Un matin couleur de sang, Li Shaohong (1990/92)

Note : 4.5 sur 5.

Un matin couleur de sang

Titre original : Xuese qingchen/血色清晨

Titre international/alternatif : Bloody Morning

Année : 1990/92

Réalisation : Li Shaohong

Avec : Zhaohui Gong, Hu Yajie, Lu Hui ,Wong Kwong-Kuen, Yan Xie, Zhao Jun, Kong Lin, Ju Xingmao, Miao Miao, Linlang Ye

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Remarquable adaptation du roman de Gabriel García Márquez, Chronique d’une mort annoncée. Le film navigue entre Kiarostami (tendance sac de nœuds, comme Où est la maison de mon ami ? ou Close Up, tournés d’ailleurs à la même époque) et Asghar Farhadi (même tendance sac de nœuds, spécifiquement judiciaire).

Le récit dans les deux premiers tiers du film se partage entre l’enquête qui suit le crime d’honneur dont a été victime le maître d’école (la voix off du policier — forcément bienveillant comme dans n’importe quel film de dictature — ponctue le récit), les flashbacks censés rapporter une version des faits (un peu à la manière de Rashômon et de Nous et nos montagnes, mais il n’y a pas vraiment de contradictions dans le récit des personnages, c’est surtout un prétexte narratif pour changer de temporalité et se focaliser sur les différents sujets abordés lors de l’enquête) et les conséquences (surtout psychologiques) du crime avant que les deux assassins ne quittent le village pour être jugés.

Le dernier tiers du film livre une conclusion à tout cet engrenage parfois complexe en montrant une version plus linéaire des faits au matin du meurtre. On quitte alors un type de récit à la Rashômon pour épouser un dénouement, toujours sous forme de flashback, plus à la Agatha Christie (tendance Le Crime de l’Orient-Express) parce qu’en réalité, les deux assassins ont tout fait pour que les divers villageois à qui ils ne cachaient pas leur dessein les empêchent de passer à l’acte. Mais un mélange de circonstances malheureuses et de pleutrerie générale a fait qu’ils ont dû suivre ainsi la macabre tradition de ce qui est une constante dans les cultures du monde : quand la fille à marier se révèle ne plus être vierge à la nuit de noces, un crime d’honneur (la victime en est le plus souvent la mariée, ici, il s’agit du fautif supposé, l’instituteur) s’impose pour sauver la face… Ironiquement, lors du mariage, la troupe de théâtre semblait proposer un numéro consistant à rappeler l’importance de s’assurer de la virginité de la fiancée avant le mariage (« semblait », parce que le plan sert de virgule avant de passer à autre chose)… Au petit matin, tout le monde a su, personne n’y a vraiment cru, et une fois tout le village massé autour des trois protagonistes, les deux frères ne pouvaient plus reculer… Chaque individu de cette chaîne défaillante, accroché malgré lui à une tradition barbare et rétrograde possède sa part de responsabilité aux côtés des deux assassins. La morale de ce conte funèbre pourrait ainsi être : « Si vous trouvez ça révoltant, faites en sorte que l’on ne pratique plus cet odieux crime d’honneur dans nos campagnes. La Chine doit entamer cette révolution ! »

En Iran, comme en Amérique du Sud, comme en Union soviétique, et donc comme en Chine, cette même capacité à évoquer par le conte et par la parabole, une morale universelle susceptible de ne pas trop froisser la dictature en place. Car si le roman initial et cette adaptation (à laquelle il faut ajouter la version italienne dont je n’ai aucun souvenir) divergent quelque peu, les crimes d’honneur constituent bien une constante universelle dans des sociétés du monde n’ayant aucun rapport entre elles et censée protéger le lignage des familles. Le film montre d’ailleurs bien à la fois le choc culturel opposant ces usages ancestraux aux usages modernes condamnant ces pratiques, mais aussi l’opposition entre le monde des campagnes, héritières d’un autre, millénaire et en décomposition (les extérieurs, composés de maisons ou de bâtiments en ruines vieux de plusieurs siècles, évoquent parfois, dans un univers toutefois plus escarpé, les décors du Printemps d’une petite ville), et le monde des villes qui n’est pas encore celui des mégalopoles chinoises actuelles, mais des villes moyennes dans lesquelles les paysans peuvent s’enrichir.

Le film gagnerait à être vu une seconde fois tant il s’est révélé compliqué à suivre. Le film a les défauts de ses qualités : sa structure est très dense, pleine d’ellipses, de personnages et de flashbacks, au point que l’on ne sait parfois plus qui est qui et que le sens de la situation nous échappe (les mariages arrangés imposent une forte verbalisation des rapports, une marchandisation des liens à créer, et quand on évoque le nom d’un personnage, puis celui d’un autre, on est vite perdus). Au milieu du film, je n’y comprenais plus rien. Façon Le Grand Sommeil. Qui s’en plaindrait d’ailleurs ? Le confusionnisme a ses avantages (si toutefois on sait se laisser porter par les quelques instants de grâce d’une réalisation). J’ai ainsi dû reconstituer a posteriori un puzzle laissé inachevé pour m’assurer, après des recherches, par exemple, que la mariée n’avait jamais avoué avoir eu une liaison avec le maître d’école comme j’en avais eu l’impression au visionnage (ayant gardé son livre de poèmes, il est raisonnable de l’imaginer amoureuse du fiancé de sa meilleure amie, mais à la manière d’un récit à la Asghar Farhadi, ce détail joue surtout sur les apparences et entretient le flou sans rien apporter de concluant sur la réalité de leur relation). Une fois l’identité de chacun mieux établie, j’ai ainsi mieux saisi la manière dont le mariage avait été arrangé : le marié (qui répudiera sa femme la nuit du mariage), jouissant d’une bonne situation dans le village voisin, tombe sous le charme de la fille et pour convaincre son frère de lui accorder le mariage, il lui propose de se marier le même jour (à 36 ans, aucune femme ne veut de lui) avec sa propre sœur… handicapée. Après avoir constaté que sa femme n’était pas vierge, le mari la renverra donc dans sa famille la nuit même et pillera les cadeaux que la famille avait reçus en dot… (Le récit pratique ici la technique de la douche écossaise qu’affectionnait, dans mon souvenir, John Ford et Akira Kurosawa — mais je n’en suis plus si certain, mes recherches sur le Net pour m’en assurer… me renvoyant vers des pages de mon site ! —, qui consiste à alterner une séquence douce, lente, avec une autre, brutale et rapide. Ici, le pillage nocturne des biens du second mariage répond ainsi à l’autre nuit de noces et à la tendresse naissante entre le futur assassin et sa femme handicapée. Le frère « déshonoré » repartira même avec sa sœur, touchée par une crise d’épilepsie…)

Vive les mariages d’amour.

D’autres détails encore, plus subtils, ou évocateurs d’une réalité, prennent alors tout leur sens. La marque des grands films. Le soin apporté à chaque personnage secondaire du village, par exemple, du bambin martyrisé par ses voisins et qui échoue à passer le message que sa sœur lui avait demandé de faire parvenir à l’instituteur, à la grand-mère qui a perdu la tête, en passant par les diverses femmes du village, loin d’adopter la moindre bienveillance et sororité à l’égard de la fiancée mise en cause. Et cela se fait à travers des plans brefs, généralement des plans de coupe, révélant l’esprit de tous ces personnages secondaires dans des situations dont souvent, prisonniers de leur point de vue, ils ne peuvent mesurer la portée.

Le film a été réalisé à la grande période du renouveau du cinéma chinois quand on découvrait notamment en France les films de Zhang Yimou et de Chen Kaige. Il partage ainsi certaines qualités spécifiques de cette tendance : jolie lumière ; élégance de la réalisation à travers de légers mouvements de caméra et des angles recherchés ; un découpage serré, mais lent, capable de créer des atmosphères à la fois réalistes et poétiques ; usage parcimonieux et judicieux de la musique (à l’opposé des productions futures se vautrant dans le lyrisme pompier) ; et une direction d’acteurs stupéfiante de précision et de naturel (deux spécificités souvent contraires)…

Comment un tel film a-t-il pu disparaître des radars alors qu’il avait été primé, et donc remarqué, au Festival des trois continents ? Les distributeurs, Arte, ont-ils fait le job alors qu’à la même période le cinéma chinois était à la mode ? Est-ce que c’est parce que Li Shaohong est une femme ?… Parce que le film nous perd parfois ? Mystère. La Cinémathèque française l’a diffusé dans une salle minuscule (et à « guichet fermé ») à l’occasion d’une rétrospective dédiée aux femmes cinéastes chinoises.


Un matin couleur de sang/Bloody Morning/Xuese qingchen/血色清晨, Li Shaohong (1990/92) | Beijing Film Studio


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La Lignée d’une femme, Kenji Misumi (1962)

Sakura en pleurs

Note : 4.5 sur 5.

La Lignée d’une femme

Titre original : Onnakeizu / 婦系図

Année : 1962

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Raizô Ichikawa, Masayo Banri, Michiyo Kogure, Koreya Senda, Eiji Funakoshi, Mitsuko Mito, Mako Sanjô, Saburô Date, Akihiko Katayama

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Somptueuse adaptation d’un roman déjà adapté quatre fois au cinéma de Kyoka Izumi, auteur de nombreuses histoires qui seront adaptées au cinéma, dont Le Fil blanc de la cascade de Mizoguchi.

Aucune de ces précédentes versions n’est disponible. La première version réalisée par Hôtei Nomura voit Kinuyo Tanaka interpréter le rôle de la geisha devenue femme du personnage principal. On doit la seconde à Masahiro Makino pour la Toho en 1942 dans un film cité par les 300 de Tadao Sato dans son ouvrage de référence (Hideko Takamine joue la sœur cadette amoureuse de son frère adoptif et une autre actrice de Naruse, grande star des années 30, Isuzu Yamada, interprète le rôle de la geisha). La Daiei propose avant celle-ci une première version sortie en 1955 avec Teinosuke Kinugasa derrière la caméra et notamment Fujiko Yamamoto devant. Enfin, en 1959, la Shin-Toho en réalise une dernière version avant celle de Misumi (au cinéma, parce que le roman a fait l’objet de nombreuses adaptations à la télévision). Autant dire qu’on a affaire à un classique de la littérature et du cinéma ; ce qu’on voit là, ce n’est encore probablement que la partie émergée d’un gros iceberg camouflé dans le brouillard…

Je ne vais pas mentir. J’ai toujours eu un goût prononcé pour les contextes historiques composites rarement exposés au cinéma, les périodes intermédiaires et mouvantes. Le fait qu’en Occident on voit le plus souvent les productions nipponnes de manière dichotomique entre d’un côté les productions classiques en costumes prenant forcément place à l’époque Edo, et de l’autre, toutes celles qui sont contemporaines à leur récit (au mieux, les années 20-30), cela revient à écarter malheureusement le milieu de l’ère Meiji durant laquelle le Japon s’ouvre au monde, s’industrialise, s’éduque et connaît par conséquent un changement majeur dans la structuration et les usages de sa société (curieusement, le cinéma américain souffre du même déficit d’image, j’avais vu ça avec La Fille sur la balançoire). La période n’est pas pour autant délaissée des films que l’on peut souvent découvrir à travers notre angle auteuriste du cinéma, mais il est souvent trompeur, car on y voit finalement assez peu de ces changements d’usage (pas autant qu’il me plairait de les voir en tout cas : on reste cantonnés aux quartiers de plaisirs, à la campagne, certaines adaptations des romans prenant place à cette époque montrent assez peu du pays, et ce sont finalement peut-être les films de yakuzas qui dévoilent le plus de cette époque durant laquelle tous les instruments de cette modernité envahissante — lunettes, costumes à l’occidental, revolvers, premières automobiles — sont les attributs ostensibles de personnages déviants sans « code d’honneur »). Misumi réalise d’ailleurs l’année suivante une biographie d’un des acteurs de ces réformes, Ôkuma Shigenobu, à travers laquelle ces usages composites et mouvants sont encore plus notables que dans La Lignée d’une femme.

L’un des premiers usages qui tranche ici avec ce qu’on est habitué à voir, c’est la manière dont le personnage central de cette histoire, Hayase, un jeune pickpocket, est pris en main puis adopté au début du film par Shunzo Sakai, un professeur à l’Université impériale de Tokyo. Quelques années plus tôt, cette figure paternelle aurait été un samouraï ou un vaurien (comme le personnage de Shintarô Katsu dans L’Enfant renard). Et cela continue avec la séquence qui suit : devenu adulte, Hayase finit ses études et devient traducteur d’allemand. Confusion des classes et ouvertures nouvelles sur le monde, rien de mieux pour aiguiser mon imagination.

Après ce premier choc lié à la singularité et au caractère hybride de son sujet, vient pour moi un autre choc, esthétique, cette fois. Si la période Meiji est source de beaucoup d’étrangetés visuelles apparaissant parfois à l’écran, je dois faire un autre aveu : j’ai un faible pour les vitres au cinéma. Ce n’est pas un intérêt métacritique ou symbolique, comme certains, pour le surcadrage, c’est purement visuel. Les vitres permettent la mise en évidence d’arrière-plans travaillés dont l’intérêt est justement de n’en saisir qu’une infime portion et de deviner le reste. Comme les portes coulissantes ou les paravents, les vitres permettent aussi de structurer des espaces marqués à différents niveaux de profondeur. Ce que ces cadrages symbolisent, je m’en moque ; ce qu’ils rendent possible, en revanche, c’est surtout des ouvertures sur un monde disparu reproduit, ou suggéré, le plus souvent en studio. Des vitres donc, mais aussi un agencement propre aux petites maisons japonaises intégrant des éléments venus d’Europe tout en proposant dans un même plan des espaces de vie sur différents niveaux, des ruelles en arrière-plans qu’on devine juste au bord d’une fenêtre ouverte sur toute sa latéralité, des minuscules parcelles de jardin combinant dans un désordre factice une variété de végétaux et d’ustensiles exotiques, des panneaux pour délimiter les propriétés, mais derrière lesquels on devine déjà toute une vie disparue, il y a tout ça dans le film. Une vitre, un espace structuré, c’est un piège à hors-champ, un fouet à l’imagination. Et encore une fois, si la plupart du temps, ces vitres, shôji ou panneaux soulignent des espaces devenus familiers à force de les dévoiler au cinéma, c’est d’autant plus excitant ici que cela concerne un monde rarement mis aussi bien en évidence au cinéma.

C’est que le budget artistique (art design, décors, costumes et accessoires) doit affoler les compteurs.

Une fois sous le charme des premières minutes (sujet et direction artistique), il faut encore que le sujet réponde aux promesses initiales.

C’est une constante, au Japon comme ailleurs : quand les classes fractionnées tentent de se recoller pour former une société nouvelle que l’on espère apaisée, les vieux réflexes réapparaissent, et on tend à faire appel à des fondamentaux sociocomportementaux pas si désuets que ça. Devenu adulte, Hayase, l’ancien pickpocket adopté par un notable, compte bien se marier avec la femme qu’il aime, Otsuta, une geisha. Cette dernière n’y croit pas beaucoup, et pourtant, sans le révéler à sa famille, aidé seulement de deux serviteurs, le jeune homme, fraîchement diplômé, se marie et s’installe avec Otsuta qui a tout à apprendre du rôle de la femme au foyer. Parallèlement à ce bonheur conjugal naissant, c’est surtout la question de la fille légitime de son père que la famille devra régler. Car Taeko est amoureuse de son frère adoptif et n’est pas pressée de voir les prétendants se masser à la porte du patriarche. Les difficultés commencent quand Eikichi Kono, le fils d’une importante famille de Shizuoka se met en tête de se marier avec la demoiselle. Sa mère qui joue les entremetteuses pour ce mariage n’arrive pas à convaincre Shunzo Sakai, le père de Taeko. Seulement, Eikichi connaît Hayase et après une première demande infructueuse trouve moyen de faire pression sur lui : il apprend d’abord qu’il est secrètement marié avec une geisha alors que ces alliances sont prohibées au sein de l’institution où il exerce désormais en tant qu’interprète, et il assiste à un vol dans lequel Hayase est impliqué malgré lui et le dénonce à la police pour se venger de lui.

Les conséquences négatives s’enchaînent alors pour Hayase. Eikichi s’étant assuré que la presse ait eu vent de son histoire, l’ancien pickpocket perd d’abord son emploi ; son père apprend du même coup son mariage avec une geisha. Shunzo Sakai demande alors à son fils de faire un choix : soit il quitte sa femme indigne, soit il reste avec elle et il coupe les ponts avec lui. À cette occasion, on se rend compte surtout que l’hypocrisie de cette nouvelle classe dominante a tout de celle de la génération précédente. Car Sakai a lui-même longtemps entretenu une geisha : l’ancienne « okami » d’Otsuta. Et une fille est née de cette relation : Taeko. (On est dans le mélo, je me régale.) L’histoire ne fait que se répéter.

À ce sujet, petit intermède. Les amateurs de la politique des auteurs et aficionados de la psychanalyse pourront également se régaler parce que deviner qui est justement issu d’une union illégitime entre une geisha et un riche marchand ? Kenji Misumi (c’est du moins ce qu’on apprend sur la ressource des sans ressources). On peut donc légitimement penser que le sujet du film le touchait particulièrement.

On n’en est pas à la moitié du film, et c’est pourtant à cet instant qu’apparaît la grande scène à faire. Dans un jardin magnifique, baigné dans une atmosphère brumeuse et poétique, au milieu des sakuras en fleurs (symbole de la beauté et de l’amour éphémère), Hayase dit à sa femme qu’ils vont devoir se séparer. Elle ne comprend d’abord pas, pensant, naïvement, et certaine de l’amour qu’il lui porte, que c’est elle qu’il a choisie quand son père l’a mis au pied du mur. Dans tous les films de Misumi, on retrouve ces face-à-face décisifs entre amants ou ennemis (c’est la même chose), et chaque fois, c’est bien le sens du cinéaste à diriger ses acteurs, ralentir le rythme, jouer sur les regards et sur l’incertitude qui ressort. Misumi n’est pas le cinéaste des sabres qui s’agitent, fer contre fer, mais bien celui des face-à-face qui précèdent les explosions de violence ou les séparations. Un homme rencontre une femme, comme disait Wilder qui s’amusait que cela puisse représenter l’idée la plus géniale qui soit au réveil d’un scénariste un peu ivre. On n’a jamais trouvé mieux.

L’avantage parfois des adaptations de roman, c’est que ceux-ci ne sont pas exactement calibrés pour le cinéma. Les adaptateurs s’y cassent souvent les dents, mais pour qui a le génie d’un Yoshikata Yoda, cela peut être l’occasion de surprendre le spectateur et de faire le pari d’un nouvel élan. Une fois la grande scène de la séparation finie, on a ainsi l’étrange impression qu’en plein milieu du film, une tout autre histoire commence (tandis qu’un autre amour éphémère prend forme : le scénariste de Mizoguchi entame ici une première collaboration avec Misumi ; ils se retrouveront sur trois autres grands drames, La Famille matrilinéaire, Deux Sœurs mélancoliques à Kyoto et La Rivière des larmes).

Les dénouements précoces, je n’y crois pas beaucoup. C’est pourtant parfaitement réussi ici. Poussés ou émus par cette séparation soudaine, cruelle et brutale, on voit le film parvenir à rester sur la même émotion. De la même manière que le silence qui suit une musique de Mozart reste du Mozart (dixit Sacha Guitry), Yoda et Misumi arrivent à surfer sur le deuil de cette histoire d’amour sincère. À moins que la force du récit à ce moment soit de nous raccrocher à des enjeux pas si nouveaux que ça, avec des cheminements narratifs qui reprennent de plus belle… Quoi qu’il en soit, alors que l’on reste désarçonnés par l’émergence de ce dénouement précoce, tout donne l’impression par la suite d’apparaître à l’écran pour la première fois, comme si l’histoire qui se développait maintenant à l’écran n’avait jamais été racontée. Une impression étrange, renforcée par les décors exceptionnels et en couleurs de ce monde reconstitué de milieu de période Meiji.

L’une part dans le village de son enfance pour devenir coiffeuse ; l’autre se met en tête de partir pour Shizuoka rencontrer la famille d’Eikichi pour se venger à son tour de ses bassesses. C’est que Hayase a découvert que Madame Kono, celle qui était venue enquêter et jouer les entremetteuses auprès de sa sœur Taeko… a une fille aînée née d’une relation extra-conjugale. Il arrive à la faire chanter et au moment où il allait révéler le secret à sa fille, Madame Kono tire sur Hayase avec un revolver. (Je me régale : c’est du mélo et elle lui tire dessus à travers une vitre !)

Et on se régale ainsi une vingtaine de minutes supplémentaires. Évidemment, si on goûte peu au mélo, l’addition risque d’être amère. Car ces minutes sont loin d’être apaisées. On meurt et on pleure beaucoup. Taeko vient rendre visite à celle qu’elle ne sait pas être sa mère et à Otsuta, désormais malade : ayant appris le mariage de son frère aimé avec l’ancienne geisha, Taeko ne montre aucune rancune envers elle et lui montre au contraire toutes les meilleures attentions du monde. Avant que la dernière fleur de cerisier soit arrachée de son arbre…

L’honneur est sauf, pour cette fois, l’arbre généalogique d’une « femme indigne » s’arrête là sans avoir donné à cette joyeuse société d’hypocrites le moindre fruit pourri.

S’il y a une mince réserve, ce serait l’interprétation de Masayo Banri en Otsuta. Une femme magnifique, à la beauté presque plus moyen-orientale que japonaise avec un grand nez, mince et étroit. Jolie, mais peut-être pas assez innocente pour le rôle, plus faite pour la comédie avec son œil enjôleur et sa bouche moqueuse (elle joue Otane la même année dans Zatoïchi et est, à ce jour, comme c’est de coutume de le dire pour ces témoins de l’âge d’or du cinéma japonais, toujours vivante). En voyant qui l’avait précédée dans les versions antérieures, cela laisse songeur… Autre acteur à contre-emploi, Eiji Funakoshi, habitué des rôles d’hommes sages et éduqués, qui interprète ici le serviteur.


Jaquette DVD de La Lignée d’une femme, Kenji Misumi (1962) Onnakeizu | Daiei


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La Résidence, Narciso Ibáñez Serrador (1969)

Jeunes Filles en psychose

Note : 4 sur 5.

La Résidence

Titre original : La residencia

Année : 1969

Réalisation : Narciso Ibáñez Serrador

Avec : Lilli Palmer, Cristina Galbó, John Moulder-Brown, Maribel Martín

Thriller savoureux entre Jeunes Filles en uniforme et Psychose avec quelques notes probablement inspirées de Rosemary’s Baby vu que le film de Roman Polanski est sorti l’année qui précède. J’y trouve aussi une certaine connexion (ambiance/thématique/esthétique) toute personnelle avec Alien3 : l’univers carcéral, les conflits internes dans une société reconstituée avec ses codes spécifiques et étranges, et cela, sans savoir qu’un monstre rôde dans les parages et vient les cueillir les uns après les autres… On y trouve aussi les premiers cisaillements timides des slashers à venir.

Mais l’intérêt est bien ailleurs que dans les dérives horrifiques, surtout finales, qui prennent peut-être trop justement référence au film d’Hitchcock (Psychose), et qui flirtent avec le grand-guignol (sans quoi, avec une meilleure fin, c’était un favori). Le film est avant tout un excellent thriller psychologique, tendance frustrations sexuelles (tant hétérosexuelles qu’homosexuelles ou incestueuses), jouant sur la peur banale du monstre tapi dans l’ombre ou derrière les murs, sur la séquestration et les sévices autoritaires, voire sadiques. Je suis bien plus amateur de ce type de thrillers que de ceux proposés à la même époque en Italie.

On se demande bien d’ailleurs d’où a pu sortir ce film espagnol tourné en anglais avec un casting international et des personnages français. Ce sont plus souvent les amateurs de films d’horreur qui trouvent moyen de le dénicher, alors que le film ne se résume pas qu’à ses quelques meurtres et qu’il est en réalité bien plus « tout public » qu’il en a l’air. Bien qu’ayant inspiré, semble-t-il, quelques slashers futurs, on n’y dénombre que peu de meurtres et la petite société que forme le pensionnat ne découvre en réalité jamais la réalité des horreurs qui se produisent dans les lieux (ah, le légendaire laisser-faire des gestionnaires de pensions françaises).

J’y vois aussi ce qui pourrait le plus se rapprocher de Justine ou les malheurs de la vertu, impossible à adapter au cinéma. Et l’entrée en matière m’a également fait penser à celle du Professeur de Valerio Zurlini : on découvre, avec les mêmes couleurs brunes et sombres, l’intérieur d’une école, non pas à travers les yeux du professeur, mais de ceux d’une nouvelle élève. La suite s’intègre plus dans un schéma classique de film de pensionnat.

Le plus fou peut-être, c’est la qualité générale du film : de la mise en scène à la photographie, du scénario à l’interprétation. Pour produire un bon thriller, il faut souvent également une bonne musique et d’excellents effets sonores. Il n’y a pas qu’un auteur sur un plateau de tournage. Un film est bien un assemblage, souvent chanceux, de divers talents dont le réalisateur n’est que le maître d’œuvre. Cela pourrait être tout autant un producteur. Ou plus généralement, personne. Ou la somme hasardeuse de tout ce petit monde. Une résidence en somme. Avec, on l’espère, moins de problèmes managériaux en son sein. Il n’y aurait ainsi rien à changer si on en faisait un remake aujourd’hui. C’était déjà un peu le cas d’autres films tournés avant basés sur la séquestration et une oppression malsaine tournant au crime : on retrouve les mêmes couleurs, marrons presque placentaires, de Rosemary’s Baby et, disons, organiques de La Servante. Ces trois films possèdent un quelque chose qui les rend intemporels. L’effet du huis clos peut-être. Il n’y a rien qui ressemble plus à un décor d’intérieur qu’un autre décor d’intérieur. Surtout quand on est condamnés à ne pas en sortir. Une prison est une prison, on finit par ne plus voir la couleur des murs… Je n’aimais pas le côté maléfique dans le film de Polanski, et ce qui me fait préférer largement celui-ci, c’est bien son côté Jeunes Filles en uniforme. Pour être parfaitement étranger aux choses religieuses, ces références m’ont toujours sorti des yeux, alors qu’un pensionnat rempli de tarés qui offrent tous le visage de la normalité, ça parle en principe à tout le monde.

Autre différence majeure avec les giallos (genre dans lequel le film est parfois enfermé) : alors que ceux-ci ont souvent des distributions tout aussi hétéroclites, et bien que le film soit intégralement doublé, les acteurs sont ici parfaits, à commencer par Lilli Palmer, qu’on retrouve toujours avec plaisir.


La Résidence, Narciso Ibáñez Serrador 1969 La residencia | Anabel Films

Quatre Minutes, Chris Kraus (2006)

Chris Kraus’ll make ya (Jump jump)

Note : 4 sur 5.

Quatre Minutes

Titre original : Vier Minuten

Année : 2006

Réalisation : Chris Kraus

Avec : Hannah Herzsprung, Monica Bleibtreu

Je suis bon public. Dès les premières secondes du film, j’avais comme la certitude que ça allait me plaire. Je partais avec plein d’espoir si on peut dire… Souvent, dès les premières secondes d’un film, on sait s’il y a du talent ou non. On ne peut pas garantir encore que l’histoire nous plaira ou tiendra la route, mais pour ce qui est de la mise en scène, du montage, de la direction d’acteurs, du travail sur les ambiances, on remarque ça finalement très vite. Il est rare qu’un film ne tienne pas par la suite toutes les promesses aperçues dans ses premières secondes.

Il sera temps plus tard de dégager quelques réserves sur la nature et l’emploi effectif de ces qualités premières. On est franchement dans un type de mise en scène et d’écriture qui colle aux principes commerciaux du cinéma hollywoodien — pas le cinéma de bourrin et d’effets spéciaux qui s’est imposé depuis quelques années, mais celui à Oscars, pas forcément toujours le meilleur non plus, celui qui raconte de belles histoires sur des sujets un peu tape-à-l’œil, mais réalistes, à hauteur d’homme, pas de superhéros. Et ce style de cinéma sous influences, à la fois classique et sophistiqué, peut rebuter et possède ses propres limites. Je n’aime pas un type de cinéma plus qu’un autre et je laisse sa chance à tous les styles. Ce que je réclame avant tout à un film, c’est de la justesse et de la mesure dans son approche (ce qui n’interdit pas des effets pour illustrer une histoire). Tout est toujours question d’angle, de savoir-faire et de distance.

Si, par exemple, je souscris totalement au montage resserré, à l’emploi de la musique pour souligner des avancées dramatiques et renforcer l’identification, à l’absence de trop d’effets de caméra, à l’usage parfois de montage-séquences, de flashbacks et de tout un tas de codes narratifs courus d’avance (la rencontre de personnages que tout oppose, le contraste entre la nature du héros et son activité, son prétendu « don », les opposants un peu trop opposés, le parent gênant et le passé lourd, les séquences d’initiation, les autres de « révélations », puis la séquence à faire annoncée longtemps à l’avance, ici, le concours), mes réserves concerneront surtout le degré vers lequel le cinéaste s’autorise à aller vers le pathos : son penchant pour le ton sur ton aurait de quoi me heurter. Je préfère les personnages plus nuancés, plus contradictoires, plus foncièrement rebelles, autonomes, singuliers ou imprévisibles. L’actrice principale, la jeune, on aurait gagné à la voir jouer moins sur la rébellion, justement, moins sur le côté loubard, et voir cette nuance apportée plus du côté du personnage du professeur. Celle-ci est censée être austère, et les quelques moments où le récit se laisse aller à la montrer sous un jour plus humain, la mise en scène (et l’actrice) joue trop sur ce que le récit met déjà bien en évidence. Certaines émotions n’ont pas besoin d’être prononcées à ce point ; le faire ne ferait qu’enfoncer des portes déjà ouvertes par l’évolution de l’intrigue. C’est dans ces moments que le ton sur ton me fait faire la grimace, mais c’est un défaut assez récurrent dans des productions où on préfère prononcer les propositions et avancées dramatiques plutôt que d’instiller ici ou là de la profondeur, de la contradiction ou du contrepoint comme dirait Beethov’.

Mais ce ne sont vraiment que de légères réserves. Je n’en demande pas beaucoup plus à ce type de films : une histoire qui sorte un peu de l’ordinaire (alors même que la manière reste donc, elle, parfaitement codifiée) et qui illustre surtout un sujet qui me touche. Et les rebelles qui maltraitent les pianos avec de la musique de « négros » ou des percussions expérimentales, ça me parle. Sans oublier que malgré ces légères fausses notes au niveau de certains choix dans l’interprétation des acteurs, ces derniers, dans d’autres secteurs du jeu, sont remarquables (justesse, notamment). Une sorte de mix entre Whiplash et Adam’s Apple.


Quatre Minutes, Chris Kraus (2006) Vier Minuten | Kordes & Kordes Film GmbH, Südwestrundfunk, Bayerischer Rundfunk


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Enthoven, l’intelligence artificielle, le conformisme et la peur de la mort

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Réponse à ce film, et plus précisément à ce tweet : 

C’est pour ça que je n’ai jamais rien compris à la philosophie. Ce qui est à la portée de tous, c’est un exercice de conformisme. Philo, comme autre chose, on te pose un cadre, et tu ne dois jamais dépasser ce cadre. C’est précisément ce que font les machines, et ce que je n’ai jamais réussi à faire. Mon logiciel de pensée, c’est de toujours réfléchir en travers. On me pose un cadre, et j’étudie la question à travers mon strabisme intellectuel. Ce qui me fait rater l’évidence, mais ce qui me permet aussi et surtout de gambader vers des voies nouvelles. Souvent des voies sans issue, mais pas toujours.

Si j’ai bien compris le principe de la conclusion en dissertation, c’est d’ouvrir la question initiale vers une problématique proche. C’est ce que j’ai toujours fait dès la première phrase. J’explore, je traverse, j’erre, bref, je ne fais que du hors sujet. Et ça me va.

Parce que, contrairement à ce que dit ce monsieur, une machine, si on lui dit s’exprimer des émotions, une peur de la mort ou de tout autre chose, si on lui invente un discours qui mimerait la nécessité pour elle de préserver un corps qu’elle n’a pas, elle sera un jour, comme c’est déjà un peu le cas aujourd’hui, capable de nous en donner l’illusion. Dire qu’on a peur de la mort, ce n’est pas une preuve qu’on a peur de la mort. Et ça, les robots conversationnels ont déjà démontré qu’ils étaient capables de le faire (parfois avec des excès).

La spécificité humaine, c’est moins la peur de la mort (d’où il sort ça, sérieux) que la capacité à sortir, aussi, des cadres prédéfinis. Le plus souvent, on appellera ça des erreurs, des écarts, et puis, dans un autre contexte, on dira que c’est de la créativité. Elle est là la spécificité humaine. La capacité à ne pas se formaliser, sortir du cadre, dire non, ouvrir ou remettre en question… la question, poser immédiatement sa légitimité ou sa pertinence.

La vie, plus généralement, se distingue du monde inerte par sa capacité à se reproduire mille fois à l’identique, tout en autorisant les erreurs de copie. Ce sont ces erreurs qui font ce que nous sommes, parce qu’aucune vie n’échappe à l’extinction en reproduisant sur des millions d’années des copies initiales.

Monsieur pense que l’humain se distingue par sa capacité à avoir peur de la mort, alors que précisément, la vie est ce qu’elle est parce qu’elle est imparfaite et… mortelle. Les machines sont des clones, des monstres de conformité. Tu leur dis quoi faire : ils le font. L’humain, en revanche, peut rendre une copie vierge et réussir un jour son examen. Il est le fruit de milliards d’années d’évolution, parce que la vie tente sa chance, fait des erreurs et en meurt. Son sacrifice bénéficiera à ceux pour qui la conformité sera devenue une impasse. Ses erreurs, ses tentatives, ses approximations, ses explorations profitent toujours à ceux qui prennent sa place.

Donc, puisqu’une dissertation est un travail de conformité, il y a fort à parier que très vite (si ce n’est déjà le cas), l’intelligence artificielle soit capable de produire une copie conforme aux attendus de ces chers professeurs. J’attendrai encore, pour ma part, qu’on valorise les erreurs volontaires, les échecs constructifs ou les hors sujets d’exploration, au moins une fois dans une vie. Ça doit être un ratio tout ce qu’il y a d’acceptable avant, sans peur, de laisser sa place à d’autres. Humains ou machines.


Edit :

Les positions sur l’IA de Raphaël Enthoven ont fait l’objet d’une critique de la part du Youtubeur/professeur de philosophie, Monsieur Phi. Les deux se sont retrouvés pour un débat animé sur la chaîne de la Tronche en biais.

https://www.youtube.com/watch?v=xMxo9pIC0GA

L’occasion pour moi de publier un commentaire. Je le poste donc ici :

Jamais rien bité à la philosophie. En revanche, j’ai été enfant-acteur et me reste des réflexes à juger la force rhétorique des individus quand ils font des présentations. Je suis donc incapable de juger du fond, en revanche, ce qui frappe du premier regard, c’est combien Enthoven maîtrise tous les aspects formels du discours permettant de convaincre son interlocuteur que ce qu’il dit a un sens. Mais il ne faut pas trop longtemps pour comprendre que tout est fabriqué, tout est séduction, répétition, joli phrasé et image.

Une partie sans doute de cette maîtrise des codes est probablement due à son niveau social : les enfants de la classe bourgeoise supérieure baignent dans ces manières très enjôleuses et convaincantes (il faut respecter le domestique pour lui faire sentir qu’il est inférieur, forcer sa soumission en le convaincant qu’on est un être infiniment supérieur à lui par l’autorité, le prestige, le vocabulaire, l’intelligence, etc.). On voit ça très bien avec Macron par exemple et dans toutes ces générations de bourgeois passant dans des écoles de commerce et qui finissent dans des cabinets de conseils.

Une autre partie, c’est du flan parfaitement assumé, un rideau de fumée. Et c’est ironique de voir que le sujet est précisément de dire que la pensée des IA n’en sera jamais une parce qu’elle ne pourra jamais être unique ou spontanée, quand le discours porté ici par un être humain n’a justement aucune spontanéité et n’a rien d’unique. Quand Enthoven lit ses notes, c’est brillant, on ne comprend rien, mais Dieu que c’est joli : des aphorismes dans tous les sens qui sonnent comme des slogans publicitaires, ce regard intelligent qui est sûr de ce qu’il émet et qui n’est jamais pris au dépourvu.

Tout ça, c’est de la science parfaitement maîtrisée des apparences…, mais aussi de la répétition. Une IA reproduit ce qu’elle a pioché ailleurs, Enthoven me semble faire exactement la même chose comme ces excellents élèves qui apprennent parfaitement leur leçon sur le climat méditerranéen, mais qui n’en comprennent finalement pas grand-chose (au point d’être capable de faire un contresens total si son devoir tombe sur autre chose). On voit bien à quel point la connaissance spécifique développée par les classes bourgeoises supérieures, c’est l’art de l’imitation. On laisse les autres penser, puis on vient ensuite leur piller leurs idées afin de pouvoir les ressortir chaque seconde de la vie vue comme un grand oral pour assurer sa domination sur les gueux.

Il y a un truc que ces classes bourgeoises maîtrisent par exemple bien, c’est la manière de donner à l’autre des bons points pour les flatter et pour ensuite sortir des « mais ». Typique. On retrouve ça chez les diplomates par exemple (c’est le même milieu). Enthoven commence par reconnaître qu’il a fait des erreurs et reconnaît donc un bon point à son interlocuteur. C’est pour le flatter. Macron avait fait la même chose le 14 juillet quand il avait reconnu lors de son interview que les élections avaient été pour lui une défaite. Vous reconnaissez quelque chose…, puis vous n’en tirez jamais les conséquences. C’est de la rhétorique (donc de la manipulation), pas de la réflexion.

À côté de ça, on a quelqu’un qui doute, qui réfléchit en parlant, qui tâtonne, qui n’a pas d’éléments de langage (comme on dit aujourd’hui dans ce monde de perroquet et d’examen oral permanent), et, pire que tout, qui ne maîtrise, lui, aucun des usages formels pour convaincre son interlocuteur : l’œil est vide, c’est presque celui du domestique repris par son patron lui faisant une réprimande. Il tente d’élaborer, mais il tombe dans le piège : Enthoven dit probablement n’importe quoi, ne répond pas aux questions, s’en sort avec de la rhétorique et de la poésie (« si c’est beau, c’est qu’il a raison »), et en face M phi fait de gros yeux ! Il est en réaction, en soumission, alors même que les bêtises d’Enthoven devraient lui faire prendre le lead, faire de lui l’interlocuteur « alpha ».

Vous pourriez faire un exercice : faire la même chose avec des participants parlant une langue que vous ne comprenez pas. Vous verriez immédiatement qui gagne au point en fonction du langage corporel, du regard et de la prosodie.

Vous savez qui maîtrise également parfaitement ces codes rhétoriques, de langage corporel, de science de l’image, du bon verbe, de la prosodie, de la séduction par des phrases creuses, des apparences ? Idriss Aberkane. Il a un peu perdu de sa confiance (moins alpha) depuis qu’il sait que l’on sait qu’il dit n’importe quoi, mais c’est exactement le même jeu d’acteur.

Dès que vous voyez quelqu’un maîtriser aussi bien les codes, vous flatter, vous faire comprendre toutes sortes d’évidences, vous séduire, paraître si convaincu de ce qu’il dit sans jamais utiliser le moindre vocabulaire d’atténuation et de doute, c’est que vous avez probablement (atténuation) affaire soit à un vendeur d’assurance, soit à un candidat à la présidentielle, soit à un éditorialiste de Franc-Tireur, soit à un escroc, soit à tout ça un peu en même temps ou presque.

« Si c’est pas flou, c’est qu’il y a un loup. Et que l’agneau, c’est vous. »


Puis, ajout à ce dernier commentaire :

​Ne faut-il pas être un peu cabotin pour agiter les réseaux sociaux, passer sur les ondes et devenir un éditorialiste-toutologue qui fera parler de la chaîne pour ses outrances ? Ne faut-il pas être cabotin-philosophe pour accepter de répondre à des questions sur des sujets que, de notre propre aveu, on ne maîtrise pas ? Ne faut-il pas être cabotin-essayiste pour accepter que sa promo tourne autour d’un sujet qui fasse parler et qui, de notre propre aveu, ne concerne qu’une partie infime de notre ouvrage ?

— Je surjoue ? Je cabotine ? Mais voyons, cher ami, il faut bien vendre les mots. Que seraient les mots sans un peu de malice ? Rappelez-vous, mon ami, ce que disait Lacan à propos de Spinoza : « Queue de mots. Queue de mots. » Les mots servent les sentiments. Et de quoi sont faits les hommes, sinon de sentiments. Donc, je l’avoue sans honte : oui, qu’importe que l’on parle de moi en bien ou en mal, tant que l’on parle de mouah à travers les mots des sentiments. Cela prouve que j’existe.

— Tu dis n’importe quoi, Raphaël.

— Comment ? Vous dites du mal de mouah ?! Comment vous permettez-vous, cher confrère et néanmoins ami ?

— « Confrère, et néanmoins ami ? » Mais ça veut rien dire Raphaël. Tu alignes les mots comme ChatGPT.

— Je suis humain, Deckard. J’ai vu des navires de guerre en feu, surgissant de l’épaule d’Orion. J’ai regardé des rayons C briller dans l’obscurité, près de la Porte de Tannhäuser… Oh, non, ce n’est pas ça. Je suis une mouette. Mes notes sont toutes désordonnées.

J’ajoute une autre dimension prouvant surtout la classe sociale du bonhomme : dans le milieu académique, traditionnellement, mais aussi dans le milieu médical, on ne dit pas à un « collègue » qu’il dit n’importe quoi. Monsieur Phi lui dit ça à un moment. C’est encore une marque héritée de l’aristocratie, de la diplomatie, des classes supérieures quoi : on s’affronte en seigneur, avec dignité, pas avec les mots des gueux. C’est bien pour ça qu’Enthoven prend un air outré : lui est un grand seigneur parce qu’il accepte de venir discuter (c’est vrai que c’est à son honneur), mais il feint de penser qu’on ne se chamaille pas entre gens bien. Une autre manière de rabaisser son interlocuteur et de gagner la partie sur le terrain des apparences. (En vrai, ces comportements ont des conséquences fâcheuses : on ne retire pas des thèses plagiées et on parle de « confraternité » chez les médecins, ce qui veut grosso modo dire que l’intérêt du médecin prime sur la vérité et d’éventuelles victimes.) Bref, une classe d’usurpateurs et de charlatans.

Et une dernière chose concernant le jeu d’acteur : il cabotine, mais il y a aussi des acteurs (adultes) qui parlent ainsi, et ça leur réussit (on ne voyait pas de bourgeois chez les acteurs à une époque, mais cela s’est « démocratisé » si on peut dire). Cela se remarque autant au théâtre que dans le cinéma d’auteur. Je parle des brèves et des longues : cette manière d’appuyer outrageusement sur les longues, comme si on faisait l’amour à la dernière syllabe d’un groupe de mot, c’est aussi un accent. Celui de la classe supérieure (parisienne, plutôt de l’ouest). Ce n’est pas tant que ça du cabotinage… pour son milieu social. « Marie-Chantaaaaal. »


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Haewon et les hommes, Hong Sang-soo (2013)

Sang-soo dans tous ses états

Note : 2.5 sur 5.

Haewon et les hommes

Titre original : Nugu-ui ttal-do anin Hae-won / 누구의 딸도 아닌 해원

Année : 2013

Réalisation : Hong Sang-soo

Avec : Jeong Eun-Chae, Lee Sun-kyun, Yoo Joon-sang, Ye Ji-won, Kim Ja-ok, Kim Eui-sung

Rien de bien enthousiasmant pour ce qui est présenté comme un de ses meilleurs films. Hong Sang-soo, sans des personnages ou des acteurs qu’on aime retrouver et apprécier pour leur petit truc en plus, sans les astuces narratives nous mettant la puce à l’oreille en quelque sorte, ça ne vaut pas grand-chose. Les astuces ici sont mal emboîtées et bien trop faciles : des mégots qu’on écrase on ne sait trop pourquoi (leitmotiv), des remparts à Séoul qu’on gravite à deux occasions (comique de répétition ou technique du jeu de l’oie quantique), des tranches de récit qui sont en fait des rêves (ou pas).

Ça, c’est l’accessoire, la forme. L’axe fort du cinéaste en général.

Parce que le fond est sans saveur : en dehors du vieux promeneur aux remparts (acteur récurrent faisant office de sage mutique dans le cinéma de Hong Sang-soo), et peut-être de l’actrice principale, je suis loin d’être fan des acteurs habituels qui parsèment la distribution. Surtout, leurs personnages sont insupportables.

Une étudiante un peu perdue sentimentalement, sans réelles attaches ou qui, au contraire, a le cœur qui s’attache un peu trop facilement (donc pas du tout) à deux hommes, qui, eux, cherchent avant tout à profiter d’elle. À côté d’elle, un professeur qui en a fait sa maîtresse l’année d’avant et qui n’aurait rien contre le fait de profiter de sa position pour sauter à nouveau sur l’occasion (et l’étudiante).

Quand on commence avec des clichés, le but, c’est de s’en écarter le plus possible, pas d’aggraver leur cas. Le film s’appelle Haewon et les hommes, à ce compte, on prend surtout plus de plaisir à voir cette gamine un peu lunaire partager les premières scènes du film avec deux femmes : Jane Birkin et sa mère. Je ne sais pas jusqu’à quel point le cinéaste fait de l’autofiction dans ses films, mais il ne faudrait pas qu’il soit un de ceux qui aiment profiter de leur statut pour profiter des femmes. Certains cinéastes coréens semblent ne pas y avoir échappé, ce que Hong Sang-soo montre dans celui-ci, cette certaine forme de légèreté qu’on autorise aux hommes (ou qu’ils s’autorisent tout seuls) et l’inconséquence relative des dégâts que leur comportement peuvent faire sur leurs victimes (Haewon est peut-être consentante et adulte, en attendant, c’est elle qui doit assumer seule l’injonction du secret imposé par son amant et qui doit subir les crises de jalousie puériles et déplacées de son “amant”) laisserait entendre que ce doit être une perspective crédible qui aurait la mauvaise idée de polluer la perception qu’on peut se faire de ses films (il y a des limites à la décence à laquelle aucun spectateur ne peut échapper même en y résistant de toutes ses forces). Il n’y a pas toujours un avantage à laisser entendre aux spectateurs à qui on destine ses films que des pans entiers de ce qu’on décrit dans les films qu’on raconte ont une base autobiographique. On pourra toujours me dire que Hong Sang-soo, c’est un peu comme Rohmer, et que ce ne sont que des histoires légères, seulement l’inconséquence, non, dans la vie, surtout quand on profite d’un statut pour user de son autorité sur d’autres qui y seraient sensibles, ce n’est pas acceptable. Les connards, on les aime (et pas toujours) sur l’écran, pas en dehors. Si on s’inspire de ceux de la vie réelle et qu’on en est un soi-même, disons que ça casse relativement efficacement le contrat de confiance passé entre auteur et spectateurs. D’autres ont plus la délicatesse (ou l’hypocrisie) de parler de tout autre chose dans leurs films que ce dont on leur reproche en dehors.


Note de fin de filmographie : Après quelques recherches, ce qu’on pouvait ressentir dans ce film s’est vérifié, car trois ans après ce film, il devra confirmer une liaison avec l’actrice qui deviendra finalement l’égérie de cette dernière partie de carrière. L’adultère ferait moins jaser en France qu’en Corée, mais cela laisse supposer malheureusement que le cinéaste aurait sans doute abusé (au sens familier, pas sexuel, même si on peut le craindre) de sa position. L’alcoolisme ou la solitude au sein d’un mariage raté n’excuse rien. Les cinéastes, a fortiori quand ce sont des hommes, quand ils font des avances et qu’elles sont refusées, cela n’a pas de conséquences sur eux. Des actrices, au contraire, peuvent y laisser des plumes. Parce que les acteurs sont toujours, et a fortiori quand ce sont des femmes, soumis aux désirs parfois capricieux de ceux qui leur donnent du travail : ce n’est ni les critiques ni le public qui les font tourner.

Regardons ce qu’il est advenu de la carrière de Kim Min-hee après l’officialisation de leur relation : elle qui avait tenu le rôle principal dans Mademoiselle n’a plus jamais tourné dans une production de cette ampleur. Elle est depuis, pour ainsi dire, assujettie au seul désir de son ancien amant et pas forcément libre non seulement dans ses choix de carrière (on ne décide pas forcément d’être l’égérie de quelqu’un, et on ne maîtrise pas ce qu’on fait de son image : le pouvoir de dire non est très limité), mais aussi dans sa vie personnelle. Quand un cinéaste connu trompe et quitte sa femme, il continue de travailler ; quand une femme de cinéaste (légitime ou non) qui est par ailleurs reconnue pour être l’actrice quasi exclusive de ce cinéaste, qui lui offre du travail quand elle décide de le quitter ?

La seule chose à espérer pour Kim Min-hee, c’est qu’elle soit pleinement maîtresse de ses choix. Mais ça, on peut en douter. Je n’aime généralement pas m’immiscer dans la vie personnelle des artistes (quoique, je ne me retiens pas pour évoquer les « filsde »), mais puisqu’on peut difficilement séparer le cinéaste Hong Sang-soo de l’homme, parce que c’est son choix, on y est un peu forcé ici. À l’image des séquences entre les séquences filmées qu’on s’imagine dans ses films, on peut même dire, qu’on l’accepte ou non, que cette part inconnue qui sépare la vie réelle, des fantasmes et des films du cinéaste fait partie intégrante de son cinéma. Malheureusement pour lui, à force de jouer trop près du feu, on finit par se brûler. Les avantages et les inconvénients de l’autofiction…

Dernière note de fin : Ce film est peut-être le seul de la décennie décevant à mes yeux. À la hauteur de films du cinéaste des années 2000 qui ne m’enthousiasment guère. À se demander si la conséquence du scandale de 2016 n’a pas été une obligation pour Hong Sang-soo de mettre les femmes bien plus au cœur de ces films au lieu d’en faire des objets de conquête ou des idiotes. Ses films se sont humanisés, féminisés, et ses acteurs récurrents (les plus en phase avec ses principes peut-être) ont formé un noyau dur, une troupe que le spectateur prend plaisir à retrouver. Faut-il qu’un cinéaste se comporte comme un connard avec les femmes pour venir ensuite être le plus convaincant possible dans son traitement des femmes ? Bergman, Mizoguchi, Allen… À en perdre la foi… Après, on pourra toujours me dire que Sang-so a l’alcool gentil et qu’il n’a jamais fait d’avances à des collaboratrices que dans ses films ou dans ses fantasmes (et à l’exception d’une autre).


Haewon et les hommes, Hong Sang-soo 2013 Nugu-ui ttal-do anin Hae-won / 누구의 딸도 아닌 해원 | Jeonwonsa Film


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Le Village dans la brume, Im Kwon-taek (1983)

L’amant placardé ou l’être de mon moulin

Note : 4 sur 5.

Le Village dans la brume

Titre original : Angemaeul /안개 마을

Année : 1983

Réalisation : Im Kwon-taek

Avec : Jeong Yun-hui, Ahn Sung-ki, Park Ji-hun, Jin Bong-jin

Im Kwon-taek fait son Chiens de paille feutré. Le Village dans la brume est un thriller où rien ne se passe véritablement pendant plus d’une heure, mais où le récit et l’atmosphère plongent le spectateur dans une sorte de malaise constant. L’utilisation de la musique y joue pour beaucoup, faisant peser dans des séquences de la vie ordinaire un danger que le personnage principal tarde à identifier. Le cinéaste coréen film parfaitement les séquences d’attente, de transition dans lesquelles rien n’est censé se passer et où pourtant tout se joue : une attente inassouvie, une frustration naissante, des désirs refoulés ou au contraire dévoilés au regard de tous, le sentiment qu’un lourd secret plane sur le village et ses habitants, une tranquillité en sursis et la sensation qu’une menace rôde et attend le bon moment pour frapper. Une fois que le drame arrive, on est un peu surpris par la réaction de l’institutrice qui se convainc que ce qu’elle définit comme un « incident » aurait en quelque sorte réveillé ou contenté temporairement ses propres désirs refoulés et provoqués par l’absence prolongée de son amoureux (sa réaction entre-deux apporte à la subtilité du récit, rien n’est tout blanc ou noir, et cela la range du même coup aux côtés des autres femmes du village toujours soucieuses de défendre leur « amant occasionnel »).

Avant cette séquence « chien de paille dans la paille », le film joue aussi plutôt bien sur les archétypes du genre : le thème de l’étranger civilisé venant se perdre dans un village reculé habité par des personnages louches et des prédateurs attirés par l’innocence citadine des nouveaux venus (on y retrouve ici les archétypes utilisés déjà dans La Femme des sables, dans Délivrance ou dans Sans retour).

Ainsi, l’institutrice découvre peu à peu que les femmes du village fricotent avec l’idiot du village censé être impuissant, parfois même sous les yeux de leur mari, et que cette pratique étrange et moralement répréhensible pour une femme venue de la ville trouve finalement sa justification dans l’isolement (même génétique) des habitants… Des règles de l’hospitalité bien spécifiques, mais justifiées par un tabou : l’adultère épisodique et consenti avec un étranger est vécu comme un remède nécessaire face aux problèmes liés à la consanguinité (inceste, risque d’adultère avec un voisin pas si éloigné, perte de fertilité, impuissance, fuite démographique, etc.). Mieux vaut encore que les femmes assouvissent leurs désirs avec un fou venu d’ailleurs qu’avec d’autres hommes du village qui appartiendrait inexorablement à la même famille ou au même clan. D’ailleurs, les hommes ne font pas autre chose et ne se privent pas d’assouvir leurs propres désirs sexuels avec la fille muette de l’aubergiste. Gare aux époux qui se montreraient un peu trop possessifs…

Il y a un peu d’Imamura là-dedans : l’absence de morale, la bestialité de l’humanité, la peur de la monstruosité. Même si dans l’exécution, Im Kwon-taek se montre beaucoup plus sobre dans les effets, au point parfois de lorgner plus vers du Antonioni que vers le thriller sexuel (Ne vous retournez pas, de Nicolas Roeg avait parfois ces mêmes atmosphères lentes et suspicieuses dans mon souvenir).

Un tel sujet reflète probablement une certaine réalité du monde coréen d’alors quand le pays s’est éduqué et modernisé à une vitesse folle : la nécessité d’intégrer à des villages reculés des professeurs venus de la ville s’accompagnait sans doute d’un choc culturel et de craintes de trouver dans ces lieux peu développés des mœurs d’un autre temps… Une crainte universelle qui se fait écho dans différents films à travers le monde et à travers les époques. Avant de se faire entre nations, le choc culturel s’est toujours fait d’abord à la rencontre des « minorités de l’intérieur » (et souvent avec des populations isolées sur des îles, dans des montagnes ou des vallées éloignées de la « civilisation » : Terre sans pain, Le Sel de Svanétie, Profonds Désirs des dieux, Blind Mountain, etc.).

Quatre ans avant La Mère porteuse, Im Kwon-taek trouve peut-être là un peu un credo qui fera la saveur de ses meilleurs films : des histoires de femmes chahutées par la vie et les conventions sociales, un style légèrement lyrique, sensuellement poétique et subtil.


Le Village dans la brume, Im Kwon-taek 1983 Angemaeul | Hwa Chun Trading Company

Le Professeur, Valerio Zurlini (1972)

Deux heures moins le quart après la fin du monde

Note : 4 sur 5.

Le Professeur

Titre original : La prima notte di quiete

Année : 1972

Réalisation : Valerio Zurlini

Avec : Alain Delon, Sonia Petrovna, Giancarlo Giannini, Alida Valli, Renato Salvatori

TOP FILM

On pourrait être tenté de croire qu’avec des acteurs tirant de telles tronches de « trente mètres Delon », ou qu’avec un tel concours de cernes, le film soit d’un glauque assez peu ragoûtant. Il faut pourtant avouer que cet état dépressif constant à bien quelque chose… de réjouissant. C’en serait presque mystérieux d’ailleurs, et j’avoue ne pas entièrement en saisir le secret. Il est vrai qu’Alain Delon est de ces individus gâtés par la nature qu’il serait impossible de rendre laids. Mieux, il trouve pour une fois une femme capable de lui tirer la bourre dans ce registre : car Sonia Pretovna a ce je-ne-sais-quoi qui la rend, elle, cent fois plus belle quand on la voit tirer une tronche de mannequin drogué, que quand elle sourit, et sa beauté est renversante, parfaite alter ego dans ce film de Delon. D’ailleurs, ça pourrait être assez simple, ne pourrait-on pas résumer la carrière de Alain Delon à cette simple règle : il n’est jamais aussi bon acteur que quand un autre acteur (souvent une actrice) peut lui rendre la pareille dans un film.

Alors, Delon faisant la gueule et se contenter d’être beau, ce n’est pas une nouveauté, et cela ne peut expliquer l’étrange alchimie qui donne au film cette ambiance fascinante malgré ses franches tendances à vous plonger dans un univers aux consonances postapocalyptiques (cette proposition de l’apocalypse serait à la Renaissance, très présente dans le film, ce qu’aurait été la Réforme à la religion catholique : un désenchantement lucide du monde). Mystère. Peut-être est-ce alors l’humour, le détachement, dont fait souvent preuve le personnage de Delon dans ce film : il est imperméable à tout, ne se sépare que rarement de son imperméable d’ailleurs, comme s’il se foutait du temps qu’il faisait ; il se fout tout autant des directives hiérarchiques qu’on peut lui donner (aucune ambition ou respect pour l’autorité, encore moins la sienne pour ses élèves) ; imperturbable mais jamais méprisant ou agressif à l’égard des autres personnages (au contraire même, et il le dit bien à sa femme, plus déprimée encore que lui au début du film ; on peut même dire que son personnage fait montre d’une certaine douceur, d’une réelle empathie pour tous les cadavres ambulants qui traînent dans ces rues de Rimini) ; et la clope toujours au bec comme pour prendre la température de sa dépression chronique. Ce ne serait alors plus la beauté de Delon qui fascine, mais son charisme eastwoodien, cette capacité qu’il a encore ici au début des années 70 à présenter une image de lui-même préservée de toute autosatisfaction, d’assurance masculine déplacée et ringarde, qui seront sa marque les années suivantes. Mystère, mystère.

Quoi d’autre encore… Pas d’alchimie possible sans doute, sans contrepoint efficace. Si tout était continuellement gris, l’absence de nuances nous ferait inévitablement tomber vers le ton sur ton. Et la nuance, si Alain Delon et Sonia Pretovna sont des amants maudits (et plutôt à ranger dans la case des stéréotypes à maudire pour les scénaristes), c’est dans les personnages qui tournent autour d’eux qu’il faut la trouver (la nuance) : le directeur du lycée est une autre caricature et une représentation de l’autorité qui laisse Delon indifférent (c’est son absence de volonté de réagir aux excès du directeur, son flegme intériorisé, qui donne le ton au film, et qui ferait donc pencher bien plus celui-ci vers la satire nihiliste que le mélodrame sentimental) ; les élèves sont de jeunes adultes turbulents que le personnage de Delon parvient à amadouer un peu en leur laissant les libertés qu’ils demandent ; ses collègues sont tout à la fois joueurs, obsédés sexuels et fêtards, soit l’exact opposé de ce qu’il est (là encore des stéréotypes grinçants, signe toujours de la causticité recherchée du film et de son caractère satirique et désabusé), et à l’exception peut-être du vice pour le jeu que le professeur Delon partage avec eux et qui permet à tous de se retrouver, l’occasion ainsi pour ce personnage de professeur de pratiquer la seule relation sociale qu’il s’autorise (mais qui permet à nous spectateurs de comprendre par cette opposition que si le jeu a peut-être encore la capacité de le divertir, il n’entretient plus vraiment d’espoir ou d’intérêt à entretenir des relations humaines avec ces nouvelles fréquentations) ; puis, les amis que lui présentent ces mêmes collègues de travail, fêtards aussi, riches et/ou prostitués on ne sait trop bien, mais il est encore question de caricatures, et offrant là toujours un contraste marqué avec les humeurs d’éternels désabusés proposés par les personnages de Alain Delon et de Sonia Pretovna…

Leur rencontre à tous les deux, leur relation naissante, n’en est que plus convaincante. Ces deux-là parlent la même langue, semblent avoir un peu trop vécu et porter sur leurs épaules, toujours accablées par le poids du passé et des soucis présents (surtout pour Delon), et paraissent se reconnaître comme deux égarés de la même espèce, ou tels deux morts résignés sur le chemin des enfers quand tous les autres se débattraient encore ignorant se savoir déjà condamnés… D’aucuns y verront les accents d’un cinéma italien des années 70 porté vers le sentimentalisme ou y retrouveront le parfum de scandale d’une époque où les libertés sexuelles recouvrées profitaient en réalité plus à un même type d’hommes, mais j’y verrais plus volontiers les accents, ou les prémices, d’un cinéma désabusé, presque déjà punk, désillusionné qui courra tout au long de ces années 70 et satire d’une société qui connaîtra bientôt la crise.

Car cet amour-là, loin du détournement de mineur, est plus platonique que réellement sentimental ou sexuel (ils mettent longtemps avant de passer à l’acte d’ailleurs, et ils en seront presque immédiatement punis). On peut même se dire qu’il n’y a rien d’amoureux entre ces deux paumés et que s’ils se retrouvent, et se reconnaissent sans même avoir recours à la moindre séduction, c’est bien parce qu’ils sont deux cadavres errants sur le chemin de l’apocalypse. Leur relation est presque aussi sensuelle qu’une paire de chaussettes sales oubliées sur un lit. Les morts n’ont rien de sensuel, et tout étranges, ou paumés, qu’ils sont, c’est peut-être la seule chose qui les unit. Et quand on ne se sent déjà plus vivants, les relations pseudo-sentimentales et charnelles, c’est peut-être la dernière chose qu’on tentera d’expérimenter pour constater la ruine de notre existence…

Leur relation n’en est pas pour autant toute tracée : ce qu’on lit d’abord dans les yeux de Sonia Pretovna quand elle regarde le professeur, c’est de la défiance désabusée, une invitation à la laisser tranquille. Puis, en génie de la mise en scène des regards (Cf. Les jeux de regards dans Été violent), Zurlini n’oublie pas de nous montrer les différentes étapes qui, dans les yeux de Sonia Pretovna, seront le signe évident de l’intérêt de plus en plus certain qu’elle porte pour son professeur. Un intérêt ni intellectuel, ni sentimental donc, ni sexuel, non, juste la conviction d’avoir trouvé chez le personnage de Delon un autre paumé, un autre cadavre ambulant qu’elle. Seuls contre tous.

Je dois aussi avouer que la structure narrative m’a tout de suite emballée. Une exposition à montrer dans les écoles d’écriture. Une exposition de maître. En deux séquences et trois dialogues, Zurlini produit une exposition rarement aussi rapide et efficace : d’abord, pour apprendre que Delon arrive tout juste dans la ville (et quelle ville), on le montre en train de répondre à deux étrangers perdus. (Habile.) Puis, pour connaître la profession et le cursus de Delon, on le fait passer un entretien d’embauche. (Pratique.) Les deux séquences suivantes le montrent respectivement pour l’une face à ses élèves, pour l’autre, faire la rencontre de ses collègues et futurs compagnons nocturnes. En cinquante mots, on sait tout sur Alain de long en large.

La fin toutefois se révélera peu convaincante : les deux amants « consomment » d’abord leur amour, ce qui offre au film sa première fausse note (on tombe presque dans les excès des années 80, et on cesse d’être pleinement dans la satire désabusée pour tomber dans le sentimentalisme sordide et grossier ; et cela, même si en toute logique, il devait passer par là pour achever le travail — quoi que, une autre solution aurait été de rester vague, suggérer l’acte, mais ne pas montrer la séquence qui a, d’un point de vue narratif, ou pour un certain moral, assez peu d’intérêt). Enfin, les deux amants macchabées se retrouvent séparés trop tôt au cours de ce dernier acte, reléguant l’adolescente de personnage central à un autre accessoire en faisant passer leur relation pour une simple intrigue de passage, et remettant le récit sur les rails d’une intrigue rance et bourgeoise (la relation entre Delon et sa femme) ce qui, il faut bien l’avouer, ne correspond plus vraiment au no future des années 80 mais aux nanars vulgaires et sexuels des mêmes années.

Le Professeur, Valerio Zurlini 1972 La prima notte di quiete | Mondial Televisione Film, Adel Productions, Valoria Films

Avant cela, dans le développement narratif plus réussi, on retrouve certaines des errances (beaucoup nocturnes) familières aux films de Fellini ou d’Antonioni. Au lieu de suivre une trame classique censée résoudre un objectif défini et des conflits intérieurs, les personnages suivent une trajectoire sans but, fait de rencontres successives et de divers îlots festifs échouant tous à donner un sens à leur voyage introspectif. Ce cinéma italien de l’âge d’or avait quelque chose de nihiliste et de désabusé, et il avait peut-être raison de l’être, car il mourra bientôt. Et quand ce n’est pas des fêtes qu’on écume comme un intrus secouru par des papillons de nuit, ce sont les villas abandonnées, empreintes d’une lointaine histoire, reflet là encore d’un monde flamboyant disparu qui jamais ne revit le jour, l’histoire d’une Renaissance jadis resplendissante, témoin paradoxale du déclin d’un monde plongé dans sa dernière nuit et qui l’ignore encore.

Zurlini s’est fait aider au scénario de Enrico Medioli, et lui aussi pourrait avoir ce même attrait pour les ruines des villas de la Renaissance : Delon, déjà, s’y amusait avec sa fiancée cardinale dans Le Guépard ; et il avait participé avec bien d’autres au scénario d’Il était une fois en Amérique où on peut reconnaître parfois cette ambiance fin de siècle (avec ces mêmes « passages à l’acte » assez peu finauds, cf. le viol de Deborah dans la voiture), et souvent associé de Visconti. Medioli savait peut-être donner à ses scénarios ces ambiances sinistres propres à certains films du cinéma italien de la fin de l’âge d’or, qui sait. Un cinéma qui se perd dans les ruines et qui ne sait pas encore qu’il est lui-même en train de péricliter. Les films précédents de Zurlini adoptaient cependant déjà souvent cette même tonalité. L’errance est une manière de porter sur son monde un regard décalé, désabusé, de prendre de la distance avec lui. Aux auteurs (et aux spectateurs) de ne pas confondre le regard porté avec les objets ainsi éclairés.

En dehors d’une fin décevante, une franche réussite.



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Gakko, Yôji Yamada (1994)

Great Teacher Yamada

Note : 4 sur 5.

L’École

Titre original : Gakko

Année : 1994

Réalisation : Yôji Yamada

Va me faire pleurer ce con…

Après deux chefs-d’œuvre éloignés de près de quarante ans, il semble avec celui-ci se dégager l’esprit d’un auteur. Une sorte d’humanisme à la Uchida flirtant entre le drame, la comédie et le mélo. Si les deux premiers (Kiri no hata et Le Samouraï du crépuscule) investissaient le film de genre, Yamada adopte ici ce qui a marqué très probablement sa carrière : les comédies populaires du dimanche soir. Loin d’une réputation à la Joséphine, ange gardien, les films de Yamada jouissent au Japon d’une reconnaissance critique, malgré leur approche lumineuse, à en juger par la place des films de cette série sur l’école dans les classements de la Kinema Junpo (les deux premiers apparaissent dans le top10 annuel, le troisième est consacré film de l’année, sans compter les autres prix).

Il y a du Capra chez Yamada. Comme Capra, il purge l’humanité de ses côtés sombres. Pas une trace de cruauté, d’arrière-pensées, de mauvaises intentions, de malentendus, de rancune… Tout n’est que bienveillance, solidarité, tolérance et amour. Un petit côté tire-larme, c’est certain, mais quand c’est loin d’être idiot et que ça a la saveur tendre d’un marshmallow trempé dans le miel, on s’y laisse engluer sans grande résistance .Personne n’est parfait.

Après une direction d’acteurs plus hiératique, plus austère, dans Kiri no hata, Yamada retrouve ici, comme dans le Samouraï du crépuscule, une technique de jeu plus naturaliste. Les acteurs disposent d’une grande liberté de mouvement que le montage et le cadre ignoreront le plus souvent, pour donner l’impression que le récit suit les personnages et se tourne vers eux après qu’ils ont quelque chose à dire plutôt que ce soit les acteurs qui viennent obéir au rythme imposé par le récit. Cela laisse une place importante à la pensée (voire à l’improvisation) et l’acteur peut ainsi plus facilement laisser vagabonder son imagination, donc la nôtre. Si le récit n’appuie pas et n’annonce pas chaque élément majeur par un gros plan ou un mouvement de caméra, comme dans un film d’Edward Yang, le hors-champ s’avère presque aussi déterminant que ce que l’on voit à l’écran. On n’en est pas à ce point. Yamada colle plus à ses personnages, et il a la délicatesse de ne jamais trop en faire, du moins dans la manière de montrer (car dans le II, par son sujet plus casse-gueule — il est question de handicapés mentaux — il flirte avec les limites). Comme dans Kiri no hata déjà, cette humanité s’accompagne ou se traduit avant tout par une justesse et une simplicité qui constitue la première caractéristique de Yamada. Ajoutez à ça des notes de musiques discrètes pour illustrer la nostalgie, la contemplation naïve, toute japonaise face aux éléments climatiques, et le tour est joué. Le charme de Yamada consiste à effleurer le réel, ou l’idée du réel, l’idéaliser, et ça ne laisse pas insensible.

L'Ecole, Gakko, Yôji Yamada 1994 NTV, Shochiku 3

L’Ecole, Gakko, Yôji Yamada 1994 | NTV, Shochiku

Il faut le reconnaître toutefois la supercherie de la chose. Le génie chez Capra comme chez Yamada est de nous présenter les hommes comme des saints. Le film surfe sur l’idée que des individus peuvent s’émanciper de leur condition en trouvant la lumière presque, une raison de se grandir, en trouvant un refuge à travers une salle de classe, un groupe, un leader qui a tout pour mener cette petite troupe de ringards pas aidés par la vie parce qu’il est lui-même parfait dans son imperfection (une sorte de James Stewart en pire, donc en mieux, plus vrai et gentil que nature). Le stéréotype du leader qui rayonne et infuse sur ses élèves grâce à une autorité molle et bienveillante. Je vous respecte, donc vous me respecterez en retour. L’histoire est toujours belle au cinéma, et forcément très éloignée de la réalité. D’un côté les élèves qui se retrouvent face à des profs qui les méprisent et de l’autre des profs qui méprisent leurs élèves parce qu’ils ne les respectent pas malgré… leur humanité. Ce n’était pas faute de leur avoir montré La vie est belle à Noël.

Nos profs pourront certes rester fascinés devant ces classes de douze élèves motivés malgré la fatigue (des élèves volontaires comme le rappelle le prof au début du film quand il refuse l’affectation « diurne » qu’on lui propose). Motivé, motivé comme dit la chanson…, tout le monde est motivé. Et à la fin, un panneau tiré sur la corde nous explique qu’au Japon il existe aussi des classes de ce type animées par des volontaires. C’est à se demander pourquoi le monde tourne si mal alors que l’humanité produit tant de miracles… (Le dernier volet sera dans le même ton avec une classe pour chômeurs : on hésite entre Capra et Gérard Jugnot cette fois.)

Quand un élève montre un signe de faiblesse, de lassitude, de désespoir, ou s’effondre en larme, au cinéma, c’est un motif de compassion générale, et honnête, parfaitement gratuit. Ces personnages sont d’étranges robots à qui l’on aurait court-circuité toutes pensées torves et avides, des êtres sans calculs, comme ceux, chez Imamura, ne présentant aucune retenue. Au moins, il y a une logique dramatique et une vision qui reste fascinante même si elle risque toujours de trop en faire…

On peut sourire aussi quand le prof encourage ses élèves à prendre la parole. Il en ressort toujours quelque chose au cinéma, une sorte de morale positive qui, chez Capra, redonnerait foi en la république à un anarchiste ou en la vie tout simplement. La réalité est là encore bien différente, quand les professeurs jouent aux philosophes de comptoir, s’improvisent guides de la sainte parole humaniste, n’en sortent que des leçons forcées, celles qui comme dans les mauvais films nous sont imposées. La meilleure des philosophies, ce n’est pas celle que savamment on nous explique, celle qu’on nous présente toute faite avec des contours moralisateurs tout prêts, mais au contraire où la logique qui la précède et la fait jaillir pousse et suggère une leçon. Ce n’est d’ailleurs pas autre chose qu’arrive Yamada à faire (probablement plus dans ce premier épisode que dans les deux suivants), car on a la sensation d’apprendre quelque chose qu’on ne saurait parfaitement exprimer… La liberté offerte au spectateur de se faire sa propre petite morale, c’est celle de l’expérience, le privilège des hommes depuis qu’on se raconte des histoires et qu’elles nous ont rapprochés les uns des autres, favorisant un esprit communautaire qui, il y a bien longtemps, voulait encore dire quelque chose. C’est bien sûr cet esprit, caché au plus profond de notre cerveau « humanien » que ce genre de films, fait appel. Et si cet esprit persiste, malgré tout encore aujourd’hui, si l’esprit communautaire n’est plus qu’un leurre (surtout au Japon où l’esprit occidental basé sur l’individu a cassé le lien traditionnel entre générations), c’est sans doute plus à des films qu’à une profession et à une mission, idéalisées comme il se doit dans le film. L’excellence est et sera toujours l’exception.

Étrange jeu avec la réalité en tout cas. User d’un style assez naturaliste qu’on enrobe d’effets et de musique mielleuse pour évoquer à travers une idée idéalisée de la réalité, un rêve. À force de ne plus savoir où on est, on finit en effet par se laisser convaincre que tout cela est crédible. Comme la magie, on n’y voit que du feu. Les plus grincheux et les plus cyniques pourraient se surprendre à s’y laisser prendre.

Le résultat, arrivé au bout des trois films, se révèle pourtant très inégal. Trop souvent, Yamada semble forcer ses effets ; ses intentions bienveillantes frisent alors le ton sur ton et la leçon de morale. Cet humanisme trouverait son efficacité, appliqué à des films de genre où justement il peut adopter cette approche pour en faire un contrepoint avec ce qu’on peut attendre d’un polar ou d’un film de samouraï.

À noter une particularité dans le dernier film : l’histoire n’est plus centrée sur le professeur (qui n’est plus l’acteur des deux premiers), mais sur deux des élèves (le film aurait tout aussi bien pu être indépendant des deux autres, on reste « à l’école » à travers un stage estival, mais le film est surtout plus une romance avec comme fond les difficultés sociales et familiales des deux principaux personnages — et Yamada y loue encore les vertus de l’esprit de groupe).



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Je suis contre.

Je n’ai jamais compris la nécessité de montrer des œuvres de cinéma dans le cadre scolaire. Et j’ai encore moins compris le fait de faire participer des « acteurs de l’histoire ». Si c’est en marge des cours, pourquoi pas, comme on monte des clubs d’astrologie ou de théâtre, mais un cours doit rester objectif. Or, une œuvre, ou un témoignage direct, c’est de la pure subjectivité. Et on change les classes pour en faire des cafés du commerce. Ce n’est pas le rôle de l’école. Autrement, pour sortir de l’émotion et du racolage moralisateur qui sont tout sauf de l’histoire, il faudrait également illustrer un cours en diffusant aux élèves Le Juif Süss. Pas sûr que ce soit bien perçu à la fois par les élèves, leurs parents ou les professeurs. Quoique… On comprendrait alors qu’on ne fait qu’illustrer un cours d’histoire en se forçant à prendre du recul par rapport à une œuvre.

Est-ce qu’on pousse à la distance quand on regarde un film ? J’en doute. Il faudrait alors précéder ce visionnage d’un cours d’histoire de l’art ou de philosophie, c’est sans fin.

Je me souviens avoir également vu Germinal à l’école pour justifier de je ne sais quel cours. Et ça ne fait là encore qu’enfoncer le clou sur l’incohérence d’un système scolaire qui se veut désormais grand maître de la morale et des consciences en remplacement des religions. Tout faux. Va expliquer ensuite à un môme la cohérence des prises de position de l’État sur tel ou tel sujet, comme ces derniers jours sur la différence de traitement de Charlie Hebdo et Dieudonné concernant la liberté d’expression. L’école délivre des savoirs objectifs, non des niaiseries plus ou moins grandes au service d’un pouvoir, d’une idée ou d’une morale.

Qui va les définir ces valeurs humanistes ? Chaque professeur dans son coin ? Désolé, j’ai eu des professeurs communistes, racistes, anarchistes, cathos et sans doute bien autre chose, et tout en s’en défendant, chacun utilisait des œuvres pour illustrer leurs croyances personnelles ou leurs valeurs. Les élèves n’ont pas à être abreuvés de telles conneries. C’est déjà assez compliqué de proposer un regard objectif sur l’histoire pour qu’en plus les professeurs se permettent d’utiliser des œuvres comme support de leurs seules convictions. Il n’y a pas à s’étonner ensuite que ces élèves en aient après « l’autorité ». Pourtant les professeurs n’ont fait que propager la bonne parole, ils ne comprennent pas…

J’ai bien compris que c’était ce vers quoi l’éducation nationale tendait depuis 30-40 ans, et je comprends que pour des professeurs, c’est plus valorisant de procéder ainsi. Seulement, pour moi, il est bien là l’échec du système basé sur l’enseignement de principes vaporeux dont l’interprétation est laissée aux professeurs, non sur la transmission stricte d’un savoir. Même en sciences humaines. Ça part de bonnes intentions, toujours, et toujours on en finit par tomber dans les mêmes mièvreries qui dénaturent la réalité des faits. Ça, c’est le rôle de l’art, donc d’un film.

Le problème de la mise en avant de la subjectivité du professeur (ou des élèves, puisqu’ils sont invités à réagir, et comble de l’horreur pour moi qui refusais de participer, on te fait bien comprendre, et on te note en fonction de ta capacité à participer à ces brèves de comptoir…), c’est que quand tu réveilles tout à coup un ou deux élèves qui jusque-là n’étaient pas intéressés, tu en perds quelques autres pour les mêmes raisons. C’est ainsi que les profs font appel à l’affect, aux sensibilités et finalement aux affinités et au copinage pour intéresser les élèves, et que par conséquent, on en vient à se plaindre que trente élèves (potes) par classe, c’est trop. Forcément, si être treize à table, c’est déjà le maximum, trente, c’est plus possible. Que certains élèves, à cause d’un manque d’affinité avec tel ou tel professeur, décrochent complètement, on s’en fout pas mal parce qu’on ne veut voir que ceux qui tout à coup s’intègrent dans le beau mythe du « j’ai été sauvé par mon prof de… ». Et ça entretient l’idée que dans sa vie professionnelle, pour réussir, il faut pratiquer le copinage et accepter les usages de “cour”. Ça ne me paraît pas tout à fait cohérent avec les « valeurs humanistes » ou républicaines qu’on voudrait nous inculquer par ailleurs. Il y a même peut-être là-dedans une des raisons pour lesquelles les étudiants français sont parmi ceux qui décrochent le plus à la fac. Quand tu te retrouves là, pour le coup (et ça concerne aussi les sciences humaines), dans des amphis sans possibilité réelle de t’acoquiner avec le professeur, ça peut faire un choc (c’est combien la limite en amphi ? trente ?).

Et je ne parle pas des élèves, certes en minorité, qui ne sont pas réceptifs du tout à ce qui est “subjectif”, qui s’ennuient comme des rats morts en cours, et qui parce qu’ils attendent en vain l’apparition de faits objectifs au milieu d’un habillage de chantilly bon à amadouer les papilles des autres élèves, finissent eux aussi à décrocher (quand on ne leur demande pas de sortir tout simplement). Quand tu présentes un film à des élèves et que tu le fais précéder ou suivre d’un débat, d’un recadrage ou de je ne sais quoi, certains, avec ce mélange de subjectivité et d’objectivité, finissent par être complètement perdus à ne plus savoir ce qui est en rapport avec l’art, la poésie, la suggestion, l’émotion, et ce qui est en rapport avec le fait historique. A+B+C+D, quelque chose de carré, de concret. Or, même sans utilisation de support… (comment disent-ils déjà ?) transversal (peu importe), comme un film, certaines disciplines (humaines) sont parasitées par une approche qui pour certains ne fait absolument pas sens. L’intervention du subjectif jusque dans des savoirs pratiques, concrets, dans ce qui doit pourtant servir de base pour la suite à ces élèves ne fait que parasiter le savoir qu’on est censé leur prodiguer. Quand tu apprends la grammaire, l’orthographe, tu as besoin qu’on t’entoure tout ça de mièvreries subjectives ? Non. Alors pourquoi arrivés au collège ou au lycée, tout à coup, on en vient à tremper tout ça dans un bol de subjectivité ? Dans certaines disciplines, au bout du compte, les élèves ne savent plus si on leur demande de reproduire des faits objectifs, des connaissances, ou « un avis sur ». Et finalement, tu résumes l’enseignement à une trajectoire absurde que tu peux résumer ainsi : Question : « que pensez-vous de… ? » ; puis vient la correction contradictoire : « il ne maîtrise pas les savoirs fondamentaux de la discipline ».

Il y a des cours qui font appel directement et pleinement à la subjectivité ; ce sont les disciplines liées à la créativité (dessin, théâtre, cinéma…). Mais pour des disciplines comme l’histoire, le français ou la philo, qu’on ne me fasse pas croire qu’il n’y a pas des savoirs concrets délivrés en priorité aux élèves.

Enfin bon, je vois avec un immense plaisir que depuis vingt ans les méthodes n’ont pas changé. Je me sentirais toujours aussi peu concerné aujourd’hui (surtout lors des projections de films ou de ces horribles débats où tout à coup la classe s’anime comme au bistro du coin). « Ne semble pas bien concerné par ce qui se passe en classe. » Non, je confirme. Sans doute plus intéressé par les écureuils qui chahutent dans les arbres du parc (oui, j’ai eu de la chance) que par la « séquence émotion » du jour.

« On ne prépare pas des futurs citoyens en leur apprenant uniquement à gober et ingurgiter le savoir du professeur comme on le faisait avant, ça ne marche plus. »

Il est bien là le problème pourtant. La mission de l’école n’est pas de former des citoyens, mais de transmettre des connaissances. Avant oui, on ne faisait qu’ingurgiter le savoir et on retenait mieux les leçons. Manifestement, cette leçon qui ressort sur le niveau des élèves français, études après études, est une leçon difficile à ingurgiter.

C’est sur France Inter et l’émission « Pendant les travaux, le cinéma reste ouvert » qu’il y était question de l’enseignement du cinéma par des professeurs. C’était follement intéressant de voir l’un des deux présentateurs s’insurger que cet enseignement soit fait par des professeurs d’un peu toutes les matières après des stages sommaires (voire aucun sans doute, je n’ai pas beaucoup de souvenirs). Je ne vois pas bien ce qu’on peut apprendre à des élèves si on se contente de faire un cours basé sur le principe de café du commerce ou si l’œuvre ne sert elle-même que de support à une autre discipline.

Pourquoi pas après tout. Si les profs sont convaincus que leur méthode est la meilleure et que si elle largue une partie des élèves, c’est parce qu’ils ne font pas preuve de bonne volonté (quand l’autre partie arrive à suivre parce qu’aidée à la maison).

On me répond : « Ta conception en dit très long sur l’invasion des sciences expérimentales et de leur logique froide sur le reste du savoir (sauf que même cette prétendue “logique” est en fait absente des sciences expérimentales quand on les étudie en profondeur). Or, l’histoire ne fonctionne pas sous cette forme de logique. L’enseignement des langues ne fonctionne pas avec cette logique non plus. »

Oui, j’ai en effet pu m’apercevoir que, par exemple, en anglais, l’apprentissage de la langue procédait à une logique propre. Une prononciation correcte doit certainement obéir à une science qui doit rester étrangère au professeur. Et gare aux intrépides élèves qui y décèleraient les incohérences d’un professeur à l’autre. Après tout, chacun sa méthode, chacun sa prononciation. L’anglais, c’est un état d’esprit, une façon d’être ; les langues ne fonctionnent pas avec la logique d’une science… (Yes, that’s a straw man; I’m a bit sarcastic.)


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