Meurtre à l’italienne, Pietro Germi (1959)

L’humour ascensionnel, entre cynisme et humanisme

Note : 4 sur 5.

Meurtre à l’italienne

Titre original : Un maledetto imbroglio

Année : 1959

Réalisation : Pietro Germi

Avec : Pietro Germi, Claudia Cardinale, Franco Fabrizi, Cristina Gaioni, Claudio Gora, Eleonora Rossi Drago, Saro Urzì, Nino Castelnuovo

Juste un point.

Joli arlequin : tous les genres y sont mêlés. Une ambition pas toujours couronnée de succès, mais Germi réussit parfaitement son coup.

Le cinéphile-cinéaste qui présentait la séance affirmait que le film constituait un tournant dans la filmographie de Germi, expliquant que, jusque-là, ses productions étaient encore influencées par le cinéma américain et qu’on y trouvait un certain sentimentalisme ; après cela, Germi serait passé au cynisme et à la comédie grinçante. Il note avec justesse que le personnage d’inspecteur qu’incarne Germi ici est comme à la croisée de ces chemins : à la fois sentimentaliste, mais aussi cinglant.

Il y a de ça, c’est vrai, mais si l’on voit Germi comme un humaniste (le cinéphile en question parlait également d’empathie, ce qui n’est déjà plus tout à fait pareil), on pourrait tout aussi bien dire que ce « sentimentalisme » qui se transforme bientôt en cynisme ne révèle en fait que les deux faces d’une même pièce. Les cyniques sont des humanistes contrariés. Pour être désenchanté, il faut peut-être avoir été enchanté. Quand on n’espère rien des hommes ou de la société, aucune raison de verser ensuite dans le cynisme quand cette société tourne le dos à ses idéaux.

Quand je pense à Séduite et Abandonnée, par exemple, je continue à y voir de l’humanité. C’est même tout le talent des satires de cette époque dans le cinéma italien : si ces comédies amères pouvaient à la fois être des farces féroces et des films sensibles (les films de Risi viennent également à l’esprit), c’est que leurs auteurs ne se lançaient pas dans la satire pour le plaisir de la critique basse et méchante, mais bien parce qu’il y avait quelque chose de désabusé dans ce miracle économique italien de l’après-guerre.

Ce regard désabusé sur le monde a même quelque chose d’étonnamment actuel, à une époque où l’on a l’impression que les plus grandes avancées de la société s’organisent toujours au profit des mêmes nantis et que la prospérité promise aux populations les a surtout lobotomisés à travers la consommation et le pouvoir d’achat. Germi avait peut-être toutes les raisons encore de croire en un monde meilleur au milieu des années 50, mais à l’image des attributs du fascisme qui réapparaissent dans le film dans un placard, les vieux démons ressurgissent toujours. Il faut que tout change pour que rien ne change.

Meurtre à l’italienne est plein de férocité parce qu’il passe plus d’une heure à côtoyer les bourgeois avec leurs affreux travers, avec le désir presque absurde et futile de trouver le coupable parmi eux (les policiers ne se privent d’ailleurs pas de leur dire en face combien ils sont déçus de ne rien avoir à leur reprocher parce qu’ils « ne les trouvent pas sympathiques »), alors que le coupable était à la fois le premier suspect vite écarté, mais aussi le plus pauvre… Celui que personne (à part les bourgeois) n’aurait voulu voir être le meurtrier.

Le film pourrait être refait exactement de la même manière aujourd’hui : un certain mépris pour ces classes dominantes en rejaillirait toujours en grattant le vernis de la respectabilité ; beaucoup de moqueries animeraient cette grande conjuration d’imbéciles ; et finalement, le dénouement désignerait un immigré noir et musulman comme coupable. Un « tout ça pour ça » désabusé.

Mais il n’y a que les personnes dépourvues d’empathie et d’humanité qui se satisferaient d’une telle fin. La satire italienne n’a toujours marché que parce qu’elle proposait un regard bienveillant sur les dominés. L’humour, la méchanceté, la caricature sont des gestes moqueurs réservés aux dominants. J’avais expliqué ça une dernière fois au sujet de la blague de Guillaume Meurice (j’évoque souvent cette idée). L’humour est vertical et ne peut être qu’ascensionnel : quand il regarde vers le haut et s’adresse aux puissants, on rit de bonne grâce ; quand il regarde vers le bas et moque les petites gens, on grince des dents. C’est même le sens probablement de l’humour à l’anglaise : c’est un humour généralement détaché de toute raillerie (sinon subtile) en y préférant les mots d’esprit ou l’autodérision, justement parce qu’il est issu des classes supérieures (les domestiques peuvent en rire parce qu’ils ne sont pas visés). L’humour anglais ne peut pas être réactionnaire s’il est tourné vers celui qui le prononce (autodérision). À contrario, l’humour de droite en France (puisque l’humour français se forge principalement autour de la moquerie et de la dépréciation) est un oxymore qui provoque le plus souvent l’indignation.

La fin de l’âge d’or du cinéma italien pointera le bout de son nez quand les moqueries regarderont de haut les moins bien lotis. Lorsque Chaplin incarne un vagabond, il en fait un personnage lunaire : il est ridicule, mais on l’adore. Et peut-être qu’à sa manière, Chaplin a participé à changer le regard sur les pauvres… On peut dénoncer la misère à la Dickens, restait à montrer qu’un vagabond subissait la violence plus qu’il en était à l’origine… pour en rire. La comédie italienne, elle, flirtait entre farce et tragédie, entre humanisme et misanthropie. Depuis les Grecs, on sait que l’une (la tragédie) ne va pas sans l’autre (la farce). D’une manière ou d’une autre, une société ne peut tenir sans désacraliser les princes et les prêtres. La révérence est la première marche vers la tyrannie ; la farce descensionnel, un marchepied pour Berlusconi. Et si la comédie italienne (la satire, sous sa meilleure forme) a été si précieuse avant de disparaître, c’est qu’elle arrivait à rester bienveillante envers les dominés tout en étant mordante avec les dominants. Les deux faces d’une même pièce. Germi, me semble-t-il, a toujours joué cette même et seule pièce.


Meurtre à l’italienne, Pietro Germi 1959 Un maledetto imbroglio | Riama Film


Sur La Saveur des goûts amers :

Une vie difficile, de Dino Risi (1961)

Le Veuf, Dino Risi (1959) 

Les Femmes des autres, Damiano Damiani (1963)

Top des meilleurs films italiens

Listes sur IMDb : 

L’obscurité de Lim

MyMovies : A-C+

Liens externes :


Ce plaisir qu’on dit charnel, Mike Nichols (1971)

No Friends

Note : 3.5 sur 5.

Ce plaisir qu’on dit charnel

Titre original : Carnal Knowledge

Année : 1971

Réalisation : Mike Nichols

Avec : Jack Nicholson, Art Garfunkel, Candice Bergen, Ann-Margret, Rita Moreno, Cynthia O’Neal, Carol Kane

J’avoue n’avoir jamais été bien passionné par les histoires de concours de bites. On est entre Dîner, Georgia et Annie Hall, c’est dire s’il faut reconnaître peut-être au film une potentielle influence sur certains types de films américains : les chroniques romantico-sexuelles de la petite bourgeoisie cultivée américaine. Là où malheureusement le film tend plus vers le Georgia d’Arthur Penn que vers Dîner ou Annie Hall, c’est que le regard strictement bourgeois et masculin n’est pas des plus séduisants. Le cinéma est toujours plus intéressant quand il est question d’un homme et d’une femme — ou au moins quand les rapports entre le personnage principal (masculin) et ses conquêtes féminines ne sont pas aussi déséquilibrés, ne faisant pas de ces femmes qu’un instrument ou un joujou mis à la seule disposition des fantasmes puérils d’un homme méprisable.

Assez étrangement, le film (qui se présente d’abord comme la mise en concurrence de deux hommes aux approches rigoureusement opposées quant à leurs rapports aux femmes) se détourne peu à peu d’un des deux personnages principaux pour ne plus se concentrer que sur les conquêtes d’un seul. Un concours de bites, ça n’a déjà rien de passionnant, mais quand c’est le plus vantard des deux qui gagne la partie, on frise le faux pas ou le mauvais goût. Le film n’est par ailleurs pas avare en obscénités, et on peut facilement imaginer qu’il ait un peu plus repoussé les limites de ce qu’il était possible de montrer ou de dire au cinéma après l’abandon des restrictions. La vulgarité est pourtant surtout ailleurs : dans le comportement du personnage de Jack Nicholson qui, dès la première heure, se met en tête de piquer la copine de son partenaire de chambre. Cela révèle tout du personnage, et on en aura à nouveau l’assurance pendant le reste du film : c’est un connard.

Certains parleront de libertinage, mais quand on trompe son meilleur ami avec son premier grand amour, ce n’est pas du libertinage, au mieux, c’est de l’homosexualité refoulée, au pire, c’est de l’égocentrisme maladif. Cela n’a rien à voir non plus avec la liberté sexuelle : on est à la fin des années 40 pour ce premier épisode, et la liberté sexuelle des décennies suivantes n’a jamais impliqué le mensonge. C’est même bien en partie à quoi la révolution sexuelle s’attaquera : la petite hypocrisie de l’adultère bourgeois qui vient à considérer la femme comme une proie, une conquête ou un objet.

C’est l’histoire d’un égoïste forcené, pas de celle d’un homme menant librement sa vie sexuelle et sentimentale.

Je ne suis pas sûr d’ailleurs qu’il n’y ait pas derrière ce personnage une lourde tentative d’en faire une satire. Mike Nichols y a peut-être vu une matière qui collerait à l’air du temps, mais si on regarde Le Lauréat, si la satire égratigne les desperate housewifes d’alors, elle sauve la jeunesse et prend clairement son parti en embrassant sur le tard son esprit de révolte. Ici, le personnage de Jack Nicholson est déjà un petit con de bourgeois séducteur dès les premières minutes du film et appartient à la génération qui précède. La satire aurait probablement eu plus de sens si on avait adopté le regard du personnage d’Art Garfunkel (un peu comme celui que porte le personnage de Lea Massari dans Une vie difficile) ou, au moins, si les deux étaient réellement mis en concurrence et sur un pied d’égalité.

Au-delà du sujet et de la satire ratée, toutefois, il faut noter que le film capte bien l’air du temps, cette fois, sur le plan du style et de l’écriture. Le scénario avait été écrit pour le théâtre, et Nichols ne s’embarrasse pas à en cacher l’origine. Le style d’écriture est typique de la scène new-yorkaise, et dès le générique dans lequel deux gosses parlent hors-champ accompagnés d’une musique jazz, on songe à Woody Allen (celui qui trouvera, lui, le juste milieu entre farce et chronique citadine romantico-sexuelle quelques années plus tard avec Annie Hall). Mike Nichols en profite pour mettre en œuvre à l’écran ce qui n’est pas encore tout à fait généralisé au sein des habitudes de jeu dans les productions hollywoodiennes. Car voilà vingt ans qu’on voit les acteurs de la method courir les plateaux de cinéma, mais cela ne veut pas dire pour autant que ces techniques se sont généralisées dans toutes les productions. Il faut parfois plus d’une génération pour changer complètement des usages, surtout à une époque où les studios, échaudés par la concurrence avec la télévision, ont parfois le réflexe conservateur de faire appel encore aux valeurs supposément sûres devant et derrière la caméra. Nichols avait déjà mis tout ça en œuvre dans Le Lauréat (bien que jouant le personnage d’une autre époque, Anne Bancroft était une des pionnières de la method au cinéma ; j’ironisais à ce sujet dans cet article), et il enfonce le clou ici en offrant à Nicholson un rôle qui, bien qu’antipathique, lui permettra de confirmer son talent dans le registre de l’acteur « moderne » alors qu’il sort tout juste de Cinq Pièces faciles. (L’acteur n’est lui-même pas un acteur de la method, mais disons qu’au-delà de son incapacité à construire un personnage — typiquement, comme le fera Dustin Hoffman toute sa carrière —, il avait compris instinctivement vers quoi le phrasé de l’acteur devait aller, et de quoi les acteurs devaient encore se défaire pour gagner en vraisemblance. Paradoxalement, Jack Nicholson sera reconnu pour ses outrances, mais il avait une capacité rare à être juste et profondément sincère dans ses interprétations. Une marque habituelle chez les acteurs naturellement comiques.)

Là où Nicholson pèche, en revanche, c’est donc bien dans sa capacité à rendre sympathique ce personnage, à lui offrir quelques nuances absentes du scénario. Pendant toute sa carrière, Nicholson sera abonné à ce genre de personnages méprisables, et il fait presque déjà ici du Nicholson au point de se caricaturer lui-même. La présence d’Art Garfunkel aurait dû altérer cette impression, obliger le personnage de Nicholson à sortir du ton sur ton, mais on ne le voit pas assez, et le récit s’écarte peu à peu de son propre parcours, probablement plus rangé et plus honnête. Peut-être que confronter son histoire tout aussi bourgeoise, mais basée sur des fantasmes jamais réalisés, aurait permis au personnage de Nicholson de s’humaniser en le faisant douter. Au lieu de ça, on ne tourne toujours qu’autour de sa petite personne, et le regard porté sur la vie de son « meilleur ami » s’éteint peu à peu pour ne laisser plus place qu’à la vacuité et à la vanité des désirs inassouvis et finalement solitaires d’un homme justement méprisable.

1969-1972, on est à un moment charnière du cinéma américain. Les techniques venues d’Europe censées permettre aux productions de s’affranchir du carcan des tournages en studio irriguent les nouvelles générations à l’affût avant leur prise de pouvoir au cours de la décennie. On peut notamment remarquer un travail formidable sur le son : les acteurs sont libres de leurs mouvements, même dans un espace restreint, et cela n’est sans doute possible qu’avec l’apport de nouvelles techniques, peut-être parfois des micros-cravates.

Sur le plan formel, cette fois, Nichols en est encore à choisir un dispositif hybride (symbole presque de son cinéma faisant de lui à la fois un précurseur du Nouvel Hollywood, mais un réalisateur toujours en marge de cette révolution). Certains choix radicaux du cinéaste font mouche. Les séquences rarement mises en situation se laissent guider par des dialogues qui pourraient se tenir dans n’importe quel environnement. Nichols en profite pour se passer totalement de plans de contextualisation : débarrassé des impératifs d’une mise en situation, il rentre immédiatement dans le vif du sujet, souvent en plan rapproché ou avec des plans qui s’étirent en longueur pour laisser aux acteurs, à travers les dialogues, le soin de donner le rythme à la séquence. Cette radicalité assumée avait sans aucun doute l’avantage de réduire considérablement les coûts et la durée d’un tournage alors que Nichols n’avait plus le soutien des studios traditionnels après l’échec de Catch-22. L’écran large lui permet de capturer souvent ses acteurs dans le même cadre et les champs-contrechamps servent à accentuer une émotion à travers le montage et des gros plans une fois que la séquence a bien évolué (il n’hésite alors pas à se détourner des dialogues pour opter pour le plan fixe avec regards dans le vide à la manière du Lauréat).

En dehors de cette radicalité dans le découpage technique, cela pourrait ressembler à du théâtre filmé, d’autant plus qu’on ne se foule pas beaucoup pour multiplier les seconds rôles (il n’y en a aucun), les figurants ou être bien imaginatif dans les décors proposés (surtout intérieurs). Pourtant, là où Nichols apparaît davantage encore dans l’air du temps, c’est qu’il semble filmer finalement assez peu en studio (situés à Vancouver, semble-t-il). Les intérieurs apparaissent réalistes, car ils sont filmés avec la simplicité des nouvelles caméras mobiles nécessitant peu d’éclairages et de lourds dispositifs logistiques. Le travail ici de Giuseppe Rotunno apporte ce côté hybride certainement souhaité par le cinéaste, Rotunno ayant suivi Visconti par exemple sur Rocco et ses frères, mais aussi, dans un genre radicalement opposé, sur Le Guépard. Rotunno éclairera d’ailleurs en 1977, le Casanova de Fellini, auquel on peut trouver une forme de filiation dans la thématique de la recherche vaine et absurde du partenaire sexuel idéal (on y retrouve également la même spirale folle d’une sexualité déshumanisée dans Les Pornographes d’Imamura)

Ce plaisir qu’on dit charnel n’égale, cela dit, jamais l’excellence de ces dernières références. On reste dans l’illustration des audaces contenues de la bourgeoisie américaine. Le sujet tient peut-être à cœur à Mike Nichols, mais il montre déjà ses limites après les percées dans ses précédents films face à l’effervescence du Nouvel Hollywood en phase, lui, avec toute la contre-culture et les nouvelles formes qui s’affirment au même moment des deux côtés du pays. Rappelons qu’en 1971, sortent French Connection, L’Inspecteur Harry, La Dernière Séance, Les Chiens de paille, Macadam à deux voies, Duel, Klute, THX 1138, Point limite zéro, Shaft, Un frisson dans la nuit, Panique à Needle Park et Les Proies. Après les révolutions éparses des années précédentes et auxquelles Nichols a contribué, c’est bien l’explosion. Le old Hollywood cède toujours un peu plus du terrain.

Seul faux pas dans la mise en scène qui dénote de la fine marge qui sépare Nichols de ses cadets du Nouvel Hollywood et qui marque l’hybridité du style du réalisateur : l’emploi ridicule de transparences dans deux séquences dans un véhicule. 1971, tous les films précités de la même année ont cessé d’utiliser des transparences, marqueurs bien trop évidents d’un tournage en studio et d’un rendu fabriqué désastreux plus trop en phase avec les possibilités nouvelles. Nichols s’était déjà heurté à ce paradoxe (usage d’une technique artificielle et passéiste au milieu d’une « méthode » de jeu plus moderne) dans Qui a peur de Virginia Woolf ?, évoqué dans mon article dédié à l’évolution des transparences dans le cinéma américain. Signe que Nichols était bien plus intéressé, en acteur qu’il était, à l’adoption d’une technique réaliste de direction d’acteurs que par l’aspect et le rendu visuel de ses films. En ça, il est peut-être tout aussi hybride et à cheval sur deux époques que pouvait l’être Sidney Lumet par exemple.

Quant à Jack Nicholson, on voyait que la réussite de Cinq Pièces faciles tenait pour partie de la mise à l’écart volontaire de son personnage par rapport à son milieu social d’origine. Ce retrait volontaire (qui forçait le respect dans le film de Rafelson alors que par ailleurs son personnage était déjà tout aussi odieux) manque dans le film de Mike Nichols. L’un des personnages se perd dans une errance quasiment existentielle qui semble l’avoir rendu nihiliste et désabusé (Cinq Pièces faciles) ; l’autre part égoïstement à la conquête du plaisir solitaire absolu sans jamais comprendre que ce plaisir qu’on dit charnel n’est rien sans la rencontre d’un être aimé. On sait que souvent cette altérité imposée rendra les personnages de Jack Nicholson irritables, forçant une forme de mise à distance avec le spectateur ; et sans une astuce pour faire de sa présence autre chose qu’un monstre, son talent sombrera dans la caricature (parfois pour le meilleur, quand il se mettra au service de Kubrick).

Cette astuce, ce sera souvent l’humour. Il partage avec Nichols ce passé d’acteur comique, et tous deux ne seront jamais aussi meilleurs que quand un humour insidieux, une fantaisie légère viendra nuancer la gravité de leur regard sur le monde. Pas cette fois.


Ce plaisir qu’on dit charnel, Mike Nichols (1971) Carnal Knowledge | Embassy Pictures



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La Famille matrilinéaire, Kenji Misumi (1963)

Calculs reinaux

Note : 4 sur 5.

La Famille matrilinéaire

Titre original : Nyokei kazoku / 女系家族

Année : 1963

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Ayako Wakao, Machiko Kyô, Jirô Tamiya, Miwa Takada, Yachiyo Ôtori, Ganjirô Nakamura, Chieko Naniwa, Tanie Kitabayashi

— TOP FILMS —

Savoureuse satire sociale anti-bourgeoise aux allures de thriller successoral. On marche sur les platebandes de la Shochiku qui l’année précédente avait adapté un roman à peu de choses près sur le même sujet avec Masaki Kobayashi aux commandes : L’Héritage. Le film de la Shochiku, dans mon souvenir, était noir et feutré. Tout le contraire ici, car la satire est souvent amusante (on commence à comprendre qu’effectivement Misumi est un formidable directeur d’acteurs, parce qu’on est loin de la comédie pure, mais chaque séquence contient de nombreux éléments, dialogués ou non, très drôles qu’il serait facile de faire capoter sans une personne avisée à la baguette). Le film est adapté, cette fois, d’un roman de Toyoko Yamasaki, parfois qualifiée de « Balzac japonaise » dont la Daiei avait déjà adapté un précédent roman traitant des déboires successoraux d’une riche famille composée de femmes puissantes : Bonchi.

La satire sociale qui s’exerce ici est un joli pied de nez (dans sa morale livrée lors d’un dénouement inattendu renversant et poilant) fait par les classes laborieuses à celle qui les méprise et donne l’impression en regardant le film de tout posséder au Japon. Je spoile : les riches finiront spoliés.

La petite saveur amère supplémentaire en plus de cette histoire cruelle ou amusante (c’est selon) vient cette fois du doigt d’honneur fait à ses filles par l’auteur de ce testament machiavélique (et dont on ne verra jamais qu’un portrait semi-hilare, comme le fait remarquer l’aînée de la fratrie). Car le bonhomme, qui s’était marié avec l’héritière d’une riche famille d’Osaka dont le pouvoir passait traditionnellement aux mains des filles (d’où le titre français du film), profite en réalité de sa future mort pour mettre en scène ce qu’il faut bien qualifier de complot dans le but de faire passer les rênes de la famille à un héritier mâle. Le roman ayant été écrit par une femme, on peut y voir peut-être une forme d’humour noir désinvolte, voire de fatalisme ricaneur : si d’un côté ceux qui ont tout, à force de se chamailler et de comploter les uns contre les autres, finissent par se faire prendre à leur propre jeu au profit d’une femme pauvre dont ils avaient outrageusement moqué l’origine ; de l’autre, c’est au prix de la perte d’une tradition qui ironiquement faisait des femmes les héritières d’une famille puissante. Les hommes restaient jusque-là toujours en retrait (au propre comme au figuré : dans le film, les maris se tiennent toujours derrière leur femme) et par l’habilité de celui qui avait survécu d’un an seulement à la matriarche (on voit bien que sa cadette se plaint, dès le début du film, d’avoir été mise à l’écart au profit du défunt devenu avant sa mort, et par la force des choses, l’éphémère chef de famille), les hommes finissent par reprendre la main. Cela revient un peu à dire que le seul espace au Japon où les femmes avaient le pouvoir, les hommes sont parvenus à leur ôter.

Après, c’est la qualité des grandes histoires, on peut sans doute proposer bien des versions à la morale de cette histoire. Comme de larges pans des usages japonais (plus spécifiquement ceux ayant cours à Osaka) nous sont difficilement accessibles, il y a à parier que toute interprétation de ce retournement faite par un étranger soit condamnée à n’être que « exotique ». (J’ai par exemple du mal à bien saisir s’il y a parmi ces sœurs certaines qui sont « adoptées », à quel moment de leur vie cela aurait été fait, et surtout quelles conséquences cela aurait sur le respect dû et sur les rapports de force toujours très codifiés au Japon.) Peu importe au fond, le spectateur, même parfaitement néophyte, a tous les droits.

Avant d’en arriver à ce dénouement soumis à interprétations, c’est tout le jeu de pouvoir qui amuse et fait grincer des dents : les jalousies, le ressentiment et les innombrables magouilles que déploient tous les membres de la famille (à l’exception de la cadette qui finira par dire à la fin que tout compte fait, c’est mieux qu’elles aient été prises à leur propre jeu, avant de prendre la résolution de faire le tour du monde), mais aussi le commis de la famille, au service de la famille depuis deux générations comme il le rappelle, et qui, lui aussi, compte bien prendre sa part du gâteau aux dépens des autres. Sa position d’exécuteur testamentaire lui offre un avantage, mais malheureusement pour lui, la satire sociale a autant la dent dure pour la classe dominante que pour ceux de la classe laborieuse qui cherche à tirer profit crapuleusement des autres.

À l’opposé de ce petit monde rempli de personnes aigries, voraces, cupides et finalement solitaires, il y a le personnage de la maîtresse du défunt, peut-être pas aussi innocente qu’elle le montre tout au long du film, mais dont on peut imaginer au moins qu’elle agit en accord avec la volonté du disparu. C’est à deux qu’ils semblent avoir manigancé tout ce sac de nœuds parfois hilare pour remporter la mise. Drôle et cruel.

Encore et encore, cinéma japonais et cinéma italien n’en finissent plus d’agir comme des frères jumeaux à des dizaines de milliers de kilomètres l’un de l’autre : au même moment où le cinéma italien produit de magnifiques satires (genre ô combien rare et délicat puisqu’on tombe facilement dans la critique amère ou la farce accusatrice), le Japon nous propose donc celle-ci parfaitement réussie justement parce qu’elle reste drôle, sans être méchante ou, pire (comme celle que Misumi réalisera cinq ans plus tard avec Les Combinards des pompes funèbres), forcée et grotesque.

À l’heure où d’ailleurs le shomingeki est passé de mode en 1963, on pourrait presque y voir une forme de shomingeki alternatif en guise de révérence et d’adieu : le regard bienveillant envers les classes populaires, il se fait à la lumière de celui porté, très acerbe, sur la classe dominante. Les remarques immondes et continuelles sur les gens de classe modeste (voire les sœurs entre elles, l’aînée ayant du mal à se faire à l’idée d’être traitée à l’égale de ses cadettes) ne trompent pas. Quelques exemples. Quand les sœurs prennent la résolution de rendre visite à la maîtresse de leur père, l’une d’elles insiste sur la nécessité pour elles d’adopter des habits « simples » de circonstance ; elles s’y rendront finalement en berline de luxe, un sac en croco au bras. Une fois arrivées sur les lieux, l’une des sœurs enlèvera la photo de son frère que la maîtresse des lieux utilisait pour son autel particulier dressé en l’honneur du défunt (plus tard, la sœur déchirera cette photo). Puis, ayant appris que des ennuis de calculs rénaux mettaient en danger sa grossesse, les deux sœurs et la tante exigeront d’abord que l’ancienne « geisha de bains publics » suive un examen gynécologique ; elles insisteront ensuite, dans une séquence d’une rare violence, pour assister à la scène… Un peu avant ça, quand l’une des filles se rend dans les habitations délabrées que la famille loue pour s’enquérir du prix que cela pourrait valoir, les locataires s’étonnent de voir débarquer à l’improviste « le propriétaire » qui manifestement néglige depuis longtemps leurs demandes et laisse dépérir les lieux. La critique est frontale, parfois plus fugace, mais toujours violente. Au moins sur l’aspect « lutte des classes », l’accumulation des critiques acides laisse peu de doutes quant aux intentions de l’auteure.

Je reviens à cette idée de testament du shomingeki. Ce regard bienveillant sur les pauvres porté par procuration en regardant les riches, c’est un peu comme si on avait affaire à un film dont le scénario avait été prévu pour Mizoguchi (du genre Une femme dont on parle, sur un sujet contemporain et adapté par le même scénariste) et que pour continuer sur la note finale, grinçante de La Rue de la honte, on le mettait entre les mains d’un réalisateur comme Kirio Urayama (La Ville des coupoles et Une jeune fille à la dérive). Avec ça, vous changez l’habituelle bonhommie contemplative d’un Chishû Ryû pour l’air presque aussi idiot, mais à la duplicité bien plus suspecte d’un Ganjirô Nakamura (l’acteur d’Herbes flottantes et des Carnets de route de Mito Kômon et que j’ai surtout évoqué dans Les Carnets secrets de Senbazuru) jouant ici le « larbin de la famille », tel qu’il se définit, et le tour est joué. Le shomingeki mué en satire sociale pour un dernier baroude d’honneur.

Dans un shomingeki classique, on porte un regard sur les petites gens, mais les choses restent toujours à leur place. Ici, on met un grand coup de pied dans les conventions : le « larbin » chargé de devenir l’exécuteur testamentaire du défunt, avec son petit air idiot trafiqué, on comprend vite ce qu’il convoite. Imaginez que ce que contemple passivement Chishû Ryû, ce ne soit plus le calme, l’immuabilité du monde, mais une parcelle du jardin du voisin. On ne s’assied pas docilement sur le tatemae en contemplant l’humilité des gens simples et en vantant l’ordre établi. Cette fois, le tatemae, tel un masque de kabuki dont Nakamura était maître, soudain se fissure, et derrière le masque des apparences hypocrites, apparaît au grand jour la réalité fourbe d’un personnage qui appartient peut-être à la classe des dominés, mais qui aspire, par la ruse, à prendre la place de ceux qui l’ont méprisé jusque-là. À la limite, le regard porté sur la sœur cadette, présentée comme une jolie idiote, est bien plus bienveillant. Elle a au moins l’excuse de la jeunesse et semble se désintéresser des petits complots que chacun vient à mettre en œuvre pour tirer la couverture à lui.

La Daiei a sorti une nouvelle équipe de rêve. Qui de mieux pour cette adaptation du roman de Toyoko Yamasaki que des orphelins de Mizoguchi ? Deux de ses plus proches collaborateurs répondent à l’appel : au scénario, Yoshikata Yoda (qui écrira plus tard La Rivière des larmes) ; à la photographie, Kazuo Miyagawa.

Et si l’idée au fond, ce n’était pas de faire la suite de La Rue de la honte et de voir Ayako Wakao reprendre son rôle de geisha calculatrice ? Elle aurait trouvé son protecteur, et ils auraient donné ensemble un sens nouveau au syntagme « calculs reinaux » en accouchant d’un plan clouant définitivement le bec à ces femmes de la haute…

La bourgeoise au prolétariat : « Dis donc, il vient cet enfant ? »

La prolétaire à la bourgeoise : « Ça tire ! Ça tire ! »

La bourgeoise, d’un air désinvolte : « Tu as dit « satire » ? »

La prolétaire : « Ah ! La satyre ! »

Rira bien…


La Famille matrilinéaire, Kenji Misumi (1963) Nyokei kazoku | Daiei


Sur La Saveur des goûts amers :

— TOP FILMS —

Limguela Top films japonais

Les anti-films

Les perles du shomingeki (le clou dans le cercueil du genre)

Liens externes :


Beyond the Valley of the Dolls, Russ Meyer (1970)

Satire + satire = 0

Note : 2.5 sur 5.

La Vallée des plaisirs

Titre original : Beyond the Valley of the Dolls

Titre français alternatif : Orgissimo

Année : 1970

Réalisation : Russ Meyer

Avec : Dolly Read, Cynthia Myers, Marcia McBroom, John Lazar,

De quelle manière peut-on voir aujourd’hui un film parodique dont son modèle est largement oublié ? Je ne sais pas quelle lecture peuvent en faire les spectateurs qui ne connaissent pas La Vallée de poupée, quoi qu’il en soit, qu’on ait la référence en tête ou non, le film est rarement drôle.

Je me demande même si, à la limite, le film original ne l’était pas déjà assez (poilant malgré lui), tant les outrances y étaient extrêmes. Pour parodier un film ridicule, on se trouve un peu comme coincé à ne plus faire que dans la surenchère. Autre problème : la parodie, sans son modèle, ne peut tenir que par lui-même. Si pendant deux heures le film multiplie les références en en adoptant pratiquement la même tonalité, la même grossièreté, la même échelle dans l’excès, on n’y apporte pas grand-chose de plus. Et si on me répond que c’est plus subtil que ça, non, il n’y a jamais rien de bien subtil dans une parodie. Une parodie reste une comédie. Ça marche ou ça ne marche pas. Il faut revoir le film de Robson, tout y est reproduit en détail. Il y a donc bien une volonté parodique. On retrouve le trio féminin arrivant à Hollywood pour entamer une carrière, A Star is Born, puis elles déchantent, tout n’est que vice et névrose dans la ville des anges, et bientôt, elles seront touchées à leur tour pour ces mêmes problèmes. Le même trio de filles se retrouve sur des photos promotionnelles assises sur un lit comme sur une des photos (et une des affiches) du film. Les mêmes plans ridicules sur des pilules qui traînent sur une table de nuit réapparaissent quasiment à l’identique. Même l’affiche fait référence explicitement à l’original en en adoptant le même graphisme. Behond The Valley of The Dolls n’est pas une suite comme initialement il devait l’être, c’est bien une parodie qui en reprend le schéma en en grossissant encore les travers (on tombe très vite dans la débauche, le succès est immédiat, les coïncidences grossièrement heureuses vous font opportunément hériter d’un joli pactole, la solitude, la détresse psychologique, etc.).

À la rigueur, la seule chose qui manque au film de Russ Meyer, ce sont les extérieurs du film de Robson. Une partie du succès, aussi, de La Vallée de poupée, c’est son nombre important de décors intérieurs et extérieurs. Déjà, le public sent peut-être inconsciemment que certains films tournés en studio sentent le renfermé, et probablement les films qui s’en tirent encore le mieux dans ces grosses productions sont ceux qui donnent de l’air au spectateur en lui proposant beaucoup d’alternatives dans les lieux proposés. Pas besoin d’aller bien loin en extérieur, pas besoin de faire du David Lean, mais des « locations » diverses qui ne peuvent pas être reproduites en studio, un rapport entre intérieur/extérieur qui fait la preuve d’un passage possible ou prochain (de mémoire, c’est ainsi que commence Bonnie and Clyde : Bonnie s’ennuie dans sa chambre, elle regarde par la fenêtre, elle interpelle son futur amoureux qui s’apprêtait à voler la voiture de sa mère, il l’invite à le suivre, et l’aventure criminelle et géographique peut se faire). Or, ne disposant sans doute pas du même budget, le film de Meyer dispose probablement beaucoup moins d’extérieurs que son film référent. Dans un système de studio à l’époque, on est encore dans la logique de la surexposition de tous les plans (l’ombre, comme désormais le noir et blanc laissé au cinéma indépendant sont à bannir), et sortir tout l’arsenal technique pour aller tourner des extérieurs même à quelques kilomètres, ce n’est pas anodin, les équipes sont monstrueuses, et on y préfère encore par conséquent les intérieurs des studios (on rappelle qu’à l’origine le monde du cinéma nord-américain s’installe en Californie pour ses extérieurs…). Malgré le luxe qu’on aperçoit ainsi beaucoup dans le film, je ne suis pas certain que le film ait coûté grand-chose (le budget est estimé au cinquième de ce qu’était celui du film de Robson), probablement bien moins que The Party par exemple tourné un peu avant et tourné essentiellement dans un même espace. Au-delà de ce côté plus cheap, donc (on aurait insisté sur les décors intérieurs et la photographie pour retrouver la même pâte du film de Robson), tout fait référence à La Vallée des poupées. Ebert peut se défendre d’avoir voulu faire un simple spoof movie, je ne vois pas bien le sens de faire dans la satire de ce qui en était déjà une (mauvaise). Il est peut-être là le problème majeur du film, d’ailleurs : que l’on ne sache vraiment qui en était aux commandes entre Ebert et Meyer… Ne filez jamais les clés d’un film à un critique.

Et si Meyer a réalisé le film tel que pensé par Ebert, sa conception de la mise en scène n’en est pas beaucoup plus savante. J’apprends à la projection que le bonhomme aurait choisi de diriger ses acteurs sans leur révéler la nature réellement parodique du film. Erreur majeure. C’est ce qu’on pense être la solution quand on ne sait pas comment marche un acteur. Un mauvais acteur ne sera jamais crédible dans un rôle… de mauvais acteur. Une parodie, c’est rire aux dépens d’un modèle, la connivence est totale avec le spectateur. Si on rit des acteurs choisis pour leur incompétence, à leurs dépens, il n’y a plus de parodie. À la même époque, le cinéma italien multiplie les parodies ou les satires, et s’il le fait, c’est essentiellement grâce à ses acteurs de génie. Ces acteurs sont capables de jouer ce qu’il y a de plus dur : la bêtise. Il faut une énorme dose de sincérité pour jouer les imbéciles, or les mauvais acteurs en sont totalement dépourvus, c’est même souvent à ça qu’on les reconnaît au premier coup d’œil. Prendre de mauvais acteurs pour jouer de mauvais acteurs pour une parodie, c’est s’assurer surtout d’avoir… de mauvais acteurs. Verhoeven fera la même erreur avec Show Girl, et peut-être dans une moindre mesure avec Starship Troopers. Parodie ou satire, tout est question toujours de dosage, de finesse. Beaucoup moins qu’avec un drame, on a droit à l’erreur. C’est drôle, c’est piquant, ou ça ne l’est pas.

Ainsi, même en connaissant le film adapté d’un grand succès de librairie américain aujourd’hui oublié, même en en reconnaissant les références, le film n’a, à cause du manque de finesse et de savoir-faire de Meyer, de Ebert et des acteurs, rien d’amusant. C’est même seulement un peu vers la fin où les outrances sont les plus osées qu’on commence tout juste à frétiller. On pouvait certes imaginer une lente montée vers la parodie en se contentant jusque-là d’une satire, le problème, c’est que le film original était déjà une satire du monde du spectacle. Une satire de la satire d’un miroir aux alouettes, on ne sait plus où donner de la tête. On peut imaginer également que Meyer n’ait pas osé (ou n’ait pas suffisamment eu les coudées franches pour) proposer un scénario ouvertement parodique du film de Robson, mais avoir Roger Ebert (le plus fameux critique de cinéma américain) comme scénariste (et donc dialoguiste, on peut l’imaginer), ça ne laisse pas présager d’une grande rigolade. Meyer n’est pas Myers. Ni même Jerry Lewis. Or, à part une franche parodie, je ne vois pas quelle autre possibilité Meyer pouvait avoir en proposant une fausse suite à La Vallée de poupée. (Cette manière de croire qu’on peut réaliser des comédies autour d’un scénario écrit par quelqu’un qui n’a rien de drôle, ça rappelle ce qu’on fait en France depuis des années, cf. La Loi de la jungle. Vous voulez produire une comédie à la fin des années 60 ? Faites plutôt confiance à Woody Allen qu’à un critique de cinéma.)

Dernière chose, pour le coup ironique, voire tragique : dans le film original, la seule qui était parfaitement dans le ton de la satire, avec une forme de second degré implicite qui parvenait tout à la fois à moquer l’archétype qu’elle représentait, sans pour autant le faire méchamment, car elle le faisait avec humanité, c’était Sharon Tate. Elle avait cette sincérité, cette fraîcheur au premier degré qui, paradoxalement, pouvait ouvrir la voie à un second degré, et donc à la satire que le film en lui-même n’avait jamais réussi à être puisqu’il sombrait dans le mélodrame grotesque (une satire qui manque d’humanité et de distance, de second degré, c’est au choix, un film réactionnaire ou un mélodrame inoffensif et grossier). Et pour le coup, les excès sanglants présageant peut-être un peu les slasher movies à venir, sachant que le film a été tourné quelques mois après l’assassinat de Sharon Tate, peut-être que Ebert a un humour particulier, mais ça ne fait pas vraiment rire. Ces excès malvenus font beaucoup plus directement référence à une réalité tragique qu’aux outrances ridicules du film original. On peut rire du « je vais te faire goûter le sperme noir de ma vengeance » ; on rit déjà beaucoup moins quand la vengeance surgit sous la forme d’un massacre cathartique, transphobe et idiot.


Beyond the Valley of the Dolls, Russ Meyer 1970 La Vallée des plaisirs / Orgissimo | Twentieth Century Fox


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1970

Liens externes :


Le Mûrier, Lee Doo-yong (1985)

La mûre, pas la guerre

Note : 2.5 sur 5.

Le Mûrier

Titre original : Ppong/

Titre anglais : Mulberry

Année : 1985

Réalisation : Lee Doo-yong

Avec : Lee Mi-sook, Lee Dae-kun

Prix du meilleur film des Korean Association of Film Critics Awards en 1986, j’avoue que je n’étais pas préparé à ça. Une sorte de k-pinku entre satire sociale et comédie noire. Rarement vu un mélange aussi inattendu et baroque. Le film est censé avoir été produit dans une dictature. La Corée est peut-être un des pays riches les plus prudes au monde ; et non pas qu’au milieu des années 80, la Corée était l’égale économique de celle d’aujourd’hui, mais allez produire un tel film dans ce pays aujourd’hui, avec toutes ses audaces coquines, vous n’y arriverez sans doute pas. Dans les films érotiques actuels coréens, on n’y montre pas le dixième de ce qu’on y montre ou fait ici (même si je suis loin d’être un spécialiste — je dis ça à l’attention de ma mère), alors en 1985… Y aurait-il tout un pan (rose) du cinéma coréen qui me serait encore inconnu ou ce Mûrier fait-il figure d’exception ? (Hum.)

La première situation sexualisée étonne déjà. On ne devrait pas être choqués pourtant : entre mari et femme, rien de plus naturel, devrait-on se dire en connaissant la suite. Disons que c’est la manière qui aurait de quoi surprendre. On se dispute ainsi, un peu sur le ton de la farce, et puis…, une petite fellation, comme ça, avant de partir pour le « travail » ? Étrange mise en bouche. Au-delà de l’audace de la chute de la séquence, c’est bien la douche écossaise dans les différents niveaux de lecture et de ton qui surprend. Tout jusque-là présageait une farce et bi-bim-bap : « Une petite pipe pour la route ? »

La femme d’un joueur invétéré, joueur occasionnel de bonneteau, maudit donc son homme pour ne pas lui ramener assez d’argent à la maison : une situation qui pourrait évoquer La Complainte du sentier (l’abandon de la famille laissée sans ressources ; le mari lâche réapparaissant épisodiquement), mais le ton est résolument celui de la farce, pas celui du drame. L’actrice est d’ailleurs excellente dans ce registre, tout en rupture, en exagérations et en plaintes (ou complaintes) plus ou moins feintes pour pousser le mari à réagir (typique de l’humour coréen avec son côté presque latin et grotesque). Bim-bam-boum.

La suite étonne plus encore. Les hommes se succèdent dans le Lee de la femme abandonnée, le plus souvent contre quelques contributions en nature. Le seul à qui elle se refuse, c’est l’idiot du village, qui assiste tout envieux à ses parties de jambes en l’air, et qui n’a rien, lui, à proposer en échange (en réalité, ils ont tous leur côté « idiot du village », on sent le dédain pour le petit peuple des campagnes). Le plus étrange, c’est qu’elle semble y prendre parfois du plaisir, la bourrique. Et avec elle, chef opérateur et metteur en scène réunis s’amusent tout autant visiblement en s’appliquant à rendre les situations érotiques tout à fait jolies et plaisantes : Emmanuelle fait la mûre. On se croirait presque dans Le Village dans la brume, tourné deux ans plus tôt, et où on pointait déjà du doigt les mœurs sexuelles étranges des petites gens de la campagne, sauf qu’on était plus dans un thriller psychologique façon Les Chiens de paille : tout y était suspect, source de danger pour le personnage féminin principal ou de malaise. Dans Le Mûrier, au contraire, que la femme délaissée soit poussée par la force des choses à se prostituer, qu’elle se fasse violer, molester par les gens du village, par le mari à qui on révèle la chose à son retour (pas du tout façon Night Drum), l’humour est toujours là pour faire comme si rien n’était grave. Même le sujet de la prostitution y est traité à la légère : des petits coups pour un sac de riz, quelques feuilles de mûrier ; et puis, la femme y prend goût, comprenant qu’elle pourrait y gagner encore autre chose qui satisferait à sa coquetterie… Je ne suis pas certain de comprendre le message… Au lieu d’en faire résolument une victime, la farce oblige à en faire une garce, une femme intéressée… L’inévitable lubricité des pentes savonneuses, sans doute.

On n’hésite pas non plus à nous montrer l’actrice à demi dénudée. Pas besoin d’en montrer beaucoup : elle est si belle que dix centimètres de peau nue là où on ne voit habituellement qu’un hanbok possède un pouvoir suggestif et sexuel bien plus grand que n’importe quel film érotique actuel (si tant est que ça existe encore).

Le sens de la satire coréenne m’échappe un peu sur ce coup. Les critiques de cinéma coréens de l’époque devront m’expliquer la chose. Il y a certaines distances qu’on met volontairement avec les personnages à travers l’humour qui sont parfois malvenues : on hausse les épaules devant la lâcheté du mari, et on fait de sa femme, non pas la victime directe de l’inconsidération coupable de son homme, mais au moins une complice, sinon une garce se laissant aller à la facilité de faire commerce de son corps. Comme si les femmes qui en étaient victimes étaient malgré tout un peu nymphomanes… (Con même.)

C’est bien la satire, encore faut-il que ça tire sur le bon cheval. Et c’est toute la difficulté du genre, quand on y mêle érotisme et farce.

Le film s’achève avec les pleurs de la femme voyant son mari partir à nouveau sur les routes, comme pour relancer un nouveau cycle de souffrance, d’humiliations, de solitude, de viol ou de prostitution. D’accord, sauf qu’à force de tout prendre à la légère, on n’a guère plus d’empathie pour elle. Puisque rien n’est grave, en quoi cela devrait-il être un problème si ce cycle pourtant infernal continuait ? Elle fera farce. Comme les fois précédentes.


Le Mûrier, Lee Doo-yong (1985) Ppong/뽕 | Taehung Pictures


Liens externes :

  • IMDb
  • iCM 
  • Le film sur la chaine YouTube des Archives coréennes du cinéma (sous-titrage anglais, 4K)


Une famille formidable, Mario Monicelli (1992)

Note : 3.5 sur 5.

Une famille formidable

Titre original : Parenti serpenti

Année : 1992

Réalisation : Mario Monicelli

Avec : Tommaso Bianco, Renato Cecchetto, Marina Confalone

On penserait presque voir un remake réussi de Pourvu que ce soit une fille. Au-delà du film de réunion de famille (un genre presque en soi), la comparaison s’arrête pourtant là, pas beaucoup d’autres similitudes. Pourvu que ce soit une fille avait probablement un meilleur scénario, mais si Une famille formidable est plus réussi, c’est que Monicelli semble avoir compris la leçon : fini les acteurs cosmopolites, on retrouve des acteurs du terroir, pas de stars, mais assez efficaces et crédibles. Ce n’est apparemment pas le cas, mais j’aurais juré que le film était adapté d’une pièce de théâtre : l’écriture, les séquences tournées pour trois quarts dans le même lieu, le jeu souvent très… latin (sonore). La direction d’acteurs est aussi beaucoup plus précise avec des acteurs souvent dans le même cadre capables de proposer un jeu en arrière-plan conforme à leur personnage et à la situation, détail qui est souvent le signe d’une mise en scène de théâtre, on est loin du réalisateur qui avait précédemment dirigé les acteurs de Pourvu que ce soit une fille sans arriver à les mettre à l’aise, comprendre la situation en cours ou créer une alchimie entre eux.

Le film pourrait d’abord être vu comme une chronique familiale à l’heure des fêtes de fin d’année, jusqu’à ce qu’un tournant réellement dramatique, avec tous les enjeux, les choix et les conflits resserrés autour d’une seule question (définir chez qui les parents iront vivre) vienne rebattre les cartes et fasse tourner le film vers une satire particulièrement acide (honneur à Monicelli de ne pas avoir cédé à la facilité de la farce, car cette fin a plus d’effet si on se garde de rire, et si c’est au contraire la consternation qui prend le dessus). Cette fin, assez peu crédible, sonne comme une morale brutale et provocatrice dans un pays autrefois si attaché à ses vieux et qui, comme toutes les grandes puissances, laisse place désormais à l’individualisme des populations en âge de travailler et à l’invisibilisation, la déconsidération, l’ostracisme, voire la paupérisation des anciens.

Par manque de star, toutefois, ce genre de cinéma très domestique a peu de chance de s’exporter en dehors de ses bases. C’est le problème d’une industrie cinématographique incapable de renouveler sa génération d’acteurs phares. On gagne en authenticité ce qu’on perd en universalisme.


Une famille formidable, Mario Monicelli 1992 Parenti serpenti | Clemi Cinematografica


Liens externes :


Un bourgeois tout petit, petit, Mario Monicelli (1977)

Du Grand-Grand-Guignol

Note : 2 sur 5.

Un bourgeois tout petit, petit

Titre original : Un borghese piccolo piccolo

Année : 1977

Réalisation : Mario Monicelli

Avec : Alberto Sordi, Shelley Winters, Vincenzo Crocitti, Romolo Valli

Les limites supportables de la satire explosées.

J’avoue avoir du mal à suivre l’avis général sur ce film. La comédie italienne connaît un vrai déclin au cours des années 70, mais on touche tout de même ici l’horreur en matière de mélange des genres. La satire est le genre le plus difficile qui soit. Un coup de volant à gauche ou à droite en trop, une pincée de sel de trop, d’acidité, et l’alchimie attendue s’effondre.

Alors, peut-être que ce n’est pas une satire, mais une farce macabre. Quoi qu’il en soit, dès les premières minutes du film (donc bien avant le retournement criminel et vengeur du film), j’ai senti un malaise. Le même malaise que j’éprouve parfois quand je vois débarquer… Ugo Tognazzi sur l’écran. Acteur formidable de farces, mais un acteur qui n’aura jamais été meilleur que dans les petites comédies ; le monstre Tognazzi ne m’a jamais séduit à cause de la trop grande distance qu’il prenait avec les personnages, les monstres qu’il caricaturait. Le génie de la farce, et a fortiori de la satire (malgré tout l’acide), c’est de ne jamais pour autant faire des personnages épinglés des personnes antipathiques. Il est arrivé à Alfredo Sordi de jouer des personnages intéressés, cupides, mais jamais il ne faisait d’eux des êtres malfaisants. Ils étaient veules, de petits personnages comme le titre du film ici le décrit bien, mais le récit ne les condamnait jamais complètement : ils étaient petits et c’est pour ça qu’on pouvait encore en rire, ils étaient ridicules, et surtout, étaient parfaitement inoffensifs. Comme de grands enfants à qui on peut tout pardonner. Des personnages de guignols : la caricature, la satire ne s’arrêtait jamais à leurs traits de caractère personnels, c’était toujours la classe ou leur type de personnages qui étaient moqués. La grande majorité des personnages comiques du cinéma italien des années 50 et 60 sont ainsi inoffensifs, de grands enfants, des archétypes du théâtre (commedia dell’arte, théâtre napolitain, guignol, peu importe, les principes sont les mêmes), et on garde ainsi pour eux malgré tous leurs défauts, une forme de sympathie. Le vieil acariâtre, le pauvre roublard, le mâle séducteur, le matamore, l’avare, etc., tous sont ridicules et moqués pour leur trait de caractère particulier. Ici, au contraire, la farce tourne très vite au vinaigre. La satire contre la petite bourgeoisie est dure, cruelle et illégitime, au lieu d’être moquée, on tire gratuitement sur elle, et malgré les efforts de Sordi pour rendre son personnage plus sympathique (selon Jean-François Rauger à la projection), Monicelli semble s’en foutre totalement et prend plaisir au contraire à rendre les personnages principaux non plus des caricatures, mais des monstres antipathiques et laids, non plus des caricatures typiques de la société italienne, mais des individus particuliers : on ne vise plus les petits-bourgeois, mais un petit-bourgeois. Monicelli ira jusqu’à faire du personnage de Sordi un parfait salaud, un vengeur froid qui n’a plus rien à voir avec un personnage de comédie de caractères, mais l’évolution problématique de la comédie italienne arrivait déjà bien avant que le film tourne ainsi au revenge movie. C’est une évolution propre à ces années 70, pas au film de Monicelli.

La satire, on peut l’accepter (en tout cas, selon ma sensibilité, vu l’accueil du film) quand on fait la critique et la caricature d’un certain type de personnages par petites touches ridicules autour d’un trait de caractère parfaitement identifiable. C’est du travail d’impressionnisme autour d’un archétype connu de tous. À partir du moment où on décrit sur la longueur les desseins particulièrement bas d’un personnage, et non plus d’un certain type de personnage, ce n’est plus une caricature, c’est autre chose. On passe de l’acide de la satire au venin de la comédie noire, voire au film politique. Le film devient celui d’un bourgeois déchargeant son fiel contre une classe sociale en particulier susceptible de devenir responsable de tous les maux d’une société : le bourgeois se moque des petits en leur disant presque « dévorez-vous ». Et au lieu de se retourner contre lui, les petits se dévorent entre eux.

Montrer ainsi l’obstination du personnage de Sordi à trouver une place pour son fils, ce serait amusant si ça servait de toile de fond et que se faisant, il ne rencontrait que des freins à sa stupide quête. Au contraire de ça, tout va dans le sens de ses bas desseins jusqu’à ce retournement digne du Grand-Guignol : son boss l’appuie en lui proposant de lui faire intégrer la loge maçonnique du coin et en lui refilant le sujet du concours pour son fils… Je ne vois plus en quoi ces stratagèmes d’une bassesse inouïe relèvent de la satire. C’est de la haine, du mépris de classe, rien de plus. Et c’est d’autant plus malsain que la satire, on peut, et on doit y adhérer, quand elle s’applique à faire la nique aux puissants. Or, comme le titre l’indique ici, on ne s’en prend qu’aux petits-bourgeois, autrement dit à ceux qui aspirent à la bourgeoisie. Autant je peux comprendre la logique de critiquer ces “petits” qui sont les premiers esclaves serviles et volontaires de leurs maîtres, autant les petits-bourgeois exposés dans le film sont surtout… des fonctionnaires. La haine du fonctionnaire traité comme un fainéant et un parasite. De la satire à la haine, il n’y a qu’un pas. Et c’est là qu’on voit toute la différence entre les satires des décennies précédentes avec celles, grossières, outrancières et malsaines des années 70. Elles ne sont plus gauchistes en prenant le parti des petits contre les gros, elles s’attaquent aux petits et à leurs petites aspirations venant d’auteurs embourgeoisés. Un grand classique. Ce qui finit tout compte fait par ne plus faire de ces films que des comédies réactionnaires. La satire vient toujours du petit pour moquer les puissants, quand ce sont les puissants qui se moquent des petits sur qui ils s’assoient, ce n’est plus de la satire, c’est de la saloperie.

Ensuite, dès qu’on plonge dans le revenge movie, dès que le guignol laisse place au Grand-Guignol, plus rien ne va, c’est malaise sur malaise. Mais le mal était déjà bien présent avant cet écart de mauvais goût. Dieu qu’on est loin du génie satirique (et bienveillant) d’Une vie difficile par exemple.

Le film était donc suivi d’une discussion avec Jean-François Rauger, son fils, également critique et programmateur (partageant les mêmes goûts d’ailleurs pour le cinéma japonais et italien de son père). J’avais envie de prendre le micro et de lui demander s’il ne se reconnaissait pas un peu dans le film, et si au fond, ce n’était pas un peu ça qui leur plaisait tant dans le film au Rauger. Pour finir, je lui aurais demandé ce qu’il aurait fait du meurtrier de son fils s’il avait été ainsi victime d’un coup de malchance. Au mauvais endroit, au mauvais moment. Ça aurait été drôle… Ou parfaitement déplacé. Comme le tournant criminel du film.



Un bourgeois tout petit, petit, Mario Monicelli (1977) Un borghese piccolo piccolo | Auro Cinematografica

Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1977

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La désinformatrice, le satiriste et le fact-checker

Les capitales   

Violences de la société/ réseaux sociaux    

Aka, quand hoaxbuster défend Myriam Palomba face aux pitreries de Vincent Flibustier

Contexte : à l’occasion d’une émission de télévision où elle est chroniqueuse, la spécialiste de fake news et antivax Myriam Palomba lance des accusations extravagantes sur des personnalités en se faisant écho d’une rumeur antisémite concernant un produit qui serait extrait à partir du sang d’enfants. L’humoriste et vulgarisateur, créateur du site parodique Nordpresse Vincent Flibustier fait une vidéo où il lance une rumeur absurde visant à se moquer des méthodes des désinformateurs. En parallèle, un hashtag tout aussi absurde mentionne la journaliste people en collant son nom à celui du terme « pédosataniste ». Le jour suivant, Guillaume HB, créateur du site de fact-cheching hoaxbuster.com publie un tweet dans lequel il critique… non pas sa consœur habituée des fausses nouvelles, mais l’humoriste.

C’est un exemple, d’autres personnalités de la sphère zet/débunkage ayant exprimé leur doute quant à la pertinence de la démarche de Vincent Flibustier.

Je réponds globalement et brièvement à ces critiques.


La satire est tout aussi utile, voire plus, que le débunkage dans une société où les fausses informations circulent à une vitesse folle. Chacun est dans son rôle. Le journalisme pète-cul qui débunke ne convaincra que les convaincus. Vincent Flibustier utilise l’humour, l’esprit de contradiction, la caricature et la psychologie inversée. Tout cela pour rire, mais pas seulement : pour tenter de faire prendre conscience aux personnes qui sont victimes des désinformateurs quels sont les mécaniques de pensée qui les trompent.

Le débunkage apporte de l’éclairage, de la nuance. La satire imite les mécanismes à l’œuvre dans les théories des complots ou ici dans les rumeurs. Je pense donc au contraire que cette « expérience sociale et satirique » est un parfait exemple de leçon en matière de vulgarisation et d’éducation aux médias.

D’ailleurs, la situation est si grave dans ce monde où la prime est si facilement faite aux fakes news et aux désinformateurs, que toutes les propositions pour en déconstruire les mécanismes nocifs à la société sont bonnes à prendre.

Encore une fois, Vincent Flibustier est identifié comme un humoriste dont la spécialité est précisément la fake news consciente d’entre être une. Façon Gorafi. Personne ne pourra ainsi le suspecter d’autre chose que d’un canular : tout y est, le ton, la caricature, voire les vidéos suivantes où il explique sa démarche. Donc le canular a une dernière vertu : elle donne la preuve que les propagateurs de fausses nouvelles (ce sont tous ici les désinformateurs qui se sont fait un nom avec la crise de la covid) se font volontairement passer pour des victimes pour attirer l’attention de leur public parce qu’ils ne vivent que de ça. Vous préférez quoi ? Que des désinformateurs puissent en toute tranquillité répandre leurs fakes news avec des conséquences parfois graves pour leurs suiveurs ou qu’un satiriste puisse vivre de ce pour quoi on le suit : faire le clown ?

Moi je pense que les clowns ont un rôle plus bénéfique à la société que les escrocs et les usurpateurs.


Ajouts :

La caricature, la satire, la parodie ou la simple moquerie sont des armes absolument nécessaires contre les dérives complotistes. Moins pour les complotistes d’aujourd’hui que pour ceux qui pourraient en être victimes demain.

Parce que la caricature, la satire ont une valeur éducative, culturelle et historique bien plus grande que tous les efforts possibles en matière de fact-checking et de débunbkage.

Journalistes et experts tendent à décrire le monde tel qu’il est… au présent. Les clowns tendent à décrire leurs contemporains tels qu’ils sont, souvent en appuyant là où ça fait mal. Or, quand on regarde le passé, on a surtout besoin de voir des pages de l’histoire traitée par l’œil décalé des satiristes et des clowns. Il n’y a rien au monde qui explique mieux le nazisme que Le Dictateur de Chaplin. Un monde où plus aucune moquerie ne serait possible ne peut être un monde sain et libre.

En revanche, le comique de répétition a ses limites. Il n’y a aucune raison, humoristique ou autre, de continuer à se moquer de Myriam Palomba. Surtout après l’humiliation d’hier. Le complotisme n’est pas l’affaire d’une seule personne. Tu as fait ton Dictateur, change de planche à dessin et trouve une autre cible tout aussi légitime.

Puis des “gens” commentent le montage et les allusions transsexuelles dont Myriam Palomba fait l’objet :

Joli déni de réalité. Certains diraient les pires bêtises pour se faire passer pour des chevaliers blancs. Les mêmes méthodes en somme que les conspirationnistes. L’important est d’être bien vu par ceux que l’on dit défendre, mais que l’on trompe.

Ces montages font directement référence à l’intérêt que porte Myriam Palomba pour les rumeurs de ce (trans)“genre”.

Attaquer la transphobie, c’est tout à fait légitime, encore faut-il bien avant de monter sur ses grands chevaux s’assurer qu’il ne s’agit pas d’autre chose.

En revanche, oui, la répétition des moqueries à l’encontre d’une même personne n’a rien de drôle et il serait bon de changer de disque. Parce qu’à la longue, oui, la moquerie se mue en harcèlement, et beaucoup ne font même plus le lien avec l’idée d’origine qui est de caricaturer des pratiques menant aux dérives complotistes. Le harcèlement et la transphobie, là oui, on les retrouvera chez ceux qui répètent comme des idiots les blagues d’un autre qu’ils ont mal compris.

Mais ici encore, ce n’est pas le problème de la caricature, mais des réseaux sociaux.

Et :

C’est amusant ça. L’arroseur n’en finit plus d’être arrosé.

De mémoire, elle a dit : « Il y a des juifs antisémites ». On appelle ça une insinuation. Ce n’est guère bien brillant comme méthode, mais l’insinuation, c’est précisément une des portes d’entrée du complotisme.

Ou encore du confusionnisme ou du mauvais journalisme.

Dans le même genre, il y a l’insinuation portée à travers une question qui n’a rien d’innocent. La préférée des raisonnements complotistes : « Je ne fais que poser une question ».

Phrase qui par ailleurs revient systématiquement dans la bouche de Myriam Palomba pour justifier toutes les fake news qu’elle propage à n’en pas douter depuis des années et surtout depuis qu’on l’entend sur la pandémie.

Un des exemples étant la couverture du magazine dont elle est responsable sur une femme connue en évoquant la rumeur qu’elle soit un ancien homme. Un titre avec un point d’interrogation.

Myriam Palomba n’est pas journaliste, elle insinue, elle « ne fait que poser des questions ». Autant de positionnements faussement naïfs qui participent aux rumeurs et aux fake news.


Puis :

Les fact-checkers défendent leur pré carré, n’apprécient pas le clown qui parodie les complotistes et posent la question de la légitimité des clowns à venir empiéter sur leur domaine :

Le journalisme pète-cul ne pourra jamais accepter que la culture, les clowns et la satire aient plus d’impact sur les consciences que leur travail de gratte-papier.

Dénigrer les clowns, surtout quand ils aident à faire tomber les masques, ça va jamais dans le bon sens.

Et peut-être aussi que les clowns, que la satire ou la caricature à la Charlie ou à la Guignols, ça leur arrive de dépasser les bornes, de heurter, mais c’est justement leur rôle : aider à définir les limites. Parce qu’il y a une énorme différence entre quelqu’un qui n’est pas dans la dérision ou la culture et qui dépasse les norme et un clown : l’objectif premier du clown, c’est de caricaturer le monde pour lui offrir une image déformée de lui-même. La limite dépassée est un miroir qui aide à prendre conscience de ces limites.

Une caricature est toujours dans l’excès, parfois elle n’est pas du tout légitime, parfois, pour certains, elle ne dévoile rien et sert d’exutoire et se perd à tomber dans ce qu’elle dénonce. Mais, sans les clowns, ce serait pire, parce qu’ils sont parfois plus efficaces que n’importe qui d’autre à dévoiler la nature du monde de leurs contemporains pour leurs contemporains et les suivants. Et c’est peut-être de ce pouvoir que les « personnes sérieuses » luttant avec d’autres armes contre les mêmes fléaux sont un peu jaloux.


La question des limites est bien posée notamment dans cet extrait qui a largement été critiqué :

https://twitter.com/Qofficiel/status/1639361441542336514

D’une manière générale, on peut supposer qu’une des limites possibles pour avoir toute légitimité à moquer une personnalité, c’est celle du rapport « haut vers le bas » ou « bas vers le haut ». Un peu comme pour la qualité d’une source, la question de savoir qui est à l’origine du commentaire (censé être humoristique, ici) peut faire la différence. On pourra alors plus légitime de moquer les personnes favorisées que les personnes discriminées ou en difficulté. C’est aussi le souci de chercher à développer un humour personnalisé : il est sans doute plus légitime de moquer les influenceurs dans leur ensemble que deux influenceuses en particulier.

Mais imaginons qu’ici, la cible ait été les influenceuses, force est de constater que l’humour se porte davantage sur leur physique ou leur sexe et sur leur légitimité à participer à des manifestations que sur les facilités de certains de ces influenceurs à se faire du fric sur une population captive des clichés qu’ils véhiculent, par exemple. La cible était peut-être la bonne, mais ce n’était probablement pas sur leur engagement politique (moqué probablement ici pour ne pas être de bonne foi) ou sur leur physique qu’il fallait les moquer.

Est-ce qu’il faut se garder en revanche de moquer de telles influenceuses ? Non. Mais il faut le faire sur leur travail et sur l’image de la femme qu’elles véhiculent. À défaut de quoi ce n’est ni drôle, ni bien finaud. Est-ce que c’est dramatique ? Non. Mais le mieux quand on rate une blague et qu’on manque sa cible, c’est de s’excuser.

Rien à voir avec les pitreries de Vincent Flibustier : il moque les dérives d’une émission et d’une chroniqueuse qui a largement plus d’audience que lui et il caricature précisément les outils employés par la chroniqueuse elle-même directrice de média ou par la complosphère.

Ainsi, par exemple, les détournements jugés transphobes des photomontages dont Palomba a été la cible et qui ont été partagé par les suiveurs de Flibustier, sont transphobes, oui, mais c’est parce qu’ils prennent directement référence à un événement ayant tourné dans la complosphère qui laisse entendre qu’une personne publique pouvait être un homme et non une femme. Quand on joue l’Avare, on dévoile son avarice, on la met en scène, on fait l’illustre à travers des propos et des comportements.

Pour un détournement, c’est pareil (toute œuvre est par ailleurs un détournement : les auteurs ne souscrivent jamais aux propos ou actions des personnages qu’ils décrivent) : pour moquer les excès transphobes, on est obligé de les exprimer, de les illustrer à travers des propos transphobes. Mais c’est justement leur caractère caricatural qui permet de faire la différence entre ce que pense le caricaturiste et le sujet moqué qui lui tient de tels propos au premier second… C’est toujours le degré ou la nature du détournement qu’il faut apprécier. Et ce n’est pas toujours clair. Ces caricatures ne visent donc pas la communauté trans, mais les complotistes ou les tabloïds qui lancent de telles rumeurs transphobes. Le détournement permet justement d’en démontrer l’absurdité et leur caractère injuste. (En revanche, la répétition est lourde. Là encore, cela peut dépendre de l’émetteur de la caricature : parfois, ce ne sont pas des détournements, mais des moqueries à prendre au premier degré.)


Les capitales

Violences de la société / réseaux sociaux


Autres capitales :


The Boys (2019)

Le Supe Opera qui crache dans la soupe

Note : 3.5 sur 5.

The Boys

Année : 2019

Création : Eric Kripke

Proposition de départ intéressante : dézinguer les super-héros en se demandant ce qu’ils pourraient devenir s’ils disposaient réellement des pouvoirs dont ils sont supposés avoir. Ils en abuseraient allègrement bien sûr : autoritarisme, violence gratuite et sexuelle, mégalomanie, absence d’empathie pour des êtres inférieurs (ou même pour leurs congénères pouvant apparaître comme des rivaux dans un environnement où la popularité garantit certains privilèges et où tout le monde semble vouloir se tirer dans les pattes), tendance au sadisme et à la violence gratuite, l’impression justifiée ou non par leur statut de super-héros qu’ils sont au-dessus des lois ou considérant que la loi c’est eux, etc. Bref, cela ressemblerait à une jolie forme de dictature, les puissants décidant le plus souvent pour le reste des individus qui leur sont inférieurs, et une dérive déjà pas mal questionnée dans X-Men et compagnie.

La manière dont les agressions sexuelles sont mises sur le tapis, notamment, dès le premier épisode, sent bon l’air du temps, mais ça s’assagit trop par la suite avec une volonté assumée, et en contradiction avec l’idée initiale, d’en sauver certains parmi les protagonistes surpuissants en en faisant les victimes d’un système qui les dépasse. Le trash sexuel quand il apparaît par la suite n’est plus qu’anecdotique, alors que la fellation de bizutage inaugurale avait un poids narratif et donnait le ton à la série (audace et mauvais goût), un ton qu’on ne retrouvera jamais aussi bien justifié par la suite. Difficile d’introduire de nouveaux éléments obscènes et “intimes” une fois que tous les personnages et leurs relations sont installés ; c’est peut-être ça aussi le problème, la difficulté d’avancer en se séparant de ses personnages initiaux : la série se sent comme obligée de continuer à suivre en filigrane les péripéties de A-Train et de l’Homme-poison, alors qu’on aurait avancé par exemple en reproduisant saison après saison ce qui fait le sel de la série : son irrévérence, ses agressions obscènes, certainement pas ses personnages qui, une fois qu’on a compris que les rôles sont inversés, n’ont plus rien d’original. On entrevoit le paradoxe : s’attacher à des personnages sur la durée (des saisons) alors que dans un même temps, on sabote leur importance, leur dignité, leur probité, et la sincérité de leur héroïsme supposé. Les « méchants » (ici, agresseur sexuel et meurtrier), il ne faudrait pas avoir de remords à s’en séparer.

On tombe alors peu à peu dans la routine d’un univers devenu trop sage et dichotomique, en suivant tous les clichés des films de super-héros, en particulier celui, mis en évidence au fil des révélations sur la manière dont l’univers s’est construit, de l’existence d’un complot fomenté par une société secrète (ou privée, Vought) au profit d’un groupe restreint d’individus contre l’intérêt général de la société… Malheureusement, si l’idée de départ était séduisante, le ton finit piteusement par reproduire ce qu’il était censé dénoncer ou ridiculiser au départ, du moins tel qu’il était compris au début de la série. Au fil des épisodes, il ne cesse de s’édulcorer, soit par habitude, soit par incompréhension, soit par paresse : on réalise qu’au contraire d’une véritable satire du genre, la série ne fait qu’inverser les rôles. Les super-héros deviennent les méchants, et leurs victimes, sorte d’agence tout risques multiethnique pour contenter les spectateurs de la planète entière, deviennent les héros sur qui retombe la responsabilité de les éliminer ou de les révéler tels qu’ils sont à leur public. On inverse les rôles, et le discours habituel sur les héros (censés être les bons ou les vrais), lui, perdure. Blanc bonnet et bonnet blanc.

La déception au fil des épisodes est telle, qu’on se demande en réalité si la proposition de départ de moquer et de faire une sorte de satire des films de super-héros ne repose pas uniquement sur cette inversion des valeurs et des rôles : on se retrouve au final avec une série reproduisant à l’identique toutes les habituelles recettes du genre auxquelles on avait sans doute pensé à tort qu’elles ne seront pas employées au profit des héros révélés que sont les Boys sans proposer en réalité autre chose pour assaisonner la série que de l’humour trash pour nous maintenir faussement dans l’idée qu’on était face à une satire des films de super-héros. S’il s’agit bien d’une satire, la série tomberait alors dans le piège le plus commun du genre : reproduire ce qu’on dénonce. Et si cet aspect est peut-être plus assumé ou évident dans la BD originale (que je n’ai pas lue), il a en tout cas été vite aspiré, largement édulcoré, par les nécessités et les habitudes de production hollywoodiennes.

Sont exploités alors toutes les facilités, tous les passages obligés qui contenteront sans peine le spectateur, et tous les clichés de la construction des personnages du héros américain traditionnel depuis que le cinéma du XXᵉ siècle en a largement répandu le modèle à travers la planète :

 — recours récurrent à la vengeance (qu’elle soit celle de super-héros ou de super-normaux, le calque est rigoureusement identique et appliqué à tous les personnages).

 — les failles traumatisantes du passé réanimées par le méchant pour faire souffrir le héros (le « boys » ou le gentil « supe »). Passé, identité ou intentions cachées suggérés par petites touches devront ainsi forcément faire l’objet d’une révélation, d’un dévoilement futur…

 — posture du héros qui se sacrifie pour ses comparses lesquels ne sont évidemment pas d’accord. Si les super-héros sont trashs, les « supes gentils » et les « boys » récupèrent bien tous les clichés des personnages auxquels on voudrait nous forcer à nous identifier. Ainsi, ces héros ont tous des vices, mais ces vices sont censés être leur fardeau : stratagème habituel pour les rendre encore plus sympathiques. En réalité, sont interdits tous les éléments de caractère susceptibles de les rendre antipathiques ou problématiques, tous contours troubles forçant notre intelligence ou notre suspension de jugement dans un exercice prohibé dans le divertissement à l’américaine : le doute, le questionnement. Tout ce qui dépasse est supprimé, exactement comme dans n’importe quel autre show. Où est la logique de faire une série pour critiquer aussi ouvertement les super-héros si c’est pour refourguer tout l’arsenal habituel des thématiques héroïques propres aux divertissements us qu’ils soient héros super ou non ? On remarquera d’ailleurs l’importance de l’interprétation des acteurs pour s’assurer que leur personnage, même écrit sans ces aspérités, sont capables de ne jamais exprimer le moindre sentiment les faisant basculer de l’autre côté de la force (pour un acteur : devenir antipathique). Si on regarde Butcher, par exemple, en plus des nombreux vices qui forgent son personnage, malgré son caractère bougon et souvent autoritaire, malgré toutes les couilles qu’il fait à ses partenaires, l’acteur parvient à le rendre sympathique en ne le faisant jamais basculer vers la haine, le mépris ou tout autre sentiment qui casserait ce lien qu’il a crée avec le public. Si son personnage peut ponctuellement ne pas tenir ses promesses par exemple, l’acteur a bien compris l’enjeu pour son personnage de se sacrifier pour ses « amis » ou pour mener à bien sa vengeance personnelle. Garder le cap n’est pas forcément évident, et on peut remarquer le manque d’audace de la production et / ou de l’acteur à chercher en permanence à préserver le capital sympathie du personnage principal de la série… Pas si trash ou irrévérencieux que ça finalement.

 — le nouveau venu qui dans un camp comme dans l’autre questionne (ou fait mine de le faire) la légitimité du groupe qu’il vient d’intégrer (par la force des choses : Hughie ; ou par vocation : Stella). On remarque d’ailleurs que ce principe ne peut s’appliquer qu’aux premiers épisodes de la première saison, car une fois que la série a établi des personnages récurrents et fabriqué de toutes pièces des vedettes (en reproduisant les systèmes sociaux des élites du monde du divertissement que la série « dénonce »), plus question soit de les supprimer (ou au compte-gouttes : un dilemme de distribution, une saison sur l’autre, similaire à celui auquel est confronté n’importe quel soap opera) soit d’en introduire d’autres. Bref, le ronron habituel des séries qui ne savent pas se réinventer ou assumer les pistes pleines d’audace et de promesses entraperçues dès les premières minutes du show.

 — rapport conflictuel à l’autorité et à la force. Est-ce que la puissance est légitime si on pense qu’elle est juste ? mais juste par rapport à qui… ? Dilemme déjà posé dans les récits de super-héros depuis belle lurette, illustré par la fameuse maxime de Spiderman : « de grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilités », et qui est réemployé dans la série exactement à la même sauce, pas la moindre tentative de proposer le sujet (à défaut de pouvoir en aborder d’autres) sous un angle nouveau.

 — la cupidité. En dehors des profits de la société Vought, une caractéristique essentiellement présente chez les “supes” à travers le thème de la popularité avec l’ambition permanente chez eux d’atteindre les sommets de ce qui est considéré comme le gratin social : les 7. Un vice auquel on oppose la vertu des « boys » : eux ne sont animés que par des ambitions soit perçues comme vertueuses, soit sources de dilemmes internes, comme la vengeance. Même le plus puissant des 7, Homelander, n’agit pas en suivant une idéologie, mais par simple nécessité de légitimer son existence ou d’être tout bonnement aimé, ce qui, dans la logique de son personnage constitue une marque de cupidité (ce sujet sera creusé au fil des saisons en se rapprochant là encore des archétypes du genre : solitude liée à son enfance, méchant capricieux et imprévisible, avec peut-être le seul écart par rapport à ses prédécesseurs en le rapprochant plus d’un Donald Trump que d’un méchant psychopathe calculateur ; ce que Homelander peut pourtant être aussi quand il est à l’origine des « super terroristes », signe que le télescopage entre l’époque où a été écrit la BD et les références contemporaines à un leader surtout caractérisé par son idiotie n’est pas non plus cohérent quand on pense la série dans sa globalité).

La série, malgré ce recours systématique à des recettes qu’on a cru dans un premier temps être dénoncées ou moquées, reste agréable à regarder, mais malheureusement encore, il semblerait que la forme peine très vite à intégrer les promesses des critiques du genre (celle-ci, je le pense, bien réelles) faites dans le scénario à ses débuts ou dans la BD, jusqu’aux saisons suivantes qui perdent de plus en plus de vue ces audaces initiales : un peu comme si, à l’image de For All Mankind, la réalisation et la production ne suivaient pas et utilisaient au premier degré toutes les recettes et mise à distance critique des idées soulevées dans la matière originelle de la série.

En plus d’adopter, à l’insu de son plein gré sans doute, tous les sujets caractéristiques du genre, la série est ainsi structurée pareillement dans sa mise en forme comme n’importe quelle série de super-héros ou même comme une vulgaire série us en en reprenant exactement tous les codes :

 — cliffhanger et climax obligatoires pour chaque fin d’épisode et de saison.

 — effets sonores et musiques d’ambiance qui n’ont pas changé depuis au moins vingt ans et qui interviennent aux mêmes moments cruciaux pour souligner la tension, l’émotion ou ponctuer l’action de l’épisode.

 — recours permanent et même systématique à la fibre sensible. C’est même le propre des divertissements hollywoodiens : chaque pause en parallèle de l’intrigue principale sert à développer les relations passionnelles entre les personnages, et ainsi attirer l’empathie du spectateur. Jamais rien de plus profond, de thématiques non émotionnelles/relationnelles, et surtout les méthodes pour y parvenir sont formatées dans ce moule que pourtant la série semblait vouloir éviter dans ses premiers épisodes. Même pour ce qui est de l’atout principal de la série, l’humour trash, sexuel et sanglant, cela se normalise, car cela touche de plus en plus rarement les personnages principaux et leur évocation est purement cosmétique et décoratif : ils ne sont plus essentiels dans la trame dramatique élaborée pour la saison — ce qui n’était pas le cas dans la première quand le viol initial de Stella constituait un élément essentiel du récit ou quand le traumatisme de son futur amoureux face à la mort brutale et soudaine de son ex pesait encore sur la saison. On enlève le passage obligé du vocabulaire et des petites séquences trash, et on a là le calque parfait d’un film de super-héros dont le principal superpouvoir semble surtout être celui d’être super sympathique, même, et souvent grâce, à ses travers. Il serait certes idiot et peu crédible de reproduire certains traumatismes initiaux afin de pouvoir déclencher des nouvelles boucles narratives dans lesquelles les personnages principaux seraient réellement impliqués, mais cette impossibilité de trop toucher à ces personnages rend d’autant plus inutile et futile la nécessité de multiplier les saisons. Dans le serial, on accepte la possibilité de « nouvelles aventures » par le biais de nouvelles missions ou par l’intervention de nouveaux méchants, mais dans une série qui repose essentiellement sur l’inversion des valeurs et le trash, le contrat peut difficilement être le même.

 — fibre sensible toujours, avec des amourettes obligatoires pour tous les personnages récurrents avec conflit sur les mensonges des uns et des autres pour créer une tension interne sans forcément de rapports ou de conséquences sur la trame principale (avec là encore les mêmes recettes émotionnelles employées sans fin). Écris une histoire ambitieuse, critique de la société, du divertissement, et cette société à qui tu vendras l’adaptation de ces idées pleines d’audace travestira vite ça en « Supe Opera ».

 — conflits toujours et oppositions à l’intérieur du groupe et de la famille qui n’ont pas changé depuis au moins… Alien. On a le même souci dans l’univers Star Wars où à force de vouloir reproduire les mêmes schémas pour chaque relation, on fait vite le tour parmi les personnages principaux, et on en vient à porter son attention jusqu’au moindre personnage d’arrière-plan qui paraissait mystérieux jusque-là justement parce qu’on s’était bien gardé de trouver un sens à sa vie, à lui créer des attaches, une histoire, des sentiments. C’est l’effet Boba Fett : après la tentative de Lucas de faire du chasseur de prime le modèle pour ses clones, Disney se sert à nouveau de son image hiératique, quasiment mutique, pour créer les Mandalorians (et pas qu’une fois d’après ce que je peux voir). À chaque fois avec le même résultat : une coquille vide. On ne sera donc pas étonné si un jour Amazon Prime propose une série à part entière sur Black Noir dont la principale réussite serait de casser et de démystifier (en mal) l’aura que peut encore avoir son personnage après quelques épisodes. Le type est à la fois cool et ridicule justement parce qu’il est impassible et impénétrable ; dès qu’on tente de l’incorporer dans la soupe habituelle du show en en développant l’histoire, il fend l’armure, et son personnage finit d’être drôle ou intriguant (c’est ce qui se passe dans la troisième saison). Etc.

Dans les grandes lignes, reproduire ces recettes, ce serait peut-être pas tant que ça un problème, toutes les séries y ont recours. Mais en réalité, chaque détail et seconde de la série répond au grand cahier des charges du divertissement hollywoodien, et plus particulièrement à celui des films de super-héros. Un comble. Et une déception. Parce qu’au vu des premiers épisodes, on n’en attendait autre chose… Le paradoxe vit mal, et on l’accepte de moins en moins, épisode après épisode. On peut ainsi noter par exemple le symbole et le cynisme presque de voir la série distribuée sur la plateforme de l’une des sociétés internationales les plus en pointe en matière de casse sociale et environnementale… Un modèle typique de multinationales pourtant brandit souvent dans les films de super-héros comme un épouvantail (on retrouve le même paradoxe qui avait fait l’objet d’une ou deux séquences dans le dernier Matrix). Le capitalisme est prêt à avaler n’importe quoi, surtout le plus politiquement incorrect, le plus contestataire, violent, immoral ou indécent pour s’en approprier les caractéristiques ou mérites, y extraire les quelques spécificités afin de séduire son public, avant de le remâcher à sa manière, le répliquer comme on réplique une rente, un dividende, et lui ôter jusqu’à l’absurde ou jusqu’au paradoxe tout ce qui en faisait l’essence. Dénoncez les principes de la société à laquelle vous appartenez, celle-ci arrivera toujours à s’approprier votre critique. Black Hole Noir… Les gros finissent par tout manger, même ceux censés faire leur critique.

Paradoxalement, là où la série réussit peut-être un joli tour de force (du moins dans sa première saison et colle ainsi tout à fait encore à For All Mankind), c’est de voir que pour répondre au politiquement correct général de notre époque, non seulement les femmes se font rarement malmener par les hommes (elles ne se font plus faire, en dehors de l’agression dont est victime Stella lors de son bizutage des 7 : son agresseur se fera lui-même régulièrement tancer, notamment par une femme venant lui fouiller les branchies ; le Frenchie, lui, a une petite amie plutôt du genre tatillonne, et des relations « professionnelles » avec une Russe ne sont pas non plus à son avantage), mais aussi presque la quasi-totalité des postes à responsabilité qui aurait pu tout autant être occupés par des hommes le sont par des femmes : la directrice du FBI, celle qui gère les super-héros et en enfant en bas âge, celle qui avait initié en premier la lutte contre la firme Vought et qui avait constitué ce groupe de bras cassés inspiré de l’Agence tout risque, la politicienne exploseuse de tête, etc. Malheureusement, nombre de ces femmes se feront plus ou moins vite zigouiller (parfois même remplacer par des hommes). Reste que le plus réussi sans doute est que leur autorité n’est pas discutée (tout juste cela fait l’objet d’un léger complexe chez les hommes habitués à se poster comme des protecteurs avec les femmes, ici, plus coriaces qu’eux). Au même poste, elles se révèlent avoir ni plus ni moins les mêmes comportements (vices et autorité) que les hommes.

Ironique de voir que là où la série marche aussi le mieux, c’est précisément dans le politiquement correct…

L’inclusivité marche moins bien, en revanche, avec Frenchie et Kimiko : l’un est essentialisé (par son surnom d’une part, puis par ses talents culinaires, quelle originalité pour un Français ; on remarquera d’ailleurs qu’il est peu probable que l’acteur soit francophone : à en croire ses interventions peu naturelles et sa prononciation par exemple de « mon cœur » assez pénible), l’autre est muette (cliché de l’Asiatique avec qui la communication est impossible, présent dans Lost si je me rappelle, avant que le même personnage retrouve la parole, un peu comme l’indigène dans L’Oiseau de paradis qui apprend peu à peu la langue civilisée des Américains, et un cliché qu’on retrouve encore dans les westerns avec des Indiens). Les deux autres personnages principaux du groupe s’en tirent mieux : le Britannique dans un personnage calqué sur Wolverine, et le Noir robuste mais minutieux et réfléchi. (L’ingénu étant laissé pour une fois à l’Américain : même si on peut considérer que le John Doe, l’Américain moyen, est en soi un archétype assez peu marqué pour son originalité, il y a une logique à l’opposer à l’archétype trumpesque de Superman et à l’inclure dans une série sur les super-héros.)

Après toutes ces promesses non tenues, on en viendrait presque à se demander s’il n’aurait pas mieux valu se contenter de suivre les premiers épisodes en se gardant bien de tomber dans le piège du spectateur devenu attaché aux personnages et soucieux, comme dans n’importe quelle série, du devenir de ses héros… Est-ce que finalement le courage et le sens du sacrifice tant glorifiés dans la série, ce ne serait pas d’arrêter de s’infliger ces conneries quand elles ne font que se répéter ? Allez, j’arrête ? Demain, je mets le costume au placard…

The Boys 2019 | Amazon Studios, Kickstart Entertainment, Kripke Enterprises


Sur La Saveur des goûts amers :

Top des films de science-fiction (non inclus)

Liens externes :


Les Femmes des autres, Damiano Damiani (1963)

François, Paul et Virginie

Note : 4.5 sur 5.

Les Femmes des autres

Titre original : La rimpatriata

Année : 1963

Réalisation : Damiano Damiani 

Avec : Walter Chiari, Francisco Rabal, Letícia Román, Dominique Boschero, Gastone Moschin

— TOP FILMS

Admirable comédie (de caractères) italienne d’un style grinçant comme seuls les Italiens pouvaient le faire à l’époque. C’est aussi une comédie de retrouvailles entre potes, autre genre en soi (vu récemment l’excellent Return of the Secaucus Seven de John Sayles dans cette veine, mais on peut citer aussi Diner, Peter’s Friends, Les Copains d’abord, Les Petits Mouchoirs, Vincent, François, Paul et les autres, etc.).

La bande recomposée d’un soir est menée par une sorte de Casanova au grand cœur, prototype du garçon charmant aussi bien apprécié par les femmes que par les hommes ; les premières, pour son mélange étrange et irrésistible de séducteur invétéré et de sincérité, les seconds, pour sa capacité à leur rabattre de futures victimes consentantes (ou non).

Le séducteur se révèle être bien plus respectueux des femmes qu’il côtoie et manipule à l’insu de leur plein gré que sa bande d’amis, prototypes, eux, des petits-bourgeois soucieux de sauver les apparences, leur statut social, sans jamais être les derniers à duper des victimes ou à se foutre des conséquences de leurs « conquêtes ».

Rien n’est pour autant blanc ou noir dans ces relations. La bande est plus ou moins présentée à travers les yeux d’un des amis (le film en fait d’abord l’introduction pour aller ensuite de retrouvailles en retrouvailles) qui, de retour dans sa ville natale, vient s’enquérir de son vieux charmeur de pote. Ce sera finalement le seul à lui montrer un peu de considération, à ne pas le voir seulement comme un rabatteur de minettes qui n’a pas su prendre le tournant de la vie rangée d’adulte responsable (donc hypocrite, corrompu et toujours volage malgré l’image livrée à la société), mais aussi le seul à conclure, parmi les séducteurs de la bande, avec un autre personnage, féminin, clé sans doute de la réussite du film.

Cette femme est plus jeune qu’eux, déjà sans illusions, et semble trouver parmi cette bande d’amis reconstituée une forme de liberté éphémère, pas seulement sexuelle, pouvant lui faire oublier le temps d’une soirée son statut de femme vouée à être trompée, victime et objets du désir des hommes.

 

Elle a tout compris déjà de l’injustice des codes et des rapports humains entre les hommes et les femmes dans cette société bourgeoise : en tant que femme, elle peut seulement rêver de la même liberté, des mêmes détours sans jamais avoir à subir les conséquences de ses écarts volages, car à moins de partir loin une fois sa réputation faite, si elle profite aujourd’hui des mêmes plaisirs que lui offre sa jeunesse, plaisirs accordés aux hommes seulement, il sera difficile pour elle de préserver les apparences d’une jeune fille comme il faut. Les hommes volages ne prennent le risque que de gagner un statut de séducteur qui rendra jaloux les autres hommes — et leur femme, un peu moins séduisante ; jouer le même jeu qu’eux lui brûlera, elle, assurément les ailes.

Un homme, avec le temps, finit au pire par se prendre quelques beignes dans la figure par des maris, des frères, ou comme ici des ouvriers pourtant pas bien méchants ; une femme qui se laisse trop ostensiblement ouvrir aux plaisirs des autres pour contenter les siens finira, elle, par recevoir des coups bas après lesquels on ne se relève pas, et oubliée plus vite encore par ceux qui hier disaient l’aimer. Il y a des amours sincères qui peuvent prendre tout de l’apparence des aventures passagères, et il y a des promesses d’amour faites par des hommes donnant toutes les garanties des hommes de bonnes familles qui cachent toujours ou presque leurs basses pulsions de mâles coureurs et frustrés. À côté de cela, il y a des hommes sincères aussi, qui ont toujours l’air d’en vouloir à vos fesses, et il y a des hommes, qui avec leur air d’hommes rangés ne s’intéressent réellement qu’à ces fesses. Les apparences sont trompeuses comme souvent.

Tout est gris, comme l’un de ces potes le dira au sortir du premier restaurant pour qualifier sa soirée.

Il faut parfois de bons contrepoints pour faire un grand film, ce personnage féminin (plus un autre, croisé à la fin du film, et représentant en quelque sorte le négatif du premier vingt ans après), dans un film de potes, en est un excellent ici. L’ambivalence (l’hypocrisie surtout) baignant le reste des relations entre les hommes, au milieu de cette bonne humeur de façade, en constitue un autre. Derrière les sourires, les jeux de séduction et les baisers partagés à la nuit tombée, beaucoup de tragédies personnelles. Et la description d’une société malade.


 

Les Femmes des autres, Damiano Damiani 1963 La rimpatriata | 22 Dicembre, Galatea Film, Societa Editoriale Cinematografica Italiana