le plus d’attention. Bon, évidemment, il faut arriver déjà à un certain point de proximité, j’ai maintes fois tenté ma chance dans la rue, et l’indifférence… laisse étrangement indifférent. Vous voyez où je veux en venir : c’est parce que monsieur prétendument danseur itinérant est espion qu’il ne peut totalement (encore) s’adonner aux plaisirs de la chair ou prétendre (comme tous les autres, aveuglés surtout par l’ambition de plaire à la fille la plus en vue du pays) éprouver des sentiments profonds pour la princesse. C’est parce qu’il lui résiste qu’il lui plaît, et parce qu’il lui plaît… qu’elle lui plaît.

C’est ici que s’opère un autre basculement majeur du récit : adieu l’aspect conte fantastique tendance comico-scabreuse, bonjour le drame politique qu’on sent vite devenir tragédie. Pas d’histoires d’amour contrarié sans complot, et pas d’histoires d’amour interdit sans opposition ou dilemme, très cornélien, entre devoir et passion. Chacun des deux amants est contrarié, d’ailleurs, par un devoir propre (et forcément contradictoire avec celui de l’autre). Celui de l’espion, bien sûr, est de ne pas révéler sa nature… Quant au complot dont ils seront victimes, il vient de loin et propose là encore une vision revisitée de l’histoire originale. Il est imaginé par la sœur d’un ancien amant de la princesse qui, aidée de son propre clan, est parvenue à rentrer au service de la princesse, lui mettre entre les bras des hommes dont elle ignorait jusque-là le sort funeste : les tuer une fois sortis permettant aux comploteurs de répandre à l’extérieur du château des rumeurs qui entacheraient la réputation de la princesse… Tout ça pour finir par assassiner la princesse le jour anniversaire de cet ancien prétendant déchu. (Certains ont la vengeance facile.)

C’est tellement tordu (et joliment grotesque) qu’on reste dans le conte ou la fantaisie. Mais on y croit, justement parce que tout est joué avec gravité et justesse (là aussi, en art, un mariage rarement heureux et durable).

Comme dans le film précédent, les dernières minutes sont remarquables à la fois d’intensité et de tact (autre mariage impossible). Comme tous bons amants dont la condition est divulguée en place publique, il convient de préserver honneur et apparences. Et cela commence, contrairement aux deux amants du film précédent, par les séparer. À l’un, la mort par seppuku, à l’autre, l’obligation de se faire nonne (ou de bonzesse, tel que traduit dans le film).

Je garde les clés de la grande scène à faire du dénouement (un personnage mystère n’a pas été évoqué dans ce joyeux dévoilement de l’intrigue) par respect pour ceux qui voudraient encore voir le film (ou qui sont ennuyés de me lire)… Sachez juste, en guise de pied de nez, qu’il est pour l’heure impossible, pour les raisons plus ou moins exactes détaillées en introduction de ce commentaire, de se procurer ces deux films. Mosfilm et les archives coréennes rendent disponible leur catalogue (voire leur patrimoine) gratuitement sur le Net. Ici, bien que les deux films semblent avoir fait l’objet des soins de rénovation des archives japonaises (comme un carton introductif semble l’indiquer), ces drames de Misumi restent sagement dans des boîtes. Vous n’avez plus qu’à vous porter volontaire comme espion et, au nom du shogunat et du droit à la distribution libre des films du patrimoine mondial de cinéma, accéder aux films jalousement gardés au château des archives nipponnes sans vous faire repérer. Les douves des archives du film, dit-on, sont pleines de corps mutilés de cinéphiles enamourés, jetés là par on ne sait quelle princesse sans scrupules… « Si c’est vrai, c’est grave. »

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Brassard noir dans la neige, Kenji Misumi (1967)

Aux premiers flocons venus, chut…

Note : 4.5 sur 5.

Brassard noir dans la neige

Titre original : Yuki no mosho / 雪の喪章

Année : 1967

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Ayako Wakao, Shigeru Amachi, Toyoto Fukuda, Tamao Nakamura, Chiaki Tsukioka, Mitsuko Yoshikawa

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Misumi au sommet de son art. On savait depuis La Rivière des larmes ou, avec moins de réussite, depuis Le Visage de la vierge que le réalisateur savait mettre à profit son génie visuel et son sens du rythme et de l’atmosphère au bénéfice des drames. Malheureusement, ces trois films, réalisés en quelques mois (comme d’autres tournés au début de la décennie avec Fujiko Yamamoto), sont beaucoup moins exposés que ses films où les katanas sont de sortie. On reste d’ailleurs dans le film d’époque, mais on tend plus vers l’adaptation de romans prenant place dans la première moitié du XXᵉ siècle, voire vers le roman de gare, puisqu’on frise par moment le mélodrame. Le Japon savait, au contraire de Hollywood à la même période, parfaitement traverser le passage parfois savonneux entre drame romantique et mélodrame.

On songe beaucoup pour son récit s’étalant sur plusieurs années au Naruse de fin de carrière ou aux scénarios de Zenzô Matsuyama, à des films comme La Condition de l’homme, Comme une épouse et comme une femme, Nuages flottants. Pour l’atmosphère, on pense également beaucoup à deux films de Shirô Toyoda : Le Pays de neige et Histoire singulière à l’est du fleuve ou à un autre de Kon Ichikawa, Le Fils de famille, sur un sujet similaire, celui du défi incertain pour certaines familles de notables d’assurer à leur clan une descendance viable. La présence d’Ayako Wakao fait inévitablement penser aussi aux films de Masumura ou de Kawashima. Les studios semblaient avoir le filon… : torturer une des plus belles femmes du monde de mille et une manières différentes, hommes et femmes apprécieront.

J’arrête le jeu des comparaisons, même si c’est toujours utile de situer les œuvres dans un contexte familier. Place au travail de Misumi. (Je paraphraserai à peine le contenu dramatique du film ; je me réserve pour les deux films suivants.)

En dehors peut-être d’une petite baisse de régime pendant les années de guerre (une intensité qui flanche compréhensible : il faut expédier rapidement des années forcément riches en événements marquants ; on assistait au même creux dans Nuages flottants, me semble-t-il, ou dans Le Fils de famille), à chaque nouvelle séquence, c’est un nouveau drame qui se joue : soit une humiliation supplémentaire à laquelle devra faire face le personnage de femme bafouée par un mari forcément lâche, volage et incompétent, soit une nouvelle mort tragique dont le titre révèle le caractère répétitif et fataliste.

Misumi filme la plupart de ses séquences comme un thriller, voire comme un film d’épouvante dans lequel tout serait finement suggéré, jamais dévoilé au grand jour : découpage resserré à la limite du montage-séquence, donnant ici ou là une information, usant de musique pour créer une ambiance et un environnement propices aux tensions multiples (et souvent muettes), jouant sur le rituel des choses et sur la nécessaire conformité aux usages auxquels on se soumet de bon cœur ou non, jouant sur l’attente d’un événement attendu ou craint…

Les premières minutes du film sont à cet égard exceptionnelles : Misumi filme le mariage du personnage d’Ayako Wakao comme le fera Coppola dans Le Parrain : derrière le paravent de la solennité et la multiplicité des petits rituels, on devine l’agencement minutieux du drame à venir qui s’organise à l’insu de ce personnage féminin qui croit encore pouvoir goûter, innocent, bientôt au bonheur conjugal. La mariée plonge pleine d’espoirs dans ce qu’elle ne sait pas encore être pour elle un cauchemar. Le rituel du mariage sonne pour nous comme un thriller à la sauce Psychose avant l’heure : on voit la scène de la douche sans la voir, telle que Hitchcock l’aurait filmée dix ans plus tôt, en suggérant tout et en ne montrant rien : beaucoup de gros plans à nous demander ce qu’il se passe et à attendre le moment de bascule, le poignard dans le dos, beaucoup d’illustrations comme pour offrir au spectateur un assemblage de petites touches scrutatrices afin d’entrer d’abord dans la chaire de la future victime, dans le nœud du problème, sans en comprendre encore le plan général et les enjeux pervers. Et puis tout à coup, quand ces longues séquences introductives de thriller conjugal prennent fin, que le sang du déshonneur de la femme bafouée ruisselle à l’écran et qu’on se surprend à trouver ça joli, Misumi ralentit le rythme et arrête la musique comme un assassin qui se penche sur sa victime pour en contempler sadiquement l’agonie : la tension est palpable, la jeune mariée respire encore. Misumi joue sur la lenteur des choses (celle de la sidération ou de l’épouvante), sur l’humiliation contenue, et on comprend, non, que Marion Crane ne va pas mourir, et qu’au contraire, son supplice à elle sera d’abord de se relever sans rien dire, puis de devoir contempler sans broncher la mort des autres. Fenêtre sur la mort qui court.

Malgré les apparences, jamais de grands élans romantiques : on est au Japon, il convient de masquer ses sentiments, de retenir ses larmes, de ravaler sa fierté. Et pourtant Misumi, par la suite, sans rien laisser paraître, montre tout : un gros plan révélateur, un œil qui se perd, un contrechamp parlant (« comment va-t-elle encaisser la nouvelle ? »). Inutile de parler, le montage parle à la place de ceux qui se taisent et qui souffrent.

Le petit coup de moins bien du milieu du film, en plus de la guerre qui vient trop massivement perturber le cours des événements, on le doit aussi sans doute à des personnages qui semblent enfin s’unir dans le désordre ambiant qui les entoure. La misère comme ciment. À moins que ce soit, comme dans la fin du Repas, le goût immodéré des Japonais pour les conventions, pour le retour à l’ordre établi. Et puis, ça repart comme en quarante (7 Rônin). Un homme reste un homme. Un lâche, un goujat. Que ne ferait-on pas pour voir Ayako Wakao souffrir encore un peu ?

Les choses (ou les morts) s’accélèrent alors, et on se demande si on n’est pas dans Hamlet à voir autant de corps s’effondrer à la première neige.

Aux premiers flocons venus, chut

La dernière feuille de l’arbre choit :

Brassard noir dans la neige

On peine peut-être à force de sautiller d’une époque à une autre à retrouver l’intensité de la première heure, mais Misumi et Ayako Wakao assurent l’essentiel. Leurs moments de moins bien sont les chefs-d’œuvre des autres. Dans Les Deux Gardes du corps, une actrice d’une immense beauté, plus belle encore qu’Ayako Wakao, attire très vite notre attention, pourtant, dès qu’elle bougeait et ouvrait la bouche, il ne se passait rien. Ayako Wakao, elle, « retient les chevaux » comme disait un prof de théâtre : elle garde l’indicible pour elle, dévoile peu, prend son temps, s’expose peu et se sait regardée. Misumi comprend qu’elle en dit plus quand il la montre interdite, immobile, statique, pensive : action… attention. On guette une réaction à chaque nouveau coup porté, le corps se raidit, la bouche reste mutique, et hop, un regard qui fuit : c’est ce regard que Misumi dévoile en gros plan, à défaut, un mouvement de tête après une pause où rien ne transparaît, une ligne de dialogue pour faire mine d’être passée à autre chose. C’est l’attente, l’incertitude, l’absence de réaction évidente qui commentent l’action et dévoilent ce que l’on croit deviner être les pensées des personnages. L’attention toujours du spectateur en quête de réaction en contrechamp : on apprend une nouvelle, et si on montre des personnages s’agiter ou répondre, paradoxalement, on ne voit rien ; si, au contraire, on dévoile un contrechamp alors même que l’action semble continuer ailleurs et si on joue du gros plan comme pour essayer de percer l’âme d’un personnage, inutile alors pour l’acteur de trop en faire — le spectateur interprétera à sa place. Tout l’art du cinéma est là. Encore et toujours le montage. Le montage, c’est celui qui vous donne un petit coup de coude à un mariage en vous faisant signe de regarder un détail dans un coin, un invité qui se fait tout petit. Plouf : gros plan. Mettre en scène, c’est faire des choix. Savoir quand placer des petits coups de coude dans un film. Misumi aime d’ailleurs toujours commencer ses séquences par ça : des gros plans. Illustration d’abord, détail après détail, d’une situation dont seulement dans un second temps, on comprendra la vue d’ensemble. Misumi fait du Bresson sans le savoir : sa prose place les effets au premier plan avant les causes. Qu’est-ce qui est censé être significatif dans un gros plan avant que tout éclate ? Devinez. On s’interroge et la petite musique des gros plans nous reste en tête : ils sont comme les indications en début de portée dans une partition. Et si on ne connaît pas le solfège des événements, c’est encore plus difficile à lire.

Une bonne partie de ses séquences sont construites ainsi. J’insiste, la petite musique de Misumi ne me quitte plus. D’abord quelques détails capturés en plans rapprochés et qui sont autant d’épitaphes placées au début de chaque chapitre pour piquer notre curiosité, puis on élargit vers une vue d’ensemble. On cherche alors les causes de ces premiers effets produits dans les plans plus larges. Et puis, Misumi retrouve les gros plans et les champs-contrechamps quand le rythme se tend et le silence s’installe.

Attention, les champs-contrechamps ont parfois mauvaise presse. Ceux-ci sont inventifs. Il ne s’agit aucunement des champs-contrechamps gnangnans servant à mettre en forme paresseusement des échanges de dialogues où tout est montré à la même hauteur. On parle ici de champs-contrechamps en réalité souvent muets (c’est le montage qui parle) où la diversité des échelles de plan est la règle et où les inserts ne sont par conséquent pas rares : interaction avec des objets ; une bague qui glisse du doigt ; un lit d’amoureux sur lequel la jeune mariée pose un regard amusé ; des jeux de regards qui se perdent sans jamais se croiser, qui s’éternisent sur quelque chose placé hors-champ et encore inaccessible.

À la différence d’ailleurs d’un Masumura dont j’avais analysé le recours constant et créatif aux champs-contrechamps, Misumi se prête à l’exercice d’une tout autre façon. Ce ne sont pas toujours d’ailleurs des champs-contrechamps puisqu’on ne sait pas forcément toujours si un plan répond précisément à un autre, mais comme le montage les fait percuter, ils sont appelés à dialoguer selon un principe d’effet Koulechov constant. Dans cette remarquable première séquence, par exemple, jouer d’abord si peu de plans d’ensemble complique la représentation d’un espace précis et d’une temporalité claire. On frôle tout juste le montage-séquence. Il ne manquerait au fond qu’une musique liant le tout, ce qui est loin d’être le cas ici, la musique servant plutôt à accentuer les tournants dramatiques et à servir de liant entre certaines séquences. Misumi multiplie les gros plans, les fait percuter, et peut-être y voit-on des champs-contrechamps qui n’en sont pas, des plans qui semblent se répondre quand ils ne le font pas ou le font avec un autre… Peut-être devrait-on presque parler parfois de « hors-champ-contrechamps ». L’art de l’espace vide, pépère, c’est celui que l’on ne voit pas et que l’on devine, celui que l’on montre en partie seulement, ou celui que l’on montre et que l’on voit précisément vide sans qu’il le soit véritablement puisqu’on nous le montre (c’est donc qu’il y a quelque chose à y voir). Le champ de Schrödinger. (Ce qui, entre nous, vaut bien les plans sur les bouilloires ou sur les chaises qui rient dans Ozu ou l’art de la contextualisation chez Vlacil.)

Dommage que, tout au long de sa carrière, Misumi ait en priorité mis cet art du montage et de la composition au profit de jidaigeki à lame. Comme on peut dire que Tarantino est un cinéaste de la « pré-action », de préliminaires retardant l’action, Misumi n’a jamais été selon moi un cinéaste de l’action : si ses films supposés êtres des « films de bastons » sont si réussis, c’est surtout parce que ce sont avant tout des drames, voire des thrillers. À l’image d’un combat de sumo, ce qui prête attention à notre regard, c’est tout le protocole, le rituel, l’attente qui précède le combat. Le combat en lui-même ne dure qu’une poignée de secondes. En art comme en amour, retarder le moment où les bâtons sont tendus, permet d’augmenter le plaisir ; ceux qui pensent pouvoir multiplier les joutes comme les explosions n’ont rien compris. C’est d’ailleurs pour ça que l’art de Sergio Leone doit tant au cinéma « d’action » japonais. Il y avait donc comme une sorte de malentendu à rechigner à distribuer les drames de Misumi et à se focaliser sur ses « films de samouraïs ». L’art n’a pas fini d’être un éternel jeu de malentendus. Espérons qu’à l’avenir, ces quelques films dramatiques, tirant parfois vers le mélodrame, soient plus visibles qu’ils ne le sont encore aujourd’hui.

Et si ce n’est pour Misumi, que ce soit pour l’interprétation d’Ayako Wakao, comme on devrait voir les drames avec Fujiko Yamamoto, comme on devrait voir tous les films de Misumi dans lesquels Kôjirô Hongô apparaît… Ce sera au prochain épisode comme dirait Shintarô Katsu.


Pour les images, ça se passe ici :

Ou ici.



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Les Carnets de route de Mito Kômon, Kenji Misumi (1958)

Note : 4 sur 5.

Les Carnets de route de Mito Kômon

Titre original : Mito Kōmon man’yūki / 水戸黄門漫遊記

Année : 1958

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Ganjirô Nakamura, Shintarô Katsu, Saburô Date, Tamao Nakamura

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Il faudrait qualifier Misumi de cinéaste errant tant une bonne partie de ses meilleurs films prennent place sur la route… On retrouve d’ailleurs Shintarô Katsu, quelques années avant ses collaborations les plus mémorables avec Misumi pour des films de personnages errants (en tant qu’acteur dans Zatoïchi et en tant que producteur de Baby Cart, le rôle-titre étant assuré par son frère, Tomisaburô Wakayama). Il est ici un (double) usurpateur assurant la partition humoristique du film en compagnie de Ganjiro Nakamura, l’acteur, entre autres, d’Herbes flottantes, et rôle central de ces carnets de route. Ces carnets de Mito Kômon sont inspirés de la vie d’un seigneur ayant réellement existé et occupé le poste de « conseiller provisoire du milieu » avant de se retirer. C’est cette « retraite » qui fait l’objet de cette histoire de voyages cocasse et bouffonne.

On est entre Alexandre Dumas pour les aventures de grand chemin et la commedia dell’arte. Et comme beaucoup de récits populaires japonais, on se rapproche pas mal du ton de la bande dessinée et des variations pouvant se décliner à l’infini à partir d’un même principe (les voyages forment la jeunesse et… une partie des histoires déclinées en séries sans fin). J’avoue être particulièrement amateur de ces facilités. Il faut regarder ça comme un exercice de style : à chaque voyage, sa trajectoire, à chaque étape, sa rencontre et son épisode dédiés.

Le petit plus ici, c’est que la trajectoire de départ est lancée par une idée plutôt lumineuse : un seigneur à la retraite, connu pour ses facéties et son humilité, décide de parcourir le Japon pour partir à sa rencontre ; il décide de partir seul ou presque sur les routes à une époque où les seigneurs forment des processions hautement codifiées et sécurisées ; bien sûr, les autorités ne sont pas de cet avis, et on apprend en même temps que le seigneur voyageur, au détour d’une conversation qu’il n’était pas censé entendre, qu’on précède ses pas dans chaque ville-étape pour lui assurer les aventures qu’il réclame tout en lui assurant la sécurité qui est due à son rang.

S’ensuit un jeu de quiproquos sans fin qui finit en apothéose. Chacun essaie de tromper la partie adverse en se faisant passer pour ce qu’il n’est pas ; et dans ce jeu du chat et de la souris, on se demande bien qui sera le plus filou en réussissant à berner l’autre. Comme chez Shakespeare, on peut dire que le monde est un théâtre et qu’hommes et femmes réunis n’en sont que des acteurs. (On pourrait même rapprocher les acolytes à la fois inséparables et indissociables qui précèdent, accompagnent ou chassent le seigneur dans sa procession — on ne sait plus très bien — aux deux compagnons d’Hamlet, Rosencrantz et Guildenstern dont Tom Stoppard avait tiré un film tout aussi cocasse et bouffon. À moins qu’on ait affaire aux Dupont et Dupond de Hergé.)

En plus de multiplier les situations d’une savoureuse drôlerie, le film est aussi, par beaucoup d’aspects, émouvant : suivant le même principe du « monde est une scène », les masques finissent toujours pour tomber. Les identités ainsi révélées sont l’occasion de se reconnaître, de se confondre en excuses, de pleurer ensemble, etc. Grand moment aussi quand le vieux seigneur cherche ses amis de voyages disparus après une bataille… : les seuls amis peut-être véritables qu’il se serait faits, car eux seuls, croyait-il du moins, grâce à leurs masques respectifs (et leurs fausses identités), le prenaient pour ce qu’il est vraiment : un vieux fou sans prétention aspirant à l’anonymat, à l’humilité et à la découverte du monde des petites gens. Dans les histoires japonaises comme partout ailleurs, l’émotion que suscitent les révélations identitaires reste toujours la même. On ment, on s’amuse, on se redécouvre, on se reconnaît, et on se tombe dans les bras. Du moins en pensées.

Des carnets de route à l’humour tendre et espiègle. Un peu comme si La Forteresse cachée était mixé avec Tora-san.


Pas d’images du film, mais quelques photos de plateau à retrouver ici ou ici. Les récits de Mito Kômon firent l’objet de nombreuses adaptations. Celle-ci est produite par la Daiei, mais la plus connue semble celle de la Toei avec Ryûnosuke Tsukigata dans le rôle principal (acteur dans Le Sabre pourfendeur d’hommes et de chevaux ou dans Le Mont Fuji et la Lance ensanglantée dont l’histoire reprend ce principe, sur une note plus dramatique, des voyages initiatiques).


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Le Fantôme de Yotsuya, Kenji Misumi (1959)

Théâtre de marionnettes

Note : 4 sur 5.

Le Fantôme de Yotsuya

Titre original : Yotsuya kaidan

Année : 1959

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Kazuo Hasegawa, Yasuko Nakada, Yôko Uraji, Mieko Kondô

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Magistrale adaptation de la pièce de kabuki L’Histoire du fantôme de Yotsuya dont on devine l’héritage théâtral à chaque seconde du film. Aucun souvenir de l’adaptation qu’en avait faite la même année Nobuo Nakagawa (notée 6). Pour un de ses premiers films, Kenji Misumi déploie un sens de la réalisation déjà bien affirmé avec des audaces folles si on compare le film à ce qui pouvait encore se faire dans les studios à l’époque. En dehors peut-être de Kurosawa, celui du montage nerveux des Sept Samouraïs, si on regarde du côté des autres réalisateurs de chambara comme Inagaki ou Tomu Uchida, à la fin des années 50, on est loin de l’approche sophistiquée que Misumi démontre ici à chaque plan et peaufinera au cours des années suivantes (dans Tuer, par exemple).

Je suis loin d’être un amateur de films de fantôme, mais l’astuce ici, c’est que l’aspect horrifique arrive tardivement et n’occupe grossièrement que les vingt dernières minutes. L’horreur est d’ailleurs parfaitement maîtrisée : il faut voir, par exemple, comment le fantôme d’Oiwa se fait passer pour un être encore vivant alors qu’on le voit subtilement flotter dans l’air comme si le fantôme prenait soin de mimer la marche des hommes sans être capable de tromper (au moins) les spectateurs. D’autres idées fantastiques limitent les effets, preuve que c’est souvent quand on en fait le moins que le résultat est le plus réussi : le bras qui sort du sceau (rappelant celui sortant de l’écran dans Ring si j’ai souvenir) ; le corps du mari flottant vers le fantôme qui l’appelle à lui avant de tourner sur place ; l’effet « feu follet » ; la mare de cheveux (ou autre chose) d’où le corps du fantôme finit par apparaître à son mari ; les différentes visions des personnages apeurés en voyant l’image d’Oiwa défigurée à la place des traits d’autres personnages, etc.

Le plus remarquable, c’est encore l’écriture théâtrale du film et la réalisation de Misumi. On le voit, dans beaucoup d’histoires traditionnelles japonaises, la psychologie y est absente. Les représentations sont codifiées et le réalisme n’y a pas sa place. Ce qui est mis en avant dans ce type de récit théâtral (et ce n’est pas propre au théâtre japonais), ce sont les avancées dramatiques. On souligne les oppositions, les conflits, et les personnages dévoilent constamment au public leurs intentions (au moins en confidence ou en petit comité). Comme dans un spectacle de marionnettes ou une bande dessinée, les pensées des personnages n’existent pas. Ils ne sont là que parce qu’ils expriment ostensiblement ce qu’ils ressentent ou ce qu’ils ont l’intention de faire. Même quand un complot (ce qui est le cas ici) se met en place, on en dévoile tous les contours aux spectateurs. Aucune place pour la surprise ou le doute. Tout est ainsi surligné. Quand on est habitués à la subtilité des récits contemporains, à la place de la psychologie, quand on est habitués à se questionner sur le sens véritable des intentions des personnages volontairement rendues floues ou irrationnelles, contradictoires, cela peut surprendre. Ici, au contraire, on touche à la tragédie, à la légende, en faisant des personnages sans profondeur psychologique. Ils représentent des archétypes, parce que dans les histoires d’autrefois, ces récits avaient valeur d’exemple : ces tragédies n’apparaissent pas pour raconter de spectaculaires histoires personnelles, mais pour exposer les comportements de personnages reconnaissables par leur fonction (c’est souvent l’adultère qui façonne ainsi le destin des personnages). Si la trame marche si bien, c’est que chaque archétype semble répondre à un ou deux archétypes opposés. L’exemple le plus marquant, en ce sens, c’est bien celui de la femme dévouée à son mari, Oiwa, qui passe de l’image de la femme parfaite, humble et docile, au fantôme sans scrupules, hideux et maléfique. Toujours aucune place pour la subtilité, c’est de la caricature, du théâtre d’ombres ou de marionnettes (je ne dis pas ça au sens propre, la pièce originale étant destinée au kabuki, contrairement à la pièce ayant inspiré Yoru no tsuzumi, sorti l’année précédente, par exemple, et qui était, elle, destinée au théâtre de marionnettes).

Autre particularité du récit : l’espèce de sac de nœuds qui relie tous les personnages. J’avais exactement eu la même impression récemment avec le Kôchiyama Sôshun de Sadao Yamanaka : il faut un peu de temps pour comprendre tout ce qui relie les uns ou les autres, et une fois que la toile est bien tissée, on tire les fils, et c’est tout le canevas qui de fil en aiguille s’en trouve chamboulé.

Les acteurs jouent en suivant la même cohérence : pas de psychologie, on montre d’un geste, d’un mouvement de tête, ce que le personnage pense ou affirme, toujours à la manière codifiée (pas forcément exactement celle du kabuki) de la scène. Et cela, bien sûr, avec en retour une grande justesse (toujours le tour de force à réussir quand on décide de jouer sur l’aspect théâtral d’une histoire et de gommer toute psychologie).

Certaines pièces adaptées, ou certaines adaptations peuvent paraître hiératiques, mais si on sait bien jouer avec l’aspect théâtral, on peut profiter en retour d’une forme plus ou moins lâche de huis clos dans lequel la tension se fait plus aisément ressentir. C’était ce qu’avait admirablement fait Tadashi Imai dans Yoru no tsuzumi. Misumi ne cherche pas à cacher l’origine théâtrale du récit : les séquences en extérieurs ne sont pas rares, mais elles sont fortement stylisées ; le décor est recherché, on vise à présenter au spectateur un lieu caractéristique, et on se fout ici comme ailleurs du réalisme. Le film est tourné en couleurs, et on devine le cyclorama à quelques dizaines de mètres de l’espace au premier plan. Tout est ainsi reconstitué en studio et Misumi se montre particulièrement à l’aise à découper le cadre au moyen de divers panneaux, embrasures de porte, ou rideaux tout en profitant en permanence de la profondeur de champ qui lui permet de structurer son espace en niveaux de profondeurs distincts (ce cyclo, censé représenter le ciel et l’horizon, est visible depuis de nombreux plans intérieurs). L’ordre géométrique est partout, et le cinéaste met souvent tout ça en mouvement afin de donner à tous ces polygones souvent de papier l’impression de s’agiter au milieu d’un grand origami prêt à se rompre au moindre mauvais geste (ce qui arrive fatalement dès que les katanas sont sortis de leur fourreau).

C’est beau, c’est tendu, c’est tragique. Quoi demander de plus ?


Le Fantôme de Yotsuya, Kenji Misumi 1959 Yotsuya kaidan | Daiei


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Medium Cool, Haskell Wexler (1969)

Fusion & Contre-courant

Note : 4.5 sur 5.

Medium Cool

Titre français : Objectif vérité

Année : 1969

Réalisation : Haskell Wexler

Avec : Robert Forster, Verna Bloom, Peter Bonerz, Marianna Hill

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Peut-être un des films les plus influents dans l’histoire du cinéma américain. On avait vu des prémices par le passé dans le cinéma à Hollywood de séquences principalement tournées dans les rues ou faisant la part belle aux décors naturels en délaissant les séquences tournées en studio (Le Lauréat, Bullitt, De sang-froid, Le Prêteur sur gages, Le Point de non-retour, La Cible, Macadam Cowboy, sorti la même année, ou Dans la chaleur de la nuit pour lequel Haskell Wexler avait officié en tant que directeur de la photographie) ; le cinéma indépendant et le cinéma documentaire américain s’étaient déjà largement aventurés dans les rues (Nothing But a Man, Salesman, sorti la même année, les films de Frederick Wiseman, Symbiopsychotaxiplasm: Take One). Sorti là encore la même année, Easy Rider prend carrément la tangente en adoptant la route comme seul terrain de jeu plus que les rues des villes. Mais pour la première fois, Medium Cool réunit les exigences d’un film tout public (rencontre amoureuse, film en couleurs) avec les nouvelles normes esthétiques largement à l’œuvre en Europe ou au Canada qui s’imposeront peu à peu dans le Nouvel Hollywood des années 70 (séquences filmées en décors naturels, dans la rue, ou comme ici au milieu de grands événements publics, utilisation de la longue focale, caméra embarquée ou à l’épaule — dispositif inspiré du cinéma vérité/cinéma direct —, montage moins académique, et globalement une forme utilisant des techniques de prise directe déjà employées en télévision ou dans les documentaires).

Même le type de récit semble avoir eu une influence majeure sur les sujets de films futurs : il montre le quotidien d’un cameraman de la télévision toujours à la recherche d’images spectaculaires. Enquêtant ici ou là, il se rend compte que le FBI met son nez dans le travail que produit sa chaîne en plein été de contestation pour les droits civiques à Chicago. Le film de journaliste en prise avec les forces obscures du pouvoir, et dont l’archétype est Les Hommes du président, deviendra un classique dans les années 70. Un crime dans la tête avait initié, en 1962, le film d’attentat en pleine convention de parti, mais avec un accent encore marqué par la guerre froide et la lutte contre le communisme. Medium Cool pourrait alors avoir ouvert la voie à une tonalité plus marquée par la contre-culture, la peur des complots et une certaine défiance à l’égard des médias (jugés complices, suspects ou aveugles face à toutes sortes de dérives du pouvoir) : suivront par exemple À cause d’un assassinat, Taxi Driver ou Blow Out.

Plus de cinquante ans après, à l’ère des réseaux sociaux et des chaînes en continu, ces interrogations sont encore d’actualité (Violence à Park Row, de Samuel Fuller en 1952, Un homme dans la foule, d’Elia Kazan avait déjà proposé une telle critique des médias ; sous une autre forme — parfois même plus expérimentale —, L’Étrangleur de Boston en avait fait de même, tout comme, plus tard, Network, de Sidney Lumet).

En plus de fusionner deux formes esthétiques de films (commerciale et indépendante) pour en proposer une nouvelle, cohérente, qui donnera le ton à tout ce qui suit (jusqu’à aujourd’hui), le film parvient à montrer les deux réalités irréconciliables du monde telles que perçues à l’époque : les deux personnages principaux se foutent pas mal de politique, mais ils se trouvent impliqués dans les événements de l’été 68, à Chicago, sans forcément comprendre ce qu’il leur arrive. Si on juge l’Amérique actuelle scindée en deux, c’était déjà un peu le cas en 68 entre jeunes et vieux, entre Blancs et Noirs, entre les personnes favorisées et les pauvres, entre libéraux-démocrates et conservateurs-républicains.

Le film montre donc deux personnages neutres en apparence qui se trouvent mêlés aux manifestations pour les droits civiques qui seront réprimées dans la violence. L’un ne se révolte que quand il apprend que son employeur est en lien avec le FBI ; l’autre pensait trouver une vie meilleure à Chicago après la mort au Vietnam de son mari. L’immersion totale de ce personnage féminin dans les émeutes, elles, bien réelles, paraît encore aujourd’hui un peu surréaliste. Une sorte de faille temporelle qui force la jonction entre deux styles du film, deux époques. Affublée de la même robe de soirée jaune qu’elle n’a pas quittée depuis son rendez-vous galant de la veille, la jeune femme semble être un archétype des films des années 50 (ou un personnage du Plongeon qui se serait trompé de décor ou de piscine) qui se rend compte sur le tard qu’elle n’a plus l’âge des bals de promo et qu’elle a un fils. C’est ce fils introuvable qu’elle cherche toute la nuit, jusqu’au lendemain où elle se perd dans les foules des manifestations auxquelles elle n’avait évidemment pas l’intention de prendre part.

Le personnage perdu dans la foule, en quête de quelque chose ou pris en chasse deviendra donc un classique de thrillers politiques, mais les réalisateurs du Nouvel Hollywood ne pousseront pas le bouchon jusqu’à filmer en plein milieu de manifestations réelles. Le tour de force improbable (et réussi), il était là : parvenir à insérer un personnage fictif dans des événements bien réels qui pourtant tourneront au tragique sans que cela affecte trop la cohérence narrative et esthétique du film. Le dispositif était certes extrême, mais Haskell Wexler venait d’en montrer l’efficacité. Au moins sur le principe, l’idée d’un personnage perdu dans la foule, filmé avec les nouveaux outils mis à disposition des metteurs en scène, deviendra une norme dans un Hollywood en pleine recherche de second souffle (le monde entier avait déjà délaissé les studios). On pouvait désormais (à nouveau peut-être) réaliser un film avec les exigences narratives des studios au plus près de la réalité. Cette tendance s’accentuera avec le basculement définitif des méthodes de jeu influencées par l’Actors Studio. (À cette époque, c’est encore Dustin Hoffman qui montre la voie : en cette année 69, il casse l’image de fils à papa qu’il incarnait dans Le Lauréat pour interpréter un sans-abri louche et malade dans Macadam cowboy).

Impossible de ne pas penser également à Short Cuts de Robert Altman, qui proposera un même type de fin tragique proche de la catastrophe inattendue (façon diabolus ex machina). Mais cette fin possède aussi un sens symbolique à la limite du cynisme. Le récit forme ainsi une boucle tragique glaçante. Wexler commençait son film en nous invitant à nous interroger sur la place de l’image dans le monde, ses limites, ses dérives. Et il y revient brutalement en conclusion du film. Comme pour les punir d’une faute originelle (doublée d’une autre : n’être ni d’un camp ni de l’autre). Un soir, le journaliste avait éteint la télévision allumée par le fils de son amie parti se coucher : le père d’un soir étant désormais absent, la télévision est vouée à rester allumée sans discontinuer. À travers le Medium Coule la scène. Vienne la nuit sonne l’heure, les jours s’en vont je demeure…

… allumée.

Le film est dense et n’a pas le temps de développer les différents aspects du récit (rencontre sentimentale, liberté sexuelle, errance enfantine, quotidien d’un journaliste-cameraman, traitement des manifestations et des revendications de la population, voyeurisme ou au contraire désintérêt coupable des médias). Mais justement, cela apporte une touche presque impressionniste au film, et cela sans jamais pour autant verser dans le film expérimental. Toutes ces séquences de vie rassemblée en patchwork servent un récit illustrant une époque, un milieu social rarement évoqué à l’écran, surtout pas dans des films grand public de studio. Très vite, là encore, cela deviendra la norme au cours des années 70 (même Steven Spielberg mettra en scène des mères célibataires). Le glauque, la réalité noire et sociale de la misère s’afficheront bientôt en couleurs dans des polars ou dans des thrillers paranoïaques. Haskell Wexler participera d’ailleurs à ce nouvel élan du cinéma américain en travaillant par exemple pour Francis Ford Coppola sur la photographie de Conversation secrète en 1974.

Le générique (on suit un motard dans les rues de la ville, filant à son QG pour rendre les bobines d’un accident filmé par l’équipe de reporters) rappelle la course poursuite de French Connection (Friedkin embauchera l’ingénieur du son du film qui travaillera ensuite sur Le Parrain et à nouveau pour Friedkin sur L’Exorciste) ; et une séquence tournée au téléobjectif dans une chambre rappelle le home-jacking que Kubrick tournera pour le début d’Orange mécanique.

En somme, de nombreux films marquants qui viendront par la suite à Hollywood ou ailleurs doivent beaucoup à Medium Cool que l’influence soit volontaire ou subie.

Prisonnière de sa logique de politique des auteurs, la critique française ignorera le film jusqu’à aujourd’hui. Certains réalisateurs sont considérés comme des décorateurs, d’autres des adaptateurs sans génie, d’autres de simples techniciens ou des tâcherons au service des studios, d’autres ne sont pas des « auteurs » parce qu’on ne juge pas un film en dehors d’une logique d’ensemble. Choisissez ce que vous voulez, Haskell Wexler n’est pas un cinéaste. Qu’il ait réalisé un film si important dans l’histoire de Hollywood (alors même que Wexler, ironiquement ou non, s’inspirait des méthodes initiées par les « auteurs » européens), on s’en moque.

Pour les références possibles, voire directes, de Wexler, on peut reconnaître Godard : un grand poster de Jean-Paul Belmondo apparaît bien en vue dans la chambre du cameraman (Wexler dit lui-même que la structure du film est inspirée de ceux de Godard, comme son plan final). Mais aussi, possiblement, Kazan (Wexler a travaillé sur America America pour son premier film) : le fils du personnage féminin passe son temps sur les toits et est passionné par les pigeons comme Marlon Brando dans Sur les quais.

D’ailleurs, voilà quinze ans que Kazan avait réalisé Sur les quais. Il était temps que Hollywood comprenne qu’il ne servait à rien de s’entêter à tout contrôler depuis les décors reconstitués en studio, et que deux culs qui parlent, nus, sur pellicule n’ont aucune raison de froisser madame.


Medium Cool, Haskell Wexler (1969) | H & J Pictures

Journal d’une femme en blanc, Claude Autant-Lara (1965)

Note : 4 sur 5.

Journal d’une femme en blanc

Année : 1965

Réalisation : Claude Autant-Lara

Avec : Marie-José Nat

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Quatre ans après son film en faveur des objecteurs de conscience, Tu ne tueras point, Claude Autant-Lara s’attaque à un autre sujet engagé et « clivant », voire impopulaire : l’avortement. Un avortement qui se pratique largement dans le pays, mais qui, pour être encore clandestin, a des conséquences sanitaires graves. En filigrane, c’est donc plus largement la condition de la femme (que ce soit celle de la femme médecin ou encore de la femme enceinte qu’elle soit mariée ou non, qu’elle l’ait choisi ou non) qu’aborde le film. Il le fait à travers le récit d’une interne en gynécologie racontant parallèlement sa propre découverte de sa grossesse, les implications sociales que cela entraîne, et la mort tragique d’une de ses patientes décédée à la suite des complications survenues après un avortement (et après un défaut d’information).

J’ai loué par le passé les qualités de direction d’acteurs d’Autant-Lara, ici, il faut se coltiner un acteur franchement pénible et mauvais aux côtés de l’excellente Marie-José Nat (le réalisateur doit avoir sa part de responsabilité : il ne semble pas avoir accordé la même attention au travail de préparation qu’implique l’interprétation d’un personnage aux pratiques médicales spécifiques avec l’actrice qui devra par exemple reproduire un accouchement difficile et un acteur qui se contente de foutre ses mains sur les hanches et de faire le beau). Une fois passé l’agacement (qui se mêle d’ailleurs assez vite à son personnage de Don Juan salopard), on est pris par le sujet du film. Et c’est du brutal. Du très brutal.

Le film, inspiré du roman d’un écrivain lui-même médecin, a une visée parfois presque plus clinique que morale, politique, sociale ou philosophique. Avant de se prononcer sur la condition de la femme, sur le droit à l’avortement, sur la contraception, autant montrer ce que cela signifie pour une femme en 1960, soit de n’être considérée que comme une pondeuse pour la société et un mari, soit de se faire avorter clandestinement (avec les conséquences sociales, sanitaires, voire pénales, que cela implique). Quand on parle de quelque chose, il faut montrer de quoi on parle. Frontalement. Et l’idée de dévoiler la réalité des femmes à travers deux destins (l’une sur la voie de l’émancipation, l’autre sur celui d’un chemin de croix) est tout indiquée pour illustrer la question de la condition de la femme au milieu du siècle dernier.

On réfléchit aujourd’hui à l’idée de mettre l’avortement dans la constitution, en dehors du fait que c’est surtout une énième manœuvre de Macron pour détourner l’attention quand il flirte en réalité avec l’extrême droite, je doute que cela ait un grand intérêt politique. Ce qui en aurait un, en revanche, ce serait de diffuser ce film tous les ans sur le service public, histoire de nous rappeler ce qu’étaient les conditions sanitaires et la place des femmes dans la société dans les années 60. Parce que si, aujourd’hui, il y a encore des antivax (avant même la pandémie) qui pensent que c’est inutile de se vacciner avant d’attraper un truc et d’aller le refiler, au hasard, dans des pays ne disposant pas d’une couverture vaccinale suffisante, s’il y a encore des gens pour penser qu’un passage à l’hôpital est anodin, s’il y en a encore qui pensent que, bof, avant la contraception, on devait bien s’arranger d’une manière ou d’une autre…, eh bien, oui, le film montre à tous ceux-là de manière très clinique la brutalité que c’était en 1960 de ne pas recevoir de conseils contraceptifs, de pratiquer un avortement clandestin, de devoir faire face aux risques hémorragiques ou infectieux, même pris en charge par la médecine de l’époque. Le tout, avec la peur de se faire dénoncer, ou le risque de voir un flic débarquer sur votre lit de mort pour interroger les médecins sur les raisons des complications qui vous ont tiré vers la tombe.

Quelle chance a-t-on : juste avant de foutre le feu à la planète entière, on aura résolu pas mal de problèmes de santé, on aura fait de gros progrès en matière de droits humains, et on aura baisé sans compter dans la joie et la bonne humeur avec l’étrange sentiment qu’hommes et femmes peuvent être égaux.

Parce qu’en 1960, c’était loin d’être gagné. Si les femmes pouvaient plus mourir à la suite d’un avortement qu’à la suite d’un accident de voiture, nous dit-on dans le film, sur le plan plus sociétal, la condition de la femme est à des kilomètres de ce qu’on pouvait nous montrer par ailleurs au cinéma. Même chez les voisins de la Nouvelle Vague pourtant bien égratignés ici (Godard semble avoir apprécié le film, moins rancunier qu’Autant-Lara en tout cas) chez qui l’image de la femme émancipée n’est que rarement en prise avec la réalité. C’est l’autre aspect « clinique » du film. Le personnage d’interne en gynécologie qu’interprète Marie-José Nat aurait voulu être un homme parce que « c’est tellement plus compliqué d’être une femme » (accessoirement, on la suppose aussi un peu homosexuelle : son histoire avec sa patiente, ce n’est pas seulement l’histoire d’un raté, mais aussi une histoire d’amour qui commence dans un ascenseur et deux mains qui se trouvent). L’interne n’est pas la seule femme dans les parages, mais on se demande si les autres femmes qu’elle croise dans son internat ne sont pas uniquement celles que ses collègues masculins traînent dans leur lit. Les autres femmes, au travail, comme les sages-femmes, ne semblent pas particulièrement apprécier sa présence (l’autorité, l’expérience d’un homme, tu comprends). Ce n’est pas le cas des patientes qui voient sans doute d’un meilleur œil de se faire ausculter par une femme. C’est que les hommes, pères, médecins, internes ou policiers, sont tous uniformément odieux. La réputation des internats et des hôpitaux ne semble pas avoir beaucoup changé aujourd’hui, mais au moins, on en voit ici une triste illustration. L’occasion manquée qui provoquera le décès de la jeune mariée après les complications d’un avortement clandestin, c’est bien le résultat d’un commentaire assassin, machiste du Don Juan interne qui considère qu’ils ne sont pas là pour informer les patientes sur des moyens contraceptifs. Et puis quoi encore ! (On serait au tout début du planning familial et si on rêve d’une « nouvelle vague en médecine », on n’y est pas encore « parce qu’ici, on respecte les anciens, pas comme dans le cinéma. ») Claude (le personnage interprété par Marie-José Nat) se reproche de ne pas avoir conseillé de trouver un diaphragme en pharmacie à la future mariée qui s’inquiétait de ne pas savoir comment éviter de tomber enceinte. Ce sont donc les commentaires stupides d’un sale type qui causera la mort de cette femme de 18 ans.

Et évidemment, parce que c’est toujours comme ça, qui Claude invitera-t-elle dans son lit ? Le sale type. Remarque, pas beaucoup le choix. Il n’y a que des sales types. Jour et nuit, on sauve des vies. Et entre les deux, on se fout de la gueule des patients qu’on a reçus ; et on se tape l’infirmière ou la petite interne. L’élite.

Du brutal, je vous dis.

Le film a donc une valeur documentaire historique indéniable en plus d’être un mélo assez bien réussi (à moins que ce soit un film d’horreur : je ne conseille à personne de voir comment on essaie de récupérer un patient atteint du tétanos, ce n’est pas beau à voir). Il montre la réalité brutale des conditions sanitaires avant la pilule et bien avant le droit à l’avortement. On se demande même comment Claude a pu mener ses études : même majeure, elle est forcément encore liée à ses parents (son père, du moins) ; or, il n’est jamais question de ses liens familiaux. On ne peut pas tout montrer dans un film, mais justement, voit-on cette réalité-là, mettons, dans les films de la Nouvelle Vague ? Il y a deux manières d’être émancipée : l’être sexuellement dans un film de Godard ou de Truffaut où, comme dans n’importe quel film de « la qualité française », on baise comme dans « les films », sans rien montrer, sans parler du comment ni des conséquences, simplement en montrant une scène heureuse au petit matin ; et l’être (émancipée) juridiquement, dans le monde vrai. Le film est sorti en 1965 (le roman au début des années 60), c’est précisément l’année où les femmes gagnent leur émancipation. Dit autrement : elles ne sont plus considérées comme des mineures et rattachées soit à leur mari soit à leur père. Heureusement que les hommes peuvent encore foutre des mains sur les roploplos des collègues, comme ça, pour rire, quoi…

Autre réalité illustrée dans le film : la présence d’une infirmière noire et d’une concierge asiatique. Les sales boulots. Une réalité rare à l’époque, et l’occasion pour Claude (l’interne, pas le cinéaste), en visitant la chambre de ses jeunes mariés, de s’en rendre compte : il y a plus grand malheur que d’être une femme médecin dans un monde d’homme. Être une femme pauvre. Pas le temps d’être heureux dans une chambre de bonne. La promiscuité vous fait vite des petits.

Un film vaut donc mille discours. Ou une promesse d’inscrire le droit à l’avortement dans la constitution… Par ce que : et après ? Tu l’inscris. Quelqu’un pourra toujours le supprimer à son tour. Mais t’es content, petit roi, tu auras effectué un de ces « accomplissements » symboliques dont tu es friand. Encore les belles promesses d’un sale type. Éduquer, informer, rappeler que ce n’était pas « mieux avant », tu ne l’inscris pas dans la constitution, ce n’est pas un symbole, mais une réalité, et tu l’inscris dans la mémoire des citoyens. En principe, ça s’évapore moins facilement. C’est de mémoire dont on a besoin. Pas de symboles. Et ce film pourrait participer à cela. Le service public est bien trop occupé à faire des débats entre personnalités de droite et d’extrême droite ou à faire la publicité à des charlatans qui prétendent que les vacances font diminuer le QI, plutôt qu’à montrer des films utiles capables d’entretenir cette mémoire collective.

Cela doit bien faire un demi-siècle qu’on est en vacances.

Bonne rentrée à tous. Profitez de vos libertés et de vos droits acquis. Bientôt, c’est la fin du monde.


Journal d’une femme en blanc, Claude Autant-Lara 1965 | Gaumont, Arco Film

Le Rouge et le Noir, Claude Autant-Lara (1954)

Note : 4 sur 5.

Le Rouge et le Noir

Année : 1954

Réalisation : Claude Autant-Lara

Avec : Gérard Philipe, Danielle Darrieux, Antonella Lualdi, Jean Martinelli, Antoine Balpêtré, Jean Mercure

Travail admirable de direction d’acteurs. J’avais cru longtemps que Claude Autant-Lara n’avait qu’une formation de décorateur, c’était en tout cas la réputation qui l’accompagnait. Et je viens d’apprendre que sa mère avait été à la Comédie-Française avant de se faire remarquer pour ses opinions antimilitaristes et d’en être exclue (ce qui explique beaucoup de choses, comme le sujet de Tu ne tueras point). Ce n’est évidemment pas dans des écoles d’art que le bonhomme a appris à diriger ainsi ses acteurs. La Comédie-Française, c’est peut-être la vieille école, celle du théâtre, mais c’est la mienne (mon prisme), et tous (quand ils ne sont pas doublés) sont remarquables. Je n’avais par exemple jamais vu quelques-uns des acteurs officiants dans certains rôles secondaires, Autant-Lara les a probablement dénichés au théâtre, mais bon sang qu’ils sont bons… Quant aux deux rôles principaux (je mets à part Antonella Lualdi qui joue Mathilde et qui, bien que francophone, semble doublée), c’est peut-être ce qui se fait de mieux à l’époque, même si Darrieux et Philipe ne sont pas de la même génération (au moins, la différence d’âge des protagonistes semble respectée).

Caustique comme il faut. L’église, la bourgeoisie, les arrivistes, les amoureux romantiques (même les filles à papa séduites par le seul fait de s’enticher d’un pauvre), tout le monde en prend pour son grade, et on sent que le misanthrope Autant-Lara s’en donne à cœur joie.

Faute de moyens sans doute, l’ancien spécialiste de la décoration trouve un subterfuge assez convaincant pour se passer de grandioses reconstitutions : des murs unis en gris (vous excuserez mon sens des couleurs limité) un peu partout ; et des extérieurs limités qui semblent tout droit sortir d’un film de Tati. La mode est aux décors nus au théâtre (dont Gérard Philipe est un habitué du côté du TNP, mais ne jouer qu’avec des rideaux comme seul élément scénographique n’aurait pas plu à la vedette), ce sera bientôt celle de l’espace vide, on y est presque déjà un peu. C’est esthétiquement ignoble, presque conceptuel, mais ça reflète merveilleusement bien la nature du cœur de Sorel. Juste ce qu’il faut pour refréner toutes les envolées romantiques qui pourraient encore en tromper certains. On hésite entre un gigolo avant l’heure ou un arriviste qui sera pris à son propre jeu (il y a un côté Baby Face, 1933, là encore avant l’heure : l’ascension sociale par l’entremise des femmes). On pourrait y voir également une forme plus affirmée de personnage à la Emma Bovary : cette volonté de s’affranchir de sa condition pour s’élever parmi les grands de ce monde avant de se rendre compte qu’ils ne feront jamais illusion face à une classe qui interdit et remarque tout de suite ceux qui ne sont pas de leur rang… Je crois avoir rarement aussi bien vu reproduite, d’ailleurs, l’idée des pensées en voix off dans un film. Un procédé indispensable pour illustrer l’ambivalence des personnages principaux : les errements moraux de Julien entre son ambition (ou son hypocrisie, voire son opportuniste, alors qu’il ne montre d’abord aucune volonté de séduire Mathilde) et sa naïveté (ou sa jeunesse) romantique.

À une ou deux reprises, le film tourne aussi parfois à la comédie, et bien sûr les dialoguistes habituels du cinéaste s’amusent autant que d’habitude à distribuer les bons mots (je doute qu’ils soient de Stendhal).

Évidemment, le film fut démoli à sa sortie par les réactionnaires des Cahiers. On est pourtant loin de la prétendue « qualité française » puisque, comme dit plus haut, la reconstitution a été passablement sabordée. De « qualité », il faudra se contenter de celle qu’eux, futurs réalisateurs, seront un jour incapables de reproduire à l’écran (et pour cause, ils n’étaient ni décorateurs ni fils d’une actrice du Français) : celle qui consiste à placer et diriger des acteurs (oui, c’est un métier qui ne s’improvise pas).

Parce que pour ce qui est de la causticité du roman de Stendhal, on est servi : le classicisme, il aurait rendu tout ça fade et se serait rangé à n’en pas douter du côté des bourgeois (ou du romantisme). Il n’y a rien de romantique dans cette histoire : c’est une fable sociale et cruelle (pour ceux qui croient en l’amour et à l’idéal qui n’était déjà plus républicain). Honte aux historiens et aux futurs critiques de ne jamais avoir réhabilité ce film (comme une large partie des films de Claude Autant-Lara — il semblerait qu’il n’y ait qu’en matière d’agressions sexuelles que certains oublient de séparer l’homme de l’artiste — on peut être un connard et avoir réalisé d’excellents films).


Le Rouge et le Noir, Claude Autant-Lara 1954 | Documento Films, Franco-London Films


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Tu ne tueras point, Claude Autant-Lara (1961)

Note : 4 sur 5.

Tu ne tueras point

Année : 1961

Réalisation : Claude Autant-Lara

Avec : Laurent Terzieff, Suzanne Flon, Horst Frank

Les films démonstratifs ont souvent (et à raison) mauvaise presse. Personne n’aime qu’on leur force la main, qu’on leur prémâche un travail moral qui devrait être réservé au spectateur. Il arrive cependant que des sujets soient tellement en phase avec ce que l’on pense, avec les questions que l’on se pose, qu’on peut accepter qu’un film tire un peu trop la ficelle en notre direction (c’est peut-être aussi le cas avec les films que je ne supporte pas, sans doute pour leur côté réactionnaire et faussement concerné par victimes, comme Hope).

C’est donc bien le cas ici. On ne peut pas dire que la structure du film ou que la mise en scène envoie du lourd, mais peut-être aussi, finalement, faut-il se placer du côté d’une lecture brechtienne du spectacle pour apprécier la démonstration.

Claude Autant-Lara et son duo de scénaristes, Jean Aurenche et Pierre Bost, seraient des disciples de Brecht ?… Bon. Peut-être pas. Et pourtant. Manquerait plus qu’une voix off qui ferait office de chœur, sinon, la construction en séquence, c’est évidemment celle des tableaux de Brecht. Plus encore, l’aspect idéologique, politique, moral, voire philosophique, ce n’est pas du tout ce qu’on réclame d’un film, d’un drame, qui se doit d’être avant tout un spectacle. Car en dehors des quelques séquences mélodramatiques avec la mère de l’objecteur de conscience (pas bien passionnantes d’ailleurs), il s’agit bien d’une démonstration, la démonstration d’une société absurde qui punit les honnêtes personnes et qui relaxe les assassins (dont le seul crime aurait été d’obéir aux ordres). La démonstration va jusqu’à opposer deux extrêmes (le catholique mais pas trop qui refuse de porter une arme ; et le curé assassin n’ayant lui pas pu faire selon sa conscience). L’Église en prend pour son grade. Et l’armée, paradoxalement (en un seul mot), pas tant que ça : lors du délibéré, des officiers du tribunal militaire posent le doigt sur les aberrations de condamner un homme qui revendique son droit à croire encore à un monde sans guerre, surtout après le jugement rendu précédent.

Le film aurait été plus dramatique et moins didactique, le cas de conscience du jeune homme l’aurait fait rentrer en conflit avec ses proches, des histoires se seraient liées en prison, il aurait eu peut-être une amoureuse. Rien de tout cela. Le récit est sec, et ne s’applique donc qu’à faire la démonstration des absurdités de la guerre, à démontrer la nécessité morale de disposer d’un véritable droit pour les objecteurs de conscience (condamnés de fait — du moins tel que c’est présenté dans le film — à perpétuité) et à mettre tout ça en lumière avec un cas similaire à travers lequel on nous invite à jouer au jeu des sept erreurs.

Comme c’est souvent le cas avec les films qui dérangent de l’époque, on apprend après-coup que les autorités françaises avaient encore le pouvoir de censurer la création, au point de rendre sa production d’abord impossible, puis d’en limiter l’impact dans les festivals où il figurait (Rauger, à la présentation du film, affirme que le gouvernement aurait acheté des places en demandant aux gens de ne pas s’y rendre, et on suspecte — comme c’était d’usage quand les prix se décidaient ailleurs que dans les jurys — que le film n’ait remporté ainsi qu’un prix d’interprétation à Venise). Pire encore, le film aurait été descendu par la critique, mais les saloperies de ces petits truands des Cahiers ne sont plus à démontrer (surtout quand il était question de tirer sur Claude Autant-Lara et sur ses scénaristes). On se demande qui était « Le Petit Soldat » pour le coup : le vieux qui propose un film humaniste dont le film trop subversif pour les autorités est censuré ou les petits soldats qui en disent du mal ? (Curieuse symétrie des époques où on reconnaît aujourd’hui une même presse aux ordres capables de s’offusquer de tout sauf des crimes de leurs amis.)

Ce n’est certes pas un grand film, mais c’est un film utile qui aurait encore pu poser le débat à l’époque des Dossiers de l’écran par exemple. Fort heureusement, la question ne se pose plus telle qu’elle était posée à l’époque du film et longtemps après encore : j’ai été de la génération qui a connu les 4 jours (journée de découverte avant accession au service militaire), mais qui n’a pas eu à faire son service quand Chirac a décidé de le supprimer. Cette pression, cette obligation imposée aux jeunes hommes d’une époque est peut-être dure à concevoir aujourd’hui, mais pour le coup, le film pourrait avoir une résonance particulière dans des pays où la population doit faire face à des conscriptions obligatoires ou à la guerre (Russie, Ukraine, Israël, Corée du Sud pour ne nommer que les plus évidents aujourd’hui).

Curieux hasard, j’avais fini ma précédente critique avec une évocation pleine de respect à Laurent Terzieff. Je rappelais qu’il n’avait pas eu « la chance » de tourner avec des cinéastes de la nouvelle vague qui lui aurait permis d’être plus reconnu qu’il ne l’est aujourd’hui. Vu le traitement qu’ils faisaient des films de la (prétendue) qualité française (ceux des réalisateurs dont ils voulaient prendre la place en somme), on se doute bien que Terzieff n’avait pas tiré la bonne carte (le film aurait été descendu par Douchet — peut-être le pire de tous). Tant pis pour eux, leur sectarisme leur a privé d’un des meilleurs acteurs de sa génération. Il le démontre encore ici.


Tu ne tueras point, Claude Autant-Lara 1961 | Columbia, Loveen Films, Gold Film Anstalt


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Mandingo, Richard Fleischer (1975)

Twelve Years a Slave, jamais puceau

Note : 4 sur 5.

Mandingo

Année : 1975

Réalisation : Richard Fleischer

Avec : James Mason, Susan George, Perry King, Richard Ward, Brenda Sykes, Ken Norton, Lillian Hayman

Je me demandais dans mon commentaire dédié à La Fille sur la balançoire s’il y avait des cycles et si, en 1955, le film de Fleischer pouvait en être le début. Eh bien, si cette hypothèse avait besoin d’être confortée, on pourrait affirmer qu’avec Mandingo, on frôle la fin de ce cycle amorcé vingt ans plus tôt : on atteint ici un sommet dans ce qu’il est possible de montrer au cinéma (a contrario, Sweet Movie ou Pink Flamingos sont une illustration de ce qui demeure impossible de montrer au cinéma).

Dans La Fille sur la balançoire, on parle beaucoup, on suggère, on heurte pas mal la bienséance, mais on sauve encore les apparences. Ici, au contraire, on déploie un large éventail d’abominations et toute la créativité des auteurs du film semble avoir été mise à profit pour faire le compte de ces horreurs.

Mandingo n’est pas un film sur l’esclavage, c’est un film sur l’horreur de l’esclavage avec, comme point de focalisation, la violence et l’exploitation sexuelles. Le film ferait presque figure de Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe entre maîtres et esclaves sans oser le demander : il illustre efficacement l’idée qu’en absence de droit, d’État de droit (alors même qu’on est censé être dans un pays des Lumières), les hommes ne se privent pas pour faire jouer de leur impunité et de leur sadisme sur d’autres hommes, en particulier quand ces hommes sont des femmes avec un vagin pour se divertir et un ventre pour engendrer de la marchandise…

Mais l’homme blanc qui déploie ainsi toute sa créativité pour soumettre l’esclave à ses idées les plus folles doit apprendre qu’il y a toujours un prix à payer à ses folies (Réforme, Contre-Réforme, action, réaction, etc.). Si la famille de riches propriétaires terriens touche le fond dans Mandingo, c’est déjà pour montrer les étincelles de rébellion qui jaillissent de ces situations intenables. La violence répondra à la violence. Quand Sade avait écrit Justine, en faisant le compte des horreurs possibles, il ne lui avait jamais laissé la possibilité de se rebeller : il fallait l’enfoncer jusqu’au bout, ne pas lui laisser la moindre chance, pour la réduire à sa condition d’être inférieure, de chose soumise. S’il y a un néo-libéralisme, Sade, c’était le proto-libéralisme : il aurait écrit Mandingo, la fin aurait été toute différente, et il aurait au contraire appuyé encore plus là où ça fait mal. Au moins ici, quelques lueurs d’espoir nous sont permises. Quelque chose bouillonne et on se rebelle face à l’autorité et à l’obscurité.

Ainsi, si tout le monde couche avec tout le monde dans Mandingo, ce n’est pas forcément parce que les Blancs adhèrent à la philosophie de Sade, mais bien parce qu’il y a eu un raté dans l’ordre des choses brutales qu’ils ont mis en place. Avant la catharsis et le rééquilibrage ponctuel des forces de la rébellion finale, l’étincelle jaillira de la femme blanche (elle aussi esclave, mais à un niveau moindre que les Noirs). Elle ne le fait pas par vocation, par goût de l’équité ou de la « réforme », mais d’abord par vengeance, par dépit et par revendication presque à pouvoir jouir des mêmes outrances que les hommes (les révolutions sont rarement mesurées).

Tout le monde couche avec tout le monde, mais ce sont toujours les puissants qui baisent les plus faibles. Les maîtres baisent leurs esclaves, les cousins baisent entre eux le soir de leurs noces avant de ne pas trouver ça assez piquant, et les frères baisent leur sœur (le Blanc viole sa sœur, mais si le frère noir couche avec sa sœur, c’est encore parce qu’on leur cache leur lien de parenté — puisqu’on assemble ainsi les frères et sœurs qui s’ignorent comme on le ferrait avec deux animaux, il n’y aura qu’à tuer le rejeton comme un fruit pourri si c’est monstre). Histoire de domination. Le viol est la norme. Même pour ses victimes pour qui c’est une normalité : avant le souffle de la rébellion, la résignation de l’esclave pour qui sa condition est dans l’ordre des choses ; on programme ainsi les viols ; on se fait jolie pour son agresseur ; et on demande à la victime de surtout ne pas péter pour ne pas indisposer son agresseur.

Sur le tableau des abominations : rejetons, mandingos, métis ou mulâtres, voire épouses, on en fait littéralement commerce. Ce qui n’a pas de valeur, on le garde sagement près de soi. Pour en faire une carpette humaine, par exemple. Les propriétaires blancs, liste des courses en main, font leurs petites emplettes au marché d’esclave du coin ; on tâte la marchandise ; et quand on est vendeur, on tient correctement son livre des comptes. L’esclavagisme est une chose sérieuse. Et on assassine les rejetons quand ils ne sont pas de la bonne couleur ; puis, on tue la mère parce qu’on dispose d’un droit de propriété sur son ventre et son vagin.

Mais là où le film est habile, c’est qu’au milieu de toutes ces outrances, il ne manque pas de jouer de subtilités en faisant mine d’éviter le manichéisme ou les jugements hâtifs. On bat ses esclaves, oh, mais on ne le fait, d’abord, qu’avec une pointe de dégoût, parce qu’on peut être Blanc et fragile. « Moi aussi je peux comprendre mes esclaves. Je suis comme eux : blessé par la vie. Je les aime sincèrement. C’est pourquoi je les bats et les viole avec amour. Je suis un tyran contrarié, esclave de sa condition de privilégié. » Et si on se laisse attendrir, le dénouement ne manque pas de nous ramener à la réalité et à leurs rapports de force.

Épisodiquement, avant l’étincelle cathartique finale, les Noirs se rebiffent. Mais il est peut-être plus intéressant justement de montrer leur docilité, leur complicité même, ou leur naïveté — souvent même leur dignité en réponse à la sauvagerie bouffonne de leurs maîtres. Là où Sade avait peut-être manqué son coup avec Justine, c’est qu’on se révoltait à sa place. La gloire des héros ne fait parfois qu’endormir les consciences. Pas de révolution sans consciences éveillées. Il est facile de montrer des héros, se ranger de leur côté, un peu moins de faire appel à l’esprit de révolte du spectateur en lui montrant des opprimés entrer dans une forme de normalité et de « confort ». Pas de révolution sans intelligence. Pas d’intelligence sans compréhension des conditions qui prévalent avant une saine « réforme ». L’habilité du film, elle est là. Faire le compte des abominations, mais laisser entrevoir des étincelles d’espoir. On connaît l’histoire : Mandingo en est une préface. La gloire aux héros endort et laisse entendre qu’il n’y a plus rien à gagner — ou à préserver. La description brutale des réalités nous tient au contraire éveillés, wokes. Parce qu’il est aussi nécessaire de nous montrer à quoi mène les outrances d’une société sans égalité ou d’une société régie par le droit du plus fort.

L’affiche du film reprend ironiquement la charte graphique et l’esthétique d’Autant en emporte le vent. Avec deux couples mixtes. Ou presque. Puisque s’il y a bien rapports consommés « mixtes », on reste loin de l’image d’Épinal et sentimentales : des deux côtés, on parlerait aujourd’hui de viols. On s’interrogerait sur l’idée de consentement, d’emprise mentale… Et si c’est ironique, c’est que le film prétend (et il le fait assez bien) dézinguer l’imaginaire esthétique et moral véhiculé dans les films sur le Sud. Réforme, Contre-Réforme, action, réaction, gloire aux abominations cachées, révélation des abominations…

Fleischer avait très vite planté le décor : le domaine des propriétaires terriens, bien que parfaitement habité, ressemble déjà à une ruine. Assez des mensonges en se vautrant dans le luxe : les années 70 dévoile tout. Si tout n’était que légèreté et normalité dans ces films sur le Sud, tout ici est montré au contraire dans sa plus brutale vulgarité : dès la première séquence du film, on demande à voir si un des esclaves que l’on veut acheter a des hémorroïdes ; et on en envoie un autre courir chercher un bâton comme on le ferait avec un chien pour juger de son agilité. Taratata ! Tara est en ruine !… Cela ne fait rien : je la rebâtirai !… Mes gens, au travail ! — Oui, ma’m Scarlett. Plus tard, toutes les conversations entre Blancs tournent autour du sexe et de l’exploitation des Noirs, y compris sexuelle. On croirait voir Autant en emporte le vent mis en scène par le Imamura des Pornographes. L’homme sans filtre. Un animal.

L’image de la Southern belle en prend un coup quand le fils boiteux, plus intéressé par ses esclaves comme d’autres le sont par leurs soldats de plomb ou leur train électrique, s’en va rencontrer une lointaine voisine (et cousine) pour la demander en mariage. Belle idée de prendre l’actrice des Chiens de paille pour interpréter ce rôle de cousine à marier, elle aussi passablement en ruine. On garde l’image de son viol sauvage, et on pressent vite que le souvenir du film de Peckinpah saura bénéficier à celui de Fleischer. Autre idée formidable de Fleischer, celle de faire jouer l’actrice comme une participante de télé-réalité, ou pour éviter les anachronismes, comme une collégienne sans éducation. La Southern belle n’est plus la petite fille bien éduquée qu’on nous représente depuis des décennies au cinéma ou ailleurs, mais une fille idiote qui singe grossièrement les attitudes des filles de la haute société. On est plus proche d’une Madame Bovary à deux doigts de sombrer dans le porno que de la Scarlett de David O. Selznick. Susan George, en dehors des scènes où elle doit être ivre, s’en sort d’ailleurs admirablement tout au long du film : arriver à passer de la vulgarité du début à la jalousie outragée, pour finir sur le désœuvrement…, ce n’était pas gagné. Habile encore, car le film ne manque pas avec cette fin de nous rappeler qu’elle aussi (à un niveau moindre que les esclaves pour lesquels elle ne montre paradoxalement, elle, aucune sympathie) est une victime des abominations de son époque.

En 1975, le public était déjà habitué à de nombreuses outrances à l’écran, mais je doute pour autant qu’il ait été bien enthousiaste à l’idée de se voir ainsi rappeler les excès bien réels de l’esclavage (correction : le film boudé par la critique aurait été un succès public). La violence passe encore, la pornographie passe encore, la vulgarité passe encore ; mais on ne touche pas au rêve américain et aux mythes de la nation. L’image du Sud, avec ses grandes richesses distinguées comme on l’imaginerait à la cour de la Reine Victoria à force de les voir reproduites au cinéma, on n’y touche pas. Il est même probable qu’un tel film ne serait plus possible aujourd’hui. Des films sur l’esclavage, on n’en a vu quelques-uns ces dernières années, et presque toujours, ils prennent trop ostensiblement fait et cause pour les victimes. La glorification des héros, toujours. Enfonçage de porte garantie. La peinture lisse et colorée du classicisme. On en prend d’autres et on recommence. Intention louable, mais ce n’est pas du cinéma bien habile. Le classicisme n’a rien de woke, d’éveillé. Au contraire, il a plus tendance à endormir, à se conformer aux usages, même et surtout quand il est question des usages des puissants.

Le film y va sans doute un peu fort (quoique, on peut facilement imaginer le niveau de créativité d’autorités toutes-puissantes en matière de sévices sexuels ou de torture en l’absence de justice — l’imagination des hommes à en persécuter d’autres à l’abri des regards est sans limites), mais si on veut montrer la réalité d’une chose, d’une violence, il faut la montrer telle qu’elle est. Quelques subtilités feront office de fausses pistes ou de dérivatif à la brutalité dépeinte et nous éviteront de tomber dans les excès inverses. Inutile d’embellir les choses, les victimes, pas beaucoup plus : le spectateur est assez grand pour se faire sa morale tout seul. Alors, certes, on frôle le grotesque, l’outrance, mais Fleischer arrive pourtant à insuffler une certaine dignité (chez les esclaves surtout) et de la subtilité (à travers le personnage du fils donc, qui tout en restant un salaud, détonne avec les autres de sa « race ») au film. Les outrances sont là où elles doivent être : dans le comportement ignoble des propriétaires terriens. Et les victimes de ces outrances ne sont pas des héros, mais des victimes ignorant leur condition de victime. Au contraire de leurs « maîtres », elles restent dignes et humaines.

Deux regrets toutefois. L’utilisation de Maurice Jarre à la musique (c’est un choix de Fleischer ou de la production ?…). Assez peu inspiré, le bonhomme. Pas forcément non plus raccord avec « la philosophie » ou l’argument du film. Et il me semble qu’il aurait fallu aller au bout de la logique et suivre la proposition faite dans le script, à savoir faire du fils un être frêle, incertain, une brindille tenant à peine debout, fasciné par ses joujoux humains, avec sa capacité à leur faire n’importe quoi. Pourquoi donc nous mettre un bellâtre aux cuisses de foot américain, cela n’a aucun sens ? Il fallait Dustin Hoffman. Ou Roman Polanski, tiens. Un type viscéralement tordu auquel on pouvait attribuer, comme avec Susan George, une sorte de vice ou de malaise intrinsèque. Et ça n’en aurait que rendu la fin bien plus forte, histoire de rappeler aux spectateurs qui se seraient laissé attendrir par le personnage (pris en pitié, lui, plus que les esclaves peut-être ?) que c’est bien lui l’animal.

La fin du cycle des outrances ? Pit-être… Deux ans après, le public lassé des peintures grotesques et déprimantes faites au cinéma ira voir en masse un blondinet manier le sabre laser, aller sauver sa princesse et se contenter de vulgaires robots achetés au marché d’esclaves… Mon esclave est mort, longue vie au robot.

— Oncle Owen, ce droïde ne fonctionne pas ! Regarde, il perd son suçocompresseur !

— Tu nous revends de la camelote ?

— Itchoua… Nitouba-komba !

— Oncle Owen, et pourquoi pas le bleu, là ?

— C’est le bleu que je veux… Très bien.

— Messire Luke ne sera pas déçu. J’ai servi plusieurs fois avec lui.

— Ah ? Et est-ce qu’il baise aussi ?


Mandingo, Richard Fleischer (1975) | Dino De Laurentiis Company


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Le cinéma doit-il être moral ?

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L’obscurité de Lim

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