Deux Sœurs mélancoliques à Kyoto, Kenji Misumi (1967)

L’arithmétique de l’amour

Note : 4 sur 5.

Deux Sœurs mélancoliques à Kyoto

Titre original : Koto yûshû: Ane imôto/古都憂愁 姉いもうと

Année : 1967

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Shiho Fujimura, Kiku Wakayagi, Eiji Funakoshi, Kaoru Yachigusa, Takuya Fujioka, Akio Hasegawa, Momoko Kôchi, Eiko Itô

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Nouveau drame de grande qualité pour la Daiei. S’il faut louer le génie de Misumi à jouer parfaitement de l’émotion et du rythme, en particulier dans des dénouements forts en émotion, il faut bien reconnaître aussi que la plupart de ces drames ont une principale vertu : ils sont admirablement bien construits. Quand Mizoguchi est mort en 1956, ses principaux collaborateurs au scénario, Yoshikata Yoda et Matsutarô Kawaguchi n’ont pas pour autant disparu avec lui ; et certains de ces scénarios sont tombés entre les mains de Misumi dans des films bien trop inaccessibles aujourd’hui.

La même année, en 1967, ce sont pas moins de trois drames qui sont produits par la Daiei sous la direction de Misumi : Brassard noir dans la neige¹ ; La Rivière des larmes² ; et donc Deux Sœurs mélancoliques à Kyoto³. À ces trois drames, on peut en ajouter un autre, flirtant avec la satire et la comédie, tourné en 1963 avec la même équipe : La Famille matrilinéaire. On a connu la trilogie du sabre, les distributeurs seraient bien avisés de distribuer une trilogie des larmes avec ces quatre titres (on peut même imaginer une hexalogie si on y ajoute L’Homme au pousse-pousse et La Vision de la vierge).

¹Toshio Yasumi à l’adaptation ; Setsuo Kobayashi à la photographie, collaborateur habituel de Masumura pour filmer Ayako Wakao — madame ayant une cicatrice de varicelle à l’arête du nez, il convient peut-être de la filmer toujours avec le même profil ou un éclairage adapté.

²Yoshikata Yoda à l’adaptation ; Chikashi Makiura à la photographie (principal collaborateur de Misumi)

³Yoshikata Yoda à l’adaptation ; Senkichirô Takeda à la photographie (collaborateur de Misumi sur La Lignée d’une femme)

⁴Yoshikata Yoda à l’adaptation ; Kazuo Miyagawa à la photographie (collaborateur historique de Mizoguchi, puis de nombreux cinéastes de la nouvelle vague)

⁵Mansaku Itami au scénario (1943) ; Chikashi Makiura à la photographie

⁶Mitsuro Kotaki et Kazuo Funahashi ; Chikashi Makiura à la photographie

(Akira Naitô est le plus souvent à la direction artistique de ces films.)

Je ne m’attarde pas sur les autres aspects du film qui sont comme d’habitude maîtrisés : la direction de Misumi, la photographie de Takeda, les acteurs… Car ce qui m’a fasciné ici, c’est donc bien l’arithmétique de l’amour savamment élaborée par les deux anciens compères de Mizoguchi (Kawaguchi pour le sujet ; Yoda pour le scénario).


Exercice 1 

Exercice 1.1 : Considérons la relation entre a et b, a et b appartenant à la même fratrie, elles sont définies de la façon suivante : a est l’aînée, b, la cadette. a b.

Question : Qui, selon les lois en vigueur au Japon, entre a et b, a le plus de chance de devenir la cheffe de la famille (C) si leur père venait à décéder ? Imaginons maintenant la variable suivante : a possède un talent de cuisinière que b ne possède pas. a (cheffe) b (Ø). Question : Qui pouvez-vous déduire entre a et b est responsable (R) du restaurant ?

Exercice 1.2 : Considérons désormais la relation entre b qui aime c, c étant défini à la fois comme « potier » et « fiancé » de b, mais que c prétend aimer a. Question : Quelles sont les motivations cachées de c susceptibles d’expliquer pourquoi c se dit être amoureux de a quand il est promis à b ?

Exercice 1.3 : Nous verrons un peu plus tard les probabilités arithmétiques de l’amour que cela peut provoquer dans un film, car considérons désormais la relation entre d et e, e étant une ancienne geisha devenue danseuse, d, un écrivain de retour à Kyoto qui sert de théâtre des événements qui nous intéressent ici et ancien client de e. Question : Comment, selon les règles de la bienséance au Japon, d et e vont-il s’unir si on considère que d et e s’aime d’un amour mutuel et sincère ?

Exercice 1.4 : Considérons désormais, et pour aller plus loin, la relation entre d et a, sachant que c dit aimer a alors qu’il est promis à b, et que a n’éprouve rien pour c qui, de son côté, aime au contraire d. Question : Comment, selon les règles arithmétiques de l’amour, d réagira-t-il quand a lui avouera son amour alors que d aime depuis toujours e et que e est la raison de son retour à Kyoto ?

Exercice 1.5 : Considérons enfin le poids de f dans ces calculs, à la fois tuteur de cet ensemble que l’on nommera « L’hypothèse des deux sœurs mélancoliques à Kyoto », mais aussi gérant et riche propriétaire du restaurant où a et b officient. Question : Si a décide de quitter subitement l’équation, b pourra-t-elle continuer à travailler pour f ? (Rappel : c est potier et dit aimer a.)

Carton promotionnel du film |Daiei

Exercice 2

Vous avez les variables de départ, il vous reste à imaginer une évolution crédible des relations entre tous ces éléments sachant qu’il vous restera à ajouter une dernière variable que l’on nommera x et dont il vous sera demandé de révéler le rôle inconnu à la fin de l’histoire.

Hypothèse du film :

Commençons par donner des noms à toutes ces variables :

a = Kiyoko, sœur aînée, cheffe cuisinière

b = Hisako, sœur cadette, fiancée à Akio

c = Akio, potier, fiancé à Hisako

d = Shinyoshi, écrivain, loge chez Shima

e = Shima, danseuse, ancienne geisha, loge Shinyoshi

f = Ichitaro, gérant de restaurant tenu par Kiyoko

x = inconnue à déterminer

Rappel des événements :

Deux sœurs, Kiyoko et Hisako, tiennent un restaurant à Kyoto, le Totoki, grâce aux talents de Kiyoko qu’elle a hérité de son père. Leur tuteur, Ichitaro, propriétaire du restaurant, sert d’intermédiaire pour marier la cadette Hisako, dispensable en cuisine du prestigieux restaurant dans laquelle c’est l’aînée (elle, divorcée) qui a hérité des secrets gastronomiques de la famille.

Hisako aime Akio, un potier, mais Akio hésite encore à se marier avec Hisako, surtout que la guerre fait rage et qu’Akio a peur d’être envoyé au front. Alors tous deux se disputent. L’aînée des sœurs rend alors visite à Akio pour essayer de le convaincre d’accepter le mariage, mais le garçon avoue alors à Kiyoko que c’est elle qu’il aime.

Kiyoko en est toute bouleverser, car l’homme qu’il aime vient de réapparaître à Kyoto : Shinyoshi, un écrivain en difficulté avec les autorités à cause de sa position peu favorable à la guerre et qui revient dans l’ancienne capitale où il a de nombreuses attaches pour se faire oublier. Mais pas seulement. Car si Shinyoshi retrouve avec plaisir la fille du restaurant qu’il avait l’habitude de fréquenter il y a des années, il aime depuis toujours Shima, une ancienne geisha devenue danseuse pour des soirées privées. Shima l’aime en retour, mais si elle l’accueille volontiers chez elle comme autrefois, elle « n’est pas une fille facile ».

Hisako retourne voir son fiancé pour faire la paix, mais Akio tente de la violer. Hisako retourne alors au Totoki et dit à Kiyoko que son fiancé a essayé de la prendre de force. Toute chagrinée de voir qu’Akio est un salaud (il lui a dit qu’il l’aimait tout en cherchant à violer sa sœur), Kiyoko rend visite à son vieux sensei, Shinyoshi, chez Shima pour oublier tout ce sac de nœuds romantique et s’enivrer. Shinyoshi s’amuse, un peu amer, de voir que cette histoire rappelle celles qu’il écrit. Pendant la nuit, ivre, Kiyoko se faufile dans la chambre de Shinyoshi pour lui dire qu’elle l’aime, mais l’écrivain lui répond qu’il aime Shima.

Ivre, éconduite, honteuse et dépitée, Kiyoko rentre chez elle. À la porte, Akio l’attend depuis plusieurs heures dans le froid et lui propose d’aller boire un verre. Kiyoko et Akio passent la nuit ensemble.

Au petit matin, Kiyoko se rend compte de sa bêtise et rentre au Totoki. Sa sœur Hisako lui demande où elle a dormi. Kiyoko prétend que, saoule, elle a dormi sur un banc. Akio arrive cependant à cet instant et révèle sans retenue à sa fiancée qu’il a couché avec sa sœur. Kiyoko et Hisako se brouillent, tandis qu’Akio s’en va recoller des pots cassés (pas au figuré, c’est son métier) comme si de rien n’était.

Kiyoko se rend chez Shima pour que ses deux amis interviennent pour que Hisako lui pardonne d’avoir couché avec l’homme qu’elle aime. Mais Hisako ne veut pas pardonner à sa sœur. Kiyoko propose alors à Akio de partir ensemble vers la capitale, ce qu’ils font en laissant juste une note pour prévenir de leur départ.

Des années plus tard, Shinyoshi et Shima se sont enfin mariés et retrouvent fortuitement Kiyoko dans un bar à Tokyo où elle travaille comme hôtesse : Akio l’a tout de suite quittée une fois partis. Le fiancé cherchait juste une excuse pour échapper au mariage.

Shinyoshi et Shima proposent à Kiyoko de revenir au pays, ce qu’elle accepte. De retour à Kyoto, les mariés arrivent à convaincre Hisako qui tient un simple restaurant de pot-au-feu d’excuser sa sœur après toutes ces années. Les deux se retrouvent. Mais pour assurer leur avenir de femmes célibataires, les deux sœurs doivent pouvoir retrouver un travail dans un restaurant. Shinyoshi et Shima demandent alors à Ichitaro, l’ancien propriétaire du Totoki, de les reprendre. Les deux mariés ont une idée pour convaincre le riche propriétaire du Totoki : mettre à l’épreuve les talents de Kiyoko à l’occasion d’une fête qui se tiendra chez eux. En effet, la guerre maintenant finie, Shinyoshi est revenu en odeur de sainteté et revient de la capitale où il a reçu un prix. Le couple a invité des proches de la ville tandis que les deux sœurs s’activent en cuisine. Les convives sont émerveillées par la cuisine de Kiyoko qui n’a donc pas perdu la main. Satisfait, Ichitaro affirme qu’ils pourront retrouver sa cuisine dans son restaurant : le Totoki.

Après le repas, Shima danse pour l’assistance. La morale de l’histoire est livrée par Hisako, la cadette des sœurs à l’écrivain : on pardonne tout aux gens qui ont du talent. Kiyoko a couché avec son fiancé, mais on lui pardonne parce qu’elle cuisine bien. Shinyoshi était mal vu pendant la guerre à cause de ses écrits, et maintenant que la guerre est finie, on lui remet un prix. Sa femme, Shima, autrefois geisha, se produit devant des parterres de grandes personnalités parce qu’elle danse bien ; et elle s’est mariée avec lui. Mais pour elle qui n’a pas de talent (et plus encore pour x, qui a proposé à Ichitaro d’être sa concubine pour garder le restaurant une fois Kiyoko partie et qui n’avait que son corps à vendre), on ne lui laisse rien passer…

Révéler x : la dernière sœur cadette. x est tellement méprisée qu’on ne l’accepte jamais dans les discussions de famille et n’apparaît même pas dans le titre (elles sont trois sœurs, pas deux). Une invisibilisation évidemment volontaire, car elle renforce l’injustice de la morale explicitement annoncée par la seconde sœur à la fin du film.

Ces savants calculs de probabilités vous ont été présentés par Yoshikata Yoda et Matsutarô Kawaguchi. Merci à eux.

Un dernier mot sur cette conclusion encore une fois fabuleuse dans un mélodrame dirigé par Misumi. Étonnamment, le dénouement de l’intrigue est bâti non pas autour des relations entre les deux sœurs brouillées, mais autour de l’héritage gastronomique de la famille. Cela a deux vertus : d’une part, on s’écarte du mélodrame facile en faisant du retour ou non de la cheffe dans le restaurant familial un enjeu majeur ; d’autre part, cela permet d’insister sur une morale révélant une réalité bien cruelle. D’une pierre, deux coups.

Deux coups de maître. (Ou trois. Déterminez x.)


Pour les images et un commentaire moins alambiqué que le mien, fureter ici ou ici.

Et pour d’autres images (que j’ai empruntées) tout en ayant une jolie description des passages dans le film entre les plans en extérieur dans la ville de Kyoto et ceux réalisés dans les studios de la Daiei ; mais aussi pour avoir un aperçu des surcadrages tant prisés des critiques présents dans le film ; ou encore pour avoir une idée (fixe chez les mêmes critiques) des plans de pieds forcément fétichistes ; pour tout cela, fureter ici.


Deux Sœurs mélancoliques à Kyoto, Kenji Misumi (1967) Koto yûshû: Ane imôto | Daiei

Komako, fille unique de la maison Shiroko & Le Palais de la princesse Sen, Kenji Misumi (1960)

Double programme populaire

Note : 4.5 sur 5.

Komako, fille unique de la maison Shiroko

Titre original : Shirokoya Komako / 白子屋駒子

Année : 1960

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Fujiko Yamamoto, Katsuhiko Kobayashi, Mieko Kondô, Ganjirô Nakamura, Ryûzô Shimada, Minoru Chiaki, Fujio Murakami, Chikako Hosokawa

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Note : 4.5 sur 5.

Le Palais de la princesse Sen

Titre original : Sen-hime goten / 千姫御殿

Année : 1960

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Fujiko Yamamoto, Kôjirô Hongô, Katsuhiko Kobayashi, Tamao Nakamura, Ganjirô Nakamura, Isuzu Yamada, Takashi Shimura, Osamu Takizawa, Ryûzô Shimada

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Cela en devient un peu indécent de voir autant de drames tragiques ou de beaux mélodrames réalisés par Misumi invisibilisés parce qu’ils ne répondent pas au genre qu’on attend de lui ou que les distributeurs se sont fait de lui. Il ne faut pas s’y tromper, Misumi réalise ces tragédies exactement de la même manière qu’il tourne ses histoires de samouraïs ou de joueurs errants. Dans le genre jidaigeki pur (sine katana), il n’a parfois pas grand-chose à envier à Mizoguchi, par exemple.

Ses séquences sont toujours d’une intensité folle. Ses acteurs ne font jamais un geste de trop. On sent même avec les quelques extraits de théâtre kabuki que l’on peut voir ici ou là qu’il y a une filiation dans la logique de jeu : on est encore dans un jeu très codifié, mais si on adopte parfois des postures ou un petit temps d’arrêt pour exprimer ostensiblement la situation, grâce à ses nombreux gros plans et son montage très resserré, Misumi et ses acteurs reproduisent cette logique, mais l’adaptent aux regards et souvent aux seuls mouvements de tête. Grosse impression de puissance et de tension en retour. Et cela, que Misumi dirige un acteur de comédie, de chambara ou de drame, il s’y prend exactement de la même manière (ou les acteurs qui l’accompagnent répondent toujours aux mêmes codes épurés issus de la scène kabuki).

Tout au long de la riche carrière de Misumi à la Daiei, on l’a vu entouré des mêmes personnes ; plus encore ici avec ces deux films sortis la même année : équipe technique et acteurs sont identiques. On se demande presque sur combien de films une équipe pouvait travailler sur une seule journée… Mais la précision des acteurs et le génie de Misumi à les mettre en scène ne seraient rien sans des histoires fabuleuses à raconter. Ici, on est servi. Ces deux histoires, inconnues du grand public occidental, sont vraisemblablement de grands classiques au Japon. Elles font toutes deux références à des événements ou à des légendes connus ayant fait l’objet de multiples adaptations au théâtre et au cinéma.

Komako semble être inspiré de la vie tragique de Shirakoya Okuma, fille aînée d’un négociant en bois au 18e siècle et condamnée à mort pour des faits qui diffèrent largement de ce à quoi on assiste dans le film puisque celui-ci prend résolument fait et cause en faveur des amoureux déchus. Il s’agit d’une variation des Amants crucifiés. La fille d’une maison mal gérée est amoureuse depuis son enfance de celui qui a grandi avec elle, l’intentant du clan (ou de l’entreprise), mais sa famille cherche à la marier à un homme pas très beau, gentil, mais excellent gestionnaire qui aidera la maison à recouvrer la prospérité. Le père a la tête continuellement dans les nuages et la mère fricote en secret avec son coiffeur attitré (les joies de l’hypocrisie de la société japonaise derrière les paravents dorés des apparences et de l’honneur familial). À ce quatuor adultérin assez classique dans le genre des films de double suicide (ou d’amants crucifiés, donc) s’ajoute une étonnante note serial avec une sorte de Fantômette qui va et vient dans l’histoire en coup de vent tel un deus ex machina égaré du plateau de tournage d’à côté. Même ce personnage fantaisiste, avec ses talents de voleuse et d’espionne, n’arrivera pas à déjouer le complot dont les deux jeunes amoureux seront victimes. Dans l’histoire originale, ce serait plutôt eux qui se rendraient coupables de complot ; ici, la mort du mari est fortuite, et le complot est ourdi par l’amant de la mère, complot consistant à accuser l’amant de la jeune Komako pour l’écarter d’elle. Le plus étonnant dans l’affaire, c’est encore le finale. Comme dans toute bonne tragédie qui se respecte, le récit réunit tous les protagonistes (enfin ceux qui ne sont pas encore morts), et de manière assez remarquable, il ressort de cette grande scène à faire un constat pas si tragique que ça : tous ont leur raison. Mieux, ils cherchent à trouver la meilleure solution pour le couple adultérin (on insiste sur le fait qu’ils s’aiment depuis l’enfance). Le père finit par marier symboliquement les deux amants illégitimes. Avant, bien sûr, que l’honneur des apparences soit sauf et que tout ce petit monde soit généreusement humilié en place publique.

Pour les images, filer voir ici.

Avec Le Palais de la princesse Sen, on monte dans la hiérarchie de classe. D’une maison frôlant la faillite, on passe aux aventures amoureuses, voire sexuelles, de la fille du shogun. L’histoire semble avoir été maintes fois adaptée (la Daiei avait produit un Princesse Sen six ans auparavant avec Machiko Kyô et un tout jeune Raizo Ichikawa ; l’histoire serait inspirée de la vie de Senhime). Comme à son habitude, Misumi filme les histoires d’amour comme des thrillers. Et peut-être plus ici comme un film d’épouvante. Tous les codes du film du fantôme au début du film sont là : on sent poindre la femme croqueuse d’hommes, la sorcière qui envoûte ses victimes, et le récit prend un aspect de conte (façon Histoires qui sont maintenant du passé) fantastique qui montre déjà qu’on n’est pas tout à fait dans des récits en costumes ou des romances sages imbriquées dans des luttes de pouvoir, mais déjà un peu dans du cinéma de genre (entre Alexandre Dumas et Barbey d’Aurevilly, quand l’Histoire sert de prétexte à développer des récits populaires). Mais un fantastique ludique : on s’amuse du côté répétitif du destin des hommes que la fille du shogun voit débarquer devant elle avant de les voir systématiquement disparaître. L’histoire prend une tournure encore plus mystérieuse quand, forcément, le shogunat s’en mêle et cherche à s’enquérir de ce qu’il se passe réellement au sein du château, car les rumeurs vont bon train, et il en va de la réputation des Tokugawa.

On appâte ainsi la princesse avec un jeune et beau garçon. Celui-ci est vite invité à rejoindre le château où il est appelé à danser devant l’objet de sa mission, la princesse. La princesse Sen, comme avec tous les autres avant lui, s’entiche du bel homme, et bien sûr, à ce moment-là du récit, on se dit qu’on va peut-être en finir avec les assassinats dispersés dans les douves (dans les contes, il y a toujours un basculement où la répétition cesse). Toutes mes conquêtes passées finissaient par connaître cette technique que je ne manquais pas d’appliquer à chacune d’entre elles : c’est quand on se refuse à une femme qu’elle vous porte le plus d’attention. Bon, évidemment, il faut arriver déjà à un certain point de proximité, j’ai maintes fois tenté ma chance dans la rue, et l’indifférence… laisse étrangement indifférent. Vous voyez où je veux en venir : c’est parce que monsieur prétendument danseur itinérant est espion qu’il ne peut totalement (encore) s’adonner aux plaisirs de la chair ou prétendre (comme tous les autres, aveuglés surtout par l’ambition de plaire à la fille la plus en vue du pays) éprouver des sentiments profonds pour la princesse. Et c’est alors parce qu’il lui résiste qu’il lui plaît, et parce qu’il lui plaît… qu’elle lui plaît.

C’est ici que s’opère un autre basculement majeur du récit : adieu l’aspect conte fantastique tendance comico-scabreuse, bonjour le drame politique qu’on sent vite devenir tragédie. Pas d’histoires d’amour contrarié sans complot, et pas d’histoires d’amour interdit sans opposition ou dilemme, très cornélien, entre devoir et passion. Chacun des deux amants est contrarié, d’ailleurs, par un devoir propre (et forcément contradictoire avec celui de l’autre). Celui de l’espion, bien sûr, est de ne pas révéler sa nature… Quant au complot dont ils seront victimes, il vient de loin et propose là encore une vision revisitée de l’histoire originale. Il est imaginé par la sœur d’un ancien amant de la princesse qui, aidée de son propre clan, est parvenue à rentrer au service de la princesse, lui mettre entre les bras des hommes dont elle ignorait jusque-là le sort funeste : les tuer une fois sortis permettant aux comploteurs de répandre à l’extérieur du château des rumeurs qui entacheraient la réputation de la princesse… Tout ça pour finir par assassiner la princesse le jour anniversaire de cet ancien prétendant déchu. (Certains ont la vengeance facile.)

C’est tellement tordu (et joliment grotesque) qu’on reste dans le conte ou la fantaisie. Mais on y croit, justement parce que tout est joué avec gravité et justesse (là aussi, en art, un mariage rarement heureux et durable).

Comme dans le film précédent, les dernières minutes sont remarquables à la fois d’intensité et de tact (autre mariage impossible). Comme tous bons amants dont la condition est divulguée en place publique, il convient de préserver honneur et apparences. Et cela commence, contrairement aux deux amants du film précédent, par les séparer. À l’un, la mort par seppuku, à l’autre, l’obligation de se faire nonne (ou de bonzesse, tel que traduit dans le film).

Je garde les clés de la grande scène à faire du dénouement (un personnage mystère n’a pas été évoqué dans ce joyeux dévoilement de l’intrigue) par respect pour ceux qui voudraient encore voir le film (ou qui sont ennuyés de me lire)… Sachez juste, en guise de pied de nez, qu’il est pour l’heure impossible, pour les raisons plus ou moins exactes détaillées en introduction de ce commentaire, de se procurer ces deux films. Mosfilm et les archives coréennes rendent disponible leur catalogue (voire leur patrimoine) gratuitement sur le Net. Ici, bien que les deux films semblent avoir fait l’objet des soins de rénovation des archives japonaises (comme un carton introductif semble l’indiquer), ces drames de Misumi restent sagement dans des boîtes. Vous n’avez plus qu’à vous porter volontaire comme espion et, au nom du shogunat et du droit à la distribution libre des films du patrimoine mondial de cinéma, accéder aux films jalousement gardés au château des archives nipponnes sans vous faire repérer. Les douves des archives du film, dit-on, sont pleines de corps mutilés de cinéphiles enamourés, jetés là par on ne sait quelle princesse sans scrupules… « Si c’est vrai, c’est grave. »

Pour les images, filer voir ici.


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Brassard noir dans la neige, Kenji Misumi (1967)

Aux premiers flocons venus, chut…

Note : 4.5 sur 5.

Brassard noir dans la neige

Titre original : Yuki no mosho / 雪の喪章

Année : 1967

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Ayako Wakao, Shigeru Amachi, Toyoto Fukuda, Tamao Nakamura, Chiaki Tsukioka, Mitsuko Yoshikawa

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Misumi au sommet de son art. On savait depuis La Rivière des larmes ou, avec moins de réussite, depuis Le Visage de la vierge que le réalisateur savait mettre à profit son génie visuel et son sens du rythme et de l’atmosphère au bénéfice des drames. Malheureusement, ces trois films, réalisés en quelques mois (comme d’autres tournés au début de la décennie avec Fujiko Yamamoto), sont beaucoup moins exposés que ses films où les katanas sont de sortie. On reste d’ailleurs dans le film d’époque, mais on tend plus vers l’adaptation de romans prenant place dans la première moitié du XXᵉ siècle, voire vers le roman de gare, puisqu’on frise par moment le mélodrame. Le Japon savait, au contraire de Hollywood à la même période, parfaitement traverser le passage parfois savonneux entre drame romantique et mélodrame.

On songe beaucoup pour son récit s’étalant sur plusieurs années au Naruse de fin de carrière ou aux scénarios de Zenzô Matsuyama, à des films comme La Condition de l’homme, Comme une épouse et comme une femme, Nuages flottants. Pour l’atmosphère, on pense également beaucoup à deux films de Shirô Toyoda : Le Pays de neige et Histoire singulière à l’est du fleuve ou à un autre de Kon Ichikawa, Le Fils de famille, sur un sujet similaire, celui du défi incertain pour certaines familles de notables d’assurer à leur clan une descendance viable. La présence d’Ayako Wakao fait inévitablement penser aussi aux films de Masumura ou de Kawashima. Les studios semblaient avoir le filon… : torturer une des plus belles femmes du monde de mille et une manières différentes, hommes et femmes apprécieront.

J’arrête le jeu des comparaisons, même si c’est toujours utile de situer les œuvres dans un contexte familier. Place au travail de Misumi. (Je paraphraserai à peine le contenu dramatique du film ; je me réserve pour les deux films suivants.)

En dehors peut-être d’une petite baisse de régime pendant les années de guerre (une intensité qui flanche compréhensible : il faut expédier rapidement des années forcément riches en événements marquants ; on assistait au même creux dans Nuages flottants, me semble-t-il, ou dans Le Fils de famille), à chaque nouvelle séquence, c’est un nouveau drame qui se joue : soit une humiliation supplémentaire à laquelle devra faire face le personnage de femme bafouée par un mari forcément lâche, volage et incompétent, soit une nouvelle mort tragique dont le titre révèle le caractère répétitif et fataliste.

Misumi filme la plupart de ses séquences comme un thriller, voire comme un film d’épouvante dans lequel tout serait finement suggéré, jamais dévoilé au grand jour : découpage resserré à la limite du montage-séquence, donnant ici ou là une information, usant de musique pour créer une ambiance et un environnement propices aux tensions multiples (et souvent muettes), jouant sur le rituel des choses et sur la nécessaire conformité aux usages auxquels on se soumet de bon cœur ou non, jouant sur l’attente d’un événement attendu ou craint…

Les premières minutes du film sont à cet égard exceptionnelles : Misumi filme le mariage du personnage d’Ayako Wakao comme le fera Coppola dans Le Parrain : derrière le paravent de la solennité et la multiplicité des petits rituels, on devine l’agencement minutieux du drame à venir qui s’organise à l’insu de ce personnage féminin qui croit encore pouvoir goûter, innocent, bientôt au bonheur conjugal. La mariée plonge pleine d’espoirs dans ce qu’elle ne sait pas encore être pour elle un cauchemar. Le rituel du mariage sonne pour nous comme un thriller à la sauce Psychose avant l’heure : on voit la scène de la douche sans la voir, telle que Hitchcock l’aurait filmée dix ans plus tôt, en suggérant tout et en ne montrant rien : beaucoup de gros plans à nous demander ce qu’il se passe et à attendre le moment de bascule, le poignard dans le dos, beaucoup d’illustrations comme pour offrir au spectateur un assemblage de petites touches scrutatrices afin d’entrer d’abord dans la chaire de la future victime, dans le nœud du problème, sans en comprendre encore le plan général et les enjeux pervers. Et puis tout à coup, quand ces longues séquences introductives de thriller conjugal prennent fin, que le sang du déshonneur de la femme bafouée ruisselle à l’écran et qu’on se surprend à trouver ça joli, Misumi ralentit le rythme et arrête la musique comme un assassin qui se penche sur sa victime pour en contempler sadiquement l’agonie : la tension est palpable, la jeune mariée respire encore. Misumi joue sur la lenteur des choses (celle de la sidération ou de l’épouvante), sur l’humiliation contenue, et on comprend, non, que Marion Crane ne va pas mourir, et qu’au contraire, son supplice à elle sera d’abord de se relever sans rien dire, puis de devoir contempler sans broncher la mort des autres. Fenêtre sur la mort qui court.

Malgré les apparences, jamais de grands élans romantiques : on est au Japon, il convient de masquer ses sentiments, de retenir ses larmes, de ravaler sa fierté. Et pourtant Misumi, par la suite, sans rien laisser paraître, montre tout : un gros plan révélateur, un œil qui se perd, un contrechamp parlant (« comment va-t-elle encaisser la nouvelle ? »). Inutile de parler, le montage parle à la place de ceux qui se taisent et qui souffrent.

Le petit coup de moins bien du milieu du film, en plus de la guerre qui vient trop massivement perturber le cours des événements, on le doit aussi sans doute à des personnages qui semblent enfin s’unir dans le désordre ambiant qui les entoure. La misère comme ciment. À moins que ce soit, comme dans la fin du Repas, le goût immodéré des Japonais pour les conventions et pour le retour à l’ordre établi. Cela repart ensuite comme en quarante (7 Rônin). Un homme reste un homme. Un lâche, un goujat. Que ne ferait-on pas pour voir Ayako Wakao souffrir encore un peu ?

Les choses (ou les morts) s’accélèrent alors, et on se demande si on n’est pas dans Hamlet à voir autant de corps s’effondrer à la première neige.

Aux premiers flocons venus, chut

La dernière feuille de l’arbre choit :

Brassard noir dans la neige

On peine peut-être à force de sautiller d’une époque à une autre à retrouver l’intensité de la première heure, mais Misumi et Ayako Wakao assurent l’essentiel. Leurs moments de moins bien sont les chefs-d’œuvre des autres. Dans Les Deux Gardes du corps, une actrice d’une immense beauté, plus belle encore qu’Ayako Wakao, attire très vite notre attention, pourtant, dès qu’elle bougeait et ouvrait la bouche, il ne se passait rien. Ayako Wakao, elle, « retient les chevaux » comme disait un prof de théâtre : elle garde l’indicible pour elle, dévoile peu, prend son temps, s’expose peu et se sait regardée. Misumi comprend qu’elle en dit plus quand il la montre interdite, immobile, statique, pensive : action… attention. On guette une réaction à chaque nouveau coup porté, le corps se raidit, la bouche reste mutique, et hop, un regard qui fuit : c’est ce regard que Misumi dévoile en gros plan, à défaut, un mouvement de tête après une pause où rien ne transparaît, une ligne de dialogue pour faire mine d’être passée à autre chose. C’est l’attente, l’incertitude, l’absence de réaction évidente qui commentent l’action et dévoilent ce que l’on croit deviner être les pensées des personnages. L’attention toujours du spectateur en quête de réaction en contrechamp : on apprend une nouvelle, et si on montre des personnages s’agiter ou répondre, paradoxalement, on ne voit rien ; si, au contraire, on dévoile un contrechamp alors même que l’action semble continuer ailleurs et si on joue du gros plan comme pour essayer de percer l’âme d’un personnage, inutile alors pour l’acteur de trop en faire — le spectateur interprétera à sa place. Tout l’art du cinéma est là. Encore et toujours le montage. Le montage, c’est celui qui vous donne un petit coup de coude à un mariage en vous faisant signe de regarder un détail dans un coin, un invité qui se fait tout petit. Plouf : gros plan. Mettre en scène, c’est faire des choix. Savoir quand placer des petits coups de coude dans un film. Misumi aime d’ailleurs toujours commencer ses séquences par ça : des gros plans. Illustration d’abord, détail après détail, d’une situation dont seulement dans un second temps, on comprendra la vue d’ensemble. Misumi fait du Bresson sans le savoir : sa prose place les effets au premier plan avant les causes. Qu’est-ce qui est censé être significatif dans un gros plan avant que tout éclate ? Devinez. On s’interroge et la petite musique des gros plans nous reste en tête : ils sont comme les indications en début de portée dans une partition. Et si on ne connaît pas le solfège des événements, c’est encore plus difficile à lire.

Une bonne partie de ses séquences sont construites ainsi. J’insiste, la petite musique de Misumi ne me quitte plus. D’abord quelques détails capturés en plans rapprochés et qui sont autant d’épitaphes placées au début de chaque chapitre pour piquer notre curiosité, puis on élargit vers une vue d’ensemble. On cherche alors les causes de ces premiers effets produits dans les plans plus larges. Et puis, Misumi retrouve les gros plans et les champs-contrechamps quand le rythme se tend et le silence s’installe.

Attention, les champs-contrechamps ont parfois mauvaise presse. Ceux-ci sont inventifs. Il ne s’agit aucunement des champs-contrechamps gnangnans servant à mettre en forme paresseusement des échanges de dialogues où tout est montré à la même hauteur. On parle ici de champs-contrechamps en réalité souvent muets (c’est le montage qui parle) où la diversité des échelles de plan est la règle et où les inserts ne sont par conséquent pas rares : interaction avec des objets ; une bague qui glisse du doigt ; un lit d’amoureux sur lequel la jeune mariée pose un regard amusé ; des jeux de regards qui se perdent sans jamais se croiser, qui s’éternisent sur quelque chose placé hors-champ et encore inaccessible.

À la différence d’ailleurs d’un Masumura dont j’avais analysé le recours constant et créatif aux champs-contrechamps, Misumi se prête à l’exercice d’une tout autre façon. Ce ne sont pas toujours d’ailleurs des champs-contrechamps puisqu’on ne sait pas forcément toujours si un plan répond précisément à un autre, mais comme le montage les fait percuter, ils sont appelés à dialoguer selon un principe d’effet Koulechov constant. Dans cette remarquable première séquence, par exemple, jouer d’abord si peu de plans d’ensemble complique la représentation d’un espace précis et d’une temporalité claire. On frôle tout juste le montage-séquence. Il ne manquerait au fond qu’une musique liant le tout, ce qui est loin d’être le cas ici, la musique servant plutôt à accentuer les tournants dramatiques et à servir de liant entre certaines séquences. Misumi multiplie les gros plans, les fait percuter, et peut-être y voit-on des champs-contrechamps qui n’en sont pas, des plans qui semblent se répondre quand ils ne le font pas ou le font avec un autre… Peut-être devrait-on presque parler parfois de « hors-champ-contrechamps ». L’art de l’espace vide, pépère, c’est celui que l’on ne voit pas et que l’on devine, celui que l’on montre en partie seulement, ou celui que l’on montre et que l’on voit précisément vide sans qu’il le soit véritablement puisqu’on nous le montre (c’est donc qu’il y a quelque chose à y voir). Le champ de Schrödinger. (Ce qui, entre nous, vaut bien les plans sur les bouilloires ou sur les chaises qui rient dans Ozu ou l’art de la contextualisation chez Vlacil.)

Dommage que, tout au long de sa carrière, Misumi ait en priorité mis cet art du montage et de la composition au profit de jidaigeki à lame. Comme on peut dire que Tarantino est un cinéaste de la « pré-action », de préliminaires retardant l’action, Misumi n’a jamais été selon moi un cinéaste de l’action : si ses films supposés êtres des « films de bastons » sont si réussis, c’est surtout parce que ce sont avant tout des drames, voire des thrillers. À l’image d’un combat de sumo, ce qui prête attention à notre regard, c’est tout le protocole, le rituel, l’attente qui précède le combat. Le combat en lui-même ne dure qu’une poignée de secondes. En art comme en amour, retarder le moment où les bâtons sont tendus, permet d’augmenter le plaisir ; ceux qui pensent pouvoir multiplier les joutes comme les explosions n’ont rien compris. C’est d’ailleurs pour ça que l’art de Sergio Leone doit tant au cinéma « d’action » japonais. Il y avait donc comme une sorte de malentendu à rechigner à distribuer les drames de Misumi et à se focaliser sur ses « films de samouraïs ». L’art n’a pas fini d’être un éternel jeu de malentendus. Espérons qu’à l’avenir, ces quelques films dramatiques, tirant parfois vers le mélodrame, soient plus visibles qu’ils ne le sont encore aujourd’hui.

Et si ce n’est pour Misumi, que ce soit pour l’interprétation d’Ayako Wakao, comme on devrait voir les drames avec Fujiko Yamamoto, comme on devrait voir tous les films de Misumi dans lesquels Kôjirô Hongô apparaît… Ce sera au prochain épisode comme dirait Shintarô Katsu.


Pour les images, ça se passe ici :

Ou ici.



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Limguela Top films japonais

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Vanina Vanini, Roberto Rossellini (1961)

Néomélo

Note : 1.5 sur 5.

Vanina Vanini

Année : 1961

Réalisation : Roberto Rossellini

Avec : Sandra Milo, Laurent Terzieff, Martine Carol, Paolo Stoppa

Rappelez-moi un jour qu’il faut que j’écrive un article intitulé « Le néoréalisme italien n’a jamais existé ». On pourrait arguer que les mouvements artistiques naissent en dehors des intentions de ceux qui les font. Mais précisément, à l’image de la nouvelle vague, on prête souvent des intentions à des cinéastes alors que ces mouvements, s’ils sont bien réels, sont presque toujours la conséquence d’un environnement de production spécifique (et de techniques) soit touché par des avancées techniques, soit détérioré (des moyens minimalistes s’imposent). C’est ce qui différencie les mouvements et les styles : quand Antoine ou Pialat décide d’adopter le naturalisme à plusieurs décennies d’écart (et qu’importe la manière dont ils décrivent leur propre style, cela peut être laissé à d’autres), on peut largement suspecter que le style qui découle de leur travail est le fruit d’une intention et d’un parti pris esthétique (voire, parfois, politique ou morale). Pourquoi ? Parce que le style qui transparaît de leurs films (et dont ils peuvent éventuellement se revendiquer) se fait en dehors (et avec certaines limites) d’un environnement de production ou de contraintes techniques.

Mais quand Visconti, De Sica ou Rossellini continuent ou commencent à réaliser des films dans une Italie en ruine à la fin de la guerre, ils font avec les moyens du bord. Le critique de cinéma, habitué aux films de l’occupation, à ceux de la « qualité française » qui vont vite s’imposer ou encore aux grosses productions américaines, bien sûr, quand il voit débarquer les films italiens fauchés de l’après-guerre, il voit ça comme une révolution. Et ça l’est d’une certaine manière — même si le néo de néoréalisme rappelle aussi beaucoup que ce serait une forme de mouvement ou de cycle (c’est le sens de mon article sur La Fille sur la balançoire) réapparaissant après une période qui n’aurait par conséquent pas été… réaliste. Toutefois, il est important de noter que ces mouvements (alors même qu’on fait vite, de ceux qui en sont, des « auteurs », donc a priori des réalisateurs conscients et volontaires de la manière dont ils produisent des films) sont beaucoup plus le fruit d’un contexte environnemental spécifique au sein d’une production locale que d’un choix délibéré d’un « auteur ». Ça ne réduit pas l’importance ou la pertinence des mouvements cinématographiques, mais il me semble que ça en limite assez le poids historique que l’on voudrait parfois leur donner, et surtout, cela donne une idée de notre capacité à surinterpréter des intentions derrière ce qui résulte plus souvent d’un environnement et de contraintes subies.

Ce qui fait de Visconti, de De Sica ou de Rossellini des « auteurs », c’est leur sens de la mise en scène et leur savoir-faire. Si on regarde la suite que prendront ces cinéastes du « mouvement » néoréaliste en s’étonnant des nouvelles approches (souvent plus dispendieuses, plus commerciales, plus « classiques »), on risque d’être déçu. Et c’est bien pourquoi je m’efforce le plus souvent de juger leurs films indépendamment (ce que se refusaient de faire Les Cahiers du cinéma à l’époque : un film de Rossellini ne peut pas être intéressant ou raté, et ça continue d’être un film néoréaliste même en couleurs et trompettes). La politique des œuvres contre la politique des auteurs.

Visconti a vite abandonné le « mouvement » ; De Sica aussi (presque toujours assisté de Cesare Zavattini), Antonioni gardera un style toujours très personnel mais déjà presque toujours plus focalisé sur les relations interpersonnelles que sur un environnement social ; Fellini, n’en parlons pas… Et si on a peut-être pu penser que Rossellini faisait plus longtemps de la résistance au milieu d’un environnement de production grossi par ses succès, c’est que, bien que soucieux (à mon avis) de proposer comme les autres des adaptations riches et pompeuses comme ses acolytes, il ne s’en est jamais montré capable, faute de savoir-faire en matière de production de films « classiques ».

On ne me fera pas croire que Rossellini a cherché toute sa vie à rester éloigné des productions « commerciales ». Jusqu’à ce pitoyable Vanina Vanini, où le cinéaste tente de suivre les codes du cinéma classique sans en être capable, sa filmographie est remplie de productions ou de tentatives de films pompeux ou de grosses productions. Il aurait pu tout aussi bien adopter des moyens misérables pour tous ces films comme au bon vieux temps de la sortie de la guerre où l’image était peu chère, où on se contentait de décors naturels ou d’acteurs non professionnels.

Non, ici, on rameute toutes les stars françaises du moment, on barbouille sa pellicule de jolies couleurs, on rémunère des centaines de figurants pour des scènes de foules inutiles à Rome, on ne transige pas sur le budget costumes, etc. On est loin des excès de Fellini, et on aurait presque envie de dire que « c’est bien dommage ! ». Parce que les Cahiers pouvaient bien chier sur la qualité française, Rossellini n’a tenté que ça dans les années 50 jusqu’à celui-ci. Et si plus tard, il s’est contenté de budgets plus modestes, eh bien, ma foi, c’est peut-être aussi parce que ses films faisaient un four et que personne ne voulait plus prendre le risque de les financer.

Alors peut-être que je surinterprète à mon tour les intentions de Rossellini quand il réalise toutes ces grosses productions et qu’il est lui-même assujetti à l’environnement du moment. Sauf que les productions modestes dans les années 50, réalistes, elles existent. Même en adoptant la comédie (voire la satire), Pietro Germi gardera toujours cette exigence réaliste.

À quoi assiste-t-on donc ici avec cette adaptation de Stendhal ? C’est simple : une nouvelle fois à l’incapacité de Rossellini d’illustrer une histoire. Autant, je ne le trouve pas si mauvais directeur d’acteurs que ça (on le voit manifestement porter un grand soin à la direction de ses actrices, et on sait ce que ça veut dire…), autant sur le plan du récit (il participe souvent à l’adaptation, il imagine donc dès la préproduction la manière de transcrire une histoire adaptée à l’écran) que sur celui de la mise en scène, il ne fait pas le poids.

Le travail sur la lumière est notamment catastrophique : de nombreuses séquences tournées de nuit plein phare, des transparences derrière une calèche qui fait assez peu « néo-réalisme » (mais on n’ose déjà plus ce genre de trucages à l’époque, on est en 1961 !) ; et sa caractéristique principale : son incapacité à savoir quand changer d’échelle de plan (et par voie de conséquence à savoir où mettre sa caméra, quand proposer un contrechamp, quand couper, etc.). Il se débrouille parfois à situer les acteurs dans l’espace, les y faire évoluer, puis la caméra les suit en plan rapproché, et c’est encore ce qu’il peut proposer de mieux : ça ne coûte pas cher parce qu’on reste sur le même plan et on donne l’impression d’en avoir utilisé trois fois plus. Mais puisque ça demanderait un savoir-faire phénoménal de parvenir à construire toutes ses séquences de cette manière avec efficacité, puisque ça réclamerait en quelque sorte de la créativité, Rossellini se plante la majeure partie du temps.

On n’est pas au niveau des Évadés de la nuit qu’il vient de tourner en noir et blanc, mais il n’y a guère que l’usage peut-être de la musique qui pourrait encore passer. Pour le reste, ce n’est pas bien brillant. Et là où Rossellini se vautre encore plus, c’est dans le récit et la pertinence des actions choisies : j’ai pouffé par exemple en voyant Vanina tomber aussi facilement dans les bras de son amoureux.

Rien n’est pertinent, tout est superflu, les enjeux sont mal définis.

C’est fou de penser que deux ans après Visconti tourne Le Guépard. On a l’impression en comparaison de voir un film avec les techniques des années 30.

Quel gâchis de voir assimilé Laurent Terzieff à si peu de grands films (plus tard, il jouera dans l’adaptation excellente mais confidentielle du Horla, sinon, eh bien, il n’a jamais été de mèche avec les cinéastes de la nouvelle vague — amoureux de théâtre surtout, on le croisait avec ma classe à la fin des années 90 au théâtre de l’Atelier, toujours un mot gentil pour nous, un grand sourire timide et une voix grave pleine de délicatesse). Il aurait mérité d’être mieux utilisé. Son charme gentil et sage n’était peut-être pas dans l’air du temps qui préférait les impertinents et les extravertis.


Vanina Vanini, Roberto Rossellini (1961) | Zebra Film, Orsay Films

Mandingo, Richard Fleischer (1975)

Twelve Years a Slave, jamais puceau

Note : 4 sur 5.

Mandingo

Année : 1975

Réalisation : Richard Fleischer

Avec : James Mason, Susan George, Perry King, Richard Ward, Brenda Sykes, Ken Norton, Lillian Hayman

Je me demandais dans mon commentaire dédié à La Fille sur la balançoire s’il y avait des cycles et si, en 1955, le film de Fleischer pouvait en être le début. Eh bien, si cette hypothèse avait besoin d’être confortée, on pourrait affirmer qu’avec Mandingo, on frôle la fin de ce cycle amorcé vingt ans plus tôt : on atteint ici un sommet dans ce qu’il est possible de montrer au cinéma (a contrario, Sweet Movie ou Pink Flamingos sont une illustration de ce qui demeure impossible de montrer au cinéma).

Dans La Fille sur la balançoire, on parle beaucoup, on suggère, on heurte pas mal la bienséance, mais on sauve encore les apparences. Ici, au contraire, on déploie un large éventail d’abominations et toute la créativité des auteurs du film semble avoir été mise à profit pour faire le compte de ces horreurs.

Mandingo n’est pas un film sur l’esclavage, c’est un film sur l’horreur de l’esclavage avec, comme point de focalisation, la violence et l’exploitation sexuelles. Le film ferait presque figure de Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe entre maîtres et esclaves sans oser le demander : il illustre efficacement l’idée qu’en absence de droit, d’État de droit (alors même qu’on est censé être dans un pays des Lumières), les hommes ne se privent pas pour faire jouer de leur impunité et de leur sadisme sur d’autres hommes, en particulier quand ces hommes sont des femmes avec un vagin pour se divertir et un ventre pour engendrer de la marchandise…

Mais l’homme blanc qui déploie ainsi toute sa créativité pour soumettre l’esclave à ses idées les plus folles doit apprendre qu’il y a toujours un prix à payer à ses folies (Réforme, Contre-Réforme, action, réaction, etc.). Si la famille de riches propriétaires terriens touche le fond dans Mandingo, c’est déjà pour montrer les étincelles de rébellion qui jaillissent de ces situations intenables. La violence répondra à la violence. Quand Sade avait écrit Justine, en faisant le compte des horreurs possibles, il ne lui avait jamais laissé la possibilité de se rebeller : il fallait l’enfoncer jusqu’au bout, ne pas lui laisser la moindre chance, pour la réduire à sa condition d’être inférieure, de chose soumise. S’il y a un néo-libéralisme, Sade, c’était le proto-libéralisme : il aurait écrit Mandingo, la fin aurait été toute différente, et il aurait au contraire appuyé encore plus là où ça fait mal. Au moins ici, quelques lueurs d’espoir nous sont permises. Quelque chose bouillonne et on se rebelle face à l’autorité et à l’obscurité.

Ainsi, si tout le monde couche avec tout le monde dans Mandingo, ce n’est pas forcément parce que les Blancs adhèrent à la philosophie de Sade, mais bien parce qu’il y a eu un raté dans l’ordre des choses brutales qu’ils ont mis en place. Avant la catharsis et le rééquilibrage ponctuel des forces de la rébellion finale, l’étincelle jaillira de la femme blanche (elle aussi esclave, mais à un niveau moindre que les Noirs). Elle ne le fait pas par vocation, par goût de l’équité ou de la « réforme », mais d’abord par vengeance, par dépit et par revendication presque à pouvoir jouir des mêmes outrances que les hommes (les révolutions sont rarement mesurées).

Tout le monde couche avec tout le monde, mais ce sont toujours les puissants qui baisent les plus faibles. Les maîtres baisent leurs esclaves, les cousins baisent entre eux le soir de leurs noces avant de ne pas trouver ça assez piquant, et les frères baisent leur sœur (le Blanc viole sa sœur, mais si le frère noir couche avec sa sœur, c’est encore parce qu’on leur cache leur lien de parenté — puisqu’on assemble ainsi les frères et sœurs qui s’ignorent comme on le ferrait avec deux animaux, il n’y aura qu’à tuer le rejeton comme un fruit pourri si c’est monstre). Histoire de domination. Le viol est la norme. Même pour ses victimes pour qui c’est une normalité : avant le souffle de la rébellion, la résignation de l’esclave pour qui sa condition est dans l’ordre des choses ; on programme ainsi les viols ; on se fait jolie pour son agresseur ; et on demande à la victime de surtout ne pas péter pour ne pas indisposer son agresseur.

Sur le tableau des abominations : rejetons, mandingos, métis ou mulâtres, voire épouses, on en fait littéralement commerce. Ce qui n’a pas de valeur, on le garde sagement près de soi. Pour en faire une carpette humaine, par exemple. Les propriétaires blancs, liste des courses en main, font leurs petites emplettes au marché d’esclave du coin ; on tâte la marchandise ; et quand on est vendeur, on tient correctement son livre des comptes. L’esclavagisme est une chose sérieuse. Et on assassine les rejetons quand ils ne sont pas de la bonne couleur ; puis, on tue la mère parce qu’on dispose d’un droit de propriété sur son ventre et son vagin.

Mais là où le film est habile, c’est qu’au milieu de toutes ces outrances, il ne manque pas de jouer de subtilités en faisant mine d’éviter le manichéisme ou les jugements hâtifs. On bat ses esclaves, oh, mais on ne le fait, d’abord, qu’avec une pointe de dégoût, parce qu’on peut être Blanc et fragile. « Moi aussi je peux comprendre mes esclaves. Je suis comme eux : blessé par la vie. Je les aime sincèrement. C’est pourquoi je les bats et les viole avec amour. Je suis un tyran contrarié, esclave de sa condition de privilégié. » Et si on se laisse attendrir, le dénouement ne manque pas de nous ramener à la réalité et à leurs rapports de force.

Épisodiquement, avant l’étincelle cathartique finale, les Noirs se rebiffent. Mais il est peut-être plus intéressant justement de montrer leur docilité, leur complicité même, ou leur naïveté — souvent même leur dignité en réponse à la sauvagerie bouffonne de leurs maîtres. Là où Sade avait peut-être manqué son coup avec Justine, c’est qu’on se révoltait à sa place. La gloire des héros ne fait parfois qu’endormir les consciences. Pas de révolution sans consciences éveillées. Il est facile de montrer des héros, se ranger de leur côté, un peu moins de faire appel à l’esprit de révolte du spectateur en lui montrant des opprimés entrer dans une forme de normalité et de « confort ». Pas de révolution sans intelligence. Pas d’intelligence sans compréhension des conditions qui prévalent avant une saine « réforme ». L’habilité du film, elle est là. Faire le compte des abominations, mais laisser entrevoir des étincelles d’espoir. On connaît l’histoire : Mandingo en est une préface. La gloire aux héros endort et laisse entendre qu’il n’y a plus rien à gagner — ou à préserver. La description brutale des réalités nous tient au contraire éveillés, wokes. Parce qu’il est aussi nécessaire de nous montrer à quoi mène les outrances d’une société sans égalité ou d’une société régie par le droit du plus fort.

L’affiche du film reprend ironiquement la charte graphique et l’esthétique d’Autant en emporte le vent. Avec deux couples mixtes. Ou presque. Puisque s’il y a bien rapports consommés « mixtes », on reste loin de l’image d’Épinal et sentimentales : des deux côtés, on parlerait aujourd’hui de viols. On s’interrogerait sur l’idée de consentement, d’emprise mentale… Et si c’est ironique, c’est que le film prétend (et il le fait assez bien) dézinguer l’imaginaire esthétique et moral véhiculé dans les films sur le Sud. Réforme, Contre-Réforme, action, réaction, gloire aux abominations cachées, révélation des abominations…

Fleischer avait très vite planté le décor : le domaine des propriétaires terriens, bien que parfaitement habité, ressemble déjà à une ruine. Assez des mensonges en se vautrant dans le luxe : les années 70 dévoile tout. Si tout n’était que légèreté et normalité dans ces films sur le Sud, tout ici est montré au contraire dans sa plus brutale vulgarité : dès la première séquence du film, on demande à voir si un des esclaves que l’on veut acheter a des hémorroïdes ; et on en envoie un autre courir chercher un bâton comme on le ferait avec un chien pour juger de son agilité. Taratata ! Tara est en ruine !… Cela ne fait rien : je la rebâtirai !… Mes gens, au travail ! — Oui, ma’m Scarlett. Plus tard, toutes les conversations entre Blancs tournent autour du sexe et de l’exploitation des Noirs, y compris sexuelle. On croirait voir Autant en emporte le vent mis en scène par le Imamura des Pornographes. L’homme sans filtre. Un animal.

L’image de la Southern belle en prend un coup quand le fils boiteux, plus intéressé par ses esclaves comme d’autres le sont par leurs soldats de plomb ou leur train électrique, s’en va rencontrer une lointaine voisine (et cousine) pour la demander en mariage. Belle idée de prendre l’actrice des Chiens de paille pour interpréter ce rôle de cousine à marier, elle aussi passablement en ruine. On garde l’image de son viol sauvage, et on pressent vite que le souvenir du film de Peckinpah saura bénéficier à celui de Fleischer. Autre idée formidable de Fleischer, celle de faire jouer l’actrice comme une participante de télé-réalité, ou pour éviter les anachronismes, comme une collégienne sans éducation. La Southern belle n’est plus la petite fille bien éduquée qu’on nous représente depuis des décennies au cinéma ou ailleurs, mais une fille idiote qui singe grossièrement les attitudes des filles de la haute société. On est plus proche d’une Madame Bovary à deux doigts de sombrer dans le porno que de la Scarlett de David O. Selznick. Susan George, en dehors des scènes où elle doit être ivre, s’en sort d’ailleurs admirablement tout au long du film : arriver à passer de la vulgarité du début à la jalousie outragée, pour finir sur le désœuvrement…, ce n’était pas gagné. Habile encore, car le film ne manque pas avec cette fin de nous rappeler qu’elle aussi (à un niveau moindre que les esclaves pour lesquels elle ne montre paradoxalement, elle, aucune sympathie) est une victime des abominations de son époque.

En 1975, le public était déjà habitué à de nombreuses outrances à l’écran, mais je doute pour autant qu’il ait été bien enthousiaste à l’idée de se voir ainsi rappeler les excès bien réels de l’esclavage (correction : le film boudé par la critique aurait été un succès public). La violence passe encore, la pornographie passe encore, la vulgarité passe encore ; mais on ne touche pas au rêve américain et aux mythes de la nation. L’image du Sud, avec ses grandes richesses distinguées comme on l’imaginerait à la cour de la Reine Victoria à force de les voir reproduites au cinéma, on n’y touche pas. Il est même probable qu’un tel film ne serait plus possible aujourd’hui. Des films sur l’esclavage, on n’en a vu quelques-uns ces dernières années, et presque toujours, ils prennent trop ostensiblement fait et cause pour les victimes. La glorification des héros, toujours. Enfonçage de porte garantie. La peinture lisse et colorée du classicisme. On en prend d’autres et on recommence. Intention louable, mais ce n’est pas du cinéma bien habile. Le classicisme n’a rien de woke, d’éveillé. Au contraire, il a plus tendance à endormir, à se conformer aux usages, même et surtout quand il est question des usages des puissants.

Le film y va sans doute un peu fort (quoique, on peut facilement imaginer le niveau de créativité d’autorités toutes-puissantes en matière de sévices sexuels ou de torture en l’absence de justice — l’imagination des hommes à en persécuter d’autres à l’abri des regards est sans limites), mais si on veut montrer la réalité d’une chose, d’une violence, il faut la montrer telle qu’elle est. Quelques subtilités feront office de fausses pistes ou de dérivatif à la brutalité dépeinte et nous éviteront de tomber dans les excès inverses. Inutile d’embellir les choses, les victimes, pas beaucoup plus : le spectateur est assez grand pour se faire sa morale tout seul. Alors, certes, on frôle le grotesque, l’outrance, mais Fleischer arrive pourtant à insuffler une certaine dignité (chez les esclaves surtout) et de la subtilité (à travers le personnage du fils donc, qui tout en restant un salaud, détonne avec les autres de sa « race ») au film. Les outrances sont là où elles doivent être : dans le comportement ignoble des propriétaires terriens. Et les victimes de ces outrances ne sont pas des héros, mais des victimes ignorant leur condition de victime. Au contraire de leurs « maîtres », elles restent dignes et humaines.

Deux regrets toutefois. L’utilisation de Maurice Jarre à la musique (c’est un choix de Fleischer ou de la production ?…). Assez peu inspiré, le bonhomme. Pas forcément non plus raccord avec « la philosophie » ou l’argument du film. Et il me semble qu’il aurait fallu aller au bout de la logique et suivre la proposition faite dans le script, à savoir faire du fils un être frêle, incertain, une brindille tenant à peine debout, fasciné par ses joujoux humains, avec sa capacité à leur faire n’importe quoi. Pourquoi donc nous mettre un bellâtre aux cuisses de foot américain, cela n’a aucun sens ? Il fallait Dustin Hoffman. Ou Roman Polanski, tiens. Un type viscéralement tordu auquel on pouvait attribuer, comme avec Susan George, une sorte de vice ou de malaise intrinsèque. Et ça n’en aurait que rendu la fin bien plus forte, histoire de rappeler aux spectateurs qui se seraient laissé attendrir par le personnage (pris en pitié, lui, plus que les esclaves peut-être ?) que c’est bien lui l’animal.

La fin du cycle des outrances ? Pit-être… Deux ans après, le public lassé des peintures grotesques et déprimantes faites au cinéma ira voir en masse un blondinet manier le sabre laser, aller sauver sa princesse et se contenter de vulgaires robots achetés au marché d’esclaves… Mon esclave est mort, longue vie au robot.

— Oncle Owen, ce droïde ne fonctionne pas ! Regarde, il perd son suçocompresseur !

— Tu nous revends de la camelote ?

— Itchoua… Nitouba-komba !

— Oncle Owen, et pourquoi pas le bleu, là ?

— C’est le bleu que je veux… Très bien.

— Messire Luke ne sera pas déçu. J’ai servi plusieurs fois avec lui.

— Ah ? Et est-ce qu’il baise aussi ?


Mandingo, Richard Fleischer (1975) | Dino De Laurentiis Company


Sur La Saveur des goûts amers :

Le cinéma doit-il être moral ?

Listes sur IMDb : 

L’obscurité de Lim

MyMovies : A-C+

Liens externes :


La Fille sur la balançoire, Richard Fleischer (1955)

Baby Doll in Red Velvet

Note : 4 sur 5.

La Fille sur la balançoire

Titre original : The Girl in the Red Velvet Swing

Année : 1955

Réalisation : Richard Fleischer

Scénario : Charles Brackett & Walter Reisch

Avec : Ray Milland, Joan Collins, Farley Granger

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L’art est-il cyclique ?

L’art, comme l’histoire, est-il cyclique ? Probablement pas. Du moins, pas en partie. C’est d’abord sans doute une vue de l’esprit, mais puisque c’est aussi une vue des esprits qui décident des choses de leur temps, il est probable que la perception qu’on se fait de son époque vienne à vouloir y répondre en prenant le contre-pied des usages alors en vigueur, initiant ainsi des mouvements contraires et un nouveau cycle.

Parmi ces modèles cycliques, le plus évident est peut-être celui de la Contre-Réforme. Après la Réforme et l’austérité du protestantisme, l’Église se lance dans une contre-attaque qui sera la Contre-Réforme : l’opulence répond à l’austérité, l’art baroque apparaît. Réforme/Contre-Réforme, un enfant de quatre ans peut comprendre la logique.

Selon le même principe, on parle parfois d’époque fin-de-siècle, et tout particulièrement au cinéma, on distingue une forme de classicisme imposé par les studios (notamment la MGM) dès l’époque du muet. Viennent ensuite les quelques avancées libérales en matière de mœurs et les scandales à Hollywood : c’est ce qu’on appellera plus tard, la période pré-code. Puis le code Hays sera appliqué au milieu des années 30 jusque dans les années 60 tout en étant de moins en moins suivi au fil des décennies. Les années 60 marquent une époque de crise des studios que certains qualifieront de « Hollywood décadent ». Le Nouvel Hollywood donnera un nouvel élan au cinéma américain avec une approche à la fois plus réaliste et tout aussi brutale. Cette période sera à son tour marquée par une sorte de tournant contraire quand ce cinéma jugé trop sombre par une poignée de réalisateurs, tels que Spielberg ou Lucas, s’adressera davantage aux adolescents soucieux de trouver dans les salles des divertissements enthousiasmants, pleins de fantaisies et d’optimisme. Une norme qui a encore cours actuellement.

Il n’y a donc pas de cycle…, mais force est de constater qu’un certain esprit de contradiction souffle souvent entre les générations et que par voie de conséquence, on est bien tenté de ne plus voir que ce qui jure par rapport à ce qui précède en regardant certains films hollywoodiens du milieu des années 50. L’ambiance fin-de-siècle, elle semble avoir en réalité touché Hollywood en plein milieu du siècle… Tourné juste avant La Fille sur la balançoire, on n’était déjà pas loin d’un frétillement (baroque) avec Les Inconnus dans la ville du même Fleischer : il y a quelque chose dans l’air qui laisse penser que quelque chose est en train de changer, quelque chose qui annonce les dérives ou les incompréhensions des années de crise qui suivront, et quelque chose qui semble donc répéter un schéma éprouvé :

Excès/Décadence/Réforme/Austérité/Contre-réforme/Excès/Décadence…

Et cela semble s’appliquer à pas mal de choses : les libertés sexuelles, les mouvements en art, la morale civile ou religieuse, les modes vestimentaires, etc. Bien sûr, toutes ces perceptions sont souvent un peu forcées, mais quand ces « mouvements » viennent aussi parfois explicitement en réaction à un usage devenu obsolète, on ne peut pas les ignorer.

« Prête à vous envoyer en l’air ? »

Assiste-t-on pour autant à une réaction volontaire à l’austérité appliquée depuis le milieu des années 30 à Hollywood avec ces deux films de Fleischer ? Certainement pas. La réaction sera beaucoup plus marquée quelques mois plus tard en France avec la nouvelle vague, en réaction, non pas à un code qui ne s’applique pas à son industrie, mais à une « qualité française » dont on peut toutefois reconnaître des similitudes formelles avec le cinéma de la même époque à Hollywood.

Mais c’est peut-être quand ces mouvements sont involontaires qu’ils sont peut-être les plus intéressants à décrypter. Parce qu’au milieu des années 50, si Hollywood fait le diagnostic qu’une réforme est nécessaire, il ne fait pas forcément toujours les bons choix ou ne reconnaît pas forcément son principal concurrent : la télévision était peut-être moins à craindre que l’émergence de nouvelles cinématographies venues d’Europe ou du Japon. Au lieu d’aller vers plus de simplicité, plus de réalisme (pourtant initiés par certains acteurs de la scène new-yorkaise, mais vite chassés comme des sorcières), Hollywood fera bientôt le choix des outrances. Ce sera rococo party. En dix ans, on basculera peu à peu des audaces acidulées des Plaisirs de l’enfer aux excès grotesques de La Vallée des poupées, et de La Vallée des poupées aux surenchères parodiques (ou pas) de Beyond the Valley of the Dolls.

En 1955, on n’en est pas encore là. La Fille sur la balançoire précède de deux ans Les Plaisirs de l’enfer. Tous deux restent donc dans les clous. Mais Hollywood est en train de créer sans le savoir les conditions qui favoriseront ses échecs futurs… tout en tendant la main à quelques cinéastes (puisque tout désormais devra passer par eux) qui auront les clés pour sortir de l’impasse dans les années 70.

Fait notable : contrairement aux Inconnus dans la ville, La Fille sur la balançoire n’est pas un film contemporain. Il raconte l’histoire vraie, sordide, d’un fait divers ayant fait la une des journaux au début du siècle. Le film est donc réalisé à une époque où on sent le classicisme, ses codes, ses usages commencer à se fracturer. Mais le fait de raconter une histoire pleine de brutalité prenant place à une époque qui illustre un moment charnière d’une époque qui basculera bientôt dans la guerre ne fait que renforcer, comme en écho, cette impression que ce sont les années 50 et toute la haute société américaine qui pourraient imploser comme elle l’avait fait un demi-siècle plus tôt.

La Belle Époque sur la côte est des États-Unis n’est peut-être pas la Belle Époque qu’on a connue à Paris, mais telle qu’elle nous est représentée dans le film, ça y ressemble… Ce petit parfum de scandale permanent qui amusait encore jusqu’à la fin du siècle qui précède quand des hommes riches et célèbres s’affichaient avec des horizontales, des demi-mondaines, des comédiennes qu’on prenait pour maîtresses et qu’on entretenait, quand ces petits arrangements entre dominants/dominés poussent au crime, cela ne fait plus beaucoup rire grand-monde ; et la société semble découvrir à l’occasion d’un grand déballage et d’un procès toute la vulgarité et les outrances de son époque (et de ses élites). Derrière le parfum vulgaire des cocottes, c’est toute la misère humaine qui finit par vous claquer d’un coup à la figure.

Parler de cocottes n’a peut-être pas de sens appliqué à la société new-yorkaise de la Belle Époque, on évoquera alors plutôt les Gibson Girls, mais leur sort était probablement identique. Avec la guerre, au moins en apparence, ce sera une tout autre société (avec ses nouveaux usages, ses nouvelles modes) qui s’imposera. (Et avant que les Ziegfeld Girls, showgirls ou chorus girls prennent le relais.)

Cette ambiance « fin-de-siècle » bavant jusqu’au milieu des années de la première décennie du siècle, avec ses outrances d’une époque qui ne peut plus cacher ses limites, les outrances de ses élites, ses hypocrisies et ses destins brisés, c’est un peu l’ambiance qui commence à poindre à Hollywood au milieu des années 50, et c’était déjà celle des années 20 jusqu’à l’application du « code ».

(Et c’est un peu celle que l’on connaît aujourd’hui, parfois dépeinte, encore timidement, dans la fiction, qu’elle soit volontaire — comme dans Don’t Look Up, The Boys ou Extrapolations — ou involontaire — comme dans Matrix Resurrections, Avatar 2, Star Wars : L’Ascension de Skywalker, Doctor Sleep, Once Upon a Time in… Hollywood, Le Loup de Wall Street… Reste à savoir jusqu’où on peut aller dans les outrances, la surenchère, la répétition, avant que quelque chose de réellement neuf apparaisse et amorce un nouveau tournant…)

« Juste un doigt ? »

En 1955, le classicisme a fait son temps. Les thrillers se font désormais en couleurs ; le Cinémascope s’impose aux séries B ; et Fleischer dévoile même dans son premier film une passion adultérine sans que cela fasse des deux amants pour autant des criminels (Child of Divorce). Ce que certains appellent « modernité » pointe le bout de son nez. Aldrich, Fuller et donc un peu Fleischer donnent les clés qui ouvriront les portes d’un cinéma sans limites. Pourtant, chez Fleischer en tout cas, ce que certains appellent modernité, je m’amuserais plutôt à décrire ça comme étant du « baroque ». Fini, la mesure du classicisme, la mise à l’honneur des bonnes âmes (surtout quand elles appartiennent à la classe supérieure) ; fini, les dérives que l’on acceptait seulement quand elles appartenaient au monde interlope des personnages louches et qu’on ne saurait montrer positivement ou impunies ; fini, les rapports stéréotypés et convenus. C’est la foire aux monstres. Place à la névrose, aux ambitieux, aux pervers, aux alcooliques, aux escrocs ou aux truands (pas de l’ombre, comme il était admis de les montrer, mais de la haute société) ; et au lieu de montrer les demi-mondaines, à leur balcon, cracher discrètement du sang dans un mouchoir, on les montre chassant les cœurs des hommes mûrs au portefeuille garni ou à la réputation bien faite. Le vice, partout, tout le temps, et en Technicolor s’il vous plaît. Le vice comme effet spécial des années 50 et 60 est censé attirer les foules dans les salles de cinéma. Hays est mort, vive le vice !

Selon Bernard Benoliel qui présentait la séance à la Cinémathèque, le film aurait laissé coi Darryl F. Zanuck, le patron historique de la Fox. On le serait à moins. Si le film précédent avait déjà un côté sadique qui jouait sur ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, La Fille sur la balançoire suggère fortement certaines situations qui frôlent la vulgarité. Le ton aussi frappe par sa noirceur. Et si les cocottes apparaissent traditionnellement dans les fantaisies du cinéma classique toutes fraîches et innocentes, et ce, jusqu’à Gigi peut-être (façon hypocrite de montrer la prostitution et de créer des stéréotypes auxquels les petites filles polies et sages seront appelées à s’identifier), l’image que l’on donne d’elles ici est bien plus scabreuse.

Evelyn est ambitieuse, et malgré ses seize ans, pas tout à fait innocente : si le scénario de Brackett, Walter Reisch, et Fleischer laissent entendre qu’elle aimera son amant et protecteur, on peut douter de son honnêteté (la véritable Evelyn aurait officié sur le film en tant que conseillère technique). Comme beaucoup de petites filles pauvres de l’époque, devenir actrice, se faire repérer par un riche protecteur et gagner ainsi son indépendance dans un monde qui ne leur promet en dehors de cette situation que la misère, c’est hautement compréhensible. Difficile à accepter aujourd’hui ou en 1955 : c’est peut-être paradoxal, mais pour ces filles pauvres, se faire l’esclave d’un riche protecteur était surtout l’occasion de gagner leur indépendance à une époque où l’accès aux études était impossible et où surtout les femmes n’avaient tout bonnement pas les mêmes droits que les hommes.

C’est une lutte des classes, peut-être, mais d’abord, surtout, une lutte individualiste, une quête personnelle vers l’émancipation. Le riche a ce qu’il veut quand il se laisse séduire par une cocotte, et la cocotte, en échange de la fraîcheur de ses joues, gagne sa « liberté » dans une prison dorée.

La réalité montrée est brutale, terriblement sombre malgré les couleurs chatoyantes et les décors somptueux du film, et c’est sans doute déjà ça qui a pu interloquer le public habitué aux reconstitutions donnant une bonne image de la haute société d’alors et idéalisant leurs bonnes manières comme le code ne cessait de vouloir le répéter depuis vingt ans. Fini les frous-frous, les grands sourires de façade, les ronds de jambe affriolants, les rangées de chorus girls et les fantaisies : le luxe est toujours là, mais on passe désormais aussi à la couleur. Les vraies couleurs, celles de la vérité. Et la vérité de l’époque n’est plus « belle » à voir. C’est un monde qui s’écroule sous le poids de ses artifices, un monde qui se dévoile dans toute sa grossièreté et son hypocrisie derrière les détails scabreux d’un fait divers. Le film s’ouvre sur une image du procès et une présentation des faits, donc on ne nous ment pas sur l’inéluctabilité du drame qui se noue devant nous. Les personnages, eux, ne verront rien venir.

Les allusions sexuelles parsèment chaque séquence du film. Cela reste toujours plus subtil que les dérives « décadentes » des films futurs produits à Hollywood, mais on en annonce déjà un peu la couleur… Tout commence par le titre (beaucoup plus explicite, moins euphémique, en anglais) qui renvoie à une séquence et à un décor d’une symbolique sexuelle évidente. (Même si on laisse encore le spectateur innocent jouir d’une autre interprétation).

En le disant, cela passera toujours moins bien que dans le film où, parfois, plongés dans la situation, on n’en mesure pas forcément l’outrance grossière (qui n’est pas celle du film, mais bien celle du personnage, représentant bien réel des outrances de sa classe et de son époque) : un riche architecte tout ce qu’il y a de plus respectable, une sommité de son temps, dispose d’un appartement secret dans l’arrière-salle d’un magasin… de jouets. Il y reçoit des amis pour faire la fête et, on le devine assez bien, régulièrement, des actrices. Ouvrez la porte d’un premier secret, c’est presque un labyrinthe gigogne à la Fellini (ou à la Break-Up, érotisme et ballons rouges) qui se déploie devant vos yeux. Derrière une seconde porte, une perversion un poil plus tordue vous attend : monsieur n’est pas architecte pour rien, une porte, un escalier en colimaçon, et après une dernière porte, une garçonnière, un loft reproduisant sous une grande voûte une forme de jardin symbolique. En son centre, pas un lit, non, on n’est pas dans La Vallée des poupées, on prétend encore à la subtilité, même si on s’apprête à en casser joliment le plafond de verre… Pas un lit donc, mais une balançoire. Après le magasin de jouets, la balançoire… Tu le sens le malaise ?

(À toutes fins utiles, je précise que le scénario a été coécrit par Charles Brackett et que le riche protecteur est interprété par un de ses acteurs fétiches, Ray Milland, qui avaient « commis » treize ans plus tôt avec leur complice, Billy Wilder, l’excellent, mais un peu tordu, The Major and The Minor.)

Le clou du spectacle, il se trouvera donc là, sur cette balançoire en velours rouge suspendu à la voûte du luxueux nid d’oiseaux de monsieur l’architecte. L’oiseau voulait y entrer ; Evelyn y découvre l’amusante balançoire ; son hôte la rejoint ; séduite pour un rien, à peine présentés, elle lui demande de l’embrasser… ; et là où tous les films jusque-là coupaient et imposaient une ellipse qui ne trompait personne, on nous fait bien savoir que l’objet suspendu détourné de son sens initial est bien ce que l’on avait suspecté : on ne suggère plus, on montre. Tout en se réfugiant derrière la métaphore.

Le film ne cédera qu’une seule fois à cet excès, et en ça, on peut dire que le baroque de Fleischer frôle le rococo sans s’y vautrer. Il annonce en tout cas les excès beaucoup plus répétés des films de la décennie suivante. Vas-y que je te pousse, et tiens, essaie de toucher avec ton pied la lune que tu vois là-haut. Et la lune en question est une sorte d’oculus translucide, une membrane blanche ouvrant vers le septième ciel qu’elle tente donc de toucher à force de poussées répétées… Plus l’architecte la balance, plus on se demande (et on craint) qu’elle ne perce cet œil translucide, symbole presque de sa virginité… O colus persus/in nubilis devenus, comme on dit dans la langue de Virgile.

Je ne sais pas si c’est de l’audace ou de la vulgarité, mais j’aurais presque envie de dire à Brackett : « Attention, l’oiseau va sortir ! ».

On évitera de nous rappeler cet épisode édifiant de la balançoire au tribunal que les journaux de l’époque n’ont sans doute pas manqué, eux, de rappeler, mais à la fin du film, on évoquera très subtilement (enfin, pas tout à fait) cette séquence censée représenter un grand moment de joie pour elle (c’était sa première fois, hein), façon Lola Montès, et dans une scène qui se rapprocherait pour le coup plus du chef-d’œuvre des exhibitions pré-code : Freaks.

Zanuck, perplexe, dites-vous ?

« Gare aux cigares qui sifflent dans vos bouches, petites garces… ! — Oh, je m’égare ! Pardonnez ces écarts ! »

Le film connaît par ailleurs d’autres grands moments de « modernité » ou de « rococo », si on peut dire, avec l’épisode du cigare : Evelyn allume le cigare de son riche architecte, ce dernier s’étonne de la voir si habile, et la jeune fille lance alors dans un petit sourire : « C’est que je les ai souvent allumés pour mon père. Il me laissait même parfois en prendre quelques bouffées. Et jamais je n’ai recraché la fumée. »

Rococo comme de la fumée sortant en arabesque folle de la bouche d’une enfant… Que font les ligues de vertu ?

Bref, je reprends mon idée saugrenue de départ. S’il y a quelque chose de cyclique en art comme en histoire, il s’agit toujours de venir « reformer » la période précédente, si bien qu’au bout de deux réformes, on en vient finalement à une révolution. Un petit tour par atavisme et puis s’en va.

L’émancipation des années 70 et 80 qu’on peut lire chez Maupassant, puis les excès arrivant façon « atmosphère fin de siècle », ceux-là mêmes qui sont dépeints dans le film, puis la guerre et son austérité, puis les années folles, populaires, jusqu’aux excès d’une certaine Europe et au conformisme dans le cinéma hollywoodien, puis l’austérité d’une nouvelle guerre, la flamboyance du renouveau d’après-guerre, la couleur, les audaces nouvelles avec ses excès…, et cela jusqu’à aujourd’hui, où on se demande quand tout cela prendra fin.

Et aujourd’hui, comme en 1905, comme en 1955 à Hollywood, on s’habitue à la médiocrité. Pourtant, rien n’atteint les élites : ceux qui autrefois s’entretuent en duel pour les beaux yeux d’une cocotte, ceux qui se livraient à des « crimes passionnels » en public, on ne les voit jamais vaciller face au scandale. DSK s’en tire à bon compte ; les petites fortunes à la Epstein se suicident en prison ; mais le peuple, au lieu d’appeler à une contre-réforme se laisse prendre par les fausses pistes de la désinformation et regarde ailleurs. Au lieu de vouloir la tête de ces élites quand elles fautent, au lieu de leur demander des comptes à l’heure des crises qui se suivent alors qu’elles sont l’occasion pour elles de s’enrichir, le peuple succombe aux mythes de la désinformation et regarde ailleurs.

C’est peut-être ça finalement la fin de l’histoire. Faire en sorte que tout se perpétue comme avant, voir que, malgré les crises, les classes dominantes se « régénèrent » au détriment des plus faibles. En 1905, le scandale augure d’un changement d’époque. En 1955 aussi. Il faudra attendre dix ans à chaque fois. Aujourd’hui, on attend encore. Le cinéma illustre de cette stagnation : plus rien ne surprend, on ne réforme plus rien, on régénère les succès d’hier. On préfère les franchises à l’honnêteté. Jusqu’à quand ? Faudra-t-il une nouvelle guerre pour que les élites soient remplacées par d’autres, pour que la société, l’art, se réforme ?

Les « jeunes Turcs » d’autrefois, on leur dirait aujourd’hui de rentrer chez eux, dans leur pays. Mais cela voudrait dire quoi au juste de notre temps ? Est-ce le conservatisme ou l’excès qui prévaut ? Il est peut-être là le souci. Un peu des deux. Entre 1955 (où le public serait resté perplexe devant un film aussi misanthrope dressant un portrait guère flatteur du monde où chacun, quelle que soit sa classe, tire un bénéfice de l’autre) et 2024, il n’y a pas tant que ça de différences. Difficile aujourd’hui de se laisser émouvoir par le sort de l’amant tué, lui, l’hypocrite bien éduqué qui prétendait vouloir résister au charme de sa cadette, mais qui mettait tout en œuvre pour que de jolis oiseaux viennent se perdre dans la cage dorée qu’il avait bâtie pour elles. La balançoire, elle est faite pour les amies de sa femme qu’il prenait pour maîtresse peut-être ?…

Émus, on aurait pu l’être en voyant chez Evelyn une victime de l’appétit des hommes, une victime de la classe dominante ne lui laissant pas l’occasion d’être autre chose qu’une proie. Mais en fait, non. Evelyn est bien trop volontaire pour être une innocente victime : hameçonner un gros poisson, c’était sortir d’une misère assurée, presque commune. Malgré sa déchéance et son brutal retour à la normalité, plaint-on réellement la femme d’un assassin qui a touché du doigt (ou du pied) la vie de confort espérée en échange d’un amour supposé et bienvenu avant de livrer son cœur à un autre plus offrant ? Est-on victime quand on a eu ce qu’on cherchait ? Les jupes des cocottes étaient-elles trop courtes en 1905 ?

Donc, oui, sans doute, pour nous aussi, autant qu’en 1955, on se réveille du cauchemar des autres sans avoir su à qui donner notre sympathie. C’est l’humanité dans son ensemble qui en ressort écornée. Au fond, comme dans une guerre, il n’y a jamais de gagnant. Dans cette lutte de classes ou dans cette lutte des sexes, tout le monde y perd. Et c’est peut-être mieux qu’un seul justement n’en sorte jamais vainqueur. À la société de limiter les conditions favorisant les scandales qui provoqueront sa chute… Force est de constater qu’on fait aujourd’hui tout le contraire. La réforme arrivera fatalement un jour, reste à savoir sous quelle forme : guerre, faillite, lent essoufflement…

Je parierai sur un essoufflement, une implosion sans vague. Le film annonce les crises futures des années 60, mais il n’aura fallu que quelques années pour que Hollywood s’écroule, et se relève presque aussitôt. Farley Granger a de méchants airs de Hayden Christensen, tiens. Si la série des films Star Wars a été le point de départ d’une ribambelle de films à grands effets spéciaux et à superhéros, on se demande aujourd’hui si tout cela aura en réalité une fin. À quand l’implosion du système hollywoodien (et des autres) au profit de propositions et d’approches nouvelles ? N’a-t-on pas déjà dépassé les limites ? Ou la « régénération » invoquée par certains nous a-t-elle déjà irrévocablement rendus amorphes ?

« Cul-y, cul cuit. »

Tiens, pourquoi ne changerions-nous pas les rôles, rien que pour voir ? Plaçons Ray Milland sur la balançoire et faisons en sorte que Evelyn le pousse, encore et encore, jusqu’à ce qu’il casse le plafond de verre et fasse une révolution. Excessif ? De quoi précipiter la chute de l’empire occidental ? Que serait un Anakin Skywalker dans l’excès (si, c’est possible) ? Un superhéros de The Boys ?… Même pas. C’est affolant. Tous les excès ont déjà été faits. Cela voudrait donc dire que l’on vit une période… conservatrice ? Non, je suis perdu.

Bref, je ne sais pas si c’est la fin de l’histoire, la fin d’un cycle, en tout cas, cela semble bien être le chaos.

— Oh, j’ai la tête qui me tourne ! Arrêtez de pousser ! Cessez, je vous dis ! Vous poussez l’audace bien trop fort !

— Comment ? Mais n’êtes-vous pas venu pour cela ?

— De l’air. Faites-moi descendre.

— Un cigare ? J’ai cru comprendre que vous ne crachiez jamais la fumée.

— Oh, non ! De l’air ! De l’air !

— Ouvrez l’oculus. Si vous arrivez à l’atteindre, peut-être auriez-vous un peu d’air. C’est bien ce à quoi toutes les femmes aspirent ?

— Ah, vous croyez ? Là, comme ça ?

— Oui, un peu plus fort. Là, encore.

— Mais cela fait mal, voyons ! Et je m’essouffle d’autant plus.

— Encore.

— J’ai la tête qui tourne.

— Encore !

— Qu’hymène me suive ! Oh, que dis-je ?

— Le cigare vous monte à la tête, Evelyn.

— Quel cigare ?

— Celui que vous avez dans la bouche.

— Ah !

(Elle casse l’oculus en forme de lune. L’architecte la fait descendre de la balançoire.)

— Vous avez tapé trop fort.

— Non. Ce n’est pas ça.

— C’est fait. Voyez, l’air peut passer maintenant. Vous respirez complètement. Vous êtes une femme désormais.

— Ah, goujat !

— Un bonbon ?

(Elle se redresse.)

— Oui, merci. Oh, comme c’est joliment torsadé ! Parfaitement rococo.

— Tout ici n’est que sucrerie. Ceux-ci, ce sont des berlingots.

— Des berlingots ?

— Oui. Regardez celui-ci. C’est mon sucre d’orge.

— Oh, comme il est mignon !

— Le suceriez-vous pour moi ?

— Oh, je préférerais le croquer !

— Faites donc, ma jolie ! Maintenant que vous avez décroché la lune, tout vous est permis.

— Tout ?

— Tout. Mais c’est un secret. Ne révélez à personne nos petits secrets !

Doit-on vraiment en arriver là ?

Bref. Il n’y a pas que le music-hall (le vaudeville) qui a tiré misérablement profit (avec la principale intéressée) du scandale de cette histoire. Dix ans après, le cinéma s’était lui aussi engouffré dans la brèche :

Une preuve que la guerre n’a rien résolu et que les cycles sont des vues de l’esprit ? (Le film est aujourd’hui perdu.)


La Fille sur la balançoire, Richard Fleischer (1955) The Girl in the Red Velvet Swing | Twentieth Century Fox

Les Chagrins de Satan, D.W. Griffith (1926)

Note : 2.5 sur 5.

Les Chagrins de Satan

Titre original : The Sorrows of Satan

Année : 1926

Réalisation : D.W. Griffith

Avec : Adolphe Menjou, Ricardo Cortez, Carol Dempster

Une confirmation : il y a les pionniers qui, un jour, ont la bonne idée et font décoller une pratique nouvelle, mais une fois que cette pratique commence à mettre en œuvre ses propres codes, c’est souvent une nouvelle vague de pionniers, moins techniciens, plus artisans ou artistes, qui prennent le relais. Griffith est à l’origine de la popularisation de l’idée qui résume peut-être à elle seule la révolution du récit cinématographique : le montage alterné. Il n’est pas le premier à l’avoir pratiqué, mais il a été le premier à en avoir compris l’efficacité sur le public et à faire reposer ses films principalement sur lui. Depuis plus d’un siècle, il est rare de voir un film se passer de ce procédé si représentatif de sa pratique (on trouve peu d’exemples d’un tel procédé en littérature par exemple, et au théâtre, Shakespeare y avait souvent recours, notamment dans Richard III ou dans Le Marchand de Venise, mais on ne peut pas dire qu’on associe le dramaturge au procédé). Dans les années 10, Griffith a longtemps été à la pointe. Le fait qu’il ait une longueur d’avance sur tous les autres lui a permis de capitaliser sur cette avance et proposer au public au milieu de la décennie des grosses productions qui assureront son succès. Puis, après-guerre, les pionniers ont laissé place aux génies. Moins d’innovations ; plus de compétence en mise en scène et en récit. Seul Chaplin avait été à la fois pionnier (aussi dans le montage) et génie artistique. Une fois que les concurrents de Griffith ont adopté le montage alterné, sans en abuser comme dans certains films faciles à faire (comme les westerns), ils ont pu proposer autre chose. Surtout, les failles et les limites créatives de Griffith, tant dans le récit qu’à la mise en scène, se sont faites de plus en plus évidentes.

C’est ce qu’on voit ici. Le sujet est une resucée du mythe de Faust comme il en existe des centaines à la même époque (l’année du Faust de Murnau). Alors que le montage alterné s’était surtout révélé pertinent dans les thrillers ou les films d’action, Griffith l’utilise ici pour un genre qui vit ses dernières heures avant l’arrivée du cinéma parlant qui goûtera peu ses outrances et son manque de vraisemblance : le mélodrame (il sera remplacé par les drames romantiques souvent historiques — le mélodrame étant presque toujours contemporain incorporant, comme ici, une dimension plus universelle, grossière et biblique). Le montage alterné pourrait s’appliquer à tout, on pourrait dire, sauf que si c’est en effet assez souvent exact, il n’en reste pas moins que le procédé ne pourra jamais dynamiser artificiellement une histoire sans relief qui ne décolle jamais. On comprend la logique de départ de Griffith : opposer deux personnages (deux écrivains sans le sou amoureux l’un de l’autre) enfermés chacun dans leur chambre avec l’idée insoutenable (non) qu’ils puissent être réunis. Ce qui marche pour un thriller de dix minutes ne peut pas marcher dans un premier acte. C’est bien trop tôt. Une présentation doit servir à poser les bases d’un récit, pas à créer une tension entre deux personnages pour lesquels on ne s’identifiera par conséquent jamais. Griffith ne sait pas raconter une histoire comme d’autres à la même époque (même pour des mélos) et le montage alterné ne peut plus tout résoudre ou contenter le public habitué à en voir. Si son prologue biblique est visuellement réussi, dès qu’on retombe sur terre avec les deux personnages principaux, Griffith rate complètement leur introduction et Griffith s’enlise en ne parvenant pas à sortir de la logique statique mise en place. Habituellement, dans une présentation de personnage, et cela dans tous les genres narratifs, l’action qu’on choisit de raconter définit au mieux les personnages, leurs désirs, leur parcours. Si l’idée de montrer les deux à leur table de travail peut faire sens, les cantonner pendant toute une longue première partie résumant une seule et même journée enfermés dans les mêmes lieux n’aide ni à donner un élan au film, ni à définir les personnages principaux (on se définit par nos actions, voire par nos intentions, et dans ce cas, le récit évolue à travers les conflits, les oppositions, les révélations successives comme dans n’importe quel huis clos). Adolphe Menjou, censé proposer le pacte avec l’écrivain sans succès et lancer véritable l’intrigue, arrive trop tard alors qu’on s’est déjà endormis. La suite est tout aussi laborieuse. Il ne se passe pas grand-chose ; Griffith donne l’impression de meubler dans un récit qui fait du sur-place ; et en dehors du génie d’Adolphe Menjou, capable d’exprimer avec la plus grande simplicité n’importe quelle note (souvent ironique, toujours classe), tout le reste est terne et sans intérêt.

La fin intègre maladroitement quelques nuances visuelles inspirées de l’expressionnisme, et je crois ne pas avoir aperçu une seule fois un coin de ciel en une heure et demie de film (ou de réalité ; je crois même avoir reconnu le décor d’une rue du Lys brisé) ; signe qu’en dehors des problèmes de récit, en ce qui concerne la contextualisation, Griffith ne répond plus aux standards attendus de l’époque (ailleurs, à Hollywood, on tourne largement en studio et « in location », histoire de donner du souffle au récit et… d’alterner pour reproduire l’illusion d’une réalité — intérieur/extérieur). On se demande bien qui a eu l’idée saugrenue d’aller en Californie pour profiter de la lumière, vraiment, je ne vois pas…

1926, on réalise des chefs-d’œuvre toujours plus convaincants partout dans le monde avant que le son rebatte complètement les cartes, mais Griffith n’est déjà plus à la page depuis une demi-douzaine d’années. Il continuera pourtant à proposer quelques films au public, aujourd’hui oubliés.


Les Chagrins de Satan, D.W. Griffith (1926) The Sorrows of Satan | Paramount (copie impénétrable)


Liens externes :


Hors du gouffre, Raoul Walsh (1931)

7th heaven under

Note : 1.5 sur 5.

Hors du gouffre

Titre original : The Man Who Came Back

Année : 1931

Réalisation : Raoul Walsh

Avec : Janet Gaynor, Charles Farrell

On est en 1931, le film traduit assez bien les errances rencontrées par les studios (et pas seulement) lors de cette période de transition vers le parlant. Si on pouvait faire un bingo en cochant toutes les erreurs à faire dans les divers secteurs de la création d’un film, Hors du gouffre remplirait toutes les cases. Scénario, production, mise en scène et jeu d’acteurs, tout semble appartenir au monde du cinéma muet et ne l’avoir jamais abandonné.

Quand une révolution technique, voire un nouveau média apparaît (et c’est définitivement le cas avec le parlant par rapport au muet), il y a sans doute deux types de réactions. La première consiste à profiter de cette avancée pour limiter les frais et faciliter la mise en œuvre des productions ; la seconde réaction, c’est de concevoir cette évolution comme une opportunité de proposer une nouvelle manière de faire les choses qui profitera au public visé. Or, c’est une tendance probablement universelle, les structures établies tendent davantage vers la facilité et refrènent les expérimentations à moins qu’elles soient imposées par des concurrents. Il suffit peut-être qu’un studio se lance dans le muet pour que d’autres s’alignent, mais attention à ne pas partir trop loin et à en faire trop : certes, on adopte le muet, mais pour se rassurer, on reproduit les recettes d’hier qui auront plus de chances de nous assurer le succès. Sauf qu’en la matière, quand on assiste à un bouleversement de cette ampleur, c’est toute une manière de produire des films qu’il faut réinventer. Les usages d’hier risquent de ne pas être adaptés.

C’est donc ce qui semble se passer avec Hors du gouffre. Le studio a joué l’assurance, il a adopté les recettes du muet, et personne ne semble encore assez perspicace pour se rendre compte qu’il y a quelque chose qui cloche.

Le scénario est adapté (mais très certainement la quasi-réplique) d’une pièce de théâtre. Cela deviendra certes une habitude dans les années à venir, mais le cinéma réclame alors quelques transformations afin d’en gommer les éléments saillants révélant l’origine théâtrale du film.

Bingo de la mort ici avec un scénario qu’on ne peut plus proposer dans un contexte de cinéma parlant, une mauvaise réalisation (Walsh, plus à l’aise à découvert, ne se foule pas pour contextualiser d’immenses décors intérieurs qui laissent très vite penser à du théâtre filmé), et des acteurs perdus (deux anciennes stars du muet à qui on demande d’interpréter une succession de répliques statiques dans des séquences dépassant plus de dix minutes).

Le film est structuré en cinq grosses séquences (les cinq actes traditionnels du théâtre) avec une ville et une époque correspondant à chacune. On se croirait dans du théâtre classique français. La force du cinéma, même et surtout à l’époque du muet, c’était justement de se démarquer du théâtre en cassant l’étau de l’espace unique. Shakespeare avait beau avoir été un des dramaturges ayant le plus réussi à varier les espaces, quand il le faisait, il ne pouvait échapper à une indication du genre « une plaine » pour contextualiser le changement de lieux dont il ne se privait pas à l’intérieur même des actes. Si les studios pensaient pouvoir faire la même chose, c’était perdu : on ne peut pas se contenter de mettre un panneau « Honolulu » et de souffler au spectateur : « Maintenant, crovez-y ! Nous, on s’est contentés d’acheter un canapé pour les acteurs sur lequel ils pourront taper la discut’ pendant des séquences de dix minutes. — Easy money ».

Difficile d’y croire. Jusqu’à la fin, durant laquelle le père twist avec les craintes de son fils et lui réserve une surprise d’un goût douteux, Hors du gouffre est un calvaire.

Quand on parle d’action au cinéma, c’est avant tout l’action d’aller à un lieu à un autre — ce qu’on ne peut pas faire au théâtre où l’action ne consiste parfois qu’à papoter dans un espace contraint par les limites spatiales. Si certains studios ont vu l’arrivée du son comme la possibilité de proposer au public des histoires réalisées à peu de frais (et c’est globalement ce à quoi on a assisté), le public ne s’y est pas trompé. Le théâtre filmé n’avait pas fait le succès du cinéma vingt ans auparavant ; il n’y avait aucune raison de penser qu’il en serait autrement avec le parlant. Pas après les promesses largement confortées du muet. Le cinéma avait rendu possibles les alternances d’espace beaucoup plus fréquent et ne s’en était pas privé. Mieux, grâce à Griffith, notamment, on avait découvert la force d’évocation et la puissance du rythme du montage alterné en percutant deux actions simultanées situées à deux lieux différents. En quelques secondes, le cinéma proposait ce dont théâtre ne pouvait s’affranchir. Mais certes, multiplier les espaces et par voie de conséquence, les plans et les décors, ça peut coûter bonbon. Tarzan et King Kong, par exemple, reprendront à leur compte ces possibilités du muet et seront la preuve que le public ne sera jamais aussi satisfait que quand le récit dévore des espaces multiples.

On assiste donc ici à une de ses tentatives paresseuses où un studio tente d’adapter pour pas grand-chose une pièce qu’il pense pouvoir mettre au service d’acteurs dont on ne sait pas encore qu’ils sont dépassés. Personne ne les aide beaucoup, il faut dire. Servir ainsi de cobayes, essuyer les plâtres, faire les erreurs que d’autres n’auront plus à faire par la suite, ce n’était pas un cadeau à leur faire. Et on comprend dès les premières secondes qu’on court à la catastrophe : des acteurs minuscules vociférant dans des décors gigantesques, regardés paresseusement par une caméra placée dix fois trop loin.

On peut compter quelques réussites dans le cinéma de Raoul Walsh au temps du muet (Regeneration, Le Voleur de Bagdad, Faiblesse humaine), mais le réalisateur n’a probablement pas été un des grands innovateurs de cette période charnière (au contraire de Vidor, Mervyn LeRoy ou de Lubitsch sans doute). Hors du gouffre est loin de ses productions futures : un cinéma d’intérieur, bavard, statique, avec des stars et un sujet dépassés. L’année précédente, il avait pourtant réalisé La Piste des géants, un western qui annoncera la suite, mais cette suite tardera à venir. Car c’est paradoxalement avec la comédie qu’il commencera l’année suivante à adopter les codes du cinéma parlant dans Me and My Gal. Les Faubourgs de New York aura quelques tentatives pour proposer autre chose, Walsh arrivera en partie à insuffler au film une patte réellement classique, mais on y retrouvera encore aussi bien trop d’éléments propres au muet (ne serait-ce que par l’évocation de l’époque durant laquelle les faits rapportés sont censés se passer). Paradoxalement encore, c’est en invoquant ces mêmes années passées qu’il trouvera finalement le succès : avec Les Fantastiques années 20.

Que ce soit avec James Cagney, Mae West, Wallace Beery, Errol Flynn ou Humphrey Bogart, pas de Raoul Walsh sans ces acteurs. Quand on ne sait pas diriger des acteurs (bien qu’ancien acteur lui-même, vu ce qu’il arrive à gagner de ses deux stars du muet, Janet Gaynor et Charles Farrell ici, je doute qu’on puisse le considérer comme un grand directeur d’acteurs), on peut compter sur la chance ou sur le bon casting. John Wayne tenait déjà le rôle-titre dans La Piste des géants, mais Walsh ne le retrouvera que pour L’Escadron noir. Les Fantastiques années 20 fera de Bogart une star, mais il faudra là encore attendre la fin de la décennie pour que Walsh impose sa patte, une patte largement imputable à ses acteurs. Janet Gaynor et Charles Farrell étaient alors des stars, mais des stars du muet dont on espérait encore sans doute qu’ils passeraient la rampe du sonore. On ne les y a pas beaucoup aidés en leur imposant des tunnels de dialogues, Walsh les a regardés jouer sans donner l’impression d’intervenir, et il suffit de quelques secondes à l’écran pour comprendre que l’heure de gloire de ces deux anciennes stars est passée. Le parlant les fera taire à jamais.

Le film ne trouve plus aujourd’hui son utilité qu’en jouant son rôle historique de témoin de cette époque charnière durant laquelle c’est tout un art, une manière de faire des films et d’accrocher le spectateur qui devait se réinventer. On ne pourra plus réaliser comme avant, la diversité des formes se réduira au profit d’usages dont bientôt l’écueil sera de les respecter tout en s’en affranchissant au maximum. Le classicisme s’imposera à Hollywood avec une manière très codifiée d’écrire des scénarios (les séquences seront plus courtes qu’au théâtre et s’imposera dans l’élaboration de scénarios l’idée de forcer des passages d’une pièce à une autre, de varier les espaces, de faire de l’espace présent le lieu où on arrive pour accomplir une action, rencontrer un autre personnage, avant de repartir vers une autre destination, un autre objectif, un nouveau personnage à contacter), de réaliser des transitions d’une séquence à une autre, d’utiliser le champ-contrechamp, d’éviter les échanges de répliques trop longs ou trop statiques, sans mouvement ou sans ruptures de ton. Et avec ça, la musique s’imposera aussi pour accentuer dialogues et moments forts.

Le mélodrame ne passera plus la rampe. Le parlant apportera une touche de réalisme qui ne pardonnera pas les écarts de cohérences et les excès en tout genre du mélodrame. On lui préférera vite la comédie (souvent burlesque : les adaptations des pièces des Marx Brothers) ; après quelques errances, la comédie musicale trouvera un filon avec les rehearsal films (au lieu d’adapter des succès de Broadway, on force une mise en abyme dans laquelle on dévoile les coulisses d’un spectacle de Broadway) ; et c’est enfin le film de gangsters qui participera à donner le ton au parlant avec Le Petit César, Scarface ou L’Ennemi public.

Dans la foulée du cinéma parlant, les films d’horreur feront un temps les joies des studios (surtout Universal) et du public, mais leur apport au parlant sera finalement à mon sens bien moindre que celui de la comédie, de la comédie musicale ou du film de gangsters. Ils n’en ont pas le rythme. Les films d’horreur deviendront bientôt des films de seconde zone et une fois les films de gangsters plus très en vue avec l’application du code Hays, ce qu’on appellera plus tard les films noirs recycler a du film d’horreur ce qu’il y avait encore à en récupérer : l’atmosphère inquiétante. Une atmosphère qui traditionnellement s’appliquait également au mélodrame. La longue séquence censée se passer ici à Shanghai est là pour le rappeler. Hors du gouffre, personne n’entend les anciennes gloires du muet crier. Vous y êtes, vous y restez.


Hors du gouffre, Raoul Walsh 1931 The Man Who Came Back | Fox Film Corporation


Liens externes :


Beyond the Valley of the Dolls, Russ Meyer (1970)

Satire + satire = 0

Note : 2.5 sur 5.

La Vallée des plaisirs

Titre original : Beyond the Valley of the Dolls

Titre français alternatif : Orgissimo

Année : 1970

Réalisation : Russ Meyer

Avec : Dolly Read, Cynthia Myers, Marcia McBroom, John Lazar,

De quelle manière peut-on voir aujourd’hui un film parodique dont son modèle est largement oublié ? Je ne sais pas quelle lecture peuvent en faire les spectateurs qui ne connaissent pas La Vallée de poupée, quoi qu’il en soit, qu’on ait la référence en tête ou non, le film est rarement drôle.

Je me demande même si, à la limite, le film original ne l’était pas déjà assez (poilant malgré lui), tant les outrances y étaient extrêmes. Pour parodier un film ridicule, on se trouve un peu comme coincé à ne plus faire que dans la surenchère. Autre problème : la parodie, sans son modèle, ne peut tenir que par lui-même. Si pendant deux heures le film multiplie les références en en adoptant pratiquement la même tonalité, la même grossièreté, la même échelle dans l’excès, on n’y apporte pas grand-chose de plus. Et si on me répond que c’est plus subtil que ça, non, il n’y a jamais rien de bien subtil dans une parodie. Une parodie reste une comédie. Ça marche ou ça ne marche pas. Il faut revoir le film de Robson, tout y est reproduit en détail. Il y a donc bien une volonté parodique. On retrouve le trio féminin arrivant à Hollywood pour entamer une carrière, A Star is Born, puis elles déchantent, tout n’est que vice et névrose dans la ville des anges, et bientôt, elles seront touchées à leur tour pour ces mêmes problèmes. Le même trio de filles se retrouve sur des photos promotionnelles assises sur un lit comme sur une des photos (et une des affiches) du film. Les mêmes plans ridicules sur des pilules qui traînent sur une table de nuit réapparaissent quasiment à l’identique. Même l’affiche fait référence explicitement à l’original en en adoptant le même graphisme. Behond The Valley of The Dolls n’est pas une suite comme initialement il devait l’être, c’est bien une parodie qui en reprend le schéma en en grossissant encore les travers (on tombe très vite dans la débauche, le succès est immédiat, les coïncidences grossièrement heureuses vous font opportunément hériter d’un joli pactole, la solitude, la détresse psychologique, etc.).

À la rigueur, la seule chose qui manque au film de Russ Meyer, ce sont les extérieurs du film de Robson. Une partie du succès, aussi, de La Vallée de poupée, c’est son nombre important de décors intérieurs et extérieurs. Déjà, le public sent peut-être inconsciemment que certains films tournés en studio sentent le renfermé, et probablement les films qui s’en tirent encore le mieux dans ces grosses productions sont ceux qui donnent de l’air au spectateur en lui proposant beaucoup d’alternatives dans les lieux proposés. Pas besoin d’aller bien loin en extérieur, pas besoin de faire du David Lean, mais des « locations » diverses qui ne peuvent pas être reproduites en studio, un rapport entre intérieur/extérieur qui fait la preuve d’un passage possible ou prochain (de mémoire, c’est ainsi que commence Bonnie and Clyde : Bonnie s’ennuie dans sa chambre, elle regarde par la fenêtre, elle interpelle son futur amoureux qui s’apprêtait à voler la voiture de sa mère, il l’invite à le suivre, et l’aventure criminelle et géographique peut se faire). Or, ne disposant sans doute pas du même budget, le film de Meyer dispose probablement beaucoup moins d’extérieurs que son film référent. Dans un système de studio à l’époque, on est encore dans la logique de la surexposition de tous les plans (l’ombre, comme désormais le noir et blanc laissé au cinéma indépendant sont à bannir), et sortir tout l’arsenal technique pour aller tourner des extérieurs même à quelques kilomètres, ce n’est pas anodin, les équipes sont monstrueuses, et on y préfère encore par conséquent les intérieurs des studios (on rappelle qu’à l’origine le monde du cinéma nord-américain s’installe en Californie pour ses extérieurs…). Malgré le luxe qu’on aperçoit ainsi beaucoup dans le film, je ne suis pas certain que le film ait coûté grand-chose (le budget est estimé au cinquième de ce qu’était celui du film de Robson), probablement bien moins que The Party par exemple tourné un peu avant et tourné essentiellement dans un même espace. Au-delà de ce côté plus cheap, donc (on aurait insisté sur les décors intérieurs et la photographie pour retrouver la même pâte du film de Robson), tout fait référence à La Vallée des poupées. Ebert peut se défendre d’avoir voulu faire un simple spoof movie, je ne vois pas bien le sens de faire dans la satire de ce qui en était déjà une (mauvaise). Il est peut-être là le problème majeur du film, d’ailleurs : que l’on ne sache vraiment qui en était aux commandes entre Ebert et Meyer… Ne filez jamais les clés d’un film à un critique.

Et si Meyer a réalisé le film tel que pensé par Ebert, sa conception de la mise en scène n’en est pas beaucoup plus savante. J’apprends à la projection que le bonhomme aurait choisi de diriger ses acteurs sans leur révéler la nature réellement parodique du film. Erreur majeure. C’est ce qu’on pense être la solution quand on ne sait pas comment marche un acteur. Un mauvais acteur ne sera jamais crédible dans un rôle… de mauvais acteur. Une parodie, c’est rire aux dépens d’un modèle, la connivence est totale avec le spectateur. Si on rit des acteurs choisis pour leur incompétence, à leurs dépens, il n’y a plus de parodie. À la même époque, le cinéma italien multiplie les parodies ou les satires, et s’il le fait, c’est essentiellement grâce à ses acteurs de génie. Ces acteurs sont capables de jouer ce qu’il y a de plus dur : la bêtise. Il faut une énorme dose de sincérité pour jouer les imbéciles, or les mauvais acteurs en sont totalement dépourvus, c’est même souvent à ça qu’on les reconnaît au premier coup d’œil. Prendre de mauvais acteurs pour jouer de mauvais acteurs pour une parodie, c’est s’assurer surtout d’avoir… de mauvais acteurs. Verhoeven fera la même erreur avec Show Girl, et peut-être dans une moindre mesure avec Starship Troopers. Parodie ou satire, tout est question toujours de dosage, de finesse. Beaucoup moins qu’avec un drame, on a droit à l’erreur. C’est drôle, c’est piquant, ou ça ne l’est pas.

Ainsi, même en connaissant le film adapté d’un grand succès de librairie américain aujourd’hui oublié, même en en reconnaissant les références, le film n’a, à cause du manque de finesse et de savoir-faire de Meyer, de Ebert et des acteurs, rien d’amusant. C’est même seulement un peu vers la fin où les outrances sont les plus osées qu’on commence tout juste à frétiller. On pouvait certes imaginer une lente montée vers la parodie en se contentant jusque-là d’une satire, le problème, c’est que le film original était déjà une satire du monde du spectacle. Une satire de la satire d’un miroir aux alouettes, on ne sait plus où donner de la tête. On peut imaginer également que Meyer n’ait pas osé (ou n’ait pas suffisamment eu les coudées franches pour) proposer un scénario ouvertement parodique du film de Robson, mais avoir Roger Ebert (le plus fameux critique de cinéma américain) comme scénariste (et donc dialoguiste, on peut l’imaginer), ça ne laisse pas présager d’une grande rigolade. Meyer n’est pas Myers. Ni même Jerry Lewis. Or, à part une franche parodie, je ne vois pas quelle autre possibilité Meyer pouvait avoir en proposant une fausse suite à La Vallée de poupée. (Cette manière de croire qu’on peut réaliser des comédies autour d’un scénario écrit par quelqu’un qui n’a rien de drôle, ça rappelle ce qu’on fait en France depuis des années, cf. La Loi de la jungle. Vous voulez produire une comédie à la fin des années 60 ? Faites plutôt confiance à Woody Allen qu’à un critique de cinéma.)

Dernière chose, pour le coup ironique, voire tragique : dans le film original, la seule qui était parfaitement dans le ton de la satire, avec une forme de second degré implicite qui parvenait tout à la fois à moquer l’archétype qu’elle représentait, sans pour autant le faire méchamment, car elle le faisait avec humanité, c’était Sharon Tate. Elle avait cette sincérité, cette fraîcheur au premier degré qui, paradoxalement, pouvait ouvrir la voie à un second degré, et donc à la satire que le film en lui-même n’avait jamais réussi à être puisqu’il sombrait dans le mélodrame grotesque (une satire qui manque d’humanité et de distance, de second degré, c’est au choix, un film réactionnaire ou un mélodrame inoffensif et grossier). Et pour le coup, les excès sanglants présageant peut-être un peu les slasher movies à venir, sachant que le film a été tourné quelques mois après l’assassinat de Sharon Tate, peut-être que Ebert a un humour particulier, mais ça ne fait pas vraiment rire. Ces excès malvenus font beaucoup plus directement référence à une réalité tragique qu’aux outrances ridicules du film original. On peut rire du « je vais te faire goûter le sperme noir de ma vengeance » ; on rit déjà beaucoup moins quand la vengeance surgit sous la forme d’un massacre cathartique, transphobe et idiot.


Beyond the Valley of the Dolls, Russ Meyer 1970 La Vallée des plaisirs / Orgissimo | Twentieth Century Fox


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1970

Liens externes :


Je n’oublie pas cette nuit, Kôzaburô Yoshimura (1962)

En attendant Godzilla

Note : 4 sur 5.

Je n’oublie pas cette nuit

Titre original : Sono yo wa wasurenai / その夜は忘れない

Aka : A Night to Remember

Année : 1962

Réalisation : Kôzaburô Yoshimura

Avec : Ayako Wakao, Jirô Tamiya, Nobuo Nakamura

Étrange, mais remarquable film branché sur courant alternatif. Si le dernier acte s’enfonce tristement dans un romantisme qui flirte avec le mélodrame et s’il échoue à trouver une fin qui coïncide avec les attentes initiales, la première heure de film offre au spectateur une tonalité singulière et plutôt bien vue en jouant sur les codes du thriller et du film d’enquête à la limite de l’absurde. On vient avec le personnage principal à la recherche des effets de la bombe sur les habitants d’Hiroshima dix-sept ans après la catastrophe, et on n’y trouve désespérément rien de bien tangible pendant une bonne partie du film (la meilleure) : « Patron, il faut que je reste encore quelques jours à Hiroshima. — Pourquoi ? — Attendre Godzilla. Il n’est pas venu. — C’est vrai. Tu n’as rien trouvé encore de quoi écrire de sensationnaliste. Continue. »

À l’image d’un dialogue fameux d’Hiroshima, mon amour écrit par Marguerite Duras pour le chef-d’œuvre d’Alain Resnais en 1959, une seule phrase semble se répéter en écho tout au long du film pour se moquer du journaliste en quête d’un sujet qui ne cesse de lui échapper : « Tu n’as rien vu à Hiroshima ». Pendant toute cette première partie, le film interroge ainsi habilement le regard porté sur les effets de la bombe, et tout particulièrement sur ces hibakushas, les victimes des deux villes martyres ayant survécu aux premières heures de la bombe atomique.

Les effets de la bombe sont encore là, encore faut-il savoir où regarder et arrêter peut-être d’être soi-même un monstre pour finir par trouver ce que l’on cherche…

L’entrée en matière est ainsi, somme toute, assez classique, mais le récit adopte parfaitement certains codes de thrillers, voire de films catastrophe (à venir) ou d’horreur dans un contexte qui ne s’y prête pas vraiment : un journaliste fait le voyage vers Hiroshima à l’occasion de la 17 commémoration du bombardement de la ville et se met en tête de faire état à ses lecteurs des effets des irradiations sur la population après toutes ces années. Une fois dans la ville, l’atmosphère est pesante alors que tout paraît calme en apparence et respire la normalité. Le journaliste scrute le moindre signe pouvant révéler l’horreur passée, et en quête d’informations, à force de prêter attention au moindre détail pourtant anodin, il finit par se sentir épié et pas forcément le bienvenu : espaces vides, bruits angoissants, répétitifs ou intempestifs, murmures sourds et indistincts, musique mystérieuse (boîte à musique) ou angoissante, errances dans la ville à la recherche d’indices, champs-contrechamps impersonnels, tout inspire le mystère, le calme avant la tempête. Il insiste et se mêle aux habitants afin de révéler enfin la mémoire tragique de ce passé que chacun semble avoir oublié ou ne pas connaître. Même son de cloche : on vit à Hiroshima comme dans n’importe quelle ville, on s’amuse, on flirte, on boit, on travaille, et l’évènement à venir de la commémoration annuelle dédiée à la catastrophe n’y change rien. « Tu n’as rien vu à Hiroshima. »

Le journaliste retrouve un ami qui travaille à la télévision à un match de baseball, bon vivant, celui-ci est accompagné d’une jeune femme suffisamment jeune pour que le bombardement n’évoque rien pour elle. « Il ne s’est rien passé à Hiroshima. »

Tous trois se rendent alors dans un bar, et le journaliste y reconnaît un médecin travaillant pour l’ABCC, un centre de suivi des victimes d’irradiations (un pur produit de l’occupation américaine) qu’il avait rencontré dans l’espoir de pouvoir retrouver des victimes. Le médecin est accompagné d’une femme qui attire son attention par sa beauté. Il apprend que c’est la tenancière du bar. À chacune de ses rencontres dans la ville reconstituée, il entend le même type de réponses évasives : plus personne ne semble plus souffrir des effets de la bombe qui avait détruit la ville. « Où peuvent être les victimes d’Hiroshima ? »

On en serait presque à suspecter un complot, en tout cas, tout dans la mise en scène concourt à cette impression. Encore une fois, le récit joue habilement avec les codes du thriller, ici, plus spécifiquement avec les enquêtes où un personnage (policier, détective ou journaliste le plus souvent — dans Kiri no hata, par exemple, Chieko Baishô y jouait la sœur d’une victime du système judiciaire japonais) s’immisce dans un milieu fermé dans lequel, avec ses questions et son sans-gêne, il passe vite pour un intrus et un remueur d’immondices. Ce que le journaliste s’obstine à rechercher, ce sont en fait les effets ostensibles de la bombe à long terme : des déformations congénitales, des brûlures, ou au moins des victimes éplorées et des histoires sordides à transmettre à ses lecteurs. Mais non, rien. Le temps semble avoir balayé toutes les traces de la bombe sur la ville. Il a beau visiter des malades à l’ABCC, il n’y rencontre que des malades alités passant leur temps à construire des grues en origami. « Tu n’as rien vu à Hiroshima ? — Non, j’ai attendu en vain Godzilla. Il n’est pas venu. »

À moins qu’on lui cache quelque chose.

Il se rapproche du personnage de la tenancière qui entretient une relation trouble avec un jeune homme qui ne lui inspire pas une grande confiance (encore un élément de film de thriller : les relations louches et inavouables que l’on tente de cacher, mais que l’on ne peut rompre parce qu’on y est contraint ou parce qu’elles définissent qui nous sommes), mais personne ne semble connaître la véritable nature des liens qui unissent ces deux personnages (on apprendra bien plus tard que peut naître ainsi une certaine forme de fraternité entre les victimes, souvent seules survivantes d’une même famille, du bombardement).

Quand le journaliste raconte à la patronne de bar qu’il était venu dans la ville dans l’optique de dévoiler à ses lecteurs les conséquences actuelles de la bombe et qu’il exprime son désarroi en avouant ne rien avoir trouvé pour illustrer un tel article, toujours dans cette logique de thriller nihiliste, la mise en scène et l’interprétation d’Ayako Wakao jouent admirablement bien le double jeu, la suspicion, les non-dits. Le journaliste venait à Hiroshima avec l’espoir morbide d’y trouver Godzilla marchant sur ses habitants et crachant du feu, et il aurait presque l’impression d’être tombé tout au contraire dans Le Village des damnés ou dans L’Invasion des profanateurs de sépultures où la paranoïa et un mur de silence auraient remplacé l’horreur dévastatrice du monstre.

Si la mise en scène joue parfaitement de ces codes en montrant la voie au spectateur pour lui signifier que « l’horreur » n’est peut-être pas celle que l’on craint (l’horreur ostensible), le journaliste, lui, comme dans n’importe quel film d’horreur, évolue encore, incrédule et naïf, sans comprendre que certaines blessures ne sont pas aussi visibles qu’on pourrait d’abord le penser. Il pense ainsi être victime du silence des habitants quand c’est lui plus probablement qui refuse d’écouter ce qu’ils ont à dire, de comprendre ce qu’ils ont légitimement le droit de cacher par lassitude, par honte et par crainte d’être stigmatisés. C’est lui sans aucun doute qui reste aveugle face aux blessures des victimes d’Hiroshima qui ne sont peut-être pas celles attendues ; c’est lui, toujours, qui refuse de comprendre que réaliser des grues en origami, ce n’est peut-être pas si anodin que cela en a l’air (c’est un symbole de paix antinucléaire initié par les victimes parfois agonisantes de la bombe et faisant référence à un mythe plus ancien selon lequel, plier ainsi des grues en papier permettrait d’augmenter son espérance de vie). Après dix-sept ans, se sont peut-être aussi ajoutées aux précédentes, des blessures psychologiques, des humiliations… « Tu n’as rien voulu voir à Hiroshima. »

Le journaliste poursuit son enquête, et à mesure qu’il persiste dans sa volonté de trouver des hibakushas susceptibles de lui parler, la tonalité du film semble paradoxalement s’adoucir et quitter peu à peu le thriller absurde et vain pour trouver un sens, une morale que le journaliste peine encore à comprendre. On se rappelle que le journaliste avait rencontré très vite une victime dont le visage était partiellement brûlé. La musique angoissante s’était arrêtée, et nous, spectateurs, on était restés bluffés par sa joie de vivre (on dirait aujourd’hui « par sa résilience »). Le journaliste, lui, au contraire, ne semblait pas comprendre ce que cette première rencontre semblait déjà lui dire. La transition était assez habile dans la narration, parce que s’il était évident à ce moment que la mise en scène allait peu à peu arrêter de voir derrière la suspicion des habitants à son égard une forme de menace ou de présence inquiétante, il en serait tout autrement pour le journaliste.

Ainsi, plus le récit avance, et plus on prend nos distances avec l’obstination absurde et aveugle du journalisme pour nous rapprocher des habitants. Bientôt, leur présence ne nous paraît plus menaçante, et on comprend que les précautions prises avec le journalisme sont parfaitement nécessaires et légitimes. Plus question de « damnés » ou de « profanateurs de sépultures », ce sont des victimes qui fuient les curieux, qui ont honte et qui souffrent tout autant parfois du regard de la société sur eux, du manque de considération, que des effets visibles et spectaculaires de la bombe.

Retournement habituel dans un récit où on fait intervenir un premier niveau de révélations et où on inverse la nature et la perception des monstres. Est-ce que les monstres, ce ne serait pas plutôt ceux qui s’obstinent à trouver chez l’autre des marques ostensibles susceptibles d’être exposées aux regards des autres ?… Est-ce que les monstres, ce ne sont pas ceux qui permettent que les victimes d’un odieux crime de guerre soient ainsi invisibilisées dans la société, mal considérées, rejetées, mal suivies ? En creux, dix-sept ans après, c’est la politique du gouvernement et de l’occupant qui est exposée ainsi à la critique.

Notre candide journaliste continue de fréquenter la tenancière sans se demander pourquoi, il la retrouve opportunément jamais bien loin de l’ABCC. On a connu plus perspicace comme enquêteur, mais jusque-là son relatif aveuglement sert encore plutôt bien le récit. Les spectateurs que nous sommes a déjà probablement tout compris du personnage interprété par Ayako Wakao, mais il ne faut pas oublier à qui était adressé le film. En 1962, propagande et censure de l’occupant obligent, honte oblige, discrimination oblige, les Japonais en savaient finalement assez peu sur les conséquences de la bombe et des préjugés, des craintes, pouvaient circuler. Ce que les Japonais, dix-sept ans après la fin de la guerre, n’étaient pas si éloignés de ce que le journaliste pensait y trouver en venant dans la ville martyre : certes, tout le monde savait que les deux bombes avaient fait plusieurs centaines de milliers de victimes au moment de son largage, d’autres encore, lors des jours qui suivirent, et le statut des hibakushas était loin d’être gardé secret. On connaissait leur existence, mais on ne voulait pas les voir. Surtout, la propagande ne manquait pas de taire la réalité sur la nature de leurs maux. Si le journaliste ne s’intéresse qu’aux effets visibles et spectaculaires des irradiations, c’est peut-être aussi parce que c’est l’image que s’en faisaient les Japonais, image que voulait bien laisser filtrer le gouvernement sous influence américaine. Apparemment, les effets sur la santé (leucémie, cancers, notamment) semblaient être largement tus dans la population. Il faudra encore quelques années de lutte des associations de victimes ou de personnalités (comme le prix Nobel, Kenzaburo Oé) pour que les effets sur la santé des irradiations soient mieux connus et révélés au grand public. En parler ainsi aussi directement au cinéma a sans doute plus une valeur symbolique qu’autre chose : il y a ce que la censure dit, et il y a ce que l’on veut voir. Dès la première séquence avec le médecin, celui-ci lui évoque les effets sur la santé, pourtant, le journaliste n’en tiendra jamais compte. Seuls les effets visibles l’intéressent.

« Tu n’as pas vu Godzilla à Hiroshima. »

Faute d’être prises en charge correctement, face à des peurs irrationnelles devant des maladies mal connues, les victimes n’avaient souvent d’autre choix que de se cacher ou de cacher leur condition d’hibakusha. Si le film ne dénonce pas encore explicitement la responsabilité des autorités japonaises et d’occupation américaine dans l’absence de prise en charge des victimes ou dans l’information sur les conséquences des bombardements (faute de pouvoir le faire en 1962), il permet déjà de faire prendre conscience à la population japonaise qu’aux blessures anciennes s’ajoutent de nouvelles : elle a aussi (la population) une forme de responsabilité dans la manière de regarder et de considérer les victimes de ces deux jours tragiques d’août 1945. Le regard à la fois aveugle et indiscret du personnage du journaliste, c’est le même que porte le Japon tout entier sur les victimes d’Hiroshima et de Nagasaki.

Le film prend ensuite un tournant mélodramatique, voire grand-guignolesque, dont on aurait pu se passer. C’était bien utile de nous avoir expliqué pendant une heure que les blessures laissées par la bombe n’étaient pas que spectaculaires et visibles pour nous proposer un revirement prévisible pour le moins grotesque et inutile puisqu’il venait en parfaite contradiction avec ce que le récit semblait nous dire jusque-là. Même le titre du film effeuille un peu trop la nature de cette révélation, et on rêve d’une nuit où Godzilla aurait fini par ne pas montrer le bout de son nez et où, au contraire, les dialogues se seraient éternisé comme dans Hiroshima mon amour. Certains films font la promesse à leurs spectateurs de certaines « scènes à faire », expédier ces scènes sans y dévoiler finalement l’essentiel peut laisser une étrange impression d’amertume et d’inachèvement. Cela n’est qu’un avis personnel bien sûr, mais il aurait été bien plus efficace d’expliquer les raisons des vertiges du personnage d’Ayako Wakao (dévoilés avant ça dans le train) par une leucémie ou un cancer qui annoncerait une mort prochaine, et de poursuivre en insistant sur la conflictualité qu’une telle relation, forcément à court terme, pourrait induire pour l’un et pour l’autre. L’une aurait alors été tiraillée par l’idée de vivre une histoire d’amour avant de mourir, celle d’imposer sa maladie à son amoureux ou d’être sujette à la pitié d’un homme qui jusque-là n’avait pas montré beaucoup de compassion et de compréhension à l’égard des victimes de la bombe ; et l’autre aurait essayé de la convaincre que la maladie n’aurait pu corrompre son amour et que son amour était sans rapport avec un quelconque sentiment de pitié… « Tu m’as vue à Hiroshima. »

Mais non.

« J’ai finalement vu Godzilla à Hiroshima. Il marchait sur le port et crachait du feu en avançant vers le centre-ville en détruisant tout sur son passage. Je suis resté avec lui toute la nuit. »

Couillon, tu n’as rien vu à Hiroshima.

Le point faible du film, c’est donc son aspect romantique constitué sur le tard. Après avoir passé tant de temps à jouer sur les non-dits, les mystères, les monstres invisibles ou fouineurs en quête de sensationnalisme, après avoir interrogé la nature de l’horreur et joué indûment avec les codes du thriller pour nous les renvoyer à la figure, difficile de retomber sur ses pattes et de convaincre le spectateur que le film finira sur une passion contrariée à laquelle on ne peut jamais croire réellement.

Pour illustrer ce tournant et tenter un lien avec ce qui précède, l’idée des pierres d’Hiroshima (pierres qui se fissurent à la moindre pression : allégorie de la condition des victimes de la bombe) est bien jolie, mais elles masquent à peine le fait que le journaliste n’aurait jamais dû trouver ce qu’il était venu chercher. Comme dans la plupart des films reposant sur un mystère, il est préférable soit de faire en sorte que l’enquête se transforme en initiation et que le personnage se retrouve à faire la découverte de tout autre chose, soit de décider de ne jamais lever le voile sur le mystère. Une fois que le mystère retombe et qu’on force un amour auquel on ne peut croire, le film change pour de bon de tonalité et tombe dans le mélo. Le film aurait gagné à faire preuve de plus de subtilité en refusant la facilité d’un dénouement (ou dénuement) allant dans le sens de la curiosité déplacée du journaliste. Il aurait alors fallu sans doute opposer plus longtemps l’intérêt que l’un porte à l’autre, interroger les raisons de son attirance (intérêt morbide ou amour véritable) et le besoin malgré tout de l’autre à se sentir aimé. Passer à côté de cette conflictualité, en rester au thème du « monstre » ou de la « défiguration » au lieu d’investir plus franchement la thématique de la maladie invisible (ce qui n’interdit pas le mélodrame), c’est dévoyer peut-être un peu trop les qualités premières du film et ramener une histoire qui avait vocation à être universelle à une autre plus personnelle qui n’a plus beaucoup de sens.

Dommage. — T’as rien vu à Hiroshima. Sinon Love Story. T’as voulu voir Godzilla, et on a vu Godzilla. T’as voulu voir Vesoul et on a vu Vesoul. J’ai voulu voir Hiroshima, et on a vu mon amour. Comme toujours.

Mais il faut croire que j’aime les films monstrueux. Ce ne sont pas quelques griffures en fin de partie qui me retiendront d’aimer le faux thriller du début et son horreur telle qu’elle a toujours été la plus efficace : en en montrant le moins possible, en suggérant plus qu’en levant le voile sur des difformités visibles. Les vraies horreurs sont celles que l’on masque ou que l’on ne veut pas voir. Le film peut alors être vu comme un hommage aux victimes de l’apocalypse nucléaire qui après l’horreur d’un mois d’août 1947 ont subi les horreurs des mauvais traitements, de l’indifférence et du mutisme des autorités et des administrations ou du regard obscène de ceux qui ne les considéraient plus comme leurs semblables.

« Chauffe, Marcel, chauffe. La bête arrive. Elle est là. » (Il se frappe la poitrine)


Je n’oublie pas cette nuit, Kôzaburô Yoshimura (1962) Sono yo wa wasurenai / その夜は忘れない | Daiei Studios


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