Kôchiyama Sôshun (Priest of Darkness), Sadao Yamanaka (1936)

Note : 4 sur 5.

Kôchiyama Sôshun

Titre original : Kôchiyama Sôshun

Aka : Priest of Darkness

Année : 1936

Réalisation : Sadao Yamanaka

Avec : Chôjûrô Kawarasaki, Kan’emon Nakamura, Shizue Yamagishi, Setsuko Hara

Yamanaka avait vraiment un petit quelque chose qui le rendait unique. Son écriture resserrée faite de quatre ou cinq phrases tout au plus dans un même espace, cassant parfois les espaces en deux en faisant interagir des personnages d’une pièce à une autre pour forcer un montage ; une voix off ; ces montages alternés constants entre différentes pastilles de séquences rappelant parfois la bande dessinée (procédé déjà présent dans Le Pot d’un million de ryôs) ; et c’est du grand art.

Alors, oui, arrive un moment où l’on est peut-être plus ou moins perdu au milieu de tous ces personnages évoluant au sein de cet étonnant canevas. Chacun cherche à tirer les ficelles à lui ou à pousser les autres à la faute comme dans un jeu de mikado géant, mais au fond, à l’image d’un Grand Sommeil, peu importe. Car c’est la fascination pour toute cette agitation polie qui fascine, pour ce grand château de cartes savamment bâti dont on attend qu’une chose, qu’il s’écroule…

Certains se contentaient de réaliser du théâtre filmé à l’arrivée du cinéma parlant, Yamanaka avait inventé, lui, une forme hautement cinématographique : un personnage arrive dans un lieu, celui-ci échange trois phrases avec un autre, hop, on passe à une autre séquence, et rebelote. Un pion après l’autre. Case après case. Fascinant.

Ce passage rapide d’un lieu à un autre avec une idée fixe en tête, conjuguée parfois aux idées fixes d’autres personnages, c’est un type de récits qui fera, longtemps après, le succès de Tora-san, le sentiment d’urgence peut-être en moins (on en retrouve également des traces dans la série des films Zatoïchi, dans La Vie d’un tatoué, ou dans La Forteresse cachée, typique d’une écriture en feuilleton).

Le récit ne manque pas non plus de mélanger les genres (autre spécificité du Pot d’un million de ryôs), un peu de comédie, de romance, et de faire intervenir dans l’intrigue tous les archétypes possibles, des gangsters, aux geishas, en passant par les samouraïs ou les commerçants. On remarque aussi très vite le jeune minois de Setsuko Hara qui commence dans l’histoire par être le personnage en quête (de son frère) pour finir par être recherchée à son tour… Du Titi et Gros Minet avant l’heure.

Le film est le fruit de l’adaptation d’une pièce de kabuki de Mokuami Kawatake, signée Shintarô Mimura comme les deux autres films référencés de Sadao Yamanaka (vingt ans plus tard, le scénariste participera au chef-d’œuvre de Tomu Uchida, Le Mont Fuji et la lance ensanglantée).


Kôchiyama Sôshun (Priest of Darkness), Sadao Yamanaka (1936) | Nikkatsu


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Mud and Soldiers, Tomotaka Tasaka (1939)

« Tu n’as rien vu à Nankin. Rien. »

Note : 2 sur 5.

Mud and Soldiers

Titre français : Terre et soldats

Titre original : 土と兵隊 /Tsuchi to heitai

Année : 1939

Réalisation : Tomotaka Tasaka

Avec : Shirô Izome, Ryôichi Kikuchi, Isamu Kosugi

Deux heures de propagande à destination des soldats et des familles afin de les convaincre des bienfaits d’une guerre d’occupation. Certes, le réalisateur s’y donne à cœur joie : il faut noter la minutie avec laquelle il reconstitue l’environnement militaire (les assauts, tout particulièrement). Le fait, pour le Japon expansionniste, d’avoir commencé la guerre bien avant d’autres a permis aux réalisateurs japonais de montrer la guerre moderne comme on ne l’avait plus montré depuis la Première Guerre mondiale, le son et les nouveaux usages en prime. Je n’ai pas souvenir par exemple qu’il y ait des films en Espagne montrant aussi bien depuis l’intérieur la réalité d’une guerre moderne. Il y a donc un côté immersif certain dans le film, mais il ne faudrait pas s’y tromper : le naturalisme n’est pas la réalité. Une guerre sans morts, sans souffrance, sans perdants, c’est une guerre vue par un faussaire. Car si on y voit des soldats souffrir, on ne manque pas de les montrer, surtout, dépasser cette souffrance. En toutes circonstances, l’idée du film est de montrer les personnages héroïques aller toujours au-delà de leur fatigue, positiver coûte que coûte. Les soldats sont invariablement volontaires au combat, prennent soin les uns des autres ; ils sont dociles envers l’autorité qui n’est jamais discutée, enjoués à l’idée d’aller retrouver la prochaine ville ou (comme c’est dit dans une chanson qu’ils beuglent comme des étudiants à la sortie de l’école) tout heureux « de venir apporter la paix en Asie ».

On est à un haut niveau de foutage de gueule. Si on est bien dans de la propagande pure malgré le talent indéniable de mise en scène de Tasaka (et ce malgré un scénario qui tient en trois lignes), c’est que tout est fait pour gommer les aspects négatifs et pourtant bien réels d’une guerre (de surcroît une guerre expansionniste — on peut faire le parallèle avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie) : les soldats qui renoncent, les conflits et les violences au sein d’un même groupe de soldats, l’abus d’autorité, les blessures qui s’infectent, les morts dont on ne prend pas soin (en deux heures, un seul mort, on croirait presque à une exception, et le chef du bataillon se bat, bien sûr, pour qu’il soit incinéré et que ses cendres soient rapportées au pays), l’absurdité des ordres, la confusion, les tirs amis, la faim ou la maladie, le moral à zéro, les cons, et accessoirement… les combattants du camp d’en face et la population autochtone.

Ne cherchez pas. Les troupes japonaises victorieuses progressent héroïquement dans des villes « libérées » de leur population. On se demande bien pourquoi. Et il paraît tout à fait naturel pour ces soldats d’avancer et de prendre possession de villes vidées de leurs habitants. Un petit mensonge par omission, c’est toujours un moindre mal : on échappe aux violences des soldats sur les villageois, à l’accueil froid, voire hostile, aux vols (quoique, si, on vole, mais les butins de guerre, même dérisoires, comme une chèvre ou du parfum, sont montrés positivement — déshumanisation parfaite de la population occupée) ou à la destruction systématique des villes (il y a une certaine indécence à montrer des quartiers entiers et des maisons réduits en ruines, des bâtiments dont on peut deviner l’ancienneté — chose qu’un Japonais aura du mal à saisir dans un pays où les villes sont reconstruites dans leur totalité sur une génération). Par deux fois seulement, on croise des Chinois. Une première fois, la troupe de vaillants soldats entend venir au loin un groupe de ce qu’ils décrivent comme des réfugiés et dont ils prétendent qu’ils subissent les tirs issus de leur propre camp. Évidemment, montrer les forces occupées comme des sauvages, c’est une constante dans la propagande de l’agresseur (ou du colonisateur) ; ça justifie qu’on vienne apporter la « civilisation » à tous ces peuples incapables de faire les choses par eux-mêmes. Et puis, une autre fois, je ne suis pas sûr d’avoir bien compris l’image, mais dans un bunker dont les héros japonais ont réussi à prendre possession, le dernier combattant chinois est montré… enchaîné à sa position. Les méchants petits Chinois qui forcent leurs soldats à se battre dans un terrier contre les gentils Japonais venus leur apporter paix et sérénité.

On rappellera qu’avant que l’Europe remette le couvert des atrocités de la guerre totale, le Japon s’était fait remarquer en se rendant coupable de nombreuses atrocités en Chine. La guerre ne profite jamais à ceux qui la font au nom des autres ; elle ne profite qu’à ceux qui la décident et qui en font la publicité. Combien de généraux impérialistes japonais sont morts sur le front ? Probablement pas beaucoup. Le film pourrait leur être dédié. Il montre la guerre telle qu’ils voudraient qu’elle soit vue. Et le film fait au moins l’économie, par omission, de ne pas les montrer (à décider des actions des autres dans leurs quartiers préservés, voire à profiter des femmes locales dans un bordel construit pour eux).

Après-guerre, les films japonais seront bien plus honnêtes en dépeignant la réalité et l’absurdité de la guerre. Dans un conflit, personne n’en sort vainqueur, seulement celui qui passe pour le vaincu portera étrangement un regard plus juste que celui qui pensera l’avoir gagnée. On ne rappellera jamais assez cette évidence : un bon film de guerre est un film antimilitariste. On peut glorifier la violence dans des films historiques, la distanciation nécessaire y est toute naturelle ; d’ailleurs, par sa manière frontale de montrer les choses tout en en cachant d’autres, le film rappelle certaines images de films de samouraïs muets. Mais glorifier la violence d’une guerre actuelle, c’est de l’indécence pure et de la basse soumission à un oppresseur. Rien ne doit rendre acceptable le fait d’aller tuer son voisin ou de lui piquer sa terre. Tout film qui en fait la promotion est une saloperie. Parce que si un auteur ou un cinéaste n’a pas à faire dans la morale, on ne peut accepter qu’il soit soumis à une force supérieure qui lui souffle quoi faire à l’oreille et qu’il fasse la publicité de sa lâche soumission à travers une œuvre destinée à tromper les masses. On se rend alors complice des atrocités que l’on cache en montrant une réalité tronquée qui ne profitera qu’aux puissants exemptés, eux, de champ de bataille. L’art n’a pas à être moral, mais il doit être juste et traiter du réel. Maquiller des crimes de guerre en joyeuse fantaisie dans la boue entre camarades, ce n’est pas traiter le réel. C’est se placer du côté de l’oppresseur et de l’injustice.

L’année précédente, Tomotaka Tasaka avait réalisé un autre film de guerre de propagande, tout aussi prisé par la critique domestique de l’époque (prix du meilleur film de l’année pour la Kinema Junpo), et tout aussi peu intéressant : Les Cinq Éclaireurs. C’est seulement après la guerre et après quelques années de repos forcé (il aurait été victime du bombardement d’Hiroshima) que Tasaka reprend du service. Dans cette nouvelle vie, il y a au moins deux films à noter : L’Enfant favori de la bonne et A House in the Quarter. Un cinéma à l’image de son pays en somme…


Mud and Soldiers, Tomotaka Tasaka 1939 Tsuchi to heitai | Nikkatsu


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Fûsen / Le Ballon, Yûzô Kawashima (1956)

Changement d’optique

Note : 4 sur 5.

Le Ballon

Titre original : Fûsen / 風船

Année : 1956

Réalisation :  Yûzô Kawashima

Avec : Masayuki Mori, Tatsuya Mihashi, Michiyo Aratama, Izumi Ashikawa, Sachiko Hidari, Hiroshi Nihon’yanagi

Premier ballon d’essai et première contribution au scénario pour Shôhei Imamura juste avant Chronique du soleil à la fin de l’ère Edo du même Kawashima.

On aura rarement vu un Imamura aussi peu porté sur la perversion. Si perversion il y a, ce serait celle du fils du riche industriel qui se perd entre une hôtesse de bar qu’il entretient et qui l’adore, et une chanteuse de boîte de nuit qui tombe dans ses bras par intérêt (ou comme un ballon qui dérive…). Cette « perversion », c’est la lâcheté habituelle des hommes dans les shomingeki qui prennent toujours fait et cause pour les femmes.

Imamura se plie aux exigences de son époque (et de son réalisateur) en adoptant un type de rapport pour ses personnages qu’affectionnait Ozu : l’industriel ne se plaît pas dans sa nouvelle vie de riche, rêve de retrouver la vie qu’il avait juste après la guerre en peignant à Kyoto logé dans une famille pauvre, et ne semble surtout apprécier dans sa famille que la compagnie de sa fille. Petite critique du capitalisme et du tournant qu’est en train de prendre la société japonaise en se détournant d’une tradition confucéenne dans laquelle les rapports filiaux ont un sens au profit d’une société essentiellement individualiste et productiviste. Le suicide de la maîtresse de son fils convainc l’industriel de changer de vie. Ce qu’il reproche à son fils, c’est moins d’être volage (rien de plus commun dans son esprit) que de manquer à son devoir en refusant toute responsabilité à l’égard de la femme entretenue. Et puisque sa femme (intéressée, soucieuse de son confort et de son statut social comme bien d’autres) refusera de le suivre dans son retour aux sources, il espère que sa fille (un peu niaise, mais adorable, louanges ici des vertus de la simplicité et de l’authenticité) l’accompagnera.

L’amour d’un père pour sa fille, on pourrait effectivement être chez Ozu. On imagine Imamura chercher peut-être à en faire une relation incestueuse, mais il faudrait avoir l’esprit tout aussi mal tourné que lui pour s’en rendre compte ici.

On peut noter déjà la présence furtive de Sachiko Hidari qui sort d’un premier rôle dans L’Enfant favori de la bonne et qui accompagnera ce duo improbable constitué d’Imamura et de Kawashima pour Chronique du soleil, mais qui surtout retrouvera Imamura pour un de ses films les plus emblématiques : La Femme insecte. La même année, Kawashima réalise son plus grand chef-d’œuvre avec certains acteurs de ce Ballon : Suzaki Paradise.

Inutile de préciser que la distribution est impressionnante. L’avantage du système des studios au milieu des années 50, c’est encore de pouvoir disposer d’acteurs de premier rang pour le moindre petit rôle. On a beau avoir un discours anticapitaliste sur la pellicule, on tourne cinq films par an.

La mise en scène de Kawashima est précise et élégante. Les acteurs se dirigent peut-être seuls vu le niveau, mais il y a tout de même beaucoup de détails qui laissent penser que le réalisateur était derrière pour gagner de la part des acteurs la bonne expression quand il faut. On connaît par exemple le talent de Michiyo Aratama pour exprimer mille façons différentes la tristesse et la dignité blessée : ici, dans un rôle pas si facile, par un jeu de regard exceptionnel, elle arrive à dire l’indispensable afin qu’on arrive à la plaindre tout en continuant à admirer sa retenue. On sera toujours plus ému par un acteur qui retient ses larmes que par un autre qui pleure.

Admirable travail sur les décors. De la densité, de la densité ! Hé oui, ce n’est pas le luxe qui épate l’œil du spectateur, mais plutôt la richesse sobre mais réelle des détails, la juste composition des éléments dans un espace !


Le Ballon, Yûzô Kawashima 1956 Fûsen / 風船 | Nikkatsu


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Une jeune fille à la dérive, Kirio Urayama (1963)

Les enfants sauvages

Hikô shôjo

Note : 4.5 sur 5.

Une jeune fille à la dérive

Titre original : Hikô shôjo

Année : 1963

Réalisation : Kirio Urayama

Scénario : Toshirô Ishidô

Avec : Masako Izumi, Mitsuo Hamada

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Si Kirio Urayama s’était aidé de Shôhei Imamura pour écrire son premier film (La Ville des coupoles) il s’adjoint ici les services au scénario d’un collaborateur d’Oshima, Toshirô Ishidô, qui travaillera également plus tard aux scénarios des films de Yoshida et qui adaptera pour Imamura dans les années 80, Pluie noire. Politique des « auteurs » oblige, les scénaristes sont rarement mis à l’honneur dans notre vision historique du cinéma ; pourtant on y retrouve très certainement une même pâte réaliste, voire naturaliste, et très sociale dans ces histoires, et une certaine manière aussi, très imamurienne, à proposer des chroniques foisonnantes sur des personnages en marge.

Le premier film réalisé par Urayama se faisait autour d’un personnage féminin d’une quinzaine d’années qui se battait pour sortir de sa condition. On n’en est pas loin ici : même principe, mais on plonge un peu plus dans la misère puisqu’il est question ici de ce qu’on pourrait appeler une sauvageonne. La première scène (le générique) du film donne le ton et on goutte déjà tout excité à la provocation qui sent bon la nouvelle vague nippone : Wakae, quinze ans, au comptoir d’un bar, fume, boit, et peste sur tous les hommes alentour qui voudraient lui mettre la main dessus. La jeune fille aurait pu vite tomber dans la vulgarité et devenir antipathique, mais on y voit surtout grâce au talent de Urayama une adolescente perdue qui noie sa misère et sa solitude dans l’agressivité et la provocation. Quand un homme la touche, c’est volée de gifles, bagarres et injures. Plusieurs fois dans le film revient cette rengaine qui semble avoir été crachée mille fois aux hommes pour les fuir : « Pervers ! ». Les raisons de l’errance mentale de Wakae viendront plus tard : la perte d’une mère, un père alcoolique, et sans attaches une plongée inévitable dans la misère.

Très vite, le titre paraît un peu trompeur car au lieu d’avoir affaire à un récit tournant autour de ce seul personnage féminin, on suivra en fait celui, croisé, de deux adolescents amenés à s’aimer et à lutter ensemble pour survivre. Rien de bien original, c’est Roméo et Juliette transposé dans un Japon misérable ; au moins peut-on suivre le développement de cette histoire d’amour naissante avec des acteurs qui ont l’âge de leur personnage sans qu’on en fasse non plus des imbéciles. L’adolescence (avec ses écueils identitaires, ses tourments) est finalement assez rarement bien rendue. La meilleure approche sans doute est justement de ne pas tomber dans le piège de la complaisance : les adolescents ont les mêmes aspirations que les adultes, la même cruauté sinon plus, la même capacité à se jouer des autres, les mêmes désirs. La grande réussite de l’approche du film, comme souvent chez Oshima ou Imamura quand ils montrent de tels personnages en marge à cette époque, c’est bien de montrer une forme de brutalité de la vie, et de parvenir à montrer des situations et des personnages en lutte sans dénoncer, se moquer, caricaturer ou tomber donc dans l’excès inverse, la complaisance. C’est souvent cru tout simplement.

Wakae rencontre donc Saburo, à la fois plus âgé et de « meilleure famille ». Pour lui sa place est ailleurs qu’auprès des siens, il se sent asphyxié par l’ambition de son frère aîné et les attentes que place en lui toute la famille. Saburo ne fait rien, ne s’intéresse à rien, ne vaut rien, et c’est donc tout naturellement qu’il s’éprend de Wakae la sauvageonne. Mais leur passion est aussi destructrice que bienvenue comme si la place que prenait l’autre pour le soutenir devait finir fatalement par le pousser dans le précipice. « Non, Orphée, ne te retourne pas ! » Conscient que leur amour ne fait que les détruire, Saburo trouve à s’émanciper du poids de sa famille (et de l’amour destructeur de Wakae) en s’entichant d’une autre fille, modeste mais sérieuse ; mais Wakae, en lui courant après, met le feu accidentellement au poulailler de cette famille où Saburo avait trouvé refuge. Les voilà séparés pour de bon. C’est le début du placement de Wakae en maison de redressement (Nippon mécanique).

Rapports extérieur/intérieur, des vitres, de la neige, et de la musique lyrique… un côté Docteur Jivago pour nos adolescents cabossés | Nikkatsu

Le film aurait pu tourner au misérabilisme. L’une des nombreuses réussites du film, c’est de ne pas dénoncer bêtement et systématiquement toutes les figures de l’autorité en prenant chaque fois fait et cause pour ses personnages adolescents. (La compassion est bonne pour ceux qui veulent jeter une petite larme et repartir avec leur conscience assagie.) La vie y est rude dans cet établissement, les adolescentes ne se font pas de cadeaux, mais tous y sont mieux qu’à l’extérieur, et l’ensemble du personnel a un véritable désir de montrer la voie à ces sauvageonnes pour leur permettre de rebondir. Pas de complaisance, mais une infinie bienveillance pour des êtres chahutés par la vie. Le constat sonne juste, car s’il y a de l’espoir dans cette maison où se « redresser », on n’y nourrit aucune illusion. La vie est cruelle, en dehors comme à l’intérieur du refuge, car le monde est identique, et les règles rigoureusement les mêmes. L’une des phrases-clés du film est ainsi prononcée par une des locataires que Wakae surprend en train de fumer dans sa chambre quand toutes les autres regardent un film : « Mais nous ne serons toujours que des parias ». Au Japon, peut-être plus qu’ailleurs, la condition, le statut, est déterminée par la naissance, et aussi, comme elle le dit, par le « passé ». Son passé à elle lui collera toujours à la peau. La même fille avait crié, plus tôt, alors qu’elles participaient à une course et se faisaient chahuter par des villageois : « Nous sommes des êtres humains ! ». Wakae, pour échapper à cette logique, ou à cette fatalité, trouve avec l’aide des éducateurs une place de couturière dans une autre ville. C’est là que la tragédie prend corps. La fuite est depuis cinq mille ans un excellent moteur dramatique. Comprenant, comme Saburo avant elle, qu’ils devaient d’abord arriver à se construire individuellement plutôt que de satisfaire à la possibilité à court terme de se reposer sur l’autre, sachant que dans leur situation, agissant comme une drogue, ils se consumeraient mutuellement, elle décide, et parce qu’elle aime Saburo, de quitter la ville sans le prévenir. Prévenu à temps, Saburo la rattrape sur le quai, et le film prend alors une autre dimension.

Ce qui aurait pu se jouer en trente secondes sur le quai, Urayama et Ishidô en font un dénouement qui s’étire en longueur et sur différentes séquences d’anthologie. La facilité aurait été d’opposer le désir de l’un et la conviction de l’autre et de finir sur quelques lignes de dialogues. Seulement ces deux être-là s’aiment et ils savent que même s’ils doivent prendre des chemins différents quitte à se retrouver plus tard, c’est un choix qu’ils vont devoir prendre ensemble. La force du film social presque : le conflit ne se fait pas entre les personnages ; l’opposant, il n’est pas caractérisé à travers les traits d’un persécuteur, c’est au contraire un contexte qui pèse sur le destin des personnages.

Voilà donc nos deux jeunes amoureux autour d’une table de restaurant au milieu d’autres voyageurs attendant le départ de leur train. Un classique, et pourtant.

Ce dernier quart d’heure est d’une grâce rare. L’histoire, le sujet, les situations ne comptent plus, il n’y a plus que la mise en scène de deux êtres face à leur choix. On oublie qu’il s’agit d’adolescents. Le temps n’est plus rien, le premier et le second plan se mêlent. Tout se brouille et tout se concentre autour de ce choix qui devra décider du destin de deux êtres qui s’adorent : Wakae doit-elle ou non partir et s’éloigner de Saburo. La situation pourrait être commune (bien que, le fait de décider « ensemble », ou plutôt « en accord » — Wakae attendant que Saburo accepte de la laisser partir mais lui laisse le choix —, n’a rien de commun), sa mise en forme tient du génie. Ralentissement de la situation pour en augmenter la tension (quitte à reproduire les mêmes plans) ; accélération et transformation du rythme une fois la décision prise (mouvement lent, mouvement rapide) ; et comme dans ces chefs-d’œuvre où les fins sont interminables, touchées, oui, par la grâce, les dénouements ne cessent de faire des petits — quand il n’y en a plus, il y en a encore. Comme quand, à la fin du spectacle, les lumières s’éteignent, et qu’il ne veut plus nous quitter. Il faut imaginer la fin du Lauréat dilatée sur une quinzaine de minutes. Du coup d’éclat au coup de… grâce. Il y a des films qui s’élancent pour ne jamais retomber. Ainsi Saburo et Wakae se retrouvent dans le même train, et c’est Saburo qui expliquera à sa belle la marche à suivre : leurs chemins se séparent, mais s’ils s’aiment encore, ils pourront se retrouver, changer, sans que la présence de l’autre ne les intoxique. Deux êtres qui s’aiment, laissés à la dérive d’un bout à l’autre de l’océan.

La scène du restaurant, c’est donc là que tout commence, une des meilleures scènes du genre avec le traitement le plus hallucinant de l’arrière-plan jamais vu. Ce qu’on verrait dans n’importe quel film banal ce sont des figurants ; là on y voit des acteurs réagir, agir même, face à la “scène” qui se joue tout près d’eux ; jusqu’à offrir en toute fin un contrepoint idéal… et presque satirique : la futilité d’un spectacle télévisé qui aguiche comme des mouches nos clients dans cette salle de restaurant animée, face à ce choix qui tarde à se faire entre deux adolescents. Quand l’arrière-plan vient rehausser le premier, lui donner le relief presque du réel ou l’harmonie tragique d’un jeu de destins où chacun jouerait sa propre partition tout en composant un ensemble cohérent et indivisible. Point, contrepoint. On dit qu’un bon acteur c’est un acteur qui sait écouter, alors que dire des figurants qui écoutent ?… et qui finissent par s’animer au milieu d’un décor qui ne se contente le plus souvent que de ne proposer un tableau immobile de figures sans histoires. Sidérant de justesse pour la scène la plus cruciale du film. (Avant ça le réal avait déjà montré dans quelques séquences son intérêt assez singulier pour l’arrière-plan, à la Orson Welles presque. À un moment, je pense même avoir vu la caméra perdre le point pour le retrouver aussitôt ; ça ne pourrait être qu’un accident mais cela illustrait pourtant parfaitement la sensation du spectateur à laisser son attention vagabonder en arrière-plan ou simplement avoir l’œil qui se trouble pour réfléchir ou se distraire…)

C’est beau le talent quand même, parce qu’il vous cloue le bec et vous fait mijoter encore longtemps en pensées la force de leurs évidences…

Une jeune fille à la dérive, Kirio Urayama 1963 Hikô shôjo | Nikkatsu


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La Vie d’un tatoué, Seijun Suzuki (1965)

Puzzle spatial

Note : 4.5 sur 5.

La Vie d’un tatoué

Titre original : Irezumi ichidai

Année : 1965

Réalisation : Seijun Suzuki

Avec : Hideki Takahashi, Masako Izumi, Akira Yamauchi
Yûji Odaka

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On trouvera toujours quelque chose de surprenant dans cette dernière décennie de l’âge d’or du cinéma japonais… Le film souffre de quelques excès tout à fait charmants qui frisent la parodie (ce que Le Lézard noir, vu récemment, était incapable de faire), mais La Vie d’un tatoué est probablement un de ces films étranges où tout s’accorde par hasard pour en faire, parfois, un chef-d’œuvre.

Il y a bien sûr la présence de Seijun Suzuki à la réalisation, qui fait notamment preuve de son extravagant talent visuel dans la dernière séquence, un affrontement « un contre tous », avec notamment une contre-plongée presque sidérante prise sous le tatami et une plongée en plan-séquence sur le ballet des duels au katana (façon Old Boy).

Pourtant ce sont deux autres aspects qui m’ont fasciné dans ce Irezumi ichidai : l’histoire et le lieu où les personnages évoluent. Les deux sont liés, et si on a affaire à un film de yakuza, on y retrouve l’aspect serial de certains films de l’époque (Zatoichi, La Pivoine rouge — et des Ninkyo eiga qui me restent inconnus) ou même de certains films de samouraïs où on retourne à la campagne pour croiser ces populations autochtones comme dans les vieux contes, ces auberges tantôt accueillantes tantôt inquiétantes, toujours d’étranges lieux de passage et de rencontres. On pourrait presque être chez Dumas ou dans Miyamoto Musashi.

Seijun Suzuki (1965)

L’histoire est simple, d’un grand classicisme, mais c’est l’alliance de ses éléments qui forment une sorte d’alchimie efficace. Un yakuza et son frère se sont fait truander par leur propre clan et échappent de peu à la mort. Ils entreprennent alors de rejoindre la région qui apparaît comme la terre promise, l’Eldorado d’alors : la Mandchourie. Faute d’argent, à nouveau truandés, ils se voient obligés de travailler dans une mine. D’abord mal vus, ils parviennent à gagner la sympathie des mineurs et l’intérêt de la fille du propriétaire. La suite est merveilleusement prévisible, bien huilée comme une symphonie au phrasé déjà connu, jamais dissonant. Et il y a donc dans cet univers, une gestion de l’espace qui rappelle certains westerns ou épopées : chaque scène propose presque un nouveau décor tout en restant souvent dans un lieu reconnaissable, si bien qu’on finit par nous reconstituer mentalement la représentation de l’espace qui crée une forme de jouissance imaginative qu’on retrouve dans assez peu d’autres films. Pour ça, il faut aussi retrouver certains espaces mythiques voire archétypaux (la rivière et ses chutes, l’intérieur de la mine, la cellule de prison, la maison du propriétaire, et les ruelles avec leurs nombreuses échoppes…).

Certains événements sont tellement traités avec désinvolture ou excès qu’on est à la limite de la dérision (c’est trop bien mené pour croire à une véritable série B). Par exemple quand le héros vient à s’évader, ou à sortir plutôt, de sa cellule, ou la manière dont est traitée l’histoire d’amour, le jeu de séduction, on peine à croire en toutes ces circonstances heureuses, mais c’est si bien fait que ça n’apparaît plus que comme un jeu.

Grand plaisir.


La Vie d’un tatoué, Seijun Suzuki 1965 Irezumi ichidai | Nikkatsu


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Black Sun, Koreyoshi Kurahara (1964)

Le geste et la parole

Note : 2.5 sur 5.

Black Sun

Titre original : Kuroi taiyô

Titre français alternatif : Le Soleil noir

Année : 1964

Réalisation : Koreyoshi Kurahara

Avec : Tamio Kawachi, Chico Roland, Yuko Chishiro

Film plutôt médiocre où un Noir américain, déserteur de la MP, est caché à Tokyo par un Japonais amoureux de jazz et ne parlant pas un mot d’anglais.

Le seul intérêt dans toute cette histoire, c’est la mise en scène des incompréhensions, de la méfiance naturelle de l’étranger, des préjugés racistes. C’est du mokusatsu à tous les étages. Mokusatsu est le terme ambigu employé par le Premier Ministre japonais pour répondre à la demande de capitulation des Américains ; une ambiguïté volontaire ou non qui fut interprétée comme une fin de non-recevoir et qui provoqua le largage des deux bombes atomiques. Les traductions littérales sont impossibles et on peut peiner à faire comprendre un contexte ou un état d’esprit à travers une langue. Mais quand on ne dispose même pas d’une traduction, l’incompréhension est encore plus grande. Toute tentative d’échanges se transforme en un dialogue de sourd. Et cette incommunicabilité se résume en une seule image, une seule situation : l’un a une balle dans le pied et tient l’autre en joue. Méfiant, comme quand deux bêtes sauvages dont l’une est blessée, ils ne savent pas comment appréhender l’autre. Pourtant, le Japonais se montre d’abord (puisqu’on dispose de son point de vue) fasciné par la vision d’un Noir débarqué dans son squat. Mais il finit par le traiter d’esclave quand il comprend que cet étrange Noir ne correspond pas à l’image qu’il s’était faite de gens de sa couleur. Pour preuve : il n’en a rien à faire du jazz.

Il faudra attendre que l’un enlève la balle que l’autre a dans le pied pour qu’ils fassent ami-ami. Les mots ne sont rien et ne propagent que des faux-semblants, quand les actes sont tout. Au cinéma comme ailleurs, la seule langue universelle, c’est l’action.

Black Sun, Koreyoshi Kurahara 1964 Le Soleil noir, Kuroi taiyô Nikkatsu (2)Black Sun, Koreyoshi Kurahara 1964 Le Soleil noir, Kuroi taiyô Nikkatsu (3)

Le film en dehors de ça ne tient pas la route, mais ça illustre pas mal l’incommunicabilité entre les hommes, et pas seulement à cause de la langue. Dans le mokusatsu, c’est moins l’erreur de traduction qui est à l’origine des deux bombes que le prétexte d’une possible méprise qu’on sait pouvoir avancer après coup comme excuse pour justifier de ses actes. Un épouvantail de l’histoire. Il n’y a pire méprise que quand elle est volontaire. On pourra toujours se réfugier derrière elle. Autrement dit, les apparences, même quand on sait ne pas en être victime, on sait les garder comme prétextes à des justifications futures. Beaucoup de la méfiance qu’on se porte les uns et les autres repose sur cette seule possibilité. Voilà pourquoi, blessés, on préférera toujours tenir en joue celui qui offre une image apparemment amicale.

Quand le « dit » se transforme en « geste » fatal. L’éternel problème de la langue : même quand deux locuteurs sont censés la partager, ils ne font jamais que prétendre se comprendre quand ça les arrange, et ne plus se comprendre quand ça ne les arrange plus. On pourrait oser un raccourci spatio-odysséèsque : de l’épouillage comme geste symbolique de l’acceptation de l’autre, on passe à un Japonais épouillant la balle plantée dans la jambe d’un Noir américain comme geste symbolisant la transcendance du “mot”. L’épouillage comme preuve irréfutable de l’intérêt porté à l’autre. Épouillons-nous en silence, mes frères.

Un mot sur le réalisateur, Koreyoshi Kurahara. Un sombre inconnu, pourrais-je dire, certains de ses films sont bien meilleurs que celui-ci. Héritage du film noir et une actrice souvent complice de ses films, la magnifique Ruriko Asaoka, notamment dans Thirst of Love. Il faut retenir pour l’instant l’excellent thriller Intimidation.


 Black Sun, Koreyoshi Kurahara 1964 Le Soleil noir / Kuroi taiyô | Nikkatsu


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A Colt is My Passport, Takashi Nomura (1967)

Une guitare pour l’étudiant

Note : 3.5 sur 5.

A Colt is My Passport

Titre original : Koruto wa ore no pasupooto

Année : 1967

Réalisation : Takashi Nomura

Avec : Jô Shishido, Chitose Kobayashi, Jerry Fujio

Quand un tueur à gages, tireur d’élite, prend sa cigarette pour la foutre à la fenêtre et regarder d’où vient le vent, on peut être certain qu’on ne va pas s’amuser et que le film va s’appliquer à décrire consciencieusement la fuite qui suit immédiatement sa petite séance de tir aux pigeons. L’influence de Melville paraît évidente, la méticulosité muette d’un Samouraï à se faufiler telle une anguille pour échapper à ses meurtriers (le film de Melville est postérieur de quelques mois), l’ambiance emprunte aussi allègrement aux films italiens que ce soit les westerns ou les polars (la musique est clairement morriconesque). Seulement, le film, en dehors de ces correspondances (qui ne le sont sans doute pas d’ailleurs, le film étant bien contemporain à ce qui se faisait en France ou en Italie), souffre de quelques défauts qui peinent à cacher ce qu’il est : une série B sans grandes prétentions, ni même sans grand moment de cinéma (bof, le duel final, OK).

La structure d’un polar (pour éviter que l’on s’arrête à la bêtise de son canevas), il y a souvent intérêt à y jouer des allers et retours, des fausses pistes, des digressions utiles au développement psychologique (aussi mince soit-il)… ou au contraire, on peut prendre le parti de jouer à fond la carte de l’épure. Ici, on serait plutôt dans la seconde option, mais question épure, on pourrait encore mieux faire. L’entre-deux bâtard ne trouve jamais son souffle. Le polar italien, violent, brutal, paraît y rencontrer le Melville feutré. La linéarité du récit apparaît alors comme une faiblesse, une facilité : il tue, il fuit, il fuit encore, et ça finit par le duel attendu… Tout cela est au fond bien trop prévisible, et notre joufflu préféré a beau comme d’habitude disposer de tout un garde-manger de cacahuètes entre les dents, il ne nous en laisse pas une miette à grignoter. Récit au régime sec. Le film s’achève et le spectacle a l’estomac dans les talons. La photographie est pâle à en crever : on pourrait être chez Verneuil. Dès que l’on esquisse la possibilité de se divertir avec l’un ou l’autre des deux protagonistes qui jouent les seconds rôles auprès de notre joufflu national et qui partage l’affiche (la vraie) avec lui, tout ça est bazardé et mis de côté. C’est bien le principal reproche qu’on puisse faire au film, mais il est de taille. Quand le faire-valoir de notre héros se réveille pour la cinquième fois (comique de répétition) dans un cargo où son aniki l’a laissé pour lui sauver la vie, il peut se ruer en queue de pont en criant qu’il est le roi des cons, ça nous laisse de marbre parce qu’on n’a pas eu le temps ou l’occasion de comprendre les liens qui pouvaient les unir. Même chose avec la fille de l’auberge. De son histoire, on ne saura jamais rien (assez pour en vouloir un peu plus ou trop quand elle aurait dû se taire). De son devenir, on n’en saura pas beaucoup plus, je n’ai même pas souvenir qu’on en ait eu la conclusion… Tout cela est tout de même très vite expédié.

Le film compte parmi les pépites japonaises, la distribution occidentale le présente comme un chef-d’œuvre noir… Je ne suis pas bien convaincu. Je vais faire mon malin pour une fois que je ne tombe pas dans le panneau des noms nippons : Takashi Nomura n’est pas Yoshitarô Nomura (The Chase, Zero Focus, The Shadow Within, Le Vase de sable). Et Shinji Fujiwara n’est pas Seichô Matsumoto…

Reste un petit plaisir perso, celui de voir l’acteur du Faux Étudiant. Jerry Fujio se révèle être un bon acteur dans un rôle à l’opposé du naïf étudiant dans le film de Masumura. Il aura droit aussi, entre deux évanouissements, de pousser la chansonnette ! Magnifique ballade, parfaitement inutile. On tient Aznavour dans un film ? Eh bien, autant lui demander de chanter… Tiens, Jerry ! Une guitare, quel hasard ! Tu ne voudrais pas… Merci, le film m’aura au moins permis de découvrir que l’acteur d’un de mes films fétiches était également un sublime chanteur.

Jerry Fujio :


A Colt Is My Passport, Takashi Nomura 1967 Koruto wa ore no pasupooto | Nikkatsu 


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Les Indispensables du cinéma 1967

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Désir meurtrier, Shôhei Imamura (1964)

Imamura, 100% pur porc

Désir meurtrier

Note : 4 sur 5.

Titre original : Akai satsui

Année : 1964

Réalisation : Shôhei Imamura

Avec : Masumi Harukawa ⋅ Kô Nishimura ⋅ Shigeru Tsuyuguchi ⋅ Yûko Kusunoki ⋅ Ranko Akagi ⋅ Tomio Aoki

Des personnages borderlines. Des bêtes plus que des hommes. Impulsifs, névrosés, odieux, égocentriques, malsains, menteurs et brutaux. Chacun d’eux cherche à imposer ses désirs aux autres sans considération aucune pour leur existence. Le désir peut bien être meurtrier pour être rassasié. Car le désir est une faim impérieuse, un démon, une divinité qu’il faut honorer à travers des offrandes sacrificielles. Tout le reste, n’est qu’artifice, du consommable. Chez Imamura, la société n’existe pas. Il n’y a qu’une jungle où les porcs et les loups sont les maîtres. Des prédateurs en quête de proies faciles. La femme est donc une victime sans possibilité d’évasion. Tantôt objet sexuel devant assouvir les pulsions des hommes, tous les hommes ; tantôt une mère, une pondeuse. Le seul répit, elle le trouve en jouant les bonniches. Il faut que la couche resplendisse et que le bain soit prêt à temps.

Cruel, injuste, cynique, vain, et sans issue. Et finalement, terriblement humain. Il est là le génie d’Imamura. Il ne fait que gratter le vernis. Montrer les hommes, et la société, tels qu’ils sont derrière des prétentions et des sophistications fumeuses.

L’homme, cette bête. Ce fou. Ce meurtrier.

Imamura mourra, et le reste est silence : après la faim, la fin.


Désir meurtrier, Shôhei Imamura 1964 Akai satsui  | Nikkatsu


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Les Indispensables du cinéma 1964

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Suzaki Paradise, Yuzo Kawashima (1956)

De l’autre côté du pont

Suzaki Paradise

Note : 5 sur 5.

Titre original : Suzaki Paradaisu: Akashingô

Année : 1956

Réalisation : Yûzô Kawashima

Avec : Michiyo Aratama, Yukiko Todoroki, Seizaburô Kawazu

TOP FILMS

Excellente découverte. Les films de Kawashima sont difficiles à trouver. Il partage avec Naruse les mêmes scénaristes. Par exemple, Toshirò Ide, auteur des excellents Comme une épouse et comme une femme, Au gré du courant et Le Repas. Kawashima a co-réalisé l’excellent Courant du soir (dans lequel on retrouve les deux acteurs principaux de celui-ci). Bref, ce n’est pas un Naruse, mais ça y ressemble. En prime, on gagne Michiyo Aratama, la femme de Tatsuya Nakadaï dans La Condition de l’homme ou dans Le Sabre du mal, la bourgeoise dans Kiri no hata, l’héroïne de Nuages d’été, du Pauvre Cœur des hommes, etc.

Un couple se retrouve à la rue à errer sans savoir où aller. Lui est sans emploi, elle, une fille du quartier à geisha (hanamachi), Suzaki Paradise, qu’elle vient de quitter pour s’enfuir avec lui. Le destin les ramène très vite aux portes de ce quartier dont on accède par un pont sur lequel une gigantesque pancarte accueille les visiteurs comme à l’entrée d’un parc d’attractions ou d’un cirque. Ils demandent du travail à un petit bar juste à la sortie du quartier où la patronne cherche une serveuse. Elle les accueille et trouvera un travail à l’homme tout près, chez un livreur de nouilles. Souvent tentés par la petite malhonnêteté, ils s’écartent peu à peu l’un de l’autre, éloignés seulement de quelques pâtés de maisons : le travail de serveuse et les habitudes de fille de bar de la fille attisant à raison la jalousie de l’homme. D’un autre côté, la patronne du bar attend son homme parti rejoindre une fille dans ce zoo humain qu’est Suzaki Paradise…

La force du film, ce sont d’abord ses personnages à la limite de la rupture. Ils donnent au film une tonalité de film noir social. Ils sont comme des papillons tournant autour des lumières de Suzaki Paradise. Une lumière qui fait vivre tous les commerces à l’extérieur de la ville : la plupart des clients de passage sont ceux qui sortent du quartier, on y trouve souvent aussi des filles souhaitant tenter leur chance à l’extérieur et qui se retrouvent fatalement ici pour commencer leur fuite ou leur périple incertain. Ce quartier, c’est le feu qui réchauffe mais qu’il ne faut pas trop approcher pour éviter de se brûler. C’est aussi, non pas le paradis, mais une sorte d’enfer auquel il est difficile d’échapper. Ce bar situé à sa sortie, c’est une sorte de purgatoire où on voit les âmes errantes aller et venir… On ne décide pas de s’arrêter dans ce petit bar pour boire une bière, on s’y échoue. Voilà pourquoi la fille, malgré la passion qu’elle a pour son homme, et répondant à ses réflexes de fille du quartier, s’agrippe au premier homme qui lui promettra une meilleure situation, quitte à y laisser son homme… De son côté, lui, en s’éloignant du bar, ne voit pas l’ange à sa porte, prête à l’aider, au cœur admirable… Il n’en a que pour sa poule. Il faut qu’il y ait un passé fort les unissant tous les deux. On le devine, parce qu’on a souvent vu cette histoire racontée à l’intérieur même des quartiers. Pas besoin donc de l’évoquer, pas besoin d’expliquer leurs rapports. Ambiance crépusculaire. Et maintenant qu’on s’est échappés, comment vivre ? La fin du rêve, qui est là, juste en face, qui luit de ses lumières scintillantes…, et qui pourrait encore pourquoi pas les sauver. Comme deux camés en cure de désintoxication qui peinent à se défaire de leur drogue.

L’écueil, c’était de résister à faire de cette fille, un personnage antipathique. On comprend ses raisons, ses contradictions. C’est une âme perdue qui ne peut se nourrir que d’amour. Son homme est un raté, il faut être pragmatique, et pour survivre, s’éloigner du quartier de la prostitution, il faut paradoxalement… se prostituer, user de ses charmes. C’est que comme toujours, le monde des geishas est subtil et difficile à comprendre. On pourrait les comparer à des escort girls. Des filles qui servent à boire aux clients, et plus si affinités… Ces deux-là sont paumés et tentent de se rattacher à la vie avec ce qu’ils peuvent. Chacun sa branche pour ne pas tomber à l’eau… On décide de partir ensemble, mais une fois partis, on se rend compte que, même accompagnés, on est toujours seuls. Comme deux amants décidant de se suicider : au final, il faut bien que l’un des deux meure le premier, sans être sûr de ce que fera le second…

C’est désespéré, beau, tragique. L’ambiance et les décors sont merveilleux (ambiance humide, comme si la sueur qui sortait du Suzaki Paradise retombait ici). Et tous les personnages sont fabuleux : aucun méchant, ce qui sert d’opposant, c’est ce quartier, dont il faut arriver à s’échapper.

La même année, Mizoguchi, pour son dernier film, adaptera également Yoshiko Shibaki, avec La Rue de la honte. Les deux films se répondent magnifiquement. Le désespoir, à l’intérieur des quartiers avec la même ambiance crépusculaire. Et le désespoir, à l’extérieur, quand finalement une de ces filles décide d’échapper à ce monde. Aucune issue possible.


On se regarde beaucoup en silence dans le film. L’occasion pour Michiyo Aratama d’exprimer toute une palette d’expressions intériorisées :

Suzaki Paradise, Yuzo Kawashima 1956 Suzaki Paradaisu: Akashingô | Nikkatsu

The Pornographers, Shohei Imamura (1966)

Les Bêtes

The Pornographers

Note : 5 sur 5.

Titre original : Erogotoshi-tachi yori: Jinruigaku nyûmon

Année : 1966

Réalisation : Shôhei Imamura

Avec : Shôichi Ozawa, Sumiko Sakamoto, Ganjirô Nakamura, Chôchô Miyako, Haruo Tanaka, Masaomi Kondô, Kô Nishimura

TOP FILMS

Il y a quelque chose de singulier de voir ce titre dans un film de 1966. Tout le monde n’est pas historien de la pornographie. On se demande ce qu’on peut bien trouver dans un tel film… En fait, ce n’est pas tant la pornographie qui y est au centre de tout, c’est juste une activité. L’activité de personnages timbrés. On est bien chez Imamura.

Il faut voir l’espèce de boule de nœuds que forme cette famille recomposée avec les névroses de chacun, leurs désirs, leurs mensonges…

Le pornographe vit chez une veuve. Celle-ci garde précieusement une carpe qui, selon elle, est la réincarnation de son mari. (Voilà qui pourrait laisser penser que c’est légèrement tordu, mais la carpe, elle ne s’en sépare jamais, elle est même dans la chambre à coucher, et chaque geste d’elle est un signe que lui envoie son premier mari…) Elle tient un salon de coiffure pitoyable. Jamais un client, et pour cause, personne ne travaille dans cette baraque. On reste au pieu toute la journée…

Deux enfants. Un garçon qui devrait être à l’université mais qui ne vit que pour lui-même, et qui, déjà, entretient une relation gentiment incestueuse avec sa mère. Ce sont des bêtes, on se renifle, on répond à ses instincts primaires, à ses désirs immédiats… — Une fille. 15 ans. Ne va jamais à l’école et ne pense qu’à une chose : se faire culbuter par son beau-père… Alors, quand il ne veut pas (alors qu’il veut, puis non…), elle se donne à n’importe qui, traîne, s’enivre…

Le père, le pornographe du titre du film, fait donc des films de cul (on ne voit rien) et est aidé par un gars qui explique ne pas aimer les femmes, leur corps. C’est mieux de se tripoter devant des films. Vers la fin, il dit avoir enfin changé : il se serait assagi. Désormais, il est avec… sa sœur, qui est comme une mère pour lui. Attention, il ne se passe rien, là-dessus, il n’a pas changé…

Le pornographe, on y arrive le père : son activité lui permet de gagner un peu d’argent. Un peu. Activité interdite. Il passe quelque temps en prison et intéresse la mafia locale (on peut dire qu’il ne lui arrive rien de bon — certains ont le don de s’attirer des ennuis). Par des brefs flashbacks, on apprend qu’il a été lui-même victime d’inceste… et qu’il est responsable d’un accident de la fille de la coiffeuse qui en garde une imposante cicatrice à la jambe. Reste-t-il avec elle par culpabilité ? Mystère. Ce qui est sûr, c’est qu’il l’aime sa coiffeuse. Mais il est aussi attiré par sa fille… Il arrive à réprouver ses pulsions, mais ça se complique quand on n’est pas le seul à avoir un grain.

Tout ça va se finir dans le surréalisme le plus étrange. On pense à Fellini et à son automate dans Casanova. Puisque les hommes ont des pulsions qu’ils ne contrôlent pas, puisque les films sont interdits, puisque même les orgies ne le satisfont plus (il faut dire qu’il y trouve sa fille…), il va construire une poupée grandeur nature… Il finit fou, croyant donner vie à sa poupée — ce qui était déjà arrivé à sa femme dans une scène assez mémorable. La scène finale, c’est en somme ce qui leur arrive depuis longtemps : des péniches qui ont perdu les amarres et qui dérivent sans s’en rendre compte. C’est exactement ça, pendant tout le film, ils sont conscients de rien. Ils ne sont pas dénoués de culpabilité mais la réflexion va rarement bien loin. Le but, c’est quand même de satisfaire à ses besoins premiers.

L’une des scènes les plus hilarantes à ce propos, c’est une scène où les pornographes filment une séquence entre un vieil homme, qui va jouer au docteur, et une jeune fille, qui va jouer une écolière (déjà le fantasme de l’écolière au Japon…). (Au passage, il semblerait que la pédophilie n’ait jamais été une question embarrassante au Japon ; la pornographie infantile n’y est toujours pas punie et la prostitution infantile y a toujours été très présente). Les deux metteurs en scène se rendent compte que la fille est une débile mentale. Passé l’étonnement et une petite réflexion pour la forme, ça ne les dérange pas plus que ça. Sauf qu’essayer de mettre en scène une débile mentale, ce n’est pas de tout repos. Et là, la débile s’effondre en larmes, et le vieux vient la réconforter en lui disant que « son papa est là »… Il faut les voir les deux les traiter de détraqués ! L’hôpital qui se fout de la charité…

La scène se poursuit avec les deux zouaves, dans un bain public. La caméra prend ses distances comme toujours, l’air de dire « je ne cautionne pas ces bêtes-là » (un plan-séquence de loin, brute, rien à dire, pas expliqué, pas commenté). Ils s’interrogent sur la moralité d’entretenir des rapports sexuels avec une fille handicapée mentale. Ils restent à côté de la plaque : « Qui a dit que c’était interdit », etc. On rit jaune mais voir de tels zigotos, c’est assez fascinant.

Le film est au début un peu compliqué à suivre. Il faut s’y retrouver avec les flashbacks (tout le film en est un lui-même, comme une mise en abîme, un clin d’œil). Mais quand tout prend forme petit à petit, parce que c’est un vrai puzzle, ça devient génial. Il y a d’abord sans doute un roman (de celui qui écrira plus tard le Tombeau des lucioles — si, si, rien à voir pourtant). On est dans les années 60, un tel sujet, avec de tels personnages, il faut oser. Il faut ensuite le génie de mise en scène d’Imamura (deux palmes d’or, il faut le rappeler). Il a une manière d’arriver à rentrer rapidement dans une scène qui est remarquable. Tout est fluide, les acteurs sont naturels. Une des marques de ses mises en scène futures : une certaine forme de naturalisme, de crudité. Le travail sur le son par exemple est un vrai modèle. Son avec léger écho en plaçant la caméra derrière l’aquarium pour donner une atmosphère étrange ; sons répétitifs comme une musique… Impressionnant. La séquence de délire avec une musique rock m’a fait penser à du Tarantino. Voire une scène à la Paul Thomas Anderson avec caméra à l’épaule pour suivre son personnage dans un bar… C’est que le film a bien quelque chose à voir avec Boogie Night. La même distance vis-à-vis des personnages. La même fascination pour des personnages barrés. Une manière décomplexée d’aborder la sexualité. Des personnages naïfs, à la limite de la bêtise, mais toujours montrés avec bienveillance. Il y a cette même volonté de rentrer d’un coup dans un milieu (ici surtout une famille) et de rentrer dans la chambre à coucher, sans forcément montrer ce qu’il s’y passe. On parle de cul, mais on ne voit rien et ce n’est pas vulgaire. Ça aurait été le piège. Le sujet, ce n’est pas la sensualité, le voyeurisme, le sensationnalisme, ce sont les personnages sur une autre planète. Ces bêtes, sans aucune décence, sans aucun sens moral, avec pour seules limites celles imposées par leur imagination.

Bref, une histoire de cul parfaitement recommandable. Un nœud tendu de bout en bout — et qui finit par craquer de la seule manière possible, en s’éteignant dans le gouffre de la folie.

Jubilatoire.


The Pornographers, Shohei Imamura 1966 Erogotoshi-tachi yori Jinruigaku nyûmon | Imamura Productions, Nikkatsu


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