Lettre envoyée à Mardi Cinéma – Monsieur Pierre Tchernia

Cinéma en pâté d’articles   

Fabulations articulaires   

 

« E.T. ensuite… »

En sortant de la séance des Ewoks aux Ulis chez Stéphane Clément (je sais pas si tu connais — non ce n’est pas un cinéma), Patrick et moi on attend sa mère qui doit venir nous chercher. Il est 5h10 : encore l’heure pour le goûter, me dis-je.

J’ai huit ans et demi. Patrick en a neuf. Sa mère 34. Elle est divorcée, et je l’ai eue comme maîtresse en classe de CP. Si j’écris sans erreur cette critique, ce sera un peu grâce à elle ! J’aime bien aller manger chez eux. Ils habitent juste à côté de l’école, et je vais souvent après la classe prendre le goûter pour attendre mes parents parce qu’on habite plus loin, de l’autre côté de la départementale. Mes parents ne veulent pas que je reste seul, alors madame Stévenin leur a proposé qu’ils viennent me chercher quand ils ont fini leurs conneries à Paris. Et leurs conneries, ça se termine souvent vachement tard.

Le soir, il m’arrive donc souvent de rester chez eux jusqu’au film (quand il y en a un, parce qu’il n’y en a pas assez !).

Patrick, il aime lire. Il a une collection de BD impressionnante qu’il partage avec Éric, son grand frère. Mais surtout, il est fan de Stars War. Moi comme un con j’aimais E.T quand j’étais petit. Et après avoir fait rire tout le monde de la maternelle jusqu’à… pas longtemps en l’imitant (tu sais faire « E.T télé-phone maisoooon » ?) les copains en ont eu marre. J’étais « has been » déjà à huit ans comme aime me le rappeler en riant ma grande gourde de mère… Est-ce donc ma faute à moi s’il n’y a pas de suite à E.T ?!… Pourtant à l’époque, je voulais déjà être un écrivain de cinéma, et j’avais écrit la suite. Ça avait fait l’objet d’une présentation à l’école. Pas un devoir, note bien, une fête de fin d’année où on devait nous costumer, et le thème c’était la Compagnie créole. Moi, comme je n’aime pas le reggae j’avais fait un truc à part en écrivant cette histoire sur E.T, ça s’appelait « ET ensuite… » Bref, c’était pas comme si je me doutais que le réalisateur serait là mais bon… Tout ça pour dire que je connaissais pas Stars War avant d’aller chez Patrick. Or, Patrick… c’est pas seulement un fan, c’est un malaaaade de Stars War ! Ma mère dit qu’il est gâté, il a tout ce qu’il veut. Normal, lui dis-je, son père est parti, et il a laissé sa collection de films de boules, ce qui selon Éric n’est pas bon signe (il préfère, remarque bien, il a 15 ans). Sa chambre à Patrick, elle est pleine de figurines Stars War. Je connaissais déjà toute l’histoire avant qu’on aille s’enfiler les trois films chez Stéphane Clément (le gars, il travaille à FR3 et il a une bétamax — tu dois mieux savoir que moi comment ça s’écrit —, et accessoirement, son fils Gérémy est un con, et il est dans ma classe).

On attend toujours la mère de Patrick. 5h20. Ça va être rappé pour le goûté. Pas grave, ça me laisse le temps de commencer ma lettre-critique (celle-ci viendra s’ajouter à celles que je t’ai déjà envoyées). Pendant que Patrick guette sa mère, je continue (ou je commence) :

« Il est intéressant de regarder ce film : L’Aventure des Ewoks. »

Patrick lit et vocifère comme un wooky : « Pas trop longtemps ! »

Je poursuis et je déclenche l’hyperespace :

« C’est intéressant pour faire le parallèle avec Stars War. »

Ah, la R5 rouge de madame Stévenin est là : « C’était bien ? vous avez passé une bonne après-midi ? » dit-elle avec une voix élancée qui me rappelle celle de la princesse Leya.

« Le meilleur commence » pense-je. « Vous avez goûté ? Non ? D’accord. »

Bingo ! Le goûter !

J’échange trois mots avec madame Stévenin dans l’espoir de la draguer. Je suis sur le coup depuis bientôt un an, j’y travaille ! Ma mère m’a parlé du « droit de réserve » des institutrices, et j’ai tout de suite rendu les armes quand j’étais au CP. Mais là je suis à fond !

Patrick prend mon crayon et griffonne :

« Évidemment, le scénario est nul ! »

J’ajoute (brièvement, parce que c’est impoli d’écrire quand on n’a pas encore la bouche pleine) : « Très ennuyeux. Aucun problème présent dans le développement qui est juste une suite de scènes descriptives et niaises de bidonneries en tout genre. »

Pendant que Patrick relit trois fois ma phrase, sa mère me fait la conversation (je ne le retranscris pas parce que c’est hors sujet dans une critique et c’est plutôt personnel) et accepte que je me misse sur le siège de devant pendant un feu pour qu’on parlasse plus aisément.

Ellipse. Champ-contrechamp. Intérieur jour, presque nuit.

Une table est posée dans la cuisine. Deux culs sont posés sur des chaises en bois. L’un est celui de Patrick. L’autre, c’est le mien. Des assiettes posées sur la table. Des crêpes. Du Nutella, de la confiture, de la crème de marron, du sucre. Et encore des crêpes. Un brouillon tâché par des traces dégueulasses : c’est ma critique.

« Toutefois, on reconnaît dans la mise en scène la patte du réalisateur. Pour moi il avait su créer un style unique : prise de partie dans le drame à ce qui est épique et fantastique, cette manière spéciale, réaliste, pleine de distance, de montrer une situation, employant toutes les conventions de la mise en scène pour la bienséance. L’histoire, l’action et le récit sont prioritaires sur la mise en scène qui n’a rien d’original, de novateur, d’anticipateur, de débordant d’énergie, une institution qui porte le spectateur vers le spectacle et le spectacle vers le spectateur, sans aucun didactisme de mise en scène mais parfois dans le drame, la fable : ce qui importe c’est ce qui est dit*, non la manière. »

* montré, raconté

Patrick manque de s’étouffer.

« C’est nul… » marmonne-t-il.

Je devine sa triste circonspection derrière son sourire gêné et poli. Je frissonne. Quel est ce sentiment, sinon la honte, la peur. Je retrouve mes esprits : « C’est peut-être trop compliqué pour toi. Mais ne dis pas c’est nul si tu captes rien. »

Il réfléchit.

« Non, je t’assure, c’est nul. On comprend rien. Ça veut rien dire ton truc. « Didactisme » ça veut dire quoi déjà ?

— Tu vois que tu comprends rien…

— D’accord. Dis-moi. Ça veut dire quoi didactisme ? »

Madame Stévenin arrive à ce moment mais ne fait que passer. On fait silence. J’ai cru voir un sourire entendu en voyant qu’on discutait sérieusement. Je m’occupe de son fils, et je lui déclare mon amour un peu plus tard. Peut-être la semaine prochaine.

Le fils donc, je lui explique :

« Faut faire du latin pour comprendre. « Didact », regarde la racine carrée du mot. C’est le même que « dictateur », « dictionnaire », « dictée »…

— Depuis quand tu fais du latin ? Et puis, « didact », c’est pas « dicta ». Tu vas me sortir quoi ? que « didactique », c’est la pensée imposée au spectateur ?! On demande à ma mère… même si elle n’est qu’instit de CP, elle devrait savoir…

— C’est un terme cinématographique, l’embête pas avec ça. »

À ce moment, c’est Éric, le frère de Patrick, qui apparaît et qui s’apprête à rejoindre des potes. Je le trouve un peu jeune pour ça, mais c’est pas (encore) mon fils.

« Tiens, Éric, tu sais ce que ça veut dire didactique ? »

Il répond pas. Il fait genre il entend pas parce qu’il écoute son Walkman que son père lui a offert pour Noël. Après avoir avalé une tranche de jambon prise dans le frigo et terminé un Yop, il se barre par la porte de la cuisine. Tout ça en moins de vingt secondes.

« Bon. Et ça, c’est quoi ?

— Ma conclusion.

— Tu écris une conclusion entre parenthèses ? »

Madame Stévenin revient grand sourire. Elle nous demande de nettoyer la table et d’aller au salon. On s’exécute, je range le texte dans ma poche. Avec un peu de chance, mes parents ne tarderont pas, et j’éviterai les corrections de Patrick.

Une fois la cuisine en ordre, Patrick réclame mon brouillon. On se chamaille. Les coups fusent. Il me tripote la bite. Je lui tire les cheveux. Une vraie baston de grands jeunes hommes.

« Ohé ! » coupe court madame Stévenin.

Je reviens quelques années en arrière. Je me souviens de ce ton, le même que celui de la princesse Leya quand elle est en colère (bien qu’à cette époque je ne susse pas qui était la princesse), ce ton indescriptiblement didactique presque félin, ravageur, castrateur, qui était celui qu’elle utilisait quand je courais après les filles de la classe.

« Montrez-moi ce papier. »

On l’écoute pas. Elle continue :

« Patrick, Adolphe : montrez-moi ce papier ! »

Je déteste mon prénom. Personne ne m’appelle comme ça. Sauf elle. Dès que je l’entends, je m’arrête comme un petit chien, au garde à vous, et j’arrête de baisser les jupes des filles.

Patrick profite de cet instant de faiblesse pour m’arracher des mains ma critique. Alors je pince les bourrelets que ce gros porc a aux poignets, je le griffe dans une tentative désespérée de récupérer mon bien. Je lâche prise. Je m’évanouis une seconde. Je me rebiffe soudain. Coup de poing au plexus, coup de pied qui peine à se faufiler entre les cuisses jusqu’aux couilles…

« Adolphe ! »

« Ta mère !… Salope ! »

Elle s’approche en furie. Je crois qu’elle vient pour me frapper. Mais je pleure déjà et je baisse la tête. J’ai alors comme la prémonition fugace et désagréable que les goûters chez les Stévenin vont toucher à leur fin. Je regarde mes grolles à scratch. Je jette un œil en coin à Patrick qui s’est affalé dans le fauteuil. J’aurais bien aimé dire qu’il était en sang, mais il avait juste mal aux couilles.

Sa mère ne sait pas quoi dire. Elle bredouille quelque chose d’incompréhensible. Pour la première fois, je sens une femme en face de moi. À la fois délicate et fragile. Pourtant je n’ai même pas encore l’âge de son fils aîné et je n’ai pas eu non plus mes premières règles. Je rêve : elle pleure. Je l’ai fait pleurer. Ou elle chagrine plutôt. J’ai envie de la prendre dans mes bras. Être une parenthèse dans sa vie. Lui foutre plein de petits coquelicots dans la tête.

Elle me passe devant, en m’ignorant ostensiblement, et va voir son petit chéri. « Ça va, j’ai rien » qu’il dit le courageux. Elle s’écarte de lui, lui prend des mains ma critique, la lit religieusement, et cette fois vient vers moi et me flanque une claque bien vicieuse derrière l’oreille.

Ah oui, je rêvais. Elle pleure… elle pleure pour son chéri.

Et là, les coups bas :

«… ‘Que je me misse’… ‘Je ne susse pas’, vraiment ?! Monsieur Adolphe est toujours un grand professionnel de la concordance des temps et un inconditionnel de la subjonctivite à ce que je visse ! »

Sur ces entrelacs insipidineux, j’entends mes parents arriver. Comme à leur habitude, ils sont bruyants…

«… Ce que c’est drôle ! Je me pisse dessus… »

(Une fraction de seconde je me demande si je ne tiens pas mon problème de subjonctivite de ma mère.)

« Qu’est-ce qu’ils font ? lance-t-elle en entrant sans frapper. Y a du rouillé dans l’air ! Ah, ah, je ne veux pas savoir ! ces histoires de mômes ça me déprime ! Vous avez bu quoi comme film ? Le Titanic ! Mettez-m’en un aussi… avec beaucoup de glaçons ! »

Et elle éclate de rire… Heureusement personne n’écoute ses conneries. Il n’est cependant pas inutile de préciser qu’elle n’est pas alcoolique. Juste folle et stupide. Elle dit que je serai comme elle, plus tard. Et ça a l’air de la rendre joyeuse. Alors avant de grandir, je voudrais écrire quelque chose d’important, dont tu pourrais être fier. Mais j’ai l’impression qu’il est déjà trop tard…

Je prie que mon père ouvre la bouche pour la faire taire, mais comme à son habitude, il est aussi bavard qu’une tombe.

L’attention se porte inévitablement sur le bout de papier chiffonné que tient toujours madame Stévenin dans la main.

« Tiens ! Quel chef-d’œuvre a-t-il encore pu écrire notre petit Dodie ? »

Je vous fais grâce du coup de grâce, mais pas de ma chute entre parenthèses :

« (Le cinéma et l’art en général, étant devenu presque uniquement celui des metteurs en scène, la fable n’existe plus sauf chez David Lucas et chez Spielberg.) »

Sur le chemin du retour ma mère se sent obligée d’en rajouter : « Dis, Dodie, comment il faisait déjà E.T l’extraterrestre ? Hein ? E.T téléphone maison… » Et elle répète deux ou trois fois encore avec une voix criarde « E.T téléphone maison », avant de s’étrangler et de se taire.

Mon père se racle la gorge (c’est le signe qu’il est satisfait) et il me semble même qu’il est prêt à rompre le silence. Pas pour nous raconter sa journée, il en serait incapable, mais pour balancer une gentillesse creuse dont il a le secret. Je l’entends marmonner tout seul. Une sorte de petite musique intérieure qui arrive quand ma mère finit par la fermer. Et tout à coup un fragile « oui, oui » sorti de nulle part, comme la réponse à une situation connue de lui seul et vécue dans son monde imaginaire. Avec certaines personnes, on se demande si on n’est pas en train de regarder un tout autre film.

Et la petite musique reprend. Elle ne nous quitte plus jusqu’à notre arrivée.

Sur quelle planète je vis, Pierre !… Dis, finalement, les Ewoks, c’était pas si mal que ça. J’attends ton avis.

8h45, Champs Élysée commence à la télévision. J’entends ma mère s’exciter sur le poste. On reçoit mal dans notre coin. Et il y a du vent. De mon côté, je rature plusieurs fois ma critique, mais je crois qu’elle est meilleure que les précédentes. Tout compte fait, je crois même que c’est ma meilleure depuis celle de Citizen Caine. Je suis un auto-didacte. Je me suis fait tout seul. Et j’écrirai mes histoires sans l’aide de personne. Surtout pas de madame Stévenin et de son crétin de mioche aux couilles molles. Toi seul pourra les lire Pierre. Mon ami.

En espérant qu’elle soit lue dans ton émission. Amitiés sincères.

Dod.

Mardi Cinéma — Monsieur Pierre Tchernia

93210 La Plaine Saint-Denis Cedex