Le tueur s’est évadé, Budd Boetticher (1956)

Veuf mollet

Note : 3.5 sur 5.

Le tueur s’est évadé

Titre original : The Killer Is Loose

Année : 1956

Réalisation : Budd Boetticher

Avec : Joseph Cotten, Rhonda Fleming, Wendell Corey

Noir tardif basé sur une sorte de suspense simple mais efficace, et prenant à rebours le principe hitchcockien selon lequel il ne faut jamais appeler la police : la police est déjà là, puisqu’étrangement, c’est un tueur qui cherche à tuer l’un d’entre eux pour une sombre histoire de vengeance (le policier interprété par Joseph Cotton a tué sa femme accidentellement), et alors que la logique voudrait que lui et sa femme déguerpissent le plus loin possible pour échapper à leur destin, ils restent bien sagement à portée de main du tueur… Ce qui ne manque pas de provoquer quelques aberrations et bonnes tranches de fous rires incrédules.

La fin tombe dans certaines outrances de travestissement qui annoncent celles de Psychose et autres joyeusetés psychiatriques des années soixante. On peut même voir dans la dernière scène de poursuite quelque chose qui pourrait ressembler aux prémices de La Nuit des masques avec une séquence de terreur dans ce territoire étrange et paradoxal, typique des banlieues américaines, perdu entre vie publique et vie privée, où les propriétés connaissent ni clôture ni portail, où les oreilles coupées poussent sur des beaux gazons et où les assassins courent masqués après les jolies pom-pom girls… La scène est plus étirée qu’un épisode d’Olive et Tom, ce qui aurait presque pu faire passer Boetticher pour un précurseur du western spaghetti s’il était question ici de western. Ce qui n’est pas loin d’être le cas d’ailleurs, les personnages répondant relativement assez bien aux stéréotypes du genre : le brave shérif et sa femme dévouée, ses adjoints, et le tueur vengeur échappé du pénitencier…

Comme à son habitude, Budd Boetticher se fait surtout remarquer par sa mise en scène élégante et bon marché, fait de peu de plans rentabilisés en de nombreux mouvements d’appareils d’ajustement et de mises en place raffinées des acteurs dans le cadre. Autre habitude, les acteurs sont uniformément convaincants : beaucoup de seconds rôles de qualité (la justesse des acteurs de second plan permet parfois à elle seule de rendre crédible le monde reproduit sous nos yeux), un Joseph Cotten flegmatique comme à son habitude, mettant sa nonchalance et son intelligence au service d’un rôle de policier intègre, et surtout Rhonda Flemming, à l’autorité naturelle, paradoxalement image parfaite (mais donc trompeuse) de la femme dévouée (souvent à ses fourneaux) au caractère décidé à la limite de la désobéissance, donc de la subversivité, stéréotype de l’American way of life conservateur si bien dépeint dans les westerns ou les sucreries hollywoodiennes bien obéissantes des années 50. Sans la présence de ces deux-là, et sans la mise en place de Boetticher, on serait vite tombé dans une vulgaire série B. En deux ans, Flemming semble avoir tourné l’essentiel de ses grands films… : Le mariage est pour demain, Deux Rouquines dans la bagarre (pas étonnant de la retrouver chez Boetticher et chez Allan Dwan, ces deux-là partagent un même savoir-faire dans le choix et la direction d’acteurs), La Cinquième Victime et Règlement de compte à OK Corral.

À 3, je vous montre mes mollets poilus : 1… 2…


 

Le tueur s’est évadé, Budd Boetticher 1956 The Killer Is Loose | Crown Productions


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Noir, noir, noir…

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Le Troisième Homme, Carol Reed (1949)

L’Amant dans le placard

The Third Man

Note : 4 sur 5.

Le Troisième Homme

Titre original : The Third Man

Année : 1949

Réalisation : Carol Reed

Avec : Joseph Cotten, Alida Valli, Orson Welles

septembre 2015

Regarder Le Troisième Homme quand on sait ce qu’est un film noir, on peut y retrouver bien sûr tout ce qui fait les particularités du genre, mais il ne faut pas s’y tromper, quand j’ai vu le film pour la première fois il y a une quinzaine d’années, l’ensemble, pour un film noir, me paraissait grossier et assez mal mené.* Et en fait, en le revoyant, je m’aperçois qu’on a surtout affaire à une fantaisie comme seuls les Britanniques peuvent nous en offrir. Pas à un film noir, non. Enfin, pas tout à fait. Une comédie grinçante, noire peut-être, mais une comédie policière plus qu’un drame policier, lugubre, sombre, moite et pesant… Reed utilise certains codes de ce qui est à la mode alors outre-Atlantique dans les séries B, mais il m’a fallu tout ce temps pour comprendre surtout à quel point, on se fourvoyait quelque peu en se convainquant trop facilement qu’un film, tout ce qu’il y a de plus anglais, pouvait être rapproché de ce qu’on appellera plus tard un film noir. Un élément du film ne trompe pas : l’ironie.

(* Il me reste des notes de cette époque que j’ajouterai un jour honteusement et discrètement à celles-ci — en fond de cale.)

Le Troisième Homme, Carol Reed (1949) | London Film Productions

Quand les films noirs sont sérieux et lourds, celui-ci est rieur et léger. Même quand des atmosphères semblent tirer vers « le film noir », c’est tellement surfait, artificiel, qu’il faut surtout en mesurer le grotesque plus que le grossier. Et ça ne dure jamais bien longtemps, comme un Lord qui se prendrait un peu trop au sérieux et qu’on arriverait à détendre avec une plume… ou des ballons. L’idée d’y implanter là-dedans le plus britannique des cinéastes et acteurs maudits américains est d’ailleurs un joli clin d’œil. Et plus que ça, bien sûr, parce qu’on n’aurait pu imaginer meilleur interprète pour ce personnage que Welles, capable d’apporter de la dérision à une pure crapule, et possédant le charme propre d’un maître de l’escroquerie (en en étant lui-même un), personnage qui devrait être, à la lumière de ses méfaits, profondément antipathique, et qui, grâce à la présence à la fois légère et nonchalante de l’acteur, arrive malgré tout à nous convaincre du contraire.

D’un autre côté, le personnage de Joseph Cotten, c’est celui du môme insupportable de Fallen Idol tourné un an plus tôt et avec vingt ans de plus. Là encore, on pouvait difficilement trouver mieux comme interprète pour faire face à Welles : on n’a aucun mal à imaginer et à croire à une telle amitié pourtant improbable quand on connaît les liens entre les deux acteurs. Il faudrait être aveugle (et je l’ai été) pour ne pas voir l’humour discret et flottant derrière ce personnage naïf et au charme penaud. Un autre aurait sans doute au moins le talent de rester dans son coin et de ne pas faire trop de vagues, mais lui, au contraire, à l’image du môme dans Fallen Idol, il faut qu’il bouscule tout, qu’il se montre entreprenant, plein d’une spontanéité lourde et puérile, et d’un à-propos pour le moins suspect. Cotten arrive toutefois à le rendre sympathique dans sa maladresse — une nouille qu’on prend plaisir à moquer, loin cette fois du garçonnet le plus insupportable de l’histoire du cinéma (celui de Fallen Idol). L’exact opposé, en tout cas, ici, du personnage de Welles. C’est souvent comme ça, il faut le reconnaître : les pires enculés savent s’entourer de camarades naïfs… et des plus filles du monde.

Le Troisième Homme, Carol Reed (1949) London Film Productions 2

Je cherche encore la femme fatale. Le personnage d’Alida Valli, c’est la femme idéale dont rêve n’importe quel célibataire (donc tous les hommes) : aimante et fidèle, discrète et tendre, dévouée et droite, et cela jusqu’à la fin (fin qui ira complètement vers un refus de la scène attendue, d’un cynisme glaçant, ou ironique, tragique, et pas tendre pour notre bon Cotten).

Reed joue à fond la carte du fétichisme (donc de l’humour) et joue avec sa caméra comme un enfant avec un ballon. C’est l’ombre de M le Maudit qui plane dans ces ruelles… jusqu’à ce qu’un ballon apparaisse, parodiant ainsi le film de Lang. Contrepoint parfait (que Fellini réutilisera à la fin de Toby Dammit, ou que Ozu utilisait déjà dans Une poule dans le vent) des atmosphères suffocantes qu’est en droit d’attendre le spectateur contemporain dans un supposé film noir. Mais ici, le ballon, et son maître bien souvent, l’enfant (toujours cet enfant casse-pieds), ou le vendeur, apporte un peu de rondeur à la raideur attendue. Reed casse ainsi, ou rigole, des effets de son époque. Ça roule quand le reste craque, ça rebondit quand le reste pèse, et ça virevolte au bout d’une ficelle quand nos deux policiers se cachent pour espionner dans la ruelle obscure… Si ça ce n’est pas de l’ironie… Autre scène mémorable absolument tordante et là franchement parodique, celle du gamin pourchassant Cotten dans les ruelles, son ballon sous le bras, et criant un épouvantable « à l’assassin ! » À croire qu’en réalisant Fallen Idol, Carol Reed a eu l’idée de faire assassiner le gosse (et c’est sûr que certains ont dû y penser) par le Peter Lorre de M le Maudit. Ou peut-être bien le contraire… Toujours, l’art du contrepoint. Ou de la pirouette… comme ce M renversé, qui dans le film de Lang, plaqué à l’épaule du meurtrier se retrouve reproduit à l’identique, mais qui aurait pu tout aussi bien se transformer en W, le W allemand du docteur un peu louche, voire complètement coupable, que le personnage de Joseph Cotten peine à prononcer. Un clin d’œil de Reed-Green ? Possible. Professeur Winkle… wink, clin d’œil…

Tordant, confondant, oui. Noir ? Pas vraiment.

Et cette ritournelle, qui fait déjà penser à celle qu’entant Humbert Humbert dans son bain après la mort de sa femme, évoquant peut-être encore le sifflement de M, mais faisant penser tout au long du film à un rire cynique et amusé. Amusé d’ailleurs, le personnage qu’interprète Welles l’est, quand caché sous un porche, il se voit soudain éclairé, livré, dévoilé, au regard goguenard de son vieux pote. Quand dans un film noir, on flaire le pot aux roses, dans une fantaisie britannique, c’est le pote qui est aux roses… Welles-Lime feint de ne pas être surpris, donc il sourit. Normal. C’est qu’il sait qu’il a la grande classe. Les escrocs sourient, c’est bien pour ça qu’ils sont des escrocs. Un escroc qui tire une tronche d’enterrement, il doit faire autant fureur dans son exercice qu’un vendeur d’assurance honnête. Alors oui, dans un film noir, les personnages vont plus jouer sur la terreur. C’est que les films noirs sont avant tout des séries B. Et le Troisième Homme est donc moins un « film noir » qu’une comédie policière. L’expression de Welles, à ce moment, tire vers l’expressionnisme ? Visage lisse, moue amusée. Seul le regard s’agite. Et la langue peut-être. Qui claque. Les deux hommes ne se connaîtraient pas qu’on pourrait presque croire que Lime fait le tapin. (Que serait un Lime d’ailleurs s’il ne cabotinait pas outrageusement.)

L’introduction pourtant donne très vite le ton. Cette histoire aurait pu être présentée sous différents angles, et le choix est tout de suite fait sur le cocasse, en évoquant les alliances policières contre nature à Vienne pendant l’occupation des alliés. Si la conclusion du film est noire, noire cynique, celle qu’offre le personnage de Welles est à la fois connue, juste et… drôle. C’est encore l’escroc qui parle, parce qu’on ne peut trouver meilleur moyen pour un tyran (ça reste une fiction, en général, ils se passent de ces traits de génie) pour excuser ou justifier ses agissements. Harry faisant de la contrebande de pénicilline, mais ça aurait pu être tout autant des pots de vaseline confondus avec de la dynamite. Hitchcock (un autre qui ne faisait pas des films noirs, mais des « crime films cyniques et ironiques ») disait que meilleur était le méchant, meilleur était le film. Quand on a envie de proposer une bière à une telle crapule, ça vaut un t-shirt Dark Vador que revêtent les crevettes pour passer pour des durs. Welles se fait prendre la main dans le sac, on allume : « Salut… Hé ! qu’est-ce que tu fouilles ? » Sourire charmeur, on se demande si on ne tourne pas homo, et hop, il est parti. Les bijoux de famille aussi.

Alors, on pourrait discuter de la pertinence de ces attributions posthumes qui empêchent probablement, et bien trop souvent, de voir un film tel qu’il est, ou a été vu à son époque, et un film tel qu’une définition de « film noir » tendrait à nous le laisser voir. Même farine pour les genres que pour les « auteurs » : l’idée préconçue qu’on se fait d’un film, et que cette idée persiste et domine tout du long durant et après le film, sape un peu trop la perception qu’on se fait de l’œuvre. Les genres, et les auteurs, nous poussent malgré nous à ne plus concevoir une œuvre dans son unité seule, mais en fonction de ce qu’on connaît du genre, de ses codes, de son évolution, des habitudes ou intentions supposées de l’auteur du film… Si le contexte du film a son importance, j’aurais tendance à penser que ce qu’on se représente traduit une mauvaise image de l’environnement réel et difficilement perceptible et connu. Ce contexte n’est au fond qu’un fantasme, voire bien souvent un alibi pour conforter certaines préconceptions de ce que devrait être le film. Cela fait partie de l’imagination du spectateur et cela participe pour une grande part au plaisir, ou au déplaisir, ressenti au cours d’un film. Il n’y a jamais une seule œuvre, celle qu’aurait voulue le cinéaste, mais plusieurs, celle que chaque spectateur se fait dans sa tête en se laissant influencer par un contexte en trompe-l’œil, une sorte d’escroquerie sympathique que ne renierait pas Lime… Parfois même et c’est ce qui vient de m’arriver, en quinze ou vingt ans, le film n’est plus du tout le même. En me disant simplement que je n’étais pas en train de voir un film noir, mais un film qu’il fallait plutôt relier à une culture britannique, et plus encore au film précédent de Reed, ma perception s’en trouvait tout à coup modifiée, et un autre film, bien plus savoureux, m’est apparu. Les notions de « genre » (en particulier pour un genre aussi peu défini, et posthume, comme le film noir) et d’« auteur » (quand bien souvent les films sont des œuvres collectives) participent donc à se forger une idée d’un film, mais fort heureusement, on peut toujours s’en détourner, en rire même, et puisque bien souvent ce qu’on attribue un peu facilement à un « genre » ou à des « intentions d’auteur », pourquoi ne nous serait-il pas possible de la même manière de nous proposer autant de conjectures séduisantes ne nous rendant que meilleur le visionnage du film ?

Ainsi, dès qu’une ombre apparaît, qu’un meurtre est commis, qu’un personnage disparaît, nous serions dans le film noir ? C’est un peu maigre pour définir les propriétés d’un genre, surtout quand les autres particularités du film noir sont par ailleurs absentes, voire contrariées. La femme n’est donc en rien « fatale », le détective improvisé est un nigaud envahissant et ridicule, le méchant a peut-être son petit côté sadique mais rien ne pourrait résister à ce charme « œil en coin » « regard frisé en contre-plongée » du personnage de Welles… Sérieusement, à la première apparition d’Harry Lime, si on ne l’entend pas, je le vois bien entrouvrir la bouche comme pour claquer de la langue. Façon de dire : « Tin-din ! C’est bien moi ! Surprise ! » Le jeu d’ombres et de lumières n’a ici rien de lugubre. Que Reed soit conscient de parodier, ou de faire référence, aux codes du cinéma expressionniste, ou — déjà — de ce qu’on ne nomme pas encore le film noir, ça apparaît surtout comme un pied de nez, et l’atmosphère est plus à la détente qu’à la tension meurtrière. Cette douche de lumière qui lui éclaire le visage, c’est celle du music-hall. Et ensuite Welles se met bien à jouer des claquettes sur les pavés mouillés et disparaît sous la scène tel un magicien. Plus tard encore, c’est le Welles shakespearien qui réapparaît. À la fois tragique et drôle. Et ça bavarde comme dans un bon roman policier britannique, voire, pour ce qui est de cette dernière phrase, d’une pièce d’Oscar Wilde. « L’Italie des Borgia a connu trente ans de terreur, de sang, mais en sont sortis Michel-Ange, Léonard de Vinci et la Renaissance. La Suisse a connu la fraternité et cinq cents ans de démocratie. Et ça a donné quoi ? Le coucou ! » Aphorisme cynique typique de l’esprit britannique, cette phrase est à la fois perspicace, sentencieuse, rieuse, et un peu hautaine (voire snobe). Elle est aussi à l’image de Lime : une séduisante escroquerie. L’aphorisme convainc par la beauté de sa tournure, non parce qu’elle vise juste. Le plus amusant ce n’est pas tant que l’aphorisme traduit une réalité fausse, c’est que Harry Lime s’en serve pour se justifier. Tragique et drôle, donc typiquement britannique. Je vois mal à quoi on peut rapporter ça au film noir.

En parlant de Welles et de film noir, il peut être intéressant de remarquer qu’il en est pour une bonne part à l’origine avec les effets de Citizen Kane. Le film noir, ce sont souvent des séries B recyclant à peu de frais ces effets qu’on rapprochera plus tard à l’expressionniste allemand ; en oubliant que Welles avait une tout autre culture. Ce qui a toujours fasciné Welles, c’est le folklore, les artifices, les apparences. La tension dans ses films se rapproche toujours d’une tension de l’être (donc du passé, de la destinée), non de l’instant (donc du suspense, ou de la peur du futur immédiat). C’est un cinéma… existentialiste, analytique, où tout se joue à l’intérieur du héros malgré les audaces visuelles. C’était comme si cet environnement brillant et foisonnant était la représentation projetée de l’esprit tourmenté du héros. On me dira que c’est là tout à fait le principe du cinéma expressionniste, et donc des films noirs (parfois), sauf que chez Welles, se mêle toujours à ça une forme de grotesque qui transcende la normalité, non pas pour le réduire à quelque chose de bizarre ou de terrorisant (ou de tragique), mais au contraire pour l’élever comme un sourire (sous un porche ou ailleurs). Dans le théâtre de Shakespeare, comme Welles, ou comme dans Don Quichotte que Welles adorait, et donc comme ce Troisième Homme, tout est toujours à la fois tragique et comique. Or, l’expressionnisme, et le film noir, c’est l’esprit romantique continental, la rigidité allemande, et à cette époque déjà dans les séries B américaines, la peur rouge. Il n’y a pas l’ombre d’un Faust, d’un Nosferatu ou d’un communiste là-dedans. Proposez un café bien noir à un Anglais, et il trouvera toujours un moyen d’y foutre un peu de lait, de citron ou du Brandy ; et de toute façon, il préférera toujours à ce breuvage sinistre, un thé plus léger. Si sur le continent, la menace se nomme « peste brune », sur cet îlot sympathique à l’écart de tout, la seule menace — ont l’air de dire les Britanniques en levant les épaules —, c’est la brume. Il ne faut pas voir dans ces cadrages, une folie, ou un génie (ça va, il n’y a rien de bien savant là-dedans…) propre au film noir, mais le signe de la dérision et du grotesque britannique. Et si ça ne convainc pas, ajoutez-y le mioche faisant rebondir à nos oreilles cette voix stridente et ridicule avec des « c’est lui ! c’est l’assassin ! »… Terrifiant en effet. Ou encore la parodie de l’enlèvement de Joseph Cotten manquant presque sa conférence… ; le finale anti-romantique ; l’ironie du second enterrement nous invitant à jouer au jeu des sept erreurs avec le souvenir du premier…

À tous ceux, donc, et ils sont rares, qui ne s’étaient pas laissés convaincre par le Troisième Homme en tant que film noir, je les invite à revoir le film en oubliant tout ça, et commencer peut-être par le revoir après Fallen Idol. Il y a un genre d’histoires policières britanniques qui n’a rien à voir avec le film noir. Et il faut au contraire relier cet esprit aux fantaisies sans prétention, légères et faussement cérébrales, d’Agathie Christie ou de Conan Doyle. (À noter enfin — et ce serait à voir si Graham Green en faisait mention ainsi dans son roman — que le personnage de Joseph Cotten, américain, écrit lui-même des romans divertissants sans prétentions, probablement sans le moindre humour, du moins volontaire, et que c’est assez savoureux de le voir interrogé durant sa conférence… sur James Joyce — auteur prétendument comique n’ayant rien de divertissant et en tout cas à l’exact opposé de l’écrivain qu’interprète Joseph Cotten.)

Film noir ? Reed et Welles doivent encore en rire. C’est savoureux comme un vaudeville. Et le troisième homme, ne cherchons pas bien loin, c’est toujours celui qui se cache dans le placard. Harry Lime ne fait pas autre chose. Mais un placard, dans l’univers britannique, donc shakespearien, ça peut tout aussi bien être un porche… qu’une tapisserie. « Ah, un rat ! un rat ! »

Tragique et drôle.


mai 1997

Le sujet, et l’histoire en général, est intéressant. Mais sans doute un peu mal construite. Cette impression amène l’ennui et est sans doute due à la réalisation de Carol Reed, trop irrégulière, sans grande conviction. Généralement, on n’arrive pas à faire la distinction entre l’action dramatique et celle d’ambiance (vieux concept prépubertaire), pourtant si nécessaire à déterminer l’unicité de la trame (rien n’est défini clairement et précisément). Par moments, on a droit à des moments intéressants, dus notamment à la prestation de Welles, campant ici un personnage antipathique mais avec une certaine sympathie : un visage ouvert et souriant, clair, avec une autorité, par exemple lors de sa première apparition avec le chat, puis avec son ami sur la roue, ou sa mort dans les égouts, tué par son ami. Autre moment fort, la toute fin, mais trop rare, trop bref, ces moments sont le signe d’une mise en scène imprécise entre classicisme et sophistication. La mise en scène est encore trop basée sur des dialogues dramatiques ; Welles par exemple arrive à donner moins d’importance aux dialogues, dans certaines situations, en utilisant un plan large et parfois en contre-plongée ou en plan-séquence, ce qui permet de ne pas faire des champs contrechamps régis par le jeu des répliques.

Le film est une sorte de squelette de bonne qualité enfanté sans charme, sans âme et avec une chaire un peu pourrie.

Le style de réalisation en plans penchés est intéressant mais un effet qui passe comme misérable face au manque de style du reste de la mise en scène, sans identité forte, comme procédé inaccompli. Un effort est pourtant apparent avec une tentative expressionniste et ces ombres, mais c’est une nouvelle fois une proposition qui n’a pas su être mené à terme, ni par le cinéaste, ni d’ailleurs par l’auteur du scénario (on ne peut pas faire des effets d’ombres dans de tels appartements). Le contexte praguois (sic) choisi n’est d’ailleurs qu’un prétexte mal exploité. Il faut savoir aller au bout des idées qu’on propose, avoir comme une idée fixe.

Pas un mauvais film, loin de là, mais ses qualités sont maladroites et inscrites dans un ensemble sans grande conviction.

(Soupir de fond de cale, je m’en vais trouver un porche sous lequel me moquer de moi-même.)


Vu le : 2 mai 1997, revu le 1er mars 2005, puis en 2015


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Top films britanniques

Cent ans de cinéma Télérama

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Le Portrait de Jennie, William Dieterle (1948)

La Flamme au portrait

Portrait of JennieLe Portrait de Jennie (1948) William DieterleAnnée : 1948

8/10 iCM IMDb

Réalisation :

William Dieterle

Avec :

Jennifer Jones ⋅ Joseph Cotten ⋅ Ethel Barrymore


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Ce n’est pas sans rappeler Madame Muir ou Vertigo (le côté traquenard en moins). De mémoire, on retrouve les splendeurs visuelles de Quasimodo, tourné l’année auparavant par Dieterle. Et le duo de Love Letters (film assez épouvantable) a été reformé : Jennifer Jones et Joseph Cotten.

L’histoire est un peu surfaite. C’est de la littérature pour grands-mères. On pourrait même être à la limite chez Marc Levy. Seulement voilà, l’exécution est parfaite. Des décors de Central Park au début du film avec tous ces effets de lumière, de clairs-obscurs, de surimpressions fantaisistes donnant du relief à l’image, jusqu’aux brouillards jaunis de Land’s End, la photo, le montage, les cadrages…, tout est parfait, donnant au film cette atmosphère entre noir et gothique, nécessaire à rehausser cette histoire un peu naïve.

La présence de Lillian Gish donne une saveur particulière au film, comme un hommage aux films de Griffith dont l’atmosphère emprunte un peu au Lys brisé.


 

Le Portrait de Jennie, William Dieterle 1948 The Selznick Studio, Vanguard Films (1)_saveur

Le Portrait de Jennie, William Dieterle 1948 | The Selznick Studio, Vanguard Films

Le Portrait de Jennie, William Dieterle 1948 The Selznick Studio, Vanguard Films (2)_saveur


Love Letters, William Dieterle (1945)

Ayn Rand, femme fountain

Le Poids du mensonge

Note : 2.5 sur 5.

Titre original : Love Letters

Année : 1945

Réalisation : William Dieterle

Avec : Jennifer Jones ⋅ Joseph Cotten ⋅ Ann Richards

Ça commençait pourtant gentiment. À défaut de pouvoir accrocher les sommets, je me disais qu’un petit 7 abrasé fera sans doute l’affaire. À classer dans les petits drames romantiques sympas…

Et puis… ça commence à déraper avec le trou de mémoire de la nana. C’est plus une crevasse, c’est un vrai gouffre moite, suffocant, de ceux dont on sait qu’on ne pourra plus jamais s’échapper. On cherche à se cramponner à quelque chose de crédible, mais y a plus un poil de raison aux fesses, et on se laisse glisser dans les profondeurs atterrantes du n’importe quoi. On se résigne, impassible, comme on se résigne face au réchauffement climatique. Le point de non-retour est atteint, et on garde les tétons rétractés d’ennui. Les glaces sirupeuses dégoulinent en torrents jusque dans la vallée perdue. On trempe dans la désolation mièvre, dans la cyprine masturbatoire. Et, on se sent bien démuni en scrutant les hauteurs d’où jaillissent encore ces grands geysers laiteux. Les derricks tendent leurs jarretelles d’acier et crachent leur soupe insatiable tandis qu’on en a plein les bottes. On sera trempés jusqu’aux couilles, et cela dans l’apathie la plus absolue, pendant encore au moins une heure sans rien pouvoir y faire.

Vient le temps du constat. L’assurance d’un beau et gras dégât des eaux. On note :

— Cause du sinistre : faux thriller à l’eau de rose, musique trempée dans le maniérisme, débordement en tous genres, et dénuement final grotesque de type twist and cry.

— Tiers : la miauleuse Jennifer Jones et l’imperméable Joseph Cotton.

— Nature des dommages subis : Le Portrait de Jennie (quelques éclaboussures).

Conclusions au doigt mouillé :

— L’arroseur arrose, mais ne plie pas.

— Ce n’est pas en mouillant qu’on fait couler les larmes.

— J’épands, donc j’essuie.

— Nul besoin de saucer les soupes de la maréchaussée, elles sont saucées, marrée saucée.

— Fountain, ne dis jamais plus Fountain.

— La Ayn ne te Rand pas plus fort.

— Quand Ayn mouille, Ayn Rand les hommes vils et les vits bas.

Bref, Dieterle, ainsi que son chef op’ (Lee Garmes), faisait le job, mais face à un tel scénario, difficile de relever le niveau. Tout ce petit monde se retrouvera, pour le meilleur, dans Le Portrait de Jennie.


Love Letters, William Dieterle 1945 Le Poids du mensonge | Hal Wallis Productions

 


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Citizen Kane, Orson Welles (1941)

Dernière lecture

Citizen Kane

Note : 5 sur 5.

Année : 1941

Réalisation : Orson Welles

Avec : Orson Welles, Joseph Cotten, Dorothy Comingore

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Revu il y a quelques semaines, et j’avoue y avoir compris des parties de l’histoire qui m’avaient laissé un peu indifférent lors des premiers visionnages. Ce qui frappe d’abord dans le film lors de ces premières visions, c’est la mise en scène, les procédés, les inventions visuelles, la maîtrise formelle, l’ambiance…, le génie le plus évident, celui qui saute à la figure. Mais en essayant de mettre tout ça de côté, j’y ai trouvé un autre intérêt en me focalisant sur le personnage de Kane.

Kane est passionnant grâce à ses contradictions. Il est animé par une faille ancienne, on le sait : tout ce qui est en rapport avec ce souvenir perdu du temps où il était libre, le temps où il pouvait jouer dans le jardin de ses parents dans la neige et où finalement personne n’attendait quoi que ce soit de lui. L’homme qui avait eu le besoin de tout posséder durant sa vie était animé par une quête impossible, celle de recouvrer ce dont il ne pourrait plus jamais avoir. C’est à la fois une perte que tout le monde peut comprendre parce qu’il n’y a rien dans le passé dont on puisse se saisir à nouveau — nécessaire à ce qu’on s’identifie à lui et le prenne en pitié (oui, oui) ; et c’est aussi la quête impossible de l’homme qui est arrivé au bout du bout de l’ambition et de la réussite (il y a quelque chose de vain et de terrible là-dedans). L’âpreté du rêve qui s’évanouit, la compréhension que tout n’est qu’illusions… Au cœur du récit, cette quête impossible se traduit par des contradictions assez fascinantes : l’homme toujours tiraillé entre ce qu’il doit être pour arriver à ses fins et l’homme qu’il aurait sans doute voulu être. Car si Kane est une crapule, il aurait voulu ne pas l’être. Les monstres ne naissent ni dans les boutons de rose ni dans les choux, on le devient, notamment à cause de blessures anciennes jamais refermées.

Citizen Kane, Orson Welles (1941) | RKO Radio Pictures, Mercury Productions

Au début de l’Inquirer, quand il fait sa déclaration de foi, son but est de faire sortir la vérité, de lutter pour la justice. On sent qu’il est prêt à n’importe quoi pour donner l’impression de combattre l’injustice. En se laissant aller à la facilité des titres accrocheurs, en propageant des ragots, il fera tout le contraire sans s’en rendre compte, et malgré les mises en garde de son meilleur ami. Si Kane était un salaud fini, personne n’accepterait de le suivre, ou de le comprendre. Et c’est bien le danger des pires salauds : ils sont dangereux non pas à cause de leurs intentions (elles sont au départ souvent vertueuses), mais parce qu’ils sont malgré les apparences, les certitudes, l’autorité, le pouvoir, assez peu maîtres ou conscients de l’inflexion néfaste qu’ils sont en train de donner aux choses. À l’image des hommes et de leurs civilisations qui quand ils sont unis, le sont le plus souvent pour le pire, se laissant griser par l’illusion d’une toute-puissance de masse à laquelle rien n’est impossible, rien ne résiste. L’impunité du gros comme de la masse.

On sait que Welles est un grand admirateur de Shakespeare. Il adaptera beaucoup de ses pièces. Jamais Hamlet. Pourtant chez Hamlet, il y a la même force de contradiction que chez Kane. Si Hamlet navigue tour à tour entre la folie et une grande clairvoyance, si on ne sait au fond quand il joue le fou et quand il semble l’être réellement, c’est que le dramaturge voulait décrire un homme, ou plutôt « l’homme », avec ses contradictions, jusqu’à l’extrême. Et quand Orson Welles crée des contradictions chez Kane, il fait la même chose : le thème de l’ambition, du pouvoir et de l’honnêteté, remplaçant celui de la folie et de la vengeance. Hamlet est une tragédie de l’action face au poids du passé, de sa réalité ; Kane l’est tout autant mais avec cette “harmatia”, cette erreur initiale, projetée à des origines bien plus lointaines, ne faisant plus de la quête (ou de l’errance) de Kane une enquête sur la certitude d’un crime ou d’une félonie, une introspection sur la manière d’y répondre (on s’en chargera pour Kane à travers les scènes d’intro), mais un simple souvenir, un gros méchant remord perdu dans les flammes ou une boule à neige. Kane et Hamlet sont deux princes à leur manière, des héritiers laissés impuissants face à la marche incontrôlée du monde. Il était évident autrefois que les princes puissent devenir les équivalents antiques des héros ; un peu moins pour un magnat de la presse. Kane n’est pas mis à distance de nous en étant cet ogre, en apparence, si inhumain, on s’identifie à lui au contraire beaucoup mieux parce qu’il est écrit comme un personnage antique placé face à une destinée capricieuse. Kane, ce n’est ni l’autre, ni l’étranger, ni le méchant, ni l’ambition punie, c’est bien nous. L’homme avec ses doutes, ses remords, ses illusions perdues, sa responsabilité et sa culpabilité. À l’image cette fois d’Œdipe qui nous questionne sur notre filiation (est-il mon père, ma mère, mon fils ?) et donc jette un trouble sur toutes nos actions, il en devient insupportable pour Kane de voir le chemin parcouru en comprenant qu’il n’a toujours cessé de s’éloigner de son point de départ. Œdipe, c’est la tragédie d’un retour aux sources. Kane la tragédie d’un retour impossible. Œdipe se demande ce qui peut causer autant de trouble dans la cité alors que c’est sous ses yeux ; Kane ne cesse d’être en recherche de ce qu’il a perdu, dévorant tout au passage pour être plus certain d’y arriver, ne pouvant se résoudre à ce que ce qu’il recherche n’existe plus, nulle part, sinon dans ses souvenirs.

Ainsi, en rachetant l’Inquirer, Kane dit bien qu’il veut faire éclater la vérité, il pourrait presque même se retrouver en Mr Smith, héros moderne de la démocratie. Les intentions sont louables. Mais quand on lui suggère qu’une affaire actuellement jugée en procès n’est pas aussi simple à juger qu’il n’y paraît, il ne veut rien savoir, grisé par sa volonté de « faire sortir la vérité ». Et il condamne l’homme sans attendre le verdict.

Autre exemple, quand son adversaire politique à une élection lui propose de se retirer de la campagne sans quoi il dévoilera sa liaison extraconjugale, Kane refuse de céder au chantage, peut-être parce qu’il se fait une haute opinion du peuple capable de comprendre la situation, peut-être parce qu’il pense encore pouvoir manipuler l’opinion à travers son journal, peu importe, ce refus est tout à son honneur. Mais quand il perd au soir de l’élection, on voit deux “unes” dans son journal. Le directeur de publication hésite « Kane battu haut la main » ou « Fraude ! » et dit préférer la première, mais ce sera finalement la seconde qui sera imposée par Kane, montrant là le côté le plus obscur de son personnage. Il fait payer par une injustice, ce qu’il vit comme une injustice. Sa résistance au chantage et son honnêteté ne l’auront pas aidé à gagner. Alors on ne l’y reprendra plus.

Personnage fascinant. Même les crapules ont des raisons de l’être, ce n’est pas un choix, mais une réaction à une faille originelle. Une faille qui pousse certains hommes à lutter sans cesse entre la part de devoir qui fait qu’on doit se montrer à la hauteur quand on vous met entre les mains un pouvoir qu’on n’a pas cherché à conquérir (et que Kane pourtant fera fructifier jusqu’à l’absurde) et la part de passion, de nostalgie, de rêve, de reste de moralité. Une lutte qui rend la quête du pouvoir de Kane vaine, absurde et par conséquent humaine et universelle.


Micro de la bande-annonce de Citizen Kane (1941)


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