Pandemonium, Toshio Matsumoto (1971)

Petit-Guignol

Note : 2.5 sur 5.

Pandemonium

Titre original : Shura

Réalisation : Toshio Matsumoto

Année : 1971

Avec : Katsuo Nakamura, Yasuko Sanjo, Juro Kara

Si proposer une œuvre à un spectateur, un lecteur, un auditeur, c’est toujours faire un contrat avec lui, attendre de lui de ne pas venir avec ses préjugés, lui laisser le temps de lui montrer dans quoi il veut l’embarquer, il y a des paris, ou des contrats, plus difficiles à tenir ou à accepter. À table, quand la maîtresse de maison propose aux convives son savoureux plat, encore plus quand il s’agit d’épinards noyés dans la crème fraîche ou d’un bucolique boudin vomi dans les pommes grillées, on risque tout de même gros ; en tout cas, les chances de satisfaire tout son monde sont pour le moins compromises. On sait aussi que pour étonner, se la raconter, il faut une bonne dose d’originalité, de parti pris, d’audace, d’intransigeance créative pour proposer sa vision et pas celle d’un autre… Matsumoto vise donc haut, il sait ce qu’il veut, ses choix sont clairs, et il a au moins le mérite de tenir la casserole jusqu’au bout même si on s’est étalés de tout son long sur son assiette en criant des plaintes dégoûtées en voyant la marchandise arriver.

Moi aussi, j’ai tenu jusqu’au bout. Pourtant, le contrat passé et qu’on doit signer le plus souvent au premier acte, pour dire « OK j’adhère à ce que tu proposes, on va se fendre la poire devant ce boudin bien juteux à défaut de s’envoyer un banal chausson aux pommes grillées » bah moi non, j’avais déjà mal au cœur quand on m’a présenté le menu.

Faut dire que le chef cuistot, je n’ai pas regardé qui c’était. Si je viens souvent avec ma bonne volonté, je viens surtout aussi beaucoup avec mon ignorance, ou ma mémoire défaillante, surtout quand il est question de cinéastes japonais.

Je découvre donc en rentrant chez moi que je n’ai pas plus apprécié Dogura Magura, et que j’avais été pas mal indulgent (grâce à son côté bien barré et dense) avec Les Funérailles des roses. Mais ces trois opus proposent une sorte de même contrat, qui, tout bien calculé, a peu de chance avec moi de marcher plus d’une fois sur trois. Il y a d’abord les prétentions stylistiques, faisant de la forme, à peu près, l’intérêt premier du film, et forcément, ça capte de la place, de l’attention, et on rechigne alors à présenter un récit propre, prêt à digérer, qui ne demande pas trop de travail au spectateur. Je n’attends pas forcément qu’on me donne un plat prémâché ou de la bouillie, mais il y a certains efforts, j’apprécie tout de même de ne pas avoir à les faire à la place du conteur. Matsumoto sait ce qu’il fait, et il connaît certaines méthodes de mise en scène aptes à le faire échapper aux codes du spectacle qu’il réprouve (en tout cas duquel il ne souhaite apparemment pas être lié) pour s’en approprier d’autres. De ces trois films (par ailleurs formellement très différents), on peut donc retenir au moins une même constante, un même objectif, celui d’user de distanciation. C’est là que je commence à grogner. Comme dirait Cocteau, j’aime la distanciation, mais la distanciation n’aime pas tout le monde. C’est comme le sel. Il faut savoir en mettre juste assez. Et si tes habitudes ne sont pas les miennes, il y a peu de chance que je te suive. Trop de distanciation, ça tue le fil logique du récit. À force de dire au spectateur « bon là, on va éviter tout effet d’identification, pour que vous puissiez voir la scène autrement et avoir un regard intelligent et non totalement vampirisé par l’élan émotionnel qu’on rencontre dans n’importe quel spectacle commun », eh ben je finis par sortir de table. Faut pas trop me le faire à moi. Je suis limite myope, et si on m’impose un peu trop de distance, je ne vois plus rien. Et à force de voir trouble, je m’efface, j’ai le souffle qui applause et le cerveau qui commence la vaisselle.

Pandemonium, Toshio Matsumoto 1971 Shura Toho Company, Art Theatre Guild, Matsumoto Production Company (1)Pandemonium, Toshio Matsumoto 1971 Shura Toho Company, Art Theatre Guild, Matsumoto Production Company (4)

Chaque spectateur est unique, et c’est bien un point où j’ai mes intransigeances — ou mes incohérences. Je peux digérer une mise à distance bien rance si on s’applique sur autre chose, sur les décors, la lumière, les jolies filles, les nichons… Seulement, c’était déjà le cas dans Dogura Magura. Préférer le Musée d’Orsay au Quai Branly, à chacun son affaire, et, là non plus, je n’ai rien pour me rincer l’œil. L’histoire n’a aucun intérêt (et je n’ai rien compris, c’est qu’on digère mal quand on ne fait que renifler un coup avant de s’étaler sur la nappe en gémissant des grands « Non ! non, j’en ai pas ! » et qu’une fois qu’on s’est fait gronder, tant pis, mais les épinards et le boudin, ça file droit sous la table). La lumière est pas trop mal, sorte de noir & blanc surexposé dans l’ombre d’un intestin fumant tout juste étripé, ou extirpé, de son gargouillant logis… façon Le Sabre du mal voire le Samouraï d’Okamoto, mais pour moi ça avait trop la saveur de L’Assassinat de Ryoma (encore une note bien conciliante), à savoir, une lumière qui finit par sentir la lèpre, le moisi…

J’en viens à l’aspect qui me pose le plus de problèmes dans le film. L’utilisation des décors, l’absence totale de hors-champ, ou de hors scène devrais-je dire. Parce que c’est bien ça dont il est question, le parti pris de Matsumoto. L’aspect théâtral, je crois l’écrire assez souvent, c’est plutôt une fantaisie (ou une prétention) qui arrive sans mal à me satisfaire. J’ai grandi dans les moisissures des costumes et l’ombre du hors scène, ça rappelle des souvenirs. Mais c’est une moisissure chaleureuse, comme le bon crottin de cheval tout juste démoulé qui sent bon la campagne… Chacun ses vices. Le moisi où on se gèle les miches, où tout est froid et sans densité, sans profondeur, ça me fait plutôt flipper. (Je ne fais qu’essayer de proposer des pistes pour expliquer pourquoi les pommes oui, mais les pommes grillées, non… Vous, vous y glissez quoi sous la table ?… Bref.) Le théâtre oui, mais pas de celui-là. La distanciation, oui, mais comme procédé, non comme une fin, et la plupart du temps, comme rehausseur de saveur pour refaire ressortir l’identification. Si on recule, c’est pour mieux avancer. Il y a les lents, et l’élan. Moi je suis de l’école d’Hitchcock : dès que ça tend, il faut que ça gicle. La distanciation sert alors de pause salvatrice où tout le monde se rince les dents (et les yeux, c’est bien l’utilité des plans de transition) avant de passer au tableau suivant. Revigorés, on peut se lancer à nouveau vers un mouvement en avant que les théoriciens de la théorie nommeront « identification ». C’est ce qui donne le rythme à tout bon récit, une respiration, comme le bon moyen d’arriver à faire sept fois l’amour du coucher à l’aube et de l’aube au goûter.

Ce n’est évidemment pas ce que fait Matsumoto. Et je ne suis même pas sûr qu’il y ait une volonté brechtienne d’utiliser le procédé. C’est juste qu’on se la pète en faisant un machin chiant à mourir debout (chting, au fait, c’est un film de samouraï : katana que le moule…) et qu’on y voit que dalle parce que l’intérêt n’est pas de voir, mais de regarder (il y en a bien qui se pincent le nez en s’enfilant du caviar à la grosse cuillère). « Je te la montre, tu me montreras la tienne ». Heu, non, je ne marche pas. Je veux savoir si elle a vraiment quelque chose à dire… Cherche toujours à y voir quelque chose, c’est bien opaque, bien étudié pour que tu puisses mâter (t’arrêter) sur le décor vide balayé d’une douche de lumière façon jacuzzi (et faut pas croire qu’avec une seule douche de lumière on aurait gagné un yakuza — original ne veut pas toujours dire singulier).

Pour redevenir sérieux, ce qui finit par marcher dans un Dogville par exemple, ne marche jamais pour moi ici. Je n’ai pas bien compris l’intérêt d’en faire du théâtre filmé, en dehors du fait que c’est écrit comme ça (c’est une adaptation). Formellement, ça n’a aucun intérêt, je n’y crois pas une seconde, et ça plombe le film pour y comprendre quelque chose. Bien sûr, on n’est pas dans un huis clos puisqu’on peut profiter de la construction en tableaux, et que les lieux peuvent ainsi changer au gré des séquences. Mais en dehors de ça, Matsumoto s’amuse tout seul en s’interdisant toute contextualisation des scènes à travers les plans habituels d’introduction, plans généraux, présentant le cadre, la rue, pour montrer que le cœur des scènes s’inscrit dans un monde réel. S’il en fait à mon sens beaucoup trop dans cette voie, il est au moins cohérent parce que sa direction d’acteurs suit la même logique. La particularité du théâtre, de par sa contrainte spatiale, c’est que la contextualisation, le dehors, est évoquée à travers les mots, et depuis Stanislavski, grâce à tout un jeu d’acteur (en gros, la psychologie, l’apparence, le comportement). Là, rien de tout ça. On enfonce le clou (ce n’est pas celui du spectacle) pour priver le spectateur de toutes ces petites indications qui fleurent bon l’air frais du dehors. Le jeu est par ailleurs follement théâtral, mais pas dans le bon sens du terme. Là encore on est dans la distance, mais la distance plate, insipide, creuse, moite, pâle, puante et gémissante des acteurs incapables de se parler et de s’écouter. « Je fais genre je te parle mais en fait je me la raconte, et ça, c’est parce que j’ai un texte très écrit qui dépasse ma pensée ». Alors voilà, ça dégobille des mots mais les yeux et les attitudes sont figés. Lors de la première scène où la violence éclate, une femme prend un sabre et menace de s’éventrer avec. Les autres restent de marbre ou ébauchent un clin d’œil, un lavement de sourcil (les yeux qui gargouillent chez les acteurs, c’est fréquent), mais le corps dit non et le regard reste vide. « Sortez-moi de là, je ne sais pas quoi faire ! Alors, je ne fais rien. Pis le metteur en scène m’a dit de me mettre là et de rien faire… » On remarquera au moins l’étrange cohérence d’ensemble parce que pas un (en dehors de celui qui avait quelque chose à dire — j’ai un « texte, là, il est souligné, c’est signe que c’est mon tour et qu’on me regarde dans ma gloire conifère, et alors que j’existe ») ne bouge. Effet, hum, très intéressant de distanciation, pour sûr, puisqu’on n’y croit pas une seule seconde. Y aurait, encore, le choix d’en faire un truc hiératique à la manière du kabuki, pourquoi pas, mais non, là c’est un entre-deux, une pénombre pénible, qui douche mon plaisir… Il n’y aura pas plus de figurants ou de troisième rôle pour épaissir un peu la pâte du réel, non… Distanciation plein pot. Microscope en cul-de-bouteille. Ça prétend regarder le monde quand ça ne regarde que son nombril.

Reste le découpage. Et là Matsumoto fait n’importe quoi. Du théâtre filmé, il n’arrive pas trop mal à s’en extirper avec un montage, au cœur, qui laisse bien voir et donne le rythme, même si parfois un peu trop en pieds, en plan moyen (mais si on n’en profite pas avec des mises en place de théâtre, on n’en profite jamais). Mais Matsumoto tombe encore dans le piège du ton sur ton quand il est question de mettre en scène la violence, les éclats, les giclées sanglantes… Ça boudine et ça flatule du bas et j’ai le haut qui bâille… Chting chting ! on passe d’un découpage plan-plan de télévision (à quoi rappelle le format) à une charpie répétitive qu’un étudiant en seconde année de cinéma n’oserait même plus proposer… Ce sont les années 70, et ça se voit. On découpe, on tranche, et on montre, on montre tout. Parce que c’est la révolution et que ça n’a jamais été fait. C’est gore et j’ai l’alien qui en bave d’ennui. Comme si Roméro s’invitait soudain à la table de Rohmer. Faut dire que c’est un peu le style Matsumoto. La grossièreté. Le mauvais goût. Mais entre le baroque et le n’importe quoi suspect, il y a parfois un poil qui glisse au mauvais endroit.

Bref, grosse déception.


Pandemonium, Toshio Matsumoto 1971 Shura | Toho Company, Art Theatre Guild, Matsumoto Production Company 


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The Matrix, The Wachowski Brothers (1999)

Matrix

Note : 5 sur 5.

Matrix

Année : 1999

Réalisation : Les Wachowski

Avec : Keanu Reeves, Laurence Fishburne, Carrie-Anne Moss

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Certains films ne vieillissent pas, on vieillit à leur place.

(Et je parle du film initial. Pour la suite, très mauvais souvenir de cinéma et une de mes plus grandes incompréhensions. Aucune envie de réévaluer ces horreurs. Le premier se suffit à lui-même.)

Suite de notes.

La sidération au cinéma

Elle commençait dès la scène du bullet time avec Carrie-Anne Moss et cette pose improbable inspirée probablement du kung-fu… Il y a tellement par la suite de personnages ou d’interprétations ratées dans la « série » de films, alors que sa présence dans le film est si particulière…

Impressionné, le petit Nolan a dû l’être également. Ce qui m’avait marqué dans Memento l’année suivante, c’était justement qu’il reprenait deux des acteurs de Matrix en surfant pas mal sur les personnages qu’ils interprétaient dans le film plutôt que de s’emmerder à créer des personnages à part entière (ce qui était pour le coup, au-delà de l’opportunisme, pas mal efficace).

C’est un miracle ce film. Tout le reste qui navigue autour et qui se rétame alors que le film initial reste en suspension, c’est les marchands du temple. « Oh, c’est Jésus ! Il marche sur l’eau ! » (The Matrix). Puis : « Oh, putain, c’est Superman, il peut inverser le cours du temps ! » (Reload) Et encore : « Mais, mais… c’est Dieu ! Il se bat contre les planètes, les éléments, les Titans ! et… contre Lambert Wilson !!! » (Revolution)

The Matrix, The Wachowski (1999) | Warner Bros., Village Roadshow Pictures, Groucho Film Partnership

La scène de l’interrogatoire.

Cette scène ne me fait pas grand-chose, en dehors de son intro formidable sur écran, travelling avant, et l’écran qui devient le plan sans transition, puis la caméra qui descend l’air de rien pour recadrer… On ne voit presque rien, mais c’est fait au millimètre. Puis, avec l’agent Smith qui tournicote son élastique pour ouvrir son dossier, le même dossier qu’il met de côté, histoire de faire comprendre à Neo qu’ils peuvent tout oublier… C’est de la danse aussi dans cette scène mais on ne doit pas apprécier la même chose. J’aime beaucoup plus l’interrogatoire avec Morpheus quand il lui fait le speech humanité = virus. Et pour rester sur la danse, c’est fou dans les scènes de poursuite ou de baston à quel point le rythme est parfaitement géré : ils avaient compris que le rythme, ce n’est pas une question de vitesse, mais d’alternance entre mouvements rapides et mouvements lents pour “digérer”, respirer, avant de repartir. À ce niveau, la poursuite sur les toits en dents de scie au début dit tout : les bruits des pas lents quand ils montent, puis rapides quand ils descendent. Sans oublier que le bullet time, c’est déjà en soi un “soupir” qui s’étire dans la partition… C’est une symphonie, ce truc. Bref, je m’emballe, je rends les armes.

La scène « escape » de Trinity au début du film.

En musique classique, pour bien finir un morceau, il y a ce qu’on appelle la cadence. C’est quand tu as une phrase où tu sens venir la fin, et ça s’arrête brutalement — comme les fameux noirs à la fin des films de… Nolan —et ça pousse le public, bien sûr, à applaudir. Ils font ça dans cette scène juste après le bullet time, quand elle bastonne tous les flics et avant que les agents Smith lui collent aux basques. Il y a un plan final avec une pause brutale, et on comprend que c’est la fin de la baston… De l’opéra.

Le dernier coup, c’est l’accord final qui précède ce “soupir”. Mais pour que l’effet (la cadence) marche, il faut le coup final ET la pause qui vient après. D’ailleurs, il n’y a que ça dans cette séquence, mais des cadences intermédiaires, ou des points-virgules, ou donc visuellement, tu as un mouvement rapide qui s’arrête brutalement souvent rehaussé d’un effet sonore, typiquement le « vouh ! ». Par exemple, quand elle saute à travers la fenêtre, tu as plein de plans rapides, et ça se termine brutalement par une “pause”, elle, avachie dans les escaliers, les flingues tendus vers la fenêtre. Le changement de rythme, c’est ça la cadence. Et puis hop, elle dit « get up », et là, elle ne se relève pas mollement : elle gicle hors du cadre avec un effet sonore et un cut niveau montage.

Autre exemple. Quand ils montent à l’échelle pour atteindre le toit, je présume quand même qu’ils ont été aidés d’un filin ou d’une sorte de trampoline pour faciliter leur élévation parce que tu ne montes pas une échelle aussi facilement. Résultat, tu as « ta ta ta ta » très rapide avec, si je me rappelle, un mouvement de travelling arrière pour donner une sorte de relief au mouvement, et avant de repartir en courant, tu as l’effet de descente de l’échelle, très bref, mais indispensable pour créer du rythme. C’est un vrai modèle. Même pour accentuer l’effet lors des toits en dents de scie, la caméra fait un travelling d’accompagnement latéral mais s’élève et descend en même temps que les “danseurs” là encore pour donner du relief et du rythme. Après, il y a bien sûr le génie de créer des décors comme ça, parce que j’ai vu d’autres séquences des films suivants, et ils montrent le même sens du rythme sauf que ça tombe à plat plus souvent parce que les décors selon moi sont moins à la hauteur (paradoxalement plus grandioses, mais justement, il n’y a pas le côté organique, carton-pâte, poussiéreux, des décors du premier, comme ceux dans « ils sont derrière les murs », quand Morpheus se fait capturer, ou celle de la station de métro).

 

Bullet time.

Apparemment, la technique utilisée conditionnait pas mal ce qu’il était possible de faire (axe de caméra et décors réduit en studio sans doute) alors que le procédé aurait complètement changé par les deux suivants, le numérique apparaissant, et là tout devenait possible. Il y a donc à la fois la magie du “seuil” entre deux mondes qui disparaît et la surenchère vers un monde auquel on ne peut plus croire (sans compter qu’une fois que Neo comprend ses capacités à l’intérieur, mais surtout en dehors de la matrice, bah c’est fini, ça devient un film de super-héros). Alice Wachowski est restée dans son terrier et elle n’a plus jamais revu la lumière.

Vu le : 24 juillet 1999, commenté essentiellement dans les années 2010


2020

En réponse à : « Jamais compris l’hostilité envers ces 2 films, ils forment une trilogie parfaite avec le 1ᵉʳ ».

Le premier se suffit à lui-même. Le récit est intelligible, l’action et les effets spéciaux à taille presque humaine. Visuellement, il est plus reposant pour les yeux et fait la part belle au récit plus qu’à l’action multi-joueurs et aux explications à la con. La suite est un naufrage total qui annonce d’ailleurs peut-être déjà celui des films de Nolan : des labyrinthes visuels incompréhensibles et moches. Annonciatrice peut-être aussi d’un conflit de générations entre spectateurs. Ceux de Jaws laissant place à ceux de Mega Jaws 3D Remix.



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Dry Lake (Jeunesse en furie), Masahiro Shinoda (1960)

Tu les trouves jolies mes séquences ? Et mes plans, tu les aimes ?

Note : 4 sur 5.

Jeunesse en furie

Titre original : Kawaita mizuumi

Aka : Dry Lake / Youth in Fury

Année : 1960

Réalisation : Masahiro Shinoda

Avec : Shin’ichirô Mikami, Shima Iwashita, Kayoko Honoo

Curieux de comparer ce film d’une grande modernité technique avec Fleurs de papier tourné un ou deux ans plus tôt. On dirait que quarante ans les séparent.

Masahiro Shinoda réalise un film similaire à ceux de son début de carrière. Des histoires attachées à l’air du temps et pas forcément compréhensibles ou excitantes pour un Occidental aujourd’hui : la jeunesse emprise au monde mouvant du Japon, sa crise identitaire… Sorte de Fureur de vivre à la japonaise.

Cette nouvelle vague japonaise coïncide pas mal avec la française. Pour ses premiers films, Shinoda apparaît légèrement moins formel qu’il le sera par la suite (comme s’il était à l’écoute des nouvelles possibilités narratives et se mettait au défi de pouvoir les utiliser tout en se rapprochant franchement de ce qu’on pourrait identifier comme un cinéma d’auteur : surtout à travers l’éclatement du récit, la distanciation, et en s’écartant des problématiques contemporaines).

Pourtant, sur un mode transparent, sa mise en scène est foisonnante de créativité. Si on n’y prête pas attention, on peut s’y laisser prendre, mais en se désintéressant de l’histoire, paradoxalement, on voit mieux son travail sur la mise en place et le montage. Si sa caméra est le plus souvent transparente, elle n’en est pas moins active. C’est le contraire même du plan-plan attendu, à chaque scène son entrée en matière pensée comme il faut, chaque plan est un parti pris : rester en large ou se rapprocher, mais ne jamais céder à la facilité des face-à-face, utiliser la composition des plans pour illustrer au mieux une situation (et le montage, les mouvements de caméra ou des acteurs ne font pas autre chose). On se tripote souvent sur les travellings parce que c’est ce qu’il y a de plus évident à voir, c’est pourtant ce qu’il y a de plus simple à faire et, forcément, de plus ostensible (donc effet de distanciation : on voit la mise en scène et nous nous écartons de la situation). Or, il y a du génie dans la composition spatiale, à saisir un personnage d’abord en gros plan puis de changer de plan à l’intérieur du plan grâce à l’entrée dans le champ d’un autre personnage et en ajustant le cadre au nouveau “plan” en profitant d’un panoramique d’accompagnement — par exemple. Il fait ça plusieurs fois, et pourtant, ce n’est jamais le même angle ou la même action qui se dessine à l’écran, ce qui laisse une fascinante impression d’inventivité, et surtout de maîtrise, parce qu’on imagine qu’à travers cette créativité et ces choix, Shinoda n’a pu garder que le meilleur ou le plus pertinent. Du montage sans collage tout simplement.

Jeunesse en furie, Masahiro Shinoda 1960 Dry Lake Kawaita mizuumi Shochiku (2)Jeunesse en furie, Masahiro Shinoda 1960 Dry Lake Kawaita mizuumi Shochiku (3)

Autre procédé lié au montage, cette manière si particulière (surtout au début du film) de composer ses raccords autour de “blancs” statiques vite remplis à la fois de mouvement et de couleurs, c’est-à-dire des débuts de plan neutre où vient presque aussitôt entrer dans le champ un objet ou un personnage. Ce sont des sortes de raccords à froid qui permettent toutes les ellipses possibles à l’intérieur même de la séquence : qu’elles soient temporelles, c’est-à-dire des fragments de temporalité diégétique, ou qu’elles soient spatiales, car en l’absence parfois de plan large, on n’a qu’une représentation parcellaire de l’espace supposé dans lequel les personnages évoluent. C’est alors la piste sonore qui sert de « raccord-maître » (ce qui en cas d’ellipse imperceptible sera évité bien sûr). Voilà pourquoi cela donne une impression de transparence, on ne voit rien venir : son montage ne s’applique pas à cadrer des acteurs et à les restituer tels qu’ils sont dans une scène (plan large, plan maître, plans moyens, etc. et on verra au montage ce qu’on garde), mais il découpe et structure des phrases (ou des phases) ne gardant que le nécessaire. On est en plein dans une conception d’écriture cinématographique forte et délibérée, les actions (ou les plans, mais c’est ici la même chose) servant d’unité sémantique comme la phrase peut l’être en littérature. Chaque plan ayant une attaque (l’entrée dans le cadre au bout d’une fraction de seconde ou la mise en mouvement direct, voire par opposition, l’utilisation de plan fixe appelant le spectateur à se focaliser, lui, sur ce qui est montré — ça évite le systématisme des attaques, mais ces plans fixes ne servent ici que de ponctuation, de pause, quand plus tard Shinoda les utilisera véritablement comme procédés de distanciation et de ralentissement), cela ne nous permet pas de nous évader et de regarder ailleurs ou de penser à quoi que ce soit d’autre. C’est Kinji Fukasaku qui utilisera le même procédé, très utile pour donner du rythme dans les films de yakuza, et procéder par étapes en construisant son film autour du montage, du plan, et non, comme traditionnellement, autour des séquences (c’est-à-dire autour d’une scène, d’un plateau, et pour revenir encore plus loin à Méliès, à un tableau).

C’est en ça que Shinoda est bien plus moderne qu’un Guru Dutt. Malgré tout son brio technique, Dutt, construit son film autour de séquences, parfois même courtes, mais l’unité de base reste encore influencée par le langage du cinéma classique qu’il prend sans cesse en référence (même s’il imite ce qu’il y a de plus moderne dans le classicisme : le film noir et Welles — et Welles, même souvent tenté par la théâtralité, l’est déjà plus tout à fait).

S’il y a une chose qu’a rendue possible le tournage en extérieurs et en décors réels par rapport aux studios, il faut le reconnaître, c’est bien ça. S’affranchir totalement de l’influence théâtrale en se rapprochant des possibilités narratives du roman, en quittant « la scène », en s’émancipant de la contrainte de l’unité spatio-temporelle de « l’ici et maintenant » du théâtre, et en digérant toutes les expériences esthétiques passées (surréalisme, cinéma pur, Eisenstein…) qui allaient dans le sens d’une écriture (presque impressionniste) du cinéma, pour en prendre le meilleur et l’adapter à une forme, somme toute, toujours très classique, puisqu’elle s’attache encore à plonger le spectateur dans une histoire et à jouer des procédés d’identification pour favoriser la catharsis chère aux classiques. Mais avec le plan comme base sémantique, tout à coup, arrive l’idée qu’on peut suggérer quelque chose par un jeu de suggestion ou de montage, et non plus en le faisant suggérer par les acteurs ou la musique… Ce qui pour le coup, avec une histoire et des enjeux un peu lointains, est totalement raté : avec tous les efforts possibles de mise en scène, on ne peut rendre attrayante une histoire qui nous laisse plutôt indifférents.


Jeunesse en furie, Masahiro Shinoda 1960 Dry Lake / Youth in Fury/ Kawaita mizuumi | Shochiku


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Le Prêteur sur gages, Sidney Lumet (1964)

Le prêteur surcharge

Note : 2.5 sur 5.

Le Prêteur sur gages

Titre original : The Pawnbroker

Réalisation : Sidney Lumet

Année : 1964

Avec : Rod Steiger, Geraldine Fitzgerald, Brock Peters

On sent une forme qui manque d’identité et d’unité, une recherche continue de l’expérimentation, un désir d’explorer, alors que le code Hays s’essouffle, les nouvelles voies offertes par une production indépendante (allusions homosexuelles inutiles et grossières, nibards gratuits, évocation des traumatismes des camps — le thème sera vite remplacé par les traumatismes liés à la guerre du Vietnam ou par des thèmes de politique intérieure). Et pourtant déjà pas mal de ces nouveaux “codes” seront un peu plus tard la marque du nouveau Hollywood (préférence marquée pour les décors extérieurs, en particulier à New York, suites de plans continus de rues en plans moyens avec continuité sonore focalisée, elle, sur un détail, musique omniprésente et abandon des orchestrations à la Max Steiner…) ; d’autres sont au contraire des résurgences du film noir, voire des emprunts aux réalisations cheaps de la télévision (noir et blanc avec jeu sur l’éclairage, aspect 4/3, tentation du tournage avec plusieurs caméras…). La volonté de s’approcher d’une forme réaliste est évidente : on reconnaît l’influence de Welles à travers l’utilisation de la profondeur de champ, et Lumet reprenait le directeur de la photo d’Elia Kazan, Boris Kaufman (qui fut également responsable de la photo des films de Vigo), et certaines techniques du montage peuvent avoir été influencées par le cinéma européen ; mais au contraire de Douze Hommes en colère dont le style théâtral collait parfaitement au huis clos, le mélange baroque ne prend pas. Seule spécificité lumetienne qu’on retrouvera continuellement tout au long de sa carrière et le distinguera notamment des réalisateurs du Nouvel Hollywood, c’est bien le goût pour la théâtralité, le jeu précis, les textes travaillés.

Mais au-delà de la forme qui paraît un peu inaboutie aujourd’hui, on peut se demander ce qui a intéressé Lumet dans cette histoire grossière et sans intérêt. Lumet ne gomme en rien la caractérisation outrancière des personnages, jusqu’à en faire des singes de foire, des pantins, d’énormes stéréotypes. Avec ses choix, Lumet ne fait que renforcer toujours plus le trait, et le tout donne un résultat démonstratif à hurler. Le film ne s’en tire pas trop mal grâce à Rod Steiger, mais pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur parce qu’on peut profiter de son intelligence de jeu, de sa présence, de sa précision, et pour le pire parce qu’il y a des limites de crédibilité auxquelles les meilleurs acteurs de la Method, même s’ils le désirent, ne pourront jamais dépasser. Se vieillir, c’était déjà aux limites du vraisemblable, surtout dans un film somme toute assez naturaliste, mais imiter en plus l’accent germano-yiddish, c’est à pleurer de consternation. J’adore Steiger, mais il n’est jamais aussi bon que quand il se limite dans ses délires “méthodistes”. Les acteurs de la Method, on leur proposerait de changer de sexe pour un film que too(t)sie sauteraient à pieds joints… Ce n’est même plus du théâtre, c’est du cirque.

Le début était intéressant, ça commençait gentiment sur des scènes bucoliques au ralenti dans la campagne allemande. L’image d’un bonheur révolu, on pense à Mort à Venise (Visconti), et puis boom, on retourne à la réalité, celle d’un Marchand de Venise de Harlem… Les grands écarts font peur comme la ville fait peur à voir avec ces grands ensembles, ces gratte-ciel aux pieds desquels c’est l’eczéma humain qui pullule. Et Lumet semble alors avoir autant de finesse qu’un Samuel Fuller ou qu’un Roberto Benigni quand, comble du mauvais goût, M Nazerman revoit dans son imagination torturée les soldats nazis venir arrêter toute sa petite famille qui batifolait tendrement dans les prés. Sérieusement…

Qu’est-ce donc aussi que cet étrange melting-pot ethnique et dramatique ? Que ce soit une réalité de la ville je m’en tape, ça n’a aucun sens, et ça paraît bien trop artificiel. Un petit gars des quartiers qui se voit faire la leçon par l’ancien déporté juif ?… Un maquereau, ça ne suffisait pas, il fallait en plus qu’il soit noir et homo ? Était-ce bien utile de décrire tout ce fatras de clients de la petite boutique ? Mêler une histoire personnelle, une quête voire une psychose introspective, à de la racaille new-yorkaise, est-ce bien sérieux ? Le rapprochement est tellement forcé qu’on n’y comprend plus rien.

Seule consolation, la musique de Quincy Jones (on sent le hiatus avec l’univers juif d’une boutique de prêteur sur gage).


Réponse à un commentaire sur l’enfermement : « Enfermés ensemble »

On pourrait presque ajouter d’autres films de Lumet autour de cette idée d’enfermement. Je préfère toutefois l’idée d’isolement, de l’individu seul contre les autres, parce que se dessine alors un thème bien plus évident chez Lumet : la justice. Un sujet pas seulement réduit aux films de prétoire, mais une manière de poser un regard sur le monde et se demander ce qui est juste, dans le traitement de l’histoire, des relations aux autres, au pouvoir ou aux lois.

Dans ses choix de sujets, Lumet n’a cessé, au fond, de questionner la place de l’homme dans la société. L’enfermement, il me semble qu’il est là, parce qu’il pose une question à laquelle il est impossible de répondre. D’autres auteurs pourraient choisir le thème de l’enfermement (physique ou psychologique) pour initier tout autre chose, comme la peur ou la folie. C’est l’intérêt de ses films pour la plupart : quand la grande majorité des autres cinéastes vont s’appliquer à achever leur récit en répondant à toutes les questions posées pour satisfaire aux attentes du spectateur (et donc enfermer toutes les réponses en une seule, réconfortante, claire), Lumet ira plus volontiers vers des sujets complexes et des fins irrésolues, illustrant l’idée que la vie n’a, elle, pas d’issue, ouverte toujours vers d’autres questions, ou la multiplicité des réponses à donner, selon les points de vue et les circonstances. Un dilemme se pose souvent dans ses films, et s’il peut prendre une autre forme en cours de route, à la fin, il est toujours là, irrésolu.


Le Prêteur sur gages, Sidney Lumet 1964 The Pawnbroker | Landau Company, The Pawnbroker Company

 


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1964

Liens externes :


Equus, Sidney Lumet (1977)

Equus Rex et Rookie

Equus

Note : 4 sur 5.

Année : 1977

Réalisation : Sidney Lumet

Avec : Richard Burton, Peter Firth, Colin Blakely, Joan Plowright, Harry Andrews, Jenny Agutter 

Depuis la naissance du cinéma et de l’avènement au même moment du metteur en scène de théâtre — deux phénomènes concomitants qui relèvent de la même conception de la représentation — il y a toujours comme une difficulté à déterminer dans ce qu’on regarde qui en est l’auteur. À moins de se faire aider d’un nègre, l’auteur d’un roman est facile à déterminer ; il en va de même pour une peinture (du moins pour ce qui est des peintres impressionnistes qui se promenaient chevalet sous le bras et les pinceaux aux dents). Mais au théâtre, avant que l’on se questionne sur le meilleur moyen de montrer un sujet au spectateur, il y avait le texte d’une part, et de l’autre, l’acteur, ce demi-dieu à la jambe de bois ; le travail du régisseur, lui, se limitait au rôle de souffleur de répétition et de chef du chantier qui se tramait en coulisses. L’art de la représentation pouvait donc se résumer ainsi : l’auteur écrivait, l’acteur s’écriait.

Le nouveau siècle est donc à peine entamé que ce fabuleux outil qu’est le cinéma change d’un coup la donne : on n’écrit plus et on ne crie plus… On montre. Le théâtre de marionnettes et d’ombres chinoises quitte la hotte des forains pour se faire industrie et spectacle de masse. Le cinéma est l’héritier de la lanterne magique et des fantasmagories : il est un lieu où on projette et où on se trouve projeté. C’est d’abord l’acte d’immersion, le spectacle féerique et fantastique, le rêve éveillé, la contemplation des images, qui l’emportent sur l’objet filmé. L’auteur, lui, est ainsi relégué à l’arrière, voire hors-champ, et l’acteur n’est plus le demi-dieu que l’on vient vénérer pour son talent déclamatoire, mais un monstre qu’on expose sans honte, car on ne demande pas, en plus, à la femme à barbe de savoir jouer des claquettes. Quand on vient épier ses voisins par le trou de serrure, l’intérêt de la chose est sans rapport avec les capacités de ces voisins à nous montrer quelque chose qui en vaille la peine. Le fait de regarder prévaut sur le fait dramatique : regarder suffit à fasciner. Allez donc maintenant définir la notion d’auteur parmi tous ces monteurs, montreurs et dresseurs d’images… Est-ce que les histoires de Méliès sont dignes d’intérêt ? Est-ce que le discours plus ou moins vague des films d’Abel Gance vaut pour lui-même ? Ou est-ce qu’on ne juge qu’à travers ce qu’on voit et ce qu’on croit comprendre ? Quand on se rend au théâtre pour voir un Racine ou un Feydeau désormais, on ne juge plus la pièce mais le rendu, l’œil du metteur en scène, l’angle, le parti pris. Et quoi qu’on en dise, le contenu, s’il présente une cohérence, passera toujours par le visuel. Des générations de metteurs en scène incompétents s’efforceront bien d’exprimer par les mots la justification de leurs choix qu’ils n’auraient pas réussi à rendre autrement, ce seront toujours les images qui parleront à leur place. La présentation d’une œuvre n’est plus celle d’un soir, unique donc éphémère, laissée telle quelle à l’appréciation du spectateur, sans autre intermédiaire que l’interprète ; l’œuvre devient représentation, reproductible à l’infini, immuable, comme un auteur de roman capable de présenter à ses lecteurs les productions sans intermédiaire de son imagination. On passe, au tournant du siècle, de la volonté de dire à la volonté de montrer. Et l’auteur, désormais, il est là : celui qui montre.

Il aura fallu un demi-siècle pour voir la critique française imposer une certaine idée de la notion d’auteur au cinéma. Force est de constater pourtant qu’elle ne peut s’appliquer à tous les réalisateurs et à tous les films. Dans un contexte hollywoodien où le réalisateur a souvent assez peu de prises sur son sujet, il se contente souvent de n’être qu’un régisseur amélioré, capable en bon maître des cintres de faire tomber les décors l’un après l’autre sur la scène… D’autres écrivent leurs propres histoires et se chargent, plus ou moins bien, de les livrer au spectateur, et alors, qui juge-t-on entre celui qui propose une histoire et celui qui se charge de la dévoiler au regard ? Il y a encore ceux qui semblent pouvoir prendre des sujets au hasard et montrer invariablement la même capacité à soulever l’intérêt du public. C’est surtout à ce dernier type de metteur en scène auquel on pense quand il est question « d’auteur » au cinéma (même si un même réalisateur peut être rangé à la fois ou tour à tour dans chacune de ces catégories). Beaucoup souhaiteraient en plus y trouver ou y voir une logique d’ensemble, des thèmes de prédilection, des obsessions, tout cela pour cadrer au mieux avec l’image de l’auteur qu’on se fait ou voudrait se faire, à savoir celle d’un être supérieur capable dans sa grande sagesse de nous prodiguer des leçons de vie ou une philosophie. Je suis plus prosaïque, je préfère dire qu’un auteur de cinéma, un metteur en scène de talent, est un artisan de la représentation, à la fois un faiseur d’images et un raconteur d’histoire. Un conteur populaire. Un prestidigitateur, un illusionniste. Un épouvantateur, un émerveillitateur. Bref, un réalisateur, c’est-à-dire celui capable de « réaliser les rêves » et de nous y faire croire. Une expérience en somme.

Gutenberg avait tué les conteurs des feux de camp, le cinéma les réanime en les renvoyant au cœur de leur temple primitif : la caverne.

Equus, Sidney Lumet 1997 | Persky-Bright Productions, Winkast Film Productions

C’est souvent cet art de la représentation qui est jugé dans un film, plus que l’histoire même. On a chacun droit à nos thèmes de prédilection, et on chérira sans honte des films mal mis en scène, donc objectivement médiocres, mais qui trouveront un écho particulier dans nos sensibilités de spectateur. Toutefois, quand on est — aussi — en quête de qualité, d’excellence et « d’auteurs » capables de nous proposer une certaine vision du monde, c’est donc vers ceux-là, ces « réalisateurs de rêves », qu’il faut se tourner.

Et — c’est là où je voulais en venir — Lumet peut être rangé dans cette catégorie. Magicien, auteur d’images, conteur, raconteur, transmetteur, représentateur, etc. Il n’est presque jamais intervenu dans l’écriture de scénarios ; il s’emparait des pièces de Broadway pour les transposer à l’écran. Ce type de transpositions dans l’histoire du cinéma n’a pas toujours été des plus heureux, pourtant Lumet s’en est fait une spécialité. Ne restait de la pièce originale, presque toujours, que l’essentiel à ce stade primitif : le support dramatique d’une histoire et sa nature littérale, verbale. Plumet se chargera du reste, et du principal au cinéma : la réalisation. Autrement dit, la traduction en images d’une histoire. Le metteur en scène dessine et dirige le regard.

Un de ces réalisateurs prestidigitateurs pourra faire un bon film d’un mauvais scénario, mais un réalisateur médiocre n’arrivera jamais à rien avec le meilleur des scénarios possibles (dit-on).

Il y a de ça dans Equus. Non pas que le scénario soit précisément mauvais, c’est surtout que les thèmes évoqués n’ont rien de bien alléchant. Comment intéresser un spectateur en effet avec une telle trinité, mélange improbable de mièvre et de dogmatisme ? Psychologie, religion et… cheval. Dieu est mort, longue vie à Freud. Quoi ? Mon royaume… pour une analyse ! Crottin alors…, ça crin grave !

Ça ressemblerait presque à un pari lancé à un maître des ombres.

Comment ? Un de ces grands metteurs en images serait capable de faire un bon film avec le plus mauvais des scénarios ? Tiens Sidney, j’ai vu l’autre jour une pièce à Broadway, certes bien écrite, pleine d’érudition, de références, mais vraiment idiote, de la bêtise à dose de cheval… Te croirais-tu capable d’en faire un bon film ? Oh, je ne te demande pas d’en faire un « grand » film, mais de me prouver que tu es capable d’en tirer quelque chose.

It’s a deal.

Psychologie, religion, et cheval… C’est un peu le mariage de la carpe et du marteau, ou de la faucille et du requin. Bref, un cadavre exquis tiré aux dés semblant tout droit sorti du chapeau de la Castafiore. Autant imaginer une histoire où une famille évangélique ferait appel à un exorciste pour guérir l’homosexualité de leur cochon d’Inde… Avec de tels éléments de départ, le pari semblait donc bien difficile à tenir.

Et pourtant. La magie de Lumet opère dès les premières images et sans failles jusqu’à la fin.

Un des traits de génie de ce conteur efficace qu’est Lumet, c’est cette capacité toujours à poser sa caméra là où il faut. L’angle, la distance, le montage. En dehors de la mère du patient passablement étanche à toute intelligence, deux femmes parcourent le film en jouant les utilités. La première sert de confidente au psychologue, et la seconde est là pour révéler le trouble, l’impuissance et la folie de notre étalon blond et con comme les foins. Si la confidente a droit à quelques gros plans, Lumet ne s’en sert presque que comme des inserts, comme on le ferait pour une main, et comme si son visage était tout juste bon à montrer subrepticement de simples réactions. Elle n’a pas de vie ou de cohérence propre, elle n’est qu’un mur sur lequel le personnage joué par Richard Burton peut venir se reposer et s’interroger. Quant à la seconde, bien que probablement jolie (c’est, Jenny Agutter, la sœur brûlée par le soleil dans La Randonnée), elle passe son temps au second plan, voire carrément hors-champ. Elle virevolte ainsi comme une mouche le ferait autour de la queue d’un âne. Que ferait un réalisateur sans talent de ces personnages ? Il montrerait platement deux acteurs se faisant face sans chercher à adapter la distance de sa caméra en fonction des personnages et de la situation. Si elles ne sont que des utilités, rien ne sert de s’approcher d’elles. Elles ne sont que détails et doivent se fondre dans le décor, comme des ombres ou des fantômes, tout juste nécessaires à nourrir les enjeux et la bonne marche de l’histoire. Seule compte cette quête introspective et analytique pour comprendre, à l’image d’un Œdipe, les causes cachées d’un dérèglement. Seule compte cette sorte de rodéo mental où le patient rechigne d’abord à se laisser ausculter sa crinière pleine de poux, et avant d’accepter une coopération parfois violente dans le seul but de dompter enfin ces démons qui le rongent.

Tout chez Lumet concourt à cette nécessité d’éclairer le sens, de mettre en évidence sans brutalité les évidences du récit. Au théâtre, on ne peut évidemment pas privilégier la présence d’un acteur par rapport à un autre ; mais certaines pièces, et c’est le cas ici, peuvent mettre en place une tension, scène par scène, toujours sur le même motif, produisant un effet de montagnes russes : un début serein et une situation qui se tend de plus en plus jusqu’à un climax, une résolution, un dénouement, une révélation. Comme une respiration à l’échelle des scènes qui adopte par mimétisme la structure globale d’une histoire où tout se tend jusqu’à l’apothéose cathartique finale (oh, oui ! c’est… bon !). Et Lumet suit parfaitement cette logique en adaptant tous les moyens du cinéma pour les mettre en œuvre. La difficulté est ici de se situer entre une rigueur asséchant toute créativité, et une trop grande liberté qui noierait le spectateur dans une ponctuation qui échapperait à la logique intrinsèque du récit, juste pour la beauté de foutre ici ou là des points, des effets, et jouer à montrer plus qu’on ne montre. La musique joue parfaitement ce rôle en étant très peu invasive et explicative. La qualité du montage aussi. Surtout, et ça rejoint la capacité de choisir comment traiter les détails de l’histoire, tout le travail fait sur la grosseur de plan. Il y a une certaine élégance à savoir toujours se situer par rapport à l’action et aux personnages. Lumet n’hésite pas à commencer nombre de scènes en plan large, sans découpage, et en privilégiant les panoramiques. Il n’en fait pas une règle, si la situation le réclame il s’adapte. Il permet ainsi au spectateur (qui vient en principe de suivre à la fin de la scène précédente, donc, un temps fort) d’entrer progressivement dans une nouvelle scène qui va monter crescendo. Il commence dans la retenue, la distance, la pudeur, la prudence, avant d’oser s’approcher et plonger au cœur, comme on apprivoise un animal sauvage…

Et l’une des difficultés à rendre cette tension, tient au fait que s’il y a des réalisateurs assez habiles pour créer cela à l’aide du découpage ou d’effets de mise en scène à la table de montage, on en trouve peu qui soient en capacité de reproduire cette tension sur un plateau. Pour cela, il faut de véritables directeurs d’acteurs. Les acteurs peuvent être des chiens fous et si on les laisse faire, ils n’auront eux que deux priorités : le réalisme et l’émotion. Le réalisateur doit donc recadrer ses acteurs, leur mettre le mors aux dents, et les inciter à trouver ce « réalisme » dans une logique d’ensemble (seule la compréhension de la situation est indispensable, alors que le réalisme se parasite souvent d’intentions inutiles, de réactions trop sensibles, et de tensions fabriquées, que l’acteur cherchera paradoxalement en s’agitant et en ne cessant de proposer des interprétations différentes et contradictoires) ; quant à l’émotion, elle ne doit venir que quand elle est nécessaire, car un film n’est pas un tunnel de passions sans fin (parfois, il peut même se révéler être utile d’estomper des émotions survenant trop tôt, et d’en accentuer d’autres, arrivant cette fois au bon moment, quitte à perdre là en réalisme).

C’est un savoir-faire plutôt rare. Une culture, une sensibilité, qui ne va pas forcément de soi. On dit par exemple, au théâtre, que pour donner de l’intensité à son interprétation, il faut (et ça s’y prête bien ici) « retenir les chevaux ». L’intensité passe d’abord (surtout dans un film où le texte a une si grande importance) par le talent de l’acteur à retranscrire cette intensité contenue. Mais au directeur d’acteur ensuite de savoir reconnaître dans un script les moments forts où jouer des éperons avec ses acteurs sans leur lâcher tout à fait la bride et en évitant qu’ils se cabrent… « Retenir les chevaux » (Évidemment, si le cheval ronronne…, on ronronnera avec lui. Pour retenir les chevaux, encore faut-il qu’ils aient envie de galoper, elle est là la tension, dans l’élan contraint.) Cela commence parfois pour l’acteur à suggérer (et c’est encore plus vrai pour Richard Burton qui s’adresse directement à la caméra) qu’il dispose d’un secret, ou qu’il est en quête de quelque chose, et que tout son bavardage n’a qu’un but : trouver une réponse à tout ce mystère. Qu’il possède déjà ou non cette réponse. C’est comme une longue phrase qui ne s’arrête jamais et dont on attend la résolution comme posé sur un fil. Tout le texte est tourné vers une destination que l’acteur s’efforce de trouver, et il suffirait que son attention se perde d’un coup, que sa présence s’efface, pour qu’il éteigne en quelque sorte la lumière et ferme le rideau. « Retenir les chevaux », c’est pour l’acteur, se laisser embarquer quelques secondes, se reprendre, et tirer sur les rênes à nouveau. Comme une obstination, une quête, accaparant son attention, et la nôtre.

Ce qui vaut pour les personnages secondaires l’est pour les détails au sein même des séquences. Quand le patient vient regarder l’heure au poignet de son psy, c’est une futilité, Lumet ne s’y attarde pas. Il aurait été si tentant de casser le train-train ronflant du plan large par un jeu d’inserts et de champ-contrechamp en plans rapprochés… On comprend la situation, inutile d’insister. Au fond, c’est comme dans un mauvais roman où l’auteur s’applique à reproduire des expressions ou des stéréotypes, des images vues et revues, qui n’ont qu’un seul but en fait, le rassurer sur ce qu’il écrit et sur la capacité du lecteur à percevoir ce qu’il veut dire. Il se donne ainsi l’illusion d’un récit efficace, car compréhensible de tous en multipliant les lieux communs, se convainc tout seul du niveau de sa production, quand en fait, à force d’images creuses et de méfiance à l’égard de la capacité du lecteur à imaginer par lui-même les détails qu’on aura soigneusement décidé de lui cacher, voire à juger de la justesse des termes employés, il ne cesse de se détourner de lui. Et chaque occasion est bonne pour tomber dans le piège de ces artifices, comme quand un dialogue stipule qu’un personnage regarde l’heure à la montre de l’autre… « Ah, tiens ! Je vais pouvoir créer un rapport entre les deux ! Je l’ai déjà vu faire ailleurs… »

Dans la mise en scène, comme dans l’écriture, le savoir-faire est là. Non pas au niveau des idées, mais de la mise en œuvre d’une histoire. Du montrer. C’est à ce niveau que le metteur en scène devient un auteur (et seulement, j’essaie de m’interdire, même si la tentation est toujours là, l’idée d’un auteur-cinéaste capable de développer des thèmes et désireux de dire quelque chose). C’est une création des images, une création témoin du désir de « l’auteur » de coller au plus près d’une idée de la réalité dans le but de reproduire un univers unique et conforme à une cohérence propre. (Et en revanche, un artisan de la représentation qui chercherait systématiquement l’originalité au détriment du mot juste, de la distance ou du plan adéquat, serait prisonnier de ses effets, car il s’écarterait de l’impératif permanent du conteur à retranscrire le plus fidèlement possible l’histoire à laquelle il donne corps).

Alors, tout ça dans Equus est bien mené, c’est impressionnant, et face à la faiblesse du sujet, on serait tenté de ne voir que la futilité, voire l’impuissance, du génie de Lumet. Mais il réussit son pari, et un cheval reste cheval… Il pourra toujours mettre en boîte l’annuaire ou le missel de Constantinople qu’il en sortira toujours un objet digne d’être vu. Voir et écouter, le cinéma n’aurait finalement besoin de rien d’autre, comme quand, en l’absence de son, les spectateurs y trouvent un intérêt à zieuter des images sur un mur comme on s’arrête à la fenêtre en croyant voir la voisine de l’immeuble d’en face faire tomber la culotte et se tripoter les miches… Une sorte de boîte à musique, à fantasme, un orgue de barbarie qui bien lancé ne pourrait plus s’arrêter de projeter dans nos têtes ses images fantasmagoriques. Dans un roman, on s’attache aux idées, à quelques… images qui nous parlent ; on est maître de notre temps, on arrête, on reprend, on s’interroge… Au cinéma, on est comme dans un théâtre mécanique où tout est joué d’avance ; l’acteur est comme un automate de la physique quantique, à la fois mort et vivant, esclave du temps et de l’espace ; celui qui contrôle tous les fils (ou les cordes), c’est ce réalisateur. Monteur en chef, grand manitou du monde, capable de refaire basculer en deux heures de temps l’homme rationnel du XXᵉ siècle dans l’univers des monstres et des illusions. Une fois les portes de cet inframonde ouvertes, celui qui joue n’est plus l’acteur, mais le spectateur.

Ça peut paraître une évidence, mais quand on se retrouve avec une partition en main, un scénario, comme souvent très écrit, très théâtral, chez Lumet, beaucoup se retrouveraient démunis et se contenteraient d’illustrer une histoire en capturant les acteurs réciter un texte qui n’aurait ni queue ni tête pour eux. Lumet, non seulement donne l’impression de savoir à chaque instant ce qu’il fait et où il va, mais sa maîtrise, quel que soit son sujet, reste sans faille. Il ne capture pas des images pour servir d’intermédiaire entre l’objet filmé et le spectateur, il capture ce qu’il comprend d’une situation en s’efforçant de restituer à travers les acteurs toute cette logique qu’il prendra sens dans divers ensembles au montage (restitué avec une musique ou d’effets sonores si nécessaire). Il n’est pas un auteur dans le sens où il n’invente pas le fait dramatique, mais avant de le mettre en image et en mouvement, il se doit, d’abord, de le respecter, le comprendre pour mieux le retranscrire, et enfin de l’inspecter pour le donner en spectacle. L’auteur est là, il produit un contenu qui a vocation à être consommé… Alors, si certains prennent des scénarios et en font des avions en papier, Lumet est un des rares metteurs en images qui non seulement comprennent parfaitement ce qu’ils filment, mais savent aussi le restituer « fidèlement ». La fidélité n’est ici qu’un artifice, une illusion, car le metteur en scène, avant d’être « recréateur », est d’abord lecteur. Il doit s’approprier l’histoire pour lui trouver une logique propre et personnelle, sans quoi il serait incapable de retranscrire au spectateur une matière destinée à lui parler à son tour. On ne peut être fidèle qu’à « l’esprit » quand on passe du monde des mots à celui de la fantasmagorie. Les trahisons éventuelles sont celles de l’interprète et du traducteur. Aucune œuvre (encore moins une pièce de théâtre ou un scénario qui ne sont que des productions intermédiaires) ne peut contenir en elle sa logique propre. On sait que beaucoup d’artistes (médiocres) aiment incorporer à leurs « chefs-d’œuvre » un manuel explicatif pour s’assurer que le spectateur ne manque pas d’être convaincu du génie de son auteur ; or bien sûr, seule l’œuvre compte, et c’est à chacun de juger de sa cohérence. C’est bien pourquoi la même histoire drôle passant de main en main aura des fortunes diverses : la capacité du raconteur à capter l’attention de son auditoire est tout aussi importante voire plus que le fait comique seul. Lumet ne fait rien d’autre ici qu’en donner un exemple remarquable : oui ce scénario, quoi que bien écrit, n’a ni queue ni tête, ou tout du moins, d’un intérêt plus que limite. Mais Lumet est là, et Lumet, comme tous les génies, transcende et repousse les limites.

Pas vrai, mon dada ?… Hein… Qu’il est beau en fils d’Œdipus avec ses yeux tout crevés ! Mais oui qu’il est joli ! — Hue, hue ! — Mais queue henni… un cheval autiste avec ça ! Non mais t’as vu sa dégaine ? Dustin Hoffman tout craché…

Ah… Lumet, gentil à lunettes… Ah… Lumet, je te plumerai. Je te plumerai la tête, je te plumerai la tête. Et la tête, et la tête… Aaaaah…

Broadway ne sait plus quoi broadwer : bientôt un cochon d’Inde qui se cabre !


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Liens externes :


Le Journal d’une fille perdue, Georg Wilhelm Pabst (1929)

Qu’est-ce que le cinéma ?

Le Journal d’une fille perdue / Trois Pages d’un journal

Note : 4.5 sur 5.

Titre original : Tagebuch einer Verlorenen

Année : 1929

Réalisation : Georg Wilhelm Pabst

Avec : Louise Brooks, Josef Rovenský, Fritz Rasp

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Qu’est-ce que le cinéma ? Qu’est-ce que le propre du cinéma ? pourrait-on presque se demander comme on s’interroge sur le propre de l’homme.

Le théâtre est une suite de papotages entre des personnages s’émouvant de ce qui s’est passé et de ce qui pourrait arriver ; la peinture est une composition immobile qui fait trembler notre imagination comme la surface d’un lac altéré par le passage d’une barque ; la poésie est un art auquel, quand on s’y essaie, nous embarque et nous noie lâchement (ne cherchez pas la rime) ; le roman, une suite d’évocations habiles dont la structure plus ou moins uniforme tend à nous raconter une histoire dont on prend plaisir tout autant à relever ce qui nous correspond que ce qui concerne notre voisin ou un héros inaccessible… Et le cinéma alors ? S’il a commencé par être plus ou moins une forme de théâtre filmé d’un laconisme presque poétique, constitué parfois comme un tableau, évoquant plus qu’adaptant certaines œuvres de la littérature, il a petit à petit trouvé sa place dans la nourriture divertissante du public en expérimentant diverses techniques capables de déterminer, après échecs et espoirs, les contours d’un art qui allait dévorer son siècle comme le roman avant lui. Les domaines de recherche privilégiés ont toujours été le montage et le découpage technique. Normal, c’est au fond ce qui structure la « grammaire cinématographique ». Mais ce qui est aujourd’hui évident ne l’était bien sûr pas à l’époque où tout cela s’est mis en place, c’est-à-dire durant les trente premières années de son existence (à tel point qu’un œil d’aujourd’hui, habitué à cette grammaire, repère immédiatement l’étrangeté, l’accent curieux, d’une structure aux règles mal établies, et ne manquera pas d’être levé au ciel — Monsieur Œil — pour exprimer son scepticisme face à des monstres difformes quand le cinéma se cherchait encore une “orthographe” — de là, vient le désamour, ou le désintérêt, souvent, dont sont victimes, à notre époque, les films muets).

On ne dira jamais assez combien l’arrivée du parlant a quelque peu tué dans l’œuf l’objet narratif merveilleux qui commençait seulement à poindre dans la seconde moitié des années 20. Alors toujours en quête d’expérimentation, il fallait bien en passer par là. Seulement le succès parlant de cette technique encombrante, un peu comme si tout à coup la radio s’immisçait dans la bande dessinée, a appauvri considérablement la grammaire constituée durant ces dernières années du muet dont ce film de 1929 est un parfait exemple (sinon la preuve d’une forme d’achèvement dans cette quête de la forme narrative idéale). Exemples parmi tant d’autres, en cette triste « année du cygne ». On dit que les muets s’expriment en langage des cygnes, c’était donc couru d’avance : le muet n’avait plus qu’à chanter, ce n’était que pour mieux annoncer sa fin… Bref, tout est là, le cinéma bavard de l’âge d’or ne fera pas sans, mais il faudra attendre, au hasard, Citizen Kane pour voir à nouveau dans un même film, toutes les possibilités narratives qu’avaient rendues possibles ces trente folles années. Un art non seulement muet, mais devenu aveugle et sourd, bon pour la tombe, et qui rendra l’âme dans la plus grande indifférence en accouchant d’une souris couineuse entre deux crises, l’une de foie (la fin de la prohibition), l’autre économique (la crise de 29). Du muet ne restera qu’un triste signe du bras en guise de révérence, lancé à l’adresse de la foule qui lui tourne déjà le dos.

Qu’y a-t-il donc de si extraordinaire dans ces silences au point que j’en perde autant mon latin ?

Point de décor expressionniste, point de montage des attractions à la Eisenstein, point d’aurore poétique en arrière-plan de nos yeux mouillés… Quoi donc ? Va-t-il encore rester longtemps muet celui-là ? (Je soigne mes fondus) Eh bien, la transparence (au singulier, merci), mon ami ! Demande-t-on à la grammaire de faire la belle ? à la structure de se retourner sur elle-même pour se contempler ? Montage et découpage technique, c’est pareil. Le génie tient à la fois de la capacité de la structure à rester transparente (ce dont un montage des attractions, malgré ses ambitions, est incapable de faire), mais aussi sa capacité à offrir du sens. C’est une gageure assez peu commune, car plus on veut remplir son panier d’effets signifiants, ou évocateurs, plus on prend le risque d’en faire trop et de laisser voir la forme qui doit encore les contenir. Pabst, en bon maître vannier (ce n’est pas une blague), n’est pas du genre panier percé, et son montage est d’autant plus efficace que sa structure en est resserrée et offre, par transparence, une douce impression d’unité et d’évidence. Une maille à l’endroit, une maille à l’envers, ça rigole pabst en Allemagne…

Alors certes, on s’émouvra parfois de ces mouvements de caméra, comme toujours, parce que le mouvement de caméra, c’est un peu au découpage technique ce qu’est la croupe ondulée et hypnotique pour une dame. On y fera aussi les yeux ronds encore devant ces gros plans fixes qui sont au découpage technique… ce que sont les mouches pour les élégantes… Bref, ce n’est pas ce qui se fait de mieux dans le domaine de la transparence.

Das Tagebuch einer Verlorenen, 1929 | Pabst-Film Tamasa Distribution

Tout est là, dès la première séquence : la jeune gouvernante est remerciée, et ce départ est l’occasion pour le récit, en quelques minutes, de décrire chacun des personnages et de dessiner déjà le parcours qui sera le leur tout au long du film. Une situation complexe qui nous est expliquée à travers un montage alterné permanent. On passe d’un personnage à un autre, d’un lieu à un autre, avec l’aisance de la plume de l’écrivain évoquant telle ou telle information en fonction de l’humeur de l’instant ou des caprices de sa prose. Mais bien sûr, ces informations donnent toujours l’impression d’arriver à point nommé, dans des moments, de préférence, capables d’éveiller au mieux l’intérêt du lecteur. Ici, le temps de la narration (dictée par la volonté de l’auteur) colle au temps de la fable, de l’histoire, de la diégèse (la “vie” propre des personnages, induite par la logique du récit et d’une suite d’évocations tendant à constituer une idée de cet univers parallèle qui nous échappe) : les événements se passent sous nos yeux dans un semblant de continuité logique et crédible. Autrement dit, dix minutes de film correspondent à dix minutes de temps diégétique (pour les personnages, tout en usant en permanence d’ellipses entre les séquences). C’est probablement légèrement accéléré, mais ce qui compte là, c’est l’impression, l’effet produit : dans ce souci de transparence, on a comme l’impression d’y être. Pourtant, si l’échelle des valeurs temporelles correspond à une idée de réalité, on passe à une tout autre échelle, ou unité, quand il est question de l’espace. En effet, l’œil omniscient de la caméra se trimbale à envie, là où il est censé se passer quelque chose. Quand il est question de temps simultané ou d’ellipse, on rapporte souvent que pour l’œil non exercé de l’époque ça devait être “étrange” de voir tout à coup ces “sauts” d’un espace à un autre. C’était pourtant oublier que la littérature, et bien avant elle, les récits oraux, grâce justement à toutes les possibilités du langage, était capable d’évoquer ces “sauts” spatiaux sans trop de problèmes pour la compréhension du lecteur ou de l’auditeur ; et elle produisait même des sauts temporels sans grande difficulté grâce à la conjugaison. Plus que des écueils à la compréhension, ces “sauts” sont donc au contraire des apports indiscutables dans une structure narrative. Qu’y a-t-il de plus jouissif dans un récit de voir tout à coup débouler un plus-que-parfait capable d’évoquer une autre échelle temporelle et d’enrichir une situation ou un personnage par la seule évocation d’un « autre passé », révolu, et pourtant, si porteur d’imaginaire et de sens ? La littérature est sans contrainte, comme un voyage idéal, un fantasme partagé. Et le cinéma muet arrivait tout juste à toucher du doigt ce même idéal¹.

¹ Cela fait bien une quinzaine d’années que le procédé est utilisé.

Dans cette séquence, Pabst, passe d’un sujet à l’autre, d’un espace à un autre, d’une phrase même à une autre. Le montage se trouve bien être là un discours, c’est-à-dire qu’il raconte une histoire qui a un sens. Ce ne sont pas les personnages qui, réunis dans un même espace, vont produire cette histoire comme au théâtre, puisque bien que tous dans la même pharmacie, ils ne s’y trouvent que rarement face à face, ensemble, au même moment. Ce cinéma n’est plus du théâtre. Ce n’est pas une nouveauté, d’autres films étaient déjà parvenus à ce degré de maîtrise, mais rarement avant 1929, on aura vu une histoire racontée avec une évocation et une utilisation des possibilités spatiales d’un tel niveau de perfection. On n’est plus dans l’expérimentation, puisque la forme reste transparente et produit exactement l’effet escompté. Qui ira s’émouvoir qu’un écrivain puisse en effet construire ses phrases avec un sujet, un verbe conjugué et un complément ?… Sauf que, messieurs-dames, les hommes se racontent des histoires depuis la nuit des temps (tandis que les femmes écoutent ou font la vaisselle), la littérature n’est que la transposition sur papier de ce qu’on faisait déjà depuis les premières années où les hommes se racontaient au coin du feu des histoires drôles ou cochonnes (souvent les deux, on était déjà réduit à la monogamie) ; or le cinéma, c’est bien un langage des signes, constitué d’images, qu’il a bien fallu inventer et s’approprier. C’est pour nous aujourd’hui une évidence, comme l’enfant de dix ans qui structure ses phrases avec les codes d’une langue sans qu’il éprouve le besoin de s’interroger sur eux. Le cinéma devait donc passer par ces balbutiements, et cette fille perdue, à peine nubile (et confirmée) qu’elle se fait déjà engrosser, est une des premières à jacasser fièrement comme une grande. Si notre glorieux aïeul Cro-Magnon peut s’enorgueillir d’avoir assisté et participé à l’élaboration du langage, et en même temps sans doute, aux premiers récits composés, savourons notre chance, nous autres petits e-primates, d’avoir assisté à la naissance d’un art, certes éphémère, mais qui a posé les bases d’une structure signifiante dans un art désormais accompli que ne manqueront pas de se réapproprier de futurs cinéastes.

Autre technique parfaitement maîtrisée (selon les critères d’aujourd’hui), le découpage (les échelles de plan). Comme avec toute chose qui paraît évidente, on s’imagine que ça ne doit pas être bien compliqué de reproduire un résultat équivalent sans trop de problèmes. On peut maîtriser la grammaire, mais ne rien connaître aux règles moins communes du récit. Une langue, pour avoir ses règles, doit être parlée, et celle qu’emploient les auteurs est une langue de l’esprit, du cœur, de la transmission symbolique, des clichés et des archétypes, des peurs et des désirs primaires… Un autre langage, certes, censé être commun à tous les hommes, mais aux règles lâches et parfois un peu fumeuses. Le récit, les histoires, c’est un peu l’expression d’un idéal, d’une transmission empirique des choses ; et si, on ne peut guère se flatter d’avoir créé toutes sortes de croyances dites spirituelles, on pourra être fiers au contraire de voir que cette étrange aptitude nous a permis d’inventer l’art narratif (culte et culture descendent bien de la même montagne). Si on cherche à écrire une pièce en alexandrin, par exemple, on se rendra tout à coup compte de la difficulté de la tâche, à partir du moment où on s’oblige à suivre des règles qui ne nous sont plus tout à fait évidentes. Tout le monde sait ce qu’est un plan d’ensemble ou un gros plan, comme chacun sait ce qu’est un adverbe ou une locution. Allez maintenant savoir quand et comment utiliser adverbes et locutions pour écrire du mieux possible, ce n’est pas gagné. Si les règles pour y arriver m’échappent un peu pour ce qui est de la littérature, s’il est question de cinéma, on a de la chance parce que les règles sont plus ou moins établies, au moins au niveau de la grammaire (le récit posera, lui, toujours problème), si toutefois on a la curiosité de s’y intéresser (je renvoie à l’excellente Grammaire du langage filmé, de Daniel Arijon). Tout y est fait pour respecter la transparence et composer un découpage sans faille, sans heurt, sans étrangeté. Reste au réalisateur (bien plus auteur que les réalisateurs du parlant parce que le sens passe par les images, et les images ne sont pas contenues dans une histoire ; au mieux, elles sont évoquées) d’imaginer des plans capables d’enrichir une situation, de préférer un angle plutôt qu’un autre, etc. On n’est alors plus dans la règle, mais pleinement dans la créativité. La grammaire est correcte, mais le récit a en plus cette politesse offerte au spectateur de composer un imaginaire fort, tant au niveau de l’émotion, qu’à celui de la signification ou de la représentation des événements. Je suis content. Parfois même, on peut s’autoriser des petits écarts aux règles pour produire un léger effet, qui fera sortir discrètement le spectateur de son immersion, produit par cette recherche permanente de la transparence, pour des motifs esthétiques (c’est le cas de certains gros plans ou de ces mouvements de caméra, panoramique dans les escaliers, travelling avant dans le pensionnat…, qui mettent tant en émoi les cinéphiles). Ce qui me fascine plutôt, on l’aura compris, c’est au contraire ce respect des règles et leur utilisation au maximum de leurs possibilités ; en particulier, dans cette séquence d’ouverture, riche en rebondissements, concentrée dans un même espace, reconstitué habilement pour nos yeux à travers le récit, c’est-à-dire à travers les choix de découpage et d’échelle de valeurs de plan.

J’ai souvent exprimé ma fascination et ma préférence pour le procédé du montage-séquence par rapport au plan-séquence parce qu’il est à la fois plus complexe, plus transparent, et aussi parce qu’il induit, ou offre, un sens beaucoup plus évident. Le plan-séquence ne raconte rien, il montre, il s’étire, il déroule, alors que le montage-séquence, c’est l’articulation d’un récit. On n’est pas tout à fait dans le montage-séquence ici, parce que le procédé condense plus des actions dans une période diégétique généralement plus longue pour un temps de récit très court (ça dépasse rarement la minute) ; pourtant, avec cette séquence, et la plupart des scènes suivantes, on s’y approche : chaque plan apporte une nouvelle avancée dans la situation, on ne s’y attarde pas, et on passe rapidement à une autre époque diégétique s’il n’y a plus rien à montrer. Ce n’est pas un cinéma qui montre, ou décrit, dans la longueur, avec le but de reproduire une impression de réel ; c’est un cinéma qui raconte et qui dit : la recherche de la transparence permet d’aller directement droit au but, c’est-à-dire vers ce qui est signifiant, ce qui fait avancer l’intrigue. Les ellipses par exemple y sont nombreuses, parce que tout ce qu’on fait raconter au spectateur par lui-même, c’est autant de temps gagné pour le reste. En littérature, on y verrait une succession de phrases courtes dans lesquelles les verbes occupent la place la plus importante. Le verbe, c’est l’action. Et le cinéma, c’est l’action. L’action au sens pleinement signifiant : faire. (Pas au sens « film de bourrin ».) On a un sujet qui fait, point. Il est dans l’action. Inutile de le voir faire pendant une heure la même chose. Si on met le sens au centre de son récit, une fois compris, on tourne la page. Un verbe, une image. On comprend, on passe à autre chose. Le temps qui n’est pas perdu à produire du détail, on le gagne en apportant toujours plus de sens ; et ça permet de concentrer en un temps très court, un nombre important d’événements et d’images. (Ce qu’avec mes pâtés explicatifs, je suis incapable de faire.)

Qu’est-ce qui est le propre du cinéma ? Voilà, le propre du cinéma, c’est sa capacité à raconter une histoire dense, en quelques minutes, à travers des images, des tableaux animés. Plus dense et plus évocateur que le théâtre, pas tout à fait la même densité d’un roman ; sa place est peut-être là, entre la BD ou la nouvelle. Un produit culturel qui doit pouvoir se dévorer en deux heures ou le temps que le feu dans l’âtre s’éteigne (origine primérale de l’expression « nuit des temps » où nos aïeux passaient donc de la théorie à la pratique — mais c’est une autre histoire).

Les années 30 lorgneront très vite vers des structures plus simples, plus proches du théâtre, en adaptant des comédies. Et paradoxalement, les techniques narratives, qui avaient juste eu le temps d’être maîtrisées à la fin du muet, seront petit à petit réutilisées quasiment en même temps par le cinéma de seconde zone (ce qu’on appellera plus tard les films noirs) et par un film qui est souvent considéré comme le « meilleur de l’histoire du cinéma », Citizen Kane.

Alors, si toutefois on a la curiosité de réveiller cette grande muette au bois dormant, on pourra toujours, grâce à une conservation tardive, s’émerveiller devant ses enfants, les premiers capables d’aller plus loin que le babillage des images. Attention toutefois de ne pas y inviter Mémé Bigoudi qui, ayant vécu les années folles, pourrait rire de nos “étranges” mœurs : au moins, ces enfants du muet ont eu la politesse de ne pas vieillir. Perdus, ils le sont. Dans l’éphémère crépuscule de 1929, en tirant leur révérence à l’âge de Rimbaud et d’Achille.

Le parlant s’étale de sa longue vie paisible, mais obscure, tandis que la belle muette s’est éteinte jeune et pleine de gloire.

La Fleur de l’âge, John Guillermin (1965)

Un dimanche en Bretagne

La Fleur de l’âge

Note : 4 sur 5.

Titre original : Rapture

Année : 1965

Réalisation : John Guillermin

Avec : Melvyn Douglas, Patricia Gozzi, Dean Stockwell

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John Guillermin doit avoir été plutôt impressionné par Les Dimanches de Ville d’Avray. On y retrouve d’abord Patricia Gozzi, l’histoire est à quelques détails près la même (un jeune adulte et une mineure qui se rencontrent, tombent amoureux, mais ça donne le vertige, et la chute est douloureuse), et l’esthétique (« l’art design », pour faire mon malin avec un roast-beef dans la bouche), assez singulière (poétique, mélancolique, lente, lourde, douce-amère), là encore est très similaire. Je ne vais pas fouiller dans l’équipe technique (le film, bien qu’en anglais, a été tourné en France avec des équipes techniques françaises), mais la référence, ou l’influence, est évidente.

Le film n’est pas loin de la perfection. Seule l’histoire pioche un peu, surtout sur la fin. Au niveau du casting, de la mise en scène et de tout l’aspect technique, c’est un bijou. Patricia Gozzi prouve ici que non seulement sa performance dans les Dimanches n’était pas due à son jeune âge quand tout le mérite finalement revient au metteur en scène capable de dresser des enfants comme des petits chiens, mais en plus, et donc avec quelques années de plus, elle reproduit sur le spectateur la même fascination… en anglais ! Sens du rythme, imagination, sensibilité contenue et contrôlée… C’était un monstre génial cette petite, c’est à se demander pourquoi elle n’a pas continué. Et le père Guillermin prouve lui aussi que ses choix de casting ne sortent pas de nulle part. Melvyn Douglas, une évidence, il y aurait eu sans doute d’autres acteurs de son âge, confirmés, ayant fait l’affaire. Mais Dean Stockwell ? Lui aussi était un enfant star (il a été notamment le Garçon aux cheveux verts, de Losey), mais surtout je me souviens de lui dans Long Voyage vers la nuit, là encore comme les Dimanches, tourné en 1962. Maîtrise totale de son art. Les mêmes qualités que Patricia Gozzi. Il fallait avoir l’idée de les réunir ces deux-là…

L’autre aspect le plus impressionnant, c’est le travail avec la caméra et l’habilité du montage, du son, à créer en permanence du rythme en alternant les effets : les scènes montent lentement vers un climax, parfois sonore, puis ça explose tout à coup, pour redescendre en gardant la tension provoquée par ce qui précède. C’est du théâtre. L’art de la mise en scène au théâtre (quand les pièces le permettent mais c’est très souvent le cas), c’est justement de créer cette alternance, cette respiration, sinon tout est au même rythme, sur le même ton, et on s’ennuie. Au niveau du travail de caméra, c’est un chef-d’œuvre de mise en place, de cadrage, de recadrage, d’ajustement, de choix de focale, de construction du plan en captant bien comme il faut le moindre détail du décor qui donnera l’impression que tout est à sa place. Les personnages bougent, la caméra bouge avec eux, pivote, tout ça avec fluidité, le but est de ne pas voir tous ces effets. Un personnage sort du cadre, on le rééquilibre en fonction. Toutes les trois secondes, c’est un nouveau plan qui se compose sous nos yeux, parfois même à l’intérieur du même plan, parce que la caméra bouge, les personnages bougent. Tout est réglé comme du papier à musique. Et c’est de la musique. Rien ne dépasse. Harmonie parfaite et technique mise au service d’une ambiance.

Dommage que l’histoire ne vaille pas grand-chose. Le potentiel est là puisqu’on n’est pas loin des Dimanches. Mais l’exécution surtout à la fin n’est pas convaincante. La folie d’Agnès semble un peu forcée, elle apparaît ou se manifeste quand ça arrange l’histoire, et disparaît aussitôt après. Quant à Joseph, il hésite d’abord entre les deux sœurs, puis le choix se fait trop facilement après que son départ a échoué. Dans les Dimanches, on pouvait croire à un amour platonique entre les deux personnages que tout oppose en dehors de leur solitude, mais leur intérêt mutuel prend sens parce que chaque scène sert à répéter cette même situation centrée sur leur relation qui évolue sur un attachement toujours plus grand. Ici, l’histoire est trop parasitée par des personnages certes nécessaires, mais des enjeux qui eux ne le sont pas : la folie, le choix entre les deux sœurs, la recherche de la gendarmerie, l’amour de la mère disparue, cette étrange fuite finale qui se finit en échec… Il y a trop de matière et ne donne pas le temps de nous attacher comme on le devrait, ou de croire, à cet amour ; et même si la mise en scène fait tout pour faire renaître cette magie…


La Fleur de l’âge, John Guillermin 1965 Rapture | Panoramic Productions


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Les Indispensables du cinéma 1965

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Ce merveilleux automne, Mauro Bolognini (1969)

Couvrez ces pommes que je ne saurais croquer

Ce merveilleux automne

Note : 4.5 sur 5.

Titre original : Un bellissimo novembre

Année : 1969

Réalisation : Mauro Bolognini

Avec : Gina Lollobrigida ⋅ Gabriele Ferzetti ⋅ André Lawrence

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Deux scènes pour illustrer le talent de mise en scène de Mauro Bolognini.

Mettre en scène, c’est choisir, et souvent aussi oser, dans les limites du bon goût.

Quand les deux jeunes reviennent du jardin où ils se sont envoyés en l’air, ils trouvent l’oncle et la mère de la gamine à l’entrée de la villa familiale. Les regards suggèrent qu’ils ont compris, ou qu’ils pourraient comprendre ce qui vient de se passer. On suggère, on ne résout rien. En passant devant eux, la jeune fille parle à son oncle qui la trouve un peu pâle. Et derrière au second plan, sa mère sifflote d’un air désabusé, et quand sa fille entre, elle l’ignore. Il faut oser, c’est un comportement pour le moins étrange de la part d’une mère. C’est vrai que ce sont tous des dégénérés ou des névrotiques dans cette famille, c’est vrai aussi que rien ne lui ferait plus plaisir de voir sa fille tomber dans les bras de son cousin ; reste que le ton qui pourrait être aussi enjoué, est assez hermétique à toute interprétation. Pourtant, ça illustre bien la folie de ces personnages, surtout de cette mère sur laquelle on s’attarde finalement peu, et comme tous les autres qui gravitent autour du duo principal. Mais ça participe à créer une ambiance. La mise en scène doit proposer une histoire qui n’apparaît pas dans les mots. Une situation doit être complexe, et on doit comprendre que chaque personnage même minime a sa propre vie. Montrer ce genre de comportements aide à créer cette atmosphère. Les relations entre les deux personnages principaux ne feront que répondre à la menace de ce monde extérieur. S’ils ne se sentent pas épiés, jugés, si ce monde n’est pas dévoilé, aucun relief n’est possible et on montre les choses brutalement. La mise en scène est affaire de proportions, de tact, de bon goût. Osare, ma non troppo.

Ce merveilleux automne, Mauro Bolognini 1969 Un bellissimo novembre Adelphia Compagnia Cinematografica, Les Productions Artistes Associés (2)_Ce merveilleux automne, Mauro Bolognini 1969 Un bellissimo novembre Adelphia Compagnia Cinematografica, Les Productions Artistes Associés (3)_Ce merveilleux automne, Mauro Bolognini 1969 Un bellissimo novembre Adelphia Compagnia Cinematografica, Les Productions Artistes Associés (4)_Ce merveilleux automne, Mauro Bolognini 1969 Un bellissimo novembre Adelphia Compagnia Cinematografica, Les Productions Artistes Associés (5)_Ce merveilleux automne, Mauro Bolognini 1969 Un bellissimo novembre Adelphia Compagnia Cinematografica, Les Productions Artistes Associés (6)_

Sur la question du choix, tout le film est construit sur une succession de plans à longue focale permettant de ne saisir qu’une portion restreinte d’une scène. Le gros plan comme arme principale. Bolognini établit d’abord un cadre, une scène, une situation (qui correspond à l’ambiance citée dans mon premier point) et qui finalement a assez peu d’intérêt. C’est classique, on passe du plan d’ensemble et on se rapproche. Autour de ça, ou plutôt à l’intérieur de ça, Bolognini peut alterner son attention sur le regard, les désirs, principalement de ces deux personnages que sont la tante et le neveu. Une fois qu’il se désintéresse du reste pour se concentrer sur eux, il peut les faire rencontrer dans un montage logique : le plus souvent, lui la regarde, et elle se sent regardée par lui, l’évite, le regarde, etc. Jeu de regard, de désir, de répulsion, de tension, de réserve. À chaque seconde, un seul enjeu moteur de l’action : ces deux bêtes vont-elles se toucher, se retrouver, se bouffer. Bref, le choix, il est là. C’est la focalisation. Du plan d’ensemble insipide mais nécessaire car envahissant (c’est la norme, la morale, la règle qui pèse sur leur tête), on passe au détail qui dit tout. Les mots ne sont rien, accessoires (c’est d’ailleurs après le passage à l’acte qu’on retrouve une scène dialoguée un peu laborieuse). Tout passe à travers le regard et le montage. Dans une scène notamment, celle à l’opéra, la caméra n’adopte qu’un angle moyen auquel il ne franchira la ligne (de mémoire) que pour un gros plan en contrechamp du neveu. Pour les condamner tous les deux dans leur intimité incestueuse, en opposition au monde extérieur (impression d’autant plus forte qu’on n’est plus au milieu des bavardages familiaux, mais au théâtre où on entend sans rien voir — là encore l’action d’ambiance, hors-champ, est envahissante, mais anecdotique), il fait intervenir le mari à l’arrière-plan, assis à côté de Gina Lollobrigida, et qu’on ne voit, pour ainsi dire, pas beaucoup. On l’entend discuter de choses insipides avec sa femme, pourtant il s’agit du même plan où on continue de voir le neveu au premier plan (et que Bolognini n’avait jusque-là coupé, de mémoire encore, qu’avec un plan rapproché des deux amants, mais sur le même axe, pour rester de leur côté, et non de celui du mari). Les échelles d’intérêt sont respectées, les choix parfaitement mis en relief : la discussion de la tante avec son mari n’a aucun intérêt, ce qui compte, c’est ce qu’on a au premier plan. Et pour unir tout ça, pour créer une sorte de lien artificiel entre les coupes pour augmenter encore l’impression de connivence entre les deux personnages principaux déjà ressentie grâce à ces scènes d’ambiance, Bolognini utilise la musique d’Ennio Morricone. C’est la musique commune de leur cœur, de leurs désirs. Deux âmes qui s’accordent, qui chantent à la même fréquence à l’abri de tous. Et c’est bien sûr également la nôtre (parce qu’adopter sans cesse le point de vue de l’un ou de l’autre — surtout celui du neveu — qui regarde, ou qui se sait regardé, c’est s’identifier immédiatement à eux).

En plus de la musique pour unir les cœurs, Bolognini sait utiliser ses cadrages. On a une situation, le neveu qui regarde sa tante avec son mari ou un autre soupirant. D’accord, mais montrer ce qu’il regarde n’est pas suffisant. Que regarde-t-il ? Sa tante exclusivement ? Sa tante et l’homme qui l’accompagne ? Même principe de focalisation. Le cadre peut englober les deux personnages, l’axe de la caméra, donc le regard du neveu, est tourné, vers Gina Lollobrigida. Une seule perspective : les intentions de Gina. « Va-t-elle arrêter ? Va-t-elle enfin me voir ? » Tout ce qui gravite autour d’elle, est par définition, accessoire. Mais c’est l’accessoire qui permet de mettre en évidence un choix. J’ai une pomme. Bien, et alors ? Rien. J’ai deux pommes. Ah ? Oui, eh bien ? Eh bien, l’une d’elles, je la croque déjà des yeux, tu devines laquelle ? Gina Lollobrigida ! Eh oui ! Je t’avoue maintenant qu’entre les deux pommes de Gina Lollobrigida, je ne sais plus à quel sein me vouer. Ah oui, le concours de nuisette mouillée t’a un peu tourné la tête… Il y a certains choix plus difficiles que d’autres.

Sur cette même idée de choix, un autre exemple. Quand le neveu, jaloux, vient retrouver sa Gina dans la paille d’une grange abandonnée après un entretien courtois et enthousiaste en compagnie d’un ami de la famille, Bolognini évite la grossièreté d’une scène entendue ou l’évidence de la surprise de la femme prise sur le fait (ou sur le vit). Le montage fait tout. Si on entend Gina Lollobrigida s’exclamer « Nino ! », cela reste hors-champ. On ne voit pas encore son visage, et on attendra d’être dans une plus grande intimité pour les montrer à nouveau tous les deux en gros plans. Le gros plan de coupe sur la surprise aurait été fatal, et d’un goût douteux. On ne souligne pas ce qui est évident et attendu. Le choix de montrer ou de ne pas montrer. Porter son regard sur un détail, faire en sorte que ces détails soient toujours les plus pertinents possibles, voilà ce qui est la mise en scène. Ça paraît évident parce que la mise en scène éclaire le sens, nous rend une situation compréhensible grâce à ces parfaites mises en proportion des choses. Et bien sûr, il n’y a rien de plus compliqué. Surtout quand il est question d’un tel sujet, plutôt propice à toutes les vulgarités.

Le bon goût, Monsieur.

À noter que le film préfigure les jeux de regards de Mort à Venise qui viendra deux ans plus tard. On y reconnaît aussi la même thématique du désir défendu ; et la même musique continue, qui vient se superposer aux images (au contraire des musiques hollywoodiennes qui commentent, soulignent, expliquent les situations, une musique d’ambiance répond, parfois ironiquement, à ce qui est montré ; elle propose autre chose pour éviter le ton sur ton, l’exagération et l’évidence).

De Mauro Bolognini, en dehors du Bel Antonio (filmé dans la même ville de Sicile apparemment), Selinità et Ça s’est passé à Rome valent aussi le détour.

Ce merveilleux automne, Mauro Bolognini 1969 Un bellissimo novembre Adelphia Compagnia Cinematografica, Les Productions Artistes Associés (1)_

Ce merveilleux automne, Mauro Bolognini 1969 Un bellissimo novembre | Adelphia Compagnia Cinematografica, Les Productions Artistes Associés


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Le Justicier, Charles Swickard (1916)

Renaissance d’une nation

Le Justicier

Hell's Hinges

Note : 4 sur 5.

Titre original : Hell’s Hinges

Année : 1916

Réalisation : Charles Swickard

Avec : William S. Hart, Clara Williams, Jack Standing

Les bases du langage cinématographique, encore et encore.

Un an après Naissance d’une nation (date de naissance officielle, selon beaucoup d’historiens, du cross cutting, ou montage alterné, mais déjà bien en place avec les réalisateurs britanniques de l’école de Brighton) ce western est constitué pour l’essentiel, aussi, de montage alterné. Ce n’est pas une nouveauté parce que cela fait déjà quelques années que le procédé est à la mode et que des films ne fonctionnent qu’à travers lui, mais le voir adapté pour un genre comme le western, qui se révélera si cinématographique, aide à en comprendre mieux les principes et le succès.

Un personnage est au centre de l’histoire, mais le fait de ne pas le suivre à chaque scène (on commence d’ailleurs le film à travers un tout autre point de vue) permet de passer pendant tout le film d’une scène à une autre, d’une action à une autre, d’un personnage à un autre. Le montage est pour le moins efficace. Le résultat est une impression de rythme qu’aucun art expressif ne pouvait alors proposer. C’est de la littérature. Le montage, permet tout, surtout ce qui était aisé alors en littérature, mais impossible au théâtre ou dans les pâles plans-séquences du cinéma de papa : montrer des situations simultanées, parallèles, qui se rejoignent, se croisent, s’opposent, se répondent. La notion de scène ou même de séquence ne veut plus rien dire. Une scène constitue le plus souvent une unité spatiale, et une séquence une unité dramatique ou temporelle. Mais ici, tout se mélange, et l’unité est bien plus proche de l’unité narrative de la littérature. Paragraphes, peut-être ; chapitres, sans doute. D’ailleurs, les panneaux, quand ils ne dévoilent pas les dialogues, notent comme un titre de chapitre une ellipse temporelle (« le lendemain », etc.), mais l’ellipse est en fait à la fois temporelle, spatiale, et dramatique. Comme le plus souvent ce qui sépare un chapitre d’un autre. Et à l’intérieur de ces séquences-chapitres, toutes les libertés sont possibles. Celles qu’on retrouve en littérature. Le regard est omniscient, distant, en multipliant les points de vue. La caméra est là où il faut, quand il le faut. Elle montre à la fois l’essentiel, la structure, c’est-à-dire les faits marquants qui font avancer l’action (opposition des personnages, prises de décision, catastrophes inattendues), mais également toute la préparation de ces événements importants. Ça permet de respirer un peu, de donner du cœur au récit, un véritable rythme, une continuité réaliste, de laisser voir des personnages, des décors, un monde, une ambiance, tout un contexte, bref, toute la part d’imagination, de rêverie, nécessaire au petit plaisir du spectateur. On se demande ce que ces personnages font et où ils vont. Ce qui compte, c’est le mouvement. En littérature, le moteur de l’action et d’une phrase, c’est le verbe. Au cinéma, c’est pratiquement pareil : le moteur, c’est le mouvement, ce en quoi consiste cette action, vers quoi, à qui et quand, il s’adresse. On peut montrer des personnages statiques : ils devront précisément faire quelque chose…, ne serait-ce qu’attendre. Et dans ce cas, inutile de s’attarder : « Il attend ». Ça prend trois secondes. Une scène (et bien souvent un seul plan ici dans ce contexte de montage alterné) = une idée, un verbe (ou toute sa phrase), un mouvement, une action. On peut avoir d’autres plans pour illustrer tout ça, mais il y aura des raccords, une continuité, exactement comme on doit trouver la bonne structure d’une phrase pour laisser penser qu’elle est venue naturellement.

Le Justicier, Charles Swickard 1916 Hell's Hinges Kay-Bee Pictures, New York Motion Picture (3)_saveur

Le Justicier, Charles Swickard 1916 Hell's Hinges Kay-Bee Pictures, New York Motion Picture (2)_saveur

Le Justicier, Charles Swickard 1916 Hell’s Hinges | Kay-Bee Pictures, New York Motion Picture

Le Justicier, Charles Swickard 1916 Hell's Hinges Kay-Bee Pictures, New York Motion Picture (1)_saveur

Et justement. Tout serait uniquement composé de plans successifs dans un montage alterné, ce serait invivable. On entre tout de même à l’intérieur des scènes, en fonction de la situation, et la méthode de découpage déjà ici en 1916 est celle qu’on connaît tous, même parfois sans le savoir. Tout le monde est capable de comprendre le faux raccord… Raccords dans l’axe (même si quelques-uns sont légèrement foireux, mais vu le nombre…), règles des 30° et des 180° plutôt respectées (quand elles ne sont pas respectées, la mise en place par le montage est si sophistiquée que ça choque finalement assez peu l’œil), et raccords de mouvement (même s’ils sont rares).

Bref, c’est impressionnant. L’environnement était sans doute propice à utiliser toutes ces techniques : espace ouvert (western où on passe régulièrement d’un endroit à l’autre de la ville), plusieurs personnages agissant en même temps, et des actions qui finalement se bousculent vers un même objectif. Mais ça aurait pu être bien casse-gueule. Or, d’un bout à l’autre, c’est maîtrisé. Il y a des comédies burlesques basées souvent sur les poursuites (inspirées elles-mêmes des chase films britanniques), mais c’est souvent centré sur un personnage principal, dont les plans sont montés en alternance avec toujours le même genre d’opposants : le principe du chat et de la souris. Ici, c’est beaucoup plus complexe. On ne comprend pas tout de suite le lien, parfois il n’existe pas d’ailleurs, et on reconstitue, tel un dieu omniscient, des événements qui composent une seule et même situation. Une sorte de film choral en somme, comme une symphonie où chaque ligne d’action constitue l’élément essentiel d’un ensemble.

Le film :

Hell’s Hinges

L’année précédente Hart mettait en scène un court métrage où on pouvait déjà voir cette même utilisation du procédé de montage alterné :

https://archive.org/details/KNIGHTOFTHETRAIL1915WilliamS. Hart

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La Jeune Fille au carton à chapeau, Boris Barnet (1927)

Chapeau bas, Boris

La Jeune Fille au carton à chapeau

Note : 4.5 sur 5.

Titre original : Devushka s korobkoy

Année : 1927

Réalisation : Boris Barnet

Avec : Anna Sten, Vladimir Mikhaylov

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Excellente comédie. Je vais m’attarder essentiellement sur deux points : le jeu d’acteur et la technique narrative.

La Russie est, grâce au duo composé par Tchekhov et Stanislavki, le lieu où s’est imposée, avant même l’influence du cinéma, l’idée d’un style de jeu collant à la réalité. On peut être au théâtre, et chercher à jouer juste, et surtout composer une cohérence dans le comportement (on dira psychologique) de son personnage. Déjà, ce qui n’est pas offert par le texte, suggéré par l’auteur, doit apparaître à travers la composition de l’acteur, aidé en cela par le régisseur, qu’on appellera bientôt metteur en scène. On ne déclame plus une histoire, on ne joue plus des héros ou des tragédies. Les petits drames bourgeois du XIXᵉ siècle et les auteurs de romans russes sont passés par là. Un héros classique, on se fout pas mal de sa psychologie ; un personnage réaliste (et, hum, bourgeois), on s’intéresse à ses intentions, son devenir, ses peurs cachées et refoulées.

Pourquoi je rappelle tout ça ? Parce qu’on est dans cette continuité ici (et un peu pour montrer mon beau chapeau melon).

C’est une comédie me direz-vous. D’accord, mais Tchekhov écrivait des comédies, douces-amères peut-être, mais des comédies : on ne rit pas d’une situation, mais on rit jaune de la tournure des événements et des petits tracas, des ambitions ridicules ou perdues de chacun. D’ailleurs, Tchekhov avait également écrit de vraies comédies en un acte (Une demande en mariage, Un jubilé), là, où on se marre, et dont on retrouve exactement le ton ici. On est en 1927, dans le reste du monde, on en est parfois réduit à la pantomime, à l’expressionniste, à la grandiloquence de la tragédie, au burlesque autant hérité du jeu des clowns que de la commedia dell’arte. Si on cherche à jouer juste et réaliste, d’instinct, on n’en fait pas tout un système, comme avec la « méthode » stanislavskienne. Aucune idée si cette méthode était alors bien répandue en URSS (ou d’autres petites sœurs, comme celle de la Fabrique des acteurs excentriques) ; le jeu d’acteur semblant être la dernière chose à laquelle s’intéressaient les formalistes de cette époque pour qui le montage primait avant tout. Mais ici, bien qu’encore une fois il s’agisse d’une comédie, on en voit clairement l’influence. Hollywood ne s’y mettra massivement que vingt ans plus tard grâce à Lee Strasberg et Elia Kazan (même si l’Actor’s studio n’avait pas vocation première à former des acteurs de comédie).

Ce serait déjà amusant si le jeu d’acteur se limitait à cela. Sauf que si on est à Moscou et que cette influence est logique, on en sent une autre, tout aussi évidente, à la vision du film. Si les visages, l’humeur, ont tout de la précision de la construction de la méthode, les corps, eux, ont tout de la gestuelle du slapstick américain. (Je n’étais pas aux représentations des pièces en un acte de Tchekhov, peut-être même aussi que le vaudeville à la française, bourgeois et burlesque dans son genre était joué en Russie. Le burlesque, la comédie grasse, les clowns, tout ça devait bien exister, mais personne n’y était pour témoigner de la manière dont ces pièces pouvaient être jouées.) On reconnaît ici du Chaplin (première période), du Fatty Arbuckle, puis du Buster Keaton. Le personnage masculin notamment a la même suractivité, la même gestuelle que ces acteurs (même Fatty, malgré son gros cul, n’en laissait pas une miette — je parle du rythme). Inutile de préciser que tous ces clowns (et c’est encore plus remarquable pour Keaton avec son masque impassible) n’avaient aucun intérêt pour la « psychologie » de leur personnage. Le burlesque naissait des situations et de la capacité visuelle des acteurs à en traduire l’incongruité, point.

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Ce que fait Boris Barnet (et c’est bien lui, parce que c’est bien assez singulier pour que ça ne puisse être qu’une demande de sa part ; et la cohérence dans le style des acteurs plaide aussi pour une option raisonnée et délibérée d’un metteur en scène), c’est donc de marier deux méthodes, deux influences (voire trois, parce qu’il y a beaucoup de l’humour du Lubitsch muet là-dedans). Et si ça peut rappeler parfois le rythme des futures comédies américaines, c’est normal, parce qu’elles adopteront exactement les mêmes principes (même si on ne parlera pas de psychologie du personnage dans une screwball, par exemple, les acteurs qui s’imposent sont ceux qui comprendront la logique intérieure d’un personnage et sauront le retranscrire visuellement). On pourrait regarder le film avec un métronome, le rythme serait toujours égal, constant, rapide. Si certains réalisateurs ont conscience ou non de cette nécessité de rythme, les plus mauvais d’entre eux penseront que le rythme n’est que l’enchaînement rapide des actions. Le résultat ressemblera alors plus souvent à ce que donnerait l’ouverture de Guillaume Tell de Rossini donnée par un orchestre militaire allemand plutôt que par le philharmonique de Vienne. L’art du rythme, c’est bien l’alternance, parfois imperceptible, de rythmes, des césures, des respirations avant de réattaquer… C’est déjà très compliqué à écrire, mais à jouer ça peut vite devenir un calvaire (il suffit de demander à un acteur qui joue Feydeau si c’est simple). Le premier à avoir joué sur ces règles de rythme rapide, constant, à ma connaissance, c’est Fatty Arbuckle (c’est moins noble les poursuites ou les coups dans la tronche, et pourtant).

Là où c’est encore plus fort, c’est que dans l’exécution, non seulement, c’est sans tache, mais ça amène une autre idée : le découpage narratif en fonction du jeu des acteurs. Les Soviétiques étaient déjà en pointe sur tout ce qui touchait aux questions du montage pour rapprocher le langage du cinéma à celui de la littérature, pour en pousser les limites, en inventer de nouveaux codes, et en proposer de nouvelles fonctions et utilisations. Je vais y revenir un peu après, mais ici l’idée principale, comme en littérature, c’est que grosso modo, à un plan correspond une idée. Lié au jeu d’acteur (qui fait avancer la situation), ça signifie que l’idée est une réaction. Une réaction en appelant une autre, etc. En réalité, ça aurait été trop mécanique de le faire à ce niveau, donc ce qu’on remarque le plus souvent c’est qu’un plan commence par un personnage dont l’humeur, l’état d’esprit, est immédiatement interprétable, et immédiatement après le cut (et la réception de cet état d’esprit de base), on le voit réagir (plan de coupe). Il y a donc en réalité deux choses : l’état (ou l’humeur, en liaison avec ce qui précède) et la transformation de cet état. La réaction. Et c’est souvent accompagné d’une nouvelle réaction. Au théâtre, on dit qu’on reçoit l’information, et on réagit (c’est toute la difficulté des vaudevilles où on doit en principe répondre du tac au tac, mais où, on ne peut faire l’économie de cette « réception d’information » ; la difficulté réside dans le fait que le rythme est accéléré par des situations tendues, pressées, et que souvent les personnages parlent sans réfléchir — un vaudeville sans naïveté, spontanéité ou bêtise, ça ne fait plus rire). Même principe ici. La cohérence entre le jeu des acteurs et le montage est non seulement parfaite, mais constante. Ce n’est donc pas un hasard, c’est une volonté du metteur en scène. En littérature, on ne procède pas autrement : un récit qui fait du surplace, qui n’est pas dans l’économie de moyens, dans la structure, ne vaut pas grand-chose (sinon il faut avoir le génie de Proust pour manier les digressions comme personne). Un plan, une idée. Pas de répétition, peu d’accentuation (quand on s’attarde ou grossit le trait, il faut être sûr que ça en vaille la peine), et on avance, on avance. Il faut du sens, de l’action. Alors, dans une comédie à quatre ou cinq personnages, c’est plus simple, parce que le montage est fait d’une suite de réactions, et on peut enchaîner les champs-contrechamps (le montage alterné du pauvre). C’est donc du basique, mais encore faut-il arriver à le faire sans tomber dans un système ronronnant. Et là, dans l’alternance, dans les choix, il n’y a rien à redire. Si dans la littérature, la difficulté est moins de trouver une bonne histoire que de la « mettre en scène » avec les mots justes, dans ce cinéma, c’est pareil. Vaut-il mieux à ce moment montrer les deux personnages dans le même plan ou l’un après l’autre dans des plans distincts ? Vaut-il mieux s’approcher à ce moment ? Telle digression est-elle indispensable ou telle évocation ne serait-elle pas meilleure ailleurs ?…

Dans le montage, ça s’enchaîne ainsi très vite. Alors, attention…, on entend russe, montage rapide… on pense au montage à la Eisenstein. Pas du tout — ou pas tout à fait. Eisenstein, en bon théoricien, cherchait à mettre en pratique ses idées. En fait, c’est une grammaire et un rythme assez similaire à ce qu’on fait un peu déjà à Hollywood, mais qui se généralisera surtout pendant l’âge d’or où c’était une demande des studios : il faut que ça aille vite. Mais qu’on comprenne, pas de montage des attractions (ou très peu, lors d’une fugace scène de train, et ça passe comme une lettre à la poste, parce que ça sonne comme une évocation : hop, trois ou quatre plans autour de l’idée du train en marche, le paysage qui défile, et l’effet est réussi — ce serait d’ailleurs plus un montage d’avant-garde puisque manquerait au montage des attractions, les “attractions”, ce qui paradoxalement ne manque pas ici : burlesque oblige, on ne manque pas d’avoir son lot de lazzi). Boris Barnet est un poil à un niveau inférieur (le Sergueï à vouloir soutenir sa théorie forçait parfois un peu le trait jusqu’à devenir répétitif ou obscur — quand je parlais de l’art d’éviter les répétitions et de sombrer dans le mécanisme d’une fanfare militaire allemande, voilà…). Il est exactement dans le tempo des comédies américaines qui viendront après.

C’est un film muet, mais à part les dialogues (existants en juste proportion à travers les intertitres), on jurerait voir un film parlant. Dans certains films, ce sont les acteurs qui semblent muets. Ici, c’est nous qui sommes sourds : on le voit parler, mais en dehors de quelques intertitres, on comprend parfaitement grâce à la situation et aux expressions du visage (ça reste des réactions élémentaires). Et quand ils ne parlent pas, ils communiquent avec des mimiques (de la balle pour le « montage des réactions »). Ça pouvait être une gageure d’arriver à manier tous ces aspects sans tomber dans la pantomime. Pourtant, le ton est juste, et les proportions sont bonnes. Pas d’outrance pour le quarante-troisième rang. Les gros plans, ce n’est pas pour les chiens. Après tout, c’est pour ça qu’on a inventé le cinéma. Les pionniers comme Edison ou les Lumière ont permis de donner une voix, du sens, à travers un nouveau média, l’image ; mais l’invention du cinéma comme langage, elle est là : ça a commencé avec Chaplin et Griffith, et puis tout le monde y est allé de sa petite contribution ou théorie. Boris Barnet n’en est plus à proposer une théorie, il est dans le concret (sauf peut-être les effets de surimpression lors de la scène de radio). Il a intégré toutes ces idées, et en en gardant le meilleur, arrive à proposer un cinéma moderne, accessible, compréhensible, sûr de ses effets et de sa grammaire.

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Quelques exemples.

Un procédé de montage, assez efficace, qui est déjà largement utilisé depuis les années 10 et qui le restera par la suite. Le plan de coupe (ou cut, ou cutaway shot). C’est-à-dire l’évocation brutale d’un futur possible, d’une évolution probable de l’histoire, d’un conflit à venir, une fois que les précédents conflits semblent être résolus (et ça peut n’être qu’une fausse piste). On revient ainsi brutalement au milieu d’une scène, à deux ou trois plans dont le premier, en gros plan, sans effet de montage par rapport à l’autre scène (cut brutal), évoquant ainsi clairement dans le récit une ponctuation du type : « au même instant chez… ». On rappelle ainsi que la fille a déjà un prétendant, introduit dès les premières minutes, et qu’on s’est bien gardé d’évoquer depuis. On l’avait presque oublié. L’effet de surprise, le réveil soudain à cette idée, est revigorant. C’est presque l’annonciation déjà d’une touche hitchcockienne au montage. On est au billard, et le plus fort ce n’est pas d’envoyer des billes dans des trous au petit bonheur la chance, mais bien de mettre des billes dans des trous en annonçant au préalable ce qu’on va faire. Le suspense. Dans un thriller, comme dans une comédie ou une nouvelle, même principe. Sortir du cadre restreint du présent pour évoquer les tensions à venir, se méfier de l’improvisation et de ses errances. Il suffit de lâcher une perle, et le spectateur ne peut plus l’ôter de sa tête. Ne reste plus qu’à revenir à la scène initiale, et le tour est joué. On est tendu comme un slip à craindre le conflit, s’en amuser à l’avance, une fois le dilemme annoncé, ou seulement suggéré. L’art de l’évocation le plus subtil. Simple, magique, et pourtant si rare.

Chose que pouvait rarement faire Chaplin, par exemple, car la plupart du temps, Charlot était au centre de tout. Ici, on a plusieurs personnages, et ça permet, comme en littérature plus qu’au théâtre, le montage alterné (pas au niveau d’un espace scénique commun, mais bien entre deux espaces et actions distincts géographiquement, et censés se répondre d’abord symboliquement, puis bientôt se rencontrer dans un même espace). Le récit est déjà maître dans l’art de distiller une à une les informations nouvelles d’une situation pour la faire évoluer au rythme le plus juste, mais ce procédé, on le comprend facilement, permet encore plus de liberté. L’œil-narrateur n’est pas prisonnier d’une scène, et on comprend toutes les possibilités offertes par le montage. C’est une évidence, encore faut-il savoir l’utiliser, et avoir l’histoire pour la mettre en œuvre. Parmi les pionniers, si Chaplin a donc dans mon souvenir peu utilisé la chose (ses montages alternés étaient composés essentiellement de plans de situations appelées rapidement à se rencontrer ou à se répondre à distance comme des apartés en commedia dell’arte, avec donc des espaces scéniques pouvant être sectorisés mais partageant le même espace géographique), Griffith, lui, l’utilisait abondamment (les livres d’histoire prétendent même qu’il en était l’auteur, or d’autres l’utilisaient avant lui).

Autre procédé de raccord narratif performant et largement utilisé par la suite (et inspiré par la littérature plus que le théâtre, je me répète) : l’ellipse. Elle a plusieurs vertus. Concision et rapidité (on s’en doute), mais aussi une fonction sémantique au fort pouvoir évocateur : forcément, ce qu’on ne nous montre pas, on est obligé de le combler par l’imagination ou la logique. On coupe plus volontiers les répétitions, les scènes qu’on imagine grossières, les quenelles, les évidences, les voies sans issue ; mais il ne faut pas croire, l’art de cisaille est un don pas si bien répandu. Et attention, parce que moi, les ellipses, ça me fait jouir. C’est comme quand le coucou suisse sort de sa boîte : on ne sait trop bien quand le « coucou » va arriver, mais quand il se déclenche, ça réveille (et moi ça me rend tout bizarre).

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Ici, la situation est simple : les deux ne sont pas mariés, mais ils doivent dormir dans la même chambre et faire semblant de l’être ; chacun son coin. (Si ça rappelle quelque chose, New York-Miami, notamment, c’est normal, c’est une situation typique du vaudeville qui sera employée encore et encore dans les comédies américaines). Pour prétexter un rapprochement, une petite attention qui sait, la fille crie d’abord « au loup » (le loup devenant ici une prétendue souris). Le bonhomme regarde. Rien… Il se recouche et trouve ça très mignon. Bien sûr une souris, et même un rat (j’aurais tenté le loup perso), se pointe. (C’est une histoire, on est prêt à croire tout ce qu’on nous raconte, à partir du moment où on ne nous laisse pas réfléchir.) L’homme entend crier à nouveau la fille, et lève un œil l’air de dire : « ça va j’ai compris, t’es mignonne, mais j’ai sommeil. ». Qu’est-ce qu’aurait fait le Pierre Bachelet du storytelling ici ? Il aurait continué la scène encore et encore. Et vas-y qu’on court après la souris, que l’homme prend la femme dans ses bras, et puis non, etc. Pourquoi se priver ? la situation est rigolote, et même un peu olé olé, on imagine que le public va aimer ça, et pis… on va bien trouver quelque chose pour meubler. Sauf que des meubles, il n’y en a pas, et on s’est déjà fait toute la photographie de la scène. Toujours le même principe : on a compris l’idée, on passe à autre chose. Au niveau des plans comme des séquences, même principe d’exigence, il n’y a que l’échelle qui change. En langage narratif de petit péteux, on dit (“on”, c’est moi) « qu’il s’installe » dans la scène. Il n’est pas chez lui, mais il prend ses aises, il se sent bien alors il reste (pas le personnage, l’auteur). On dit aussi que l’œil-narrateur (ça, c’est une expression que je viens d’inventer, hein) se fait tout à coup « spectateur » (et ça, c’est un principe de jeu que j’évoque dans mes « notes de cours de comédie »). Un principe simple dans l’art de la représentation, c’est encore une évidence, mais elles sont toujours bonnes à rappeler : le narrateur raconte, le spectateur regarde et s’émeut de ce qu’il voit. Si le narrateur s’émeut de ce qu’il raconte, ça provoque des monstres qui s’installent à n’en plus finir. Oui, l’art du récit, c’est un art de composition. Résultat : la meilleure option, dans cette situation, c’est l’ellipse. On comprend que l’histoire du rat a servi de ponctuation à un chapitre. Une bonne idée pour finir, ça claque, c’est parfait ; vaut mieux ponctuer avec des pointes qui tonnent qu’avec des demi-tons qui s’affaissent (quoique, on peut trouver toutes sortes de « finales » : le fondu au noir, qui s’étale tranquillement comme trois petits points, le paragraphe pompeux bien descriptif, et la musique qui s’étend comme des perles dans la nuit… — c’est même mieux pour varier un peu les effets de transition).

On se retrouve donc au matin, et là encore, il faut savoir être juste (c’est la marque des génies, c’est mon petit frère qui me le souffle). Le Pierre Bachelet du storytelling, quoi donc qu’il aurait fait ? Un plan bateau, grossier : vue générale, du grand classique comme on en voit systématiquement dans Dallas (la série — oui mes références datent un peu). Laissons Bachelet à ses œuvres, que fait Boris Barnet ? Gros plan, légère plongée sur… deux paires de bottes, deux… pieds enlacés. Ou presque. Le pied (ou sa variante, la botte) est très expressif, c’est vrai, et là encore, ce sera un leitmotiv commun par la suite. Mais quand il y en a deux (paires), c’est encore mieux. Surtout quand ils dorment l’un dans l’autre et qu’ils ne sont pas censés être ensemble (l’image devient signifiante, évocatrice). Finalement, en trois secondes, on en dit plus que bien d’autres dans tout un film… Du signifiant, rien que du signifiant. Comme des idées qui se délivrent graines après graines dans un sablier. Il y a du Lubitsch là-dedans (surtout dans son “twist” ironique). Facile ? Effet qui semble facile, oui, qui évoque en deux secondes tout ce qu’on se serait ennuyés à voir pendant une minute. Il faut du génie pour arriver à dépecer, triturer de la sorte des scènes essentielles. Le Pierre Bachelet garderait une continuité molle, il changerait de plan quand il se lasserait de ce qu’il voit, ou augmenterait artificiellement le rythme d’une scène parce que c’est comme ça, ça doit être intense. Non, le génie a une vision globale de son histoire. Il pourrait la raconter sur dix lignes, puis trente, puis cent, et enfin la raconter avec la longueur désirée.

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Dans l’art de la nouvelle par exemple (qui se rapproche sans doute le plus, dans ses contraintes et ses exigences, à un récit de cinéma), Tchekhov s’était amusé une fois (chacun son truc) à réécrire la même histoire avec deux longueurs différentes. Pourtant, d’après Maugham (qui relève l’anecdote dans l’Art de la nouvelle), il n’y avait rien à retirer dans la plus longue, et rien à ajouter dans la plus courte. Comme dirait l’autre, la bonne longueur pour une nouvelle, c’est quand les deux pieds touchent par terre… Ce n’est donc pas si facile ; autrement, on verrait ce genre de films à longueur de journée. I dare you to find a Pierre Bachelet film with this kind of device (je voulais le faire en russe, mais mon alphabet cyrillique ne passe pas ici). Voyez l’art de l’ellipse ? de la conclusion ? Après avoir lu un si long paragraphe plein d’hémistriches, de parenthérèses, de couperaillures ou de périgourdinazes, est-ce qu’on peut encore douter de la rareté d’une telle maîtrise ? Les plus courtes, les mieux coupées, les bien guindées, sont les meilleures. Et moi, comme Pierre Bachelet, je coupe à l’isocèle.

Si on veut savoir à quoi ça ressemble donc, le génie narratif, La Jeune Fille au carton à chapeau en est un parfait exemple. (On peut aussi lire des nouvelles).

Une petite réserve, elle concerne l’histoire. Ça reste futile, gentillet. D’accord, c’est le principe de la comédie (on pourrait même dire comédie romantique — en tout cas, la fin ne fait pas de doute à ce sujet), mais il manque un petit quelque chose en plus. Reste que de voir une sorte de vaudeville (genre bourgeois par excellence) dans la banlieue de Moscou à l’heure des kolkhozes et des bolcheviques, c’est assez savoureux. (Le film est d’ailleurs présenté comme film de propagande pour moquer les propriétaires.) Vraiment peu de choses comparées au reste : ton effronté — le personnage féminin n’est pas aussi déluré que l’Ossi Oswalda de Lubitsch, mais on sent la filiation ; maîtrise technique et narrative ; direction d’acteurs… Que du bonheur.

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