Le Temple du démon, Kenji Misumi (1969)

Godot et le démon

Note : 4.5 sur 5.

Le Temple du démon

Titre original : Oni no sumu yakata / 鬼の棲む舘

Année : 1969

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Shintarô Katsu, Hideko Takamine, Michiyo Aratama, Kei Satô

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Quelques notes contextuelles rapides, et deux ou trois réflexions foutraques.

Adaptation fabuleuse d’une pièce de Jun’ichirô Tanizaki (l’auteur du génial Passion de Masumura, de Tatouage, de Miss Oyu, d’une version des Sœurs Makioka déjà avec Hideko Takamine, d’un sympathique Okoto et Sasuke en 1935 ou d’un autre Masumura moins à mon goût, mais adapté apparemment d’un roman majeur du bonhomme : La Chatte japonaise). Kaneto Shindô est chargé de l’adaptation (s’il s’agit d’une pièce, je serais curieux de savoir en quoi consistait précisément son travail, à savoir son niveau d’implication dans le résultat final, notamment savoir si son scénario disposait d’un prédécoupage technique). Enfin, Kazuo Miyagawa, qui avait mis en lumière d’autres adaptations de l’écrivain (L’Étrange Obsession, Miss Oyu, Tatouage), collaborateur habituel de Mizoguchi, Kon Ichikawa, Masahiro Shinoda ou Akira Kurosawa, assure donc la photographie de ce magnifique huis clos crépusculaire. Jolie équipe de rêve pour une sorte de chant du cygne de la Daiei qui disparaîtra deux ans plus tard.

Je n’ai pas souvenir d’autre huis clos réalisé par Misumi, mais après avoir vu ses grands drames, il y a une forme de logique. Misumi a sans doute été choisi pour sa capacité à diriger les acteurs dans un sujet les mettant idéalement à l’honneur (vu que l’on sait désormais que c’était sa mission première dans les productions de la Daiei). En dehors de l’habituel Shintarô Katsu, Kenji Misumi peut compter sur une distribution de prestige pour l’occasion : réunir Michiyo Aratama et Hideko Takamine relève de l’exploit (et du fantasme réalisé). Il est à noter aussi que la carrière adulte de Hideko Takamine explose au moment de la version des Sœurs Makioka (je ne parle que d’elle dans ma critique), ce qui aurait permis, selon la fiche wiki, à l’actrice de devenir amie avec l’écrivain, d’où sa probable présence dans cette adaptation (l’écrivain a disparu quelques années plus tôt).

Le sujet d’abord est assez singulier. L’origine théâtrale n’est pas du tout dénaturée, au contraire. La femme d’un seigneur nihiliste qui l’avait abandonnée quelques années auparavant, exilé dans les montagnes où il s’est changé en voleur cruel, vient retrouver son jules sale et méchant dans un temple abandonné où il vit reclus avec sa maîtresse. Le seigneur voit d’un mauvais œil le retour de cette femme symbole de vertu et de dévouement, assurant qu’il n’a pas changé depuis leur séparation : démoralisé par les luttes incessantes couvant dans le monde, il a pris le parti de s’en écarter tout en profitant sans honte de tous les vices possibles. Le vol donc (il n’hésite pas à faire des raids dans les villages alentour), mais aussi la passion charnelle, ici symbolisée par une seule personne : le personnage du « démon », sa maîtresse, au discours assez peu équivoque (c’est une lutte symbolique du Bien contre le Mal, il ne faut pas y voir la moindre once de psychologie), incarnée par la magnifique Michiyo Aratama dans un de ses derniers rôles. Le triangle amoureux est bientôt rejoint par un moine errant. On devine l’opposition mise en œuvre par la suite… La lutte entre la tentation et la foi.

On reconnaît bien les sujets tordus et sexuels de Passion et de Tatouage (voire de L’Étrange Obsession dont je n’ai aucun souvenir). Dans ces quelques histoires, se faisait déjà ressentir une passion de l’écrivain pour les histoires ramassées tendant vers le huis clos ; ici, ce n’est plus une tendance, on y plonge à pieds joints. Huis clos nihiliste, apocalyptique et sensuel (des plans magnifiques sur la peau blanche et les seins de la doublure de Michiyo Aratama, que fait la police ?). J’ai songé à un moment à un mix improbable entre l’univers de Samuel Beckett et celui d’Oshima (celui de L’Empire des sens et des Plaisirs de la chair). Le sujet, c’est une chose ; l’exécution en est une autre.

Misumi assure parfaitement sa partition. Il ralentit le rythme et s’abstrait de tout réalisme dans sa direction d’acteur, comme à son habitude. La première séquence donne le ton : si on a vu le goût du metteur en scène pour les gestes lents et précis, ici, on frôle la lenteur pesante et l’hiératisme hypnotisant (on n’est pas loin de ce que proposera bientôt Kubrick dans Barry Lyndon). On songe peut-être au début de L’Intendant Sansho ou à Rashômon (deux films sur lesquels Kazuo Miyagawa a travaillé), à la lenteur encore de certaines séquences du Guépard, ou à celle de Tarkovski sur L’Enfance d’Ivan et Andreï Roublev. Pour les références japonaises et la lenteur (ainsi que le goût pour le huis clos), je ne peux qu’évoquer Yoru no tsuzumi, la couleur en moins, les films de Shirô Toyoda, et puis surtout des films de la nouvelle vague beaucoup plus propices à ce genre d’expérimentations comme L’Île nue (les dialogues en moins et le traitement du temps complètement différent ; quelques séquences d’Onibaba jouent aussi parfaitement sur la lenteur), Fleur pâle (et sans aller vers la lenteur, la recherche formelle et l’incommunicabilité de Yoshida), L’Approche de l’ombre de la nuit ou Kwaidan.

C’est donc ce qui est surprenant avec ce film tardif. 1969, on sent poindre la crise des studios (je le rappelle, la Daiei fera faillite deux ans plus tard), et au lieu de verser dans l’exploitation, la Daiei limite les moyens avec un huis clos tout en assurant l’essentiel (sujet, photo et acteurs). Il n’est jamais trop tard pour se rallier aux avancées permises par la nouvelle vague sans renier pour autant son identité : on reste dans un jidaigeki, on limite les effets trop expérimentaux, mais on adopte une forme lente adaptée à un public dit « exigeant ». On l’a vu dans les quelques drames réalisés par Misumi : loin de l’idée qu’on peut se faire de lui en maître de l’esbroufe, son génie, il a été, même dans ses films populaires, à diriger les séquences dialoguées (est-ce qu’on mesure à quel point Zatoïchi, c’est loin d’être une vulgaire série de joueur errant ? on y papote pas mal). Il faut voir comment Misumi ralentissait le rythme pour jouer sur la tension sexuelle entre deux amoureux qui ne peuvent se toucher dans Komako, fille unique de la maison Shiroko. Cette capacité à ralentir le rythme, Misumi semble toujours l’avoir eue. C’était des petites notes de nouvelle vague dans des chambara au sein d’un studio qui s’était fait connaître avant les années 60 pour sa capacité à proposer des jidaigeki sine katana remarqués dans les festivals en Europe. Pas forcément si étonnant de voir donc Misumi si habile ici à diriger ces acteurs dans un huis clos étouffant. Le plus triste, ce serait surtout de le voir attendre la quasi-faillite du studio pour se consacrer complètement à une forme que l’on pourrait croire éloignée de ses capacités premières. Simple regret de spectateur frustré : ce n’est pas Baby Cart qu’il aurait fallu réaliser par la suite, à la demande probable de Shintarô Katsu, mais des films lents, intimistes, théâtraux dans la lancée de ce Temple du démon, de ses drames en costumes avec Ayako Wakao ou avec Fujiko Yamamoto, et des chefs-d’œuvre moins serial des années 50 de la Daiei. Mais peut-être justement que face à la concurrence de la télévision, l’exploitation était la seule solution envisageable pour éviter la faillite… Ce serait triste de voir qu’un tel chef-d’œuvre aurait participé à la fin du studio.

Quoi qu’il en soit, je reste pantois devant ce film qui ne ressemble à aucun autre dans la carrière de Misumi. Un peu in extremis, en réunissant les meilleurs éléments du studio, à l’image du film avec son esprit fin de siècle/du monde, tout semblait réuni pour en faire un grand film. À ce titre, il serait injuste de ne pas évoquer la musique d’Akira Ifukube. Tiens donc, il avait composé la musique du très similaire Yoru no tsuzumi, déjà précité, ou de La Bête blanche de Naruse (un des rares films de Naruse jouant sur la lenteur et la tension sexuelle) et de nombreux autres grands films (Le Duel silencieux, Zatoïchi, Les Enfants d’Hiroshima, Dobu, Une femme de meiji, L’Enfant favori de la bonne, La Harpe de Birmanie, les Miyamoto Musashi d’Uchida, Les Onze Guerriers du devoir, ainsi que le dernier grand film de Misumi : Les Derniers Samouraïs). La musique contribue à l’étrangeté de l’atmosphère du film. Contrairement à ce que l’on pourrait s’attendre pour un jidaigeki d’inspiration classique (la pièce est certes — contrairement à nombre d’autres pièces issues du répertoire kabuki ou bunraku — moderne), le style est d’inspiration occidentale, une sorte de musique de chambre lancinante, minimaliste et macabre mêlant notes au clavecin et un riff à la Goldorak. Musique qui a la qualité, non pas de sautiller en cœur avec la situation, mais d’insister, comme un murmure moral et omniscient, sur la nature tragique et fataliste de la fable.

Un nouveau chef-d’œuvre dramatique pour Misumi en somme.


Le Temple du démon, Kenji Misumi (1969) Oni no sumu yakata | Daiei

Fûsen / Le Ballon, Yûzô Kawashima (1956)

Changement d’optique

Note : 4 sur 5.

Le Ballon

Titre original : Fûsen / 風船

Année : 1956

Réalisation :  Yûzô Kawashima

Avec : Masayuki Mori, Tatsuya Mihashi, Michiyo Aratama, Izumi Ashikawa, Sachiko Hidari, Hiroshi Nihon’yanagi

Premier ballon d’essai et première contribution au scénario pour Shôhei Imamura juste avant Chronique du soleil à la fin de l’ère Edo du même Kawashima.

On aura rarement vu un Imamura aussi peu porté sur la perversion. Si perversion il y a, ce serait celle du fils du riche industriel qui se perd entre une hôtesse de bar qu’il entretient et qui l’adore, et une chanteuse de boîte de nuit qui tombe dans ses bras par intérêt (ou comme un ballon qui dérive…). Cette « perversion », c’est la lâcheté habituelle des hommes dans les shomingeki qui prennent toujours fait et cause pour les femmes.

Imamura se plie aux exigences de son époque (et de son réalisateur) en adoptant un type de rapport pour ses personnages qu’affectionnait Ozu : l’industriel ne se plaît pas dans sa nouvelle vie de riche, rêve de retrouver la vie qu’il avait juste après la guerre en peignant à Kyoto logé dans une famille pauvre, et ne semble surtout apprécier dans sa famille que la compagnie de sa fille. Petite critique du capitalisme et du tournant qu’est en train de prendre la société japonaise en se détournant d’une tradition confucéenne dans laquelle les rapports filiaux ont un sens au profit d’une société essentiellement individualiste et productiviste. Le suicide de la maîtresse de son fils convainc l’industriel de changer de vie. Ce qu’il reproche à son fils, c’est moins d’être volage (rien de plus commun dans son esprit) que de manquer à son devoir en refusant toute responsabilité à l’égard de la femme entretenue. Et puisque sa femme (intéressée, soucieuse de son confort et de son statut social comme bien d’autres) refusera de le suivre dans son retour aux sources, il espère que sa fille (un peu niaise, mais adorable, louanges ici des vertus de la simplicité et de l’authenticité) l’accompagnera.

L’amour d’un père pour sa fille, on pourrait effectivement être chez Ozu. On imagine Imamura chercher peut-être à en faire une relation incestueuse, mais il faudrait avoir l’esprit tout aussi mal tourné que lui pour s’en rendre compte ici.

On peut noter déjà la présence furtive de Sachiko Hidari qui sort d’un premier rôle dans L’Enfant favori de la bonne et qui accompagnera ce duo improbable constitué d’Imamura et de Kawashima pour Chronique du soleil, mais qui surtout retrouvera Imamura pour un de ses films les plus emblématiques : La Femme insecte. La même année, Kawashima réalise son plus grand chef-d’œuvre avec certains acteurs de ce Ballon : Suzaki Paradise.

Inutile de préciser que la distribution est impressionnante. L’avantage du système des studios au milieu des années 50, c’est encore de pouvoir disposer d’acteurs de premier rang pour le moindre petit rôle. On a beau avoir un discours anticapitaliste sur la pellicule, on tourne cinq films par an.

La mise en scène de Kawashima est précise et élégante. Les acteurs se dirigent peut-être seuls vu le niveau, mais il y a tout de même beaucoup de détails qui laissent penser que le réalisateur était derrière pour gagner de la part des acteurs la bonne expression quand il faut. On connaît par exemple le talent de Michiyo Aratama pour exprimer mille façons différentes la tristesse et la dignité blessée : ici, dans un rôle pas si facile, par un jeu de regard exceptionnel, elle arrive à dire l’indispensable afin qu’on arrive à la plaindre tout en continuant à admirer sa retenue. On sera toujours plus ému par un acteur qui retient ses larmes que par un autre qui pleure.

Admirable travail sur les décors. De la densité, de la densité ! Hé oui, ce n’est pas le luxe qui épate l’œil du spectateur, mais plutôt la richesse sobre mais réelle des détails, la juste composition des éléments dans un espace !


Le Ballon, Yûzô Kawashima 1956 Fûsen / 風船 | Nikkatsu


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Histoire singulière à l’est du fleuve, Shirô Toyoda (1960)

Une femme reste sur le palier

Note : 4.5 sur 5.
Histoire singulière à l’est du fleuve

Titre original : Bokutô kitan

aka : The Twilight Story

Année : 1960

Réalisation : Shirô Toyoda

Avec : Fujiko Yamamoto, Michiyo Aratama, Hiroshi Akutagawa, Nobuko Otowa, Kyôko Kishida, Natsuko Kahara, Nobuo Nakamura

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Joli mélodrame sur la condition de la femme prostituée dans le Japon des années 30, complété d’une délicate description du milieu des quartiers des plaisirs de Tokyo, des relations longues et secrètes qu’entretiennent certains hommes, partagés entre les lumières scintillantes des quartiers de « l’est du fleuve » et la réalité du foyer familial. L’adaptation du roman de Kafû Nagai écrit en 1937 est assurée par Toshio Yasumi qui avait déjà signé le scénario pour Shirô Toyoda de Pays des neiges, et qui dans le même genre (le mélo fin et discret) avait participé un peu plus tôt à l’écriture de Jusqu’à notre prochaine rencontre (Tadashi Imai).

Contrairement à ce que le titre pourrait laisser penser, l’histoire n’a rien de singulier (ou d’étrange, d’insolite, selon les traductions), c’est une énième variation sur le thème de la prostituée vivant plusieurs années durant avec l’espoir que son client et amant abandonne femme et enfant pour elle. Le récit est habilement introduit à travers les quelques notes de l’auteur décrivant la vie et les personnages habitants ces quartiers. Une sortie de bar sous la pluie, une rencontre qu’on voudrait croire fortuite, et puis l’auteur et personnage principal se laisse traîner chez cette femme dont il tombera amoureux. Suivra une étonnante série de séquences décrivant l’amour tendre et fusionnel entre ces deux amants, à quoi répondront des scènes plus tumultueuses, plus bourgeoises, de vie de couple entre l’écrivain et sa femme (un rôle parfait pour Michiyo Aratama). Rien de bien original donc, mais une remarquable qualité d’écriture, s’évitant tous les écueils gonflants du genre avec ses scènes à faire hautement prévisibles, notamment grâce à des dialogues capables de nous faire comprendre en quelques secondes une situation sans chercher à en rajouter (suggérer certains de ces événements attendus, par petites touches ou évocations, au lieu de montrer frontalement et dans la longueur ce qu’on prévoyait déjà) ; au contraire, le gros des séquences s’applique à décrire les détails de la vie quotidienne, les relations, les inquiétudes ou les attentes personnelles (souvent dévoilées à travers la mise en scène, l’attitude ou l’expression faciale) de chacun des personnages…

On retrouve la même méticulosité dans la mise en scène que dans Pays des neiges que Toyoda avait réalisé en 1957, la même discrétion dans le jeu d’acteurs et la même capacité à produire des ambiances opaques, tamisées, presque contemplatives dans un décor et une activité pourtant foisonnants. C’est un mélodrame au sens noble, sans excès ou effets superflus. La caméra reste à distance respectable ; on pense plutôt à la finesse des mises en scène de Mizoguchi ou d’un Imai, et encore plus certainement encore d’un Naruse de la même époque avec quelques scénarios de Zenzô Matsuyama, mais aussi dans Une histoire de femme ou encore dans Quand une femme monte l’escalier tourné la même année (le même studio est aux commandes, la Toho, avec une volonté évidente de faire des shomingeki des drames chatoyants sans tomber encore tout à fait dans le clinquant et l’excès).

Il y a les mélodrames grossiers, paresseux et ronflants, qui sont des séries B, et il y a — ou il y avait avant que le genre ne disparaisse — des mélodrames à grand budget tournés par des réalisateurs de première classe, capables seuls de juger du trop ou du pas assez, à l’image de ce qu’on produit entre 1955 et 1965 à Hollywood, à savoir des histoires d’amours impossibles, contrariées, situées en ville, concentrées le plus souvent en intérieurs, donc tournées en studio, avec une image impeccable (c’est ici un des plus beaux noir et blanc que j’ai vu, mais on est en plein dans la période où le Japon propose ce qui se fait de mieux en matière de photographie), une musique classique pour souligner subtilement les ambiances et les détours dramatiques, et enfin une distribution irréprochable, dense, avec de nombreux acteurs de premier plan pour jouer des seconds rôles (une habitude, toujours, dans un système de studio désireux de produire des films événements pour attirer les foules).

Ces acteurs, c’est l’atout majeur du film. Tous se mettent au diapason pour servir au mieux cette histoire, et la maîtrise en matière de direction d’acteurs de la part de Shirô Toyoda est telle que s’en est une véritable leçon.

L’aspect le plus important, et qui est déjà souligné par les dialogues, c’est qu’il faut insister sur la nécessité de faire vivre ses personnages dans un décor, dans une situation, un état et un confort qui leur donnent vie dans le cadre. Autrement dit, les acteurs doivent être capables de faire, de montrer à voir à chaque instant, même de passer d’un élément de décor à un autre, d’un accessoire à un autre, d’un état à un autre, pour produire une image de leur personnage aidant à constituer une représentation contextuelle de la situation et de l’espace dans lequel évolue, vit, ce personnage. On fait bouillir de l’eau, on allume une cigarette, on se déshabille, on fait jouer son éventail, on médite, on attend… (Les dialogues parsèment les séquences de ces détails de vie enrichissant ainsi le contexte décoratif, social ou psychologique, touche après touche, comme quand Oyuki lors de la première rencontre avec Junpei se rappelle avoir laissé la fenêtre du premier étage ouverte — la séquence n’apporte rien « dramatiquement », elle ne fait qu’enrichir, voire ici, introduire, ce précieux contexte).

Ce n’est pas le tout de se dire qu’il faut placer ses acteurs et leurs personnages dans des situations de vie, encore faut-il que ces choix procèdent réellement à une mise en valeur d’un contexte historique et social, précisent la nature des personnages et leurs liens passés et futurs, le tout en accord avec le texte original et une cohérence propre à chaque histoire. L’exécution dans tout ce micmac sonore et creux, c’est tout ce qui compte. Certains acteurs n’ont aucun rythme, aucune présence, aucune imagination, aucune écoute, aucune mécanique ou rigueur du geste mille fois répété. On réduit trop souvent les talents de mise en scène à une composition des plans, un sens du montage ou du cadrage, or il y a un savoir-faire devenu très rare aujourd’hui, qu’on ne retrouve que partiellement au théâtre (envahi par les usages et facilités supposées du grand écran), et qui est donc cet art de faire évoluer un, deux ou plusieurs acteurs au sein d’un même espace. C’est beaucoup plus dur que cela paraît, car il ne suffit pas contrairement à ce que beaucoup estimeraient possible et nécessaire, de faire comme dans la vie, ou juste de paraître « naturel ». Non, il est bien question de composition : chaque geste doit être répété pour être juste, même paradoxalement, ceux qui doivent donner l’impression d’être improvisés (comme quand Junpei s’amuse tout à coup à faire sonner une clochette avec son éventail), parce que s’il ne fallait que répéter des gestes quotidiens tout semblerait lent, maladroit, imprévisible et inutile et brouillon. La vie est brouillonne ; l’art n’est que rigueur. Et si l’art de la direction d’acteurs avait un modèle, ce ne serait certainement pas la vie, mais la rigueur que doivent s’imposer un groupe de trapézistes contraints de régler au millimètre et à la seconde leurs numéros de voltige.

Le terme « théâtral » — trop souvent devenu un adjectif dépréciatif — est ce qui convient le mieux pour définir le jeu des acteurs dans Histoire singulière à l’est du fleuve. Pourquoi faire théâtral ? Opérer des gestes rapides sans les précipiter, des gestes clairs, tout en éliminant tous les autres parasites que le corps peut offrir au regard quand il évolue librement, c’est apporter du sens, de la nourriture, de la matière au regard du spectateur. Un geste mal exécuté, que ce soit dans son rythme, sa précision ou son élan (qui doit découler d’une intention), est comme une réplique qui bafouille ou un cadrage dégoulinant. Plus encore dans un tel cinéma descriptif et d’ambiance où les situations s’exposent dans la lenteur comme un brouillard rampant. Ces détails, qui pourraient être tout à fait insignifiants pris les uns séparément des autres, participent à créer une peinture harmonieuse de la vie d’une société. Le cinéma (comme le théâtre), ce n’est pas la vie. C’est en donner l’illusion. Sinon, il suffirait de poser sa caméra et de filmer en attendant que quelque chose se passe : ce n’est pas la vie que l’on expose, mais un contexte, et celui-ci ne peut être que le reflet de l’intention d’un auteur, l’expression de son désir. Sans choix établis par une omniscience créatrice, pas de cinéma, pas d’histoire, pas d’illusion. Les mauvais cinéastes tombent dans le piège et veulent reproduire « la vie », les meilleurs connaissent les codes pour produire des images qui font sens. Une fois qu’on a parfaitement compris qu’il fallait obéir à ces codes, on entre alors dans l’usage (donc l’apprentissage), le savoir-faire ; et c’est parfois pour s’affranchir de cet obstacle, que les pires cinéastes préfèrent jouer avec l’idée de réalité, de vie. Ceux-là ont de la chance, parfois, car l’art est ainsi fait qu’il permet aussi les miracles, les surprises ; et c’est ainsi qu’il n’est pas rare de voir des grands films exécutés par des nigauds. Il n’est pas question de ça ici bien sûr.

À l’image d’une symphonie, l’art de créer un personnage, de les faire évoluer dans le même espace, à travers les séquences, c’est un art de la composition. On y fait évoluer des éléments épars entre eux, on touille, et les maîtres qui connaissent les rouages savants de cette cuisine arrivent à nous en mettre plein la vue.

Un autre exemple pour illustrer l’excellente direction d’acteurs dans le film, c’est la manière dont les rôles principaux gèrent la connexion entre leurs dialogues et leur corps. Je l’ai dit, dans la plupart des séquences, les acteurs ont mille choses à faire pour s’occuper, passant d’une activité à une autre, et le plus souvent, nos yeux ne voient rien, tant tout cela paraît insignifiant, sinon à remplir l’espace et le temps qui défile. On ne voit rien, mais on imprime tout. Comme un décor à l’arrière-plan. Or, quand on (les acteurs) a déjà à jongler avec ces impératifs intermédiaires (chez Stanislavski on parle d’objectifs, dans mes vieux souvenirs), il faut encore se trimbaler un texte et jouer les hommes orchestre. « D’accord, je me déshabille dans cette séquence, mais j’ai quelque chose à dire, non ? » Là, par facilité, le mauvais acteur, ou l’acteur mal dirigé, s’appuiera sur ses répliques pour « donner à voir ». Le corps s’arrête alors de vivre ses propres objectifs (non dramatiques mais toujours signifiants, prémédités, donc choisis par le cinéaste ou l’acteur) et tourne toute son attention (et la nôtre) sur ce qu’il va bien pouvoir nous apprendre à travers une ligne de dialogue. « Eurêka ! se dit le mauvais acteur, j’ai quelque chose à dire, je suis le centre d’attention, on ne verra que moi, et je n’aurais qu’à déblatérer mon texte pour que tous les regards de la salle se tournent vers moi dans un même élan de compréhension et de bonheur… » Se reposer sur un texte, sur la parole, peut paraître logique et légitime, sauf que si ça l’est dans des cas bien définis, ça ne l’est pas toujours. Simplement parce que dans la vie, tout ne repose pas sur la parole. Et si le cinéma, ce n’est pas la vie, il a vocation à l’imiter, et les corps des acteurs ne doivent pas cesser de suivre leur propre mouvement pour souligner, commenter, chaque ligne de dialogues, tout comme on ne s’arrête pas de vivre chaque fois qu’on a quelque chose à dire et qu’on a besoin de le souligner par un geste de la main ou par un hochement de tête (sauf les Italiens). On est dans le théâtral, oui, c’est du théâtre, le meilleur qui soit, celui capable de composer (encore) une situation à la fois à travers les informations délivrées par ce qui est rapporté oralement, mais aussi ce que peuvent offrir les corps. Tout un art. La composition d’un personnage, c’est comme travailler ses arrangements dans une symphonie.

Le résultat d’un tel savoir-faire, c’est que dans la grande majorité des séquences, où on ne délivre que quelques informations, subtilement, pour comprendre un contexte plus général qui se compose dans le temps, sur la durée, et peut même rester le plus souvent simplement évoqué, suggéré. Et puis, parfois, quand il faut légèrement insister sur un tournant dramatique, eh bien le corps et toute l’attention des personnages qui va avec se tournent vers un objectif commun. Ce qui n’a rien de surprenant : quand arrive quelque chose d’important, toute notre attention et notre corps se focalisent sur cet élément perturbateur (qu’il soit positif ou négatif). C’est d’autant plus nécessaire à reproduire que quand les deux lignes d’actions (celle de la parole et du corps) se rejoignent, le spectateur comprend que son attention doit être décuplée. L’art encore, c’est de savoir doser et situer ses effets. Contrepoint, mesure, rythme, relief… la musique des corps, des regards et de voix, c’est autre chose que la composition informe, étriquée et brouillonne de la vie.

Chez les acteurs ne maîtrisant pas cette composition entre voix et corps, leur tête et leurs yeux (voire pire, leurs mains) ont l’habitude de commenter ou de souligner les phrases jetées par leur personnage. Ici, au moins parmi les personnages principaux (mais beaucoup de personnages secondaires sont tenus par des acteurs habitués aux premiers), les répliques semblent jaillir toutes seules, sans forcer, simplement, de la manière la plus claire et la plus (faussement) désintéressée. Le passage entre une action et une autre ne se fait jamais en parasitant la fluidité (apparente facilité) du langage. Et puis parfois, on écoute le chef d’orchestre qui tient à marquer un passage plus qu’un autre, on s’arrête, ou on accélère, on appuie ce qu’on dit par un regard, un geste, et l’attitude change aussi. Quand on parle de deux éléments essentiels dans une histoire et en particulier au cinéma, que sont le contexte et le hors-champ (en gros ce qu’on devine, suspecte, imagine ou apprend à connaître à travers des détails plus ou moins évocateurs), la maîtrise de ces connexions entre les lignes de dialogues et les impératifs de « vie » des corps procède très largement à l’enrichissement de cet univers si précieux à une histoire. Ce qui importe, c’est moins ce qu’on voit ou ce qu’on apprend de la voix des personnages, mais bien plus encore ce qu’on peut comprendre par nous seuls à travers des éléments secondaires qui sont comme les témoins, les réflecteurs, d’une réalité, d’une situation, qui constituent l’essence de toute histoire. Derrière la fable, il y a toujours un sens à tirer de l’histoire. Ce sens, c’est au spectateur de l’imaginer, de le reconstituer, le deviner ; et s’il est tentant de lui mettre tout nu devant les yeux, cette évidence presque pornographique ne le convaincra jamais autant qu’une histoire qu’il flaire derrière celle plus fragmentée, trompeuse, subtile, suggestive, derrière le paravent des exhibitions anodines. « Il se passe quoi là ? — Rien. » Mais des petits riens mis bout à bout, ce sont des constellations dans la nuit, des ombres mouvantes sur un mur, et on ne voit plus alors avec nos yeux, mais avec notre imagination. C’est cet écran qui nous fascine depuis le temps des cavernes, qui depuis toujours séparent ceux qui savent raconter les histoires, les mettre en scène, leur donner « corps », et les autres.

Du théâtre d’ombres. Riens de plus.

Je finirai sur la dernière séquence, avec cette image saisissante où Toyoda semble répondre grâce à un travelling latéral et en plan-séquence à la dernière image du dernier film de Mizoghuchi, La Rue de la honte, tourné quatre ans plus tôt. Toyoda se met à la place du visiteur/auteur/personnage bientôt alpagué par des images furtives de prostituées encadrées dans des cellules de lumière rectangulaires. Et ce n’est plus l’image de fin de La Rue de la honte, mais sa reproduction, encore et encore, comme trois petits points se fondant dans la nuit, comme pour en donner presque la saveur morbide d’un calendrier nécrologique.


Setsuko Hara n’est pas la seule à avoir stoppé prématurément sa carrière en plein âge d’or du cinéma japonais. Fujiko Yamamoto (qui tient le rôle-titre ici) arrêtera trois ans après ce film. Pour elle, toutefois, il semblerait que ce soit un différent lié au renouvellement de son contrat qui ait été à l’origine de sa disparition des écrans.

Kaneto Shinto réalisera une autre version d’Histoire singulière à l’est du fleuve en 1992.


Histoire singulière à l’est du fleuve, Shirô Toyoda 1960 The Twilight Story, Bokutô kitan | Toho Company, Tokyo Eiga Co Ltd.


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Samouraï, Kihachi Okamoto (1965)

Noir Leone

Samouraï

Note : 5 sur 5.

Titre original : Samurai

Année : 1965

Réalisation : Kihachi Okamoto

Avec : Toshirô Mifune, Keiju Kobayashi, Michiyo Aratama, Yûnosuke Itô, Eijirô Tôno, Tatsuyoshi Ehara

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Formidable combinaison entre chambara, film noir, western spaghetti, tragédie identitaire…

Le film commence par une embuscade avortée à la porte de Sakura par un groupe de samouraïs visant l’assassinat du premier ministre Ii Naosuke. Cet échec va mener à une seconde embuscade, qui, elle, aboutira : l’Incident de Sakuradamon (sans doute moins connu que l’histoire des 47 Ronins). Tout l’intérêt ici est de travestir l’histoire en faisant intervenir des personnages et des incidents non répertoriés dans les livres d’histoire. Pendant tout le film, un scribe, ou historien officiel, est chargé de retranscrire par le chef des conspirateurs les événements qui feront rentrer le groupe dans la postérité. Et quand certains événements ne leur sont pas favorables, on réécrit l’histoire.

Idée géniale à la fois pour légitimer la possibilité d’une autre version de l’histoire (qui n’est qu’un prétexte à inventer de nouveaux personnages, en particulier celui de Toshiro Mifune, ou pour rappeler une nouvelle fois que ce ne sont jamais que les puissants et les vainqueurs qui l’écrivent, l’histoire), pour faire rentrer le public japonais dans un contexte historique qu’il est censé connaître (en tout cas plus qu’un public occidental), mais aussi parce que c’est de l’or pour construire une histoire épique, les déclamations de ce scribe servant tout au long du récit à intervenir pour expliquer le contexte ou accélérer l’action comme le ferait un coryphée dans le théâtre antique ou une voix off dans un péplum.

On pourrait toujours dire qu’il n’y a rien de naturel dans le récit du scribe, mais c’est justement cette grandiloquence, cette déclamation saccadée, presque criée, qui fait rentrer le spectateur dans une histoire épique. On sent donc ici toute l’influence du théâtre japonais. C’est précisément ce qu’est un jidaigeki. Pas seulement un film en costume, mais avec un style de jeu bien particulier (en dehors des films de Mizoguchi, plus réalistes). On le voit dans la première scène entre Toshiro Mifune et Keiju Kobayashi : ils discutent en marchant dans les couloirs de la résidence du chef de clan, et leur jeu n’a rien de naturel. L’idée est bien d’incarner des héros, des caricatures, et les répliques sont dites de manière outrancière. Mais c’est cette distanciation qui donne du souffle à la fable. Pourquoi se soucier de réalisme ? L’idée, ce n’est pas de rabaisser des héros à la condition de simples hommes, mais au contraire de les élever au rang de demi-dieux. L’acteur ne prétend pas incarner un personnage : il se met derrière comme un marionnettiste sans souci de cacher les artifices de son jeu.

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Samouraï, Kihachi Okamoto 1965 | Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company

Cette première scène d’ailleurs n’est pas sans rappeler l’introduction, également très théâtralisée, de Kill, que Kihachi Okamoto réalisera quelques années plus tard. L’unité de lieu y fait pour beaucoup. Le récit n’est une suite que de contractions et de distension du temps. Au début, pesant, pour insister sur l’attente, l’incertitude, et ensuite, rapide. On retrouvera le même principe dans la scène finale, et trois ans plus tard dans l’introduction d’Il était une fois dans l’Ouest. L’ajout du personnage de la serveuse, outrancièrement aimable, insouciante, vient en contrepoint avec l’atmosphère lourde de la scène qui ne fait que la renforcer.

L’utilisation de la neige dans ces deux scènes d’introduction et de conclusion offre des images saisissantes (et c’est pourtant semble-t-il un fait historique : voir le lien en fin de commentaire). La neige donc, au début et à la fin ; et tout du long, une pluie incessante. Même quand on ne la voit pas, on l’entend tomber dans chaque scène, ce qui là encore ne fait que renforcer l’atmosphère apocalyptique du film. Et il s’agit bien de la fin d’un monde. L’Incident de Sakaradamon est au cœur du Kakumatsu, cette courte période de chaos succédant à l’arrivée des navires américains au Japon et mettant fin à son isolationnisme. L’une des dernières phrases d’Ii Naosuke avant de mourir, sera d’ailleurs révélatrice : « C’est la fin du Japon, la fin des samouraïs ».

Une fois que l’assassinat est reporté, le film se propose donc de revisiter l’histoire. Si on est Japonais, on sait parfaitement comment doit s’achever le film : par la réussite des conspirateurs dans leur entreprise. L’intérêt n’est donc plus politique et lié à ce seul souci de tuer le ministre (c’est bien cet aspect trop « historique », plan-plan qui m’ennuie dans l’histoire des 47 Ronins), mais de proposer une « petite » histoire à l’intérieur de la « grande ».

Si le plan des conspirateurs a échoué dans un premier temps, c’est que le ministre en avait été informé. Il faut donc trouver le traître qui se cache dans leurs rangs. La dynamique du film vient alors s’articuler autour d’une enquête jouant sur les différences de points de vue. Le personnage de Mifune et celui de Kobayashi apparaissent très vite comme les suspects principaux. On est amené à les connaître à travers l’exposé d’un enquêteur, d’un témoin, d’un ami. Chaque scène d’interrogatoire se transforme alors en flashback. On pourrait être autant dans Rashomon, Barberousse que dans un bon film noir. La même quête de la vérité (idéal pour le « récit épique » : la pièce épique par excellence étant Œdipe roi, qui est une enquête sur les origines), les mêmes mensonges, et surtout la même fascination pour ces tranches de vie racontées. Il faut comprendre les motivations de Mifune et Kobayashi à rejoindre le clan, et pour cela, on doit raconter leur histoire. Celle de Kobayashi, loin d’être une fausse piste, les mènera finalement au véritable traître, et sera surtout le prétexte, cruel, donné à Mifune pour prouver sa loyauté envers le clan…

Samouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (1)_saveurSamouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (3)_saveurSamouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (4)_saveur

Comme dans Œdipe, ce qui était d’abord une enquête pour résoudre un problème d’ordre général (le traître parmi le groupe), se transforme en une quête personnelle sur les origines. Mifune ne connaît pas son père, et comme dans toutes les familles monoparentales…, ça pose problème. Du pain béni pour l’acteur qui peut jouer son personnage favori de bougon crasseux. Seule différence avec la pièce de Sophocle, c’est le chef de clan qui mène ici l’enquête. Mifune s’est depuis un moment résolu à ne pas connaître son père. C’est donc ce chef qui va découvrir la réalité de ses origines… La dernière demi-heure met ainsi en concurrence deux aspects de la trame, que le chef de clan voudrait éviter de se voir réunis. La petite histoire ne peut devenir la grande. Et cette histoire est bien cruelle. Mifune ne connaîtra jamais la vérité. À l’image de la vérité cachée par le scribe obéissant à son chef…

La morale est claire : si on connaît les événements majeurs d’une histoire, on ne peut en mesurer tout le poids, comprendre les enjeux, et saisir les ambitions ou les histoires personnelles qui se cachent derrière chaque individu. Ce qu’on connaît de l’histoire est toujours la part émergée de l’iceberg. Le ministre a été tué, c’est un fait indéniable. Pour le reste, il suffit d’un nom barré, d’un incident évincé, pour que les raisons et motivations cachées derrière un tel acte demeurent un mystère. Cette image finale du film, qui est probablement bien ancrée dans l’imaginaire nippon*, celle de Mifune, héros hypothétique, oublié, rayé des livres d’histoire, se trimbalant glorieusement avec la tête du ministre au bout d’une pique, c’est un peu le symbole de nos craintes concernant tous les acquis qui nous précèdent : et si nous aussi ne nous trimbalions pas sans le savoir avec la tête de notre père sur une pique ? Derrière chaque événement de l’histoire se cache une ombre, un doute, des héros oubliés, des livres d’histoire trafiqués. Qu’un chambara parvienne, tout en nous proposant des scènes de katana d’une belle inventivité, à nous questionner sur le sens de l’histoire, sur la nature des héros, c’est plutôt jouissif et inattendu. Du spectacle, et du sens.

* L’incident de Sakuradamon (1860) (soierie)

Incident de Sakuradamon (1860)


Samouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (5)_saveurSamouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (6)_saveurSamouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (7)_saveurSamouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (8)_saveurSamouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (9)_saveurSamouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (10)_saveurSamouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (11)_saveur

L’Étranger à l’intérieur d’une femme, Mikio Naruse (1966)

L’Étau, le jeu du foulard

L’Étranger à l’intérieur d’une femme

Note : 4 sur 5.

Titre original : Onna no naka ni iru tanin

Aka : The Stranger Within a Woman

Année : 1966

Réalisation : Mikio Naruse

Avec : Keiju Kobayashi ⋅ Michiyo Aratama ⋅ Mitsuko Kusabue

Étrange année 66 pour Naruse. Après avoir dépeint la vengeance d’une mère dont l’enfant avait été tué par un chauffard dans Délit de fuite, voilà qu’il continue à creuser le thème de la culpabilité, avec un même type de faits divers morbide, mais avec l’angle opposé. Non plus celui de la victime mais du “fautif”. Peut-être une volonté du studio pour qui les petits drames de la vie quotidienne ne font plus assez recette.

Quoi qu’il en soit, ce n’est pas si mal que ça. Il faut oublier que c’est un film de Naruse. Quoique. Pendant toute sa carrière, il s’est attaché à montrer des hommes lâches, souvent coupables de leur frivolité, et jamais ou rarement ils n’ont montré une once de culpabilité ou de remords. Y revenir ici pour son avant-dernier film, c’est peut-être une volonté pour lui de clôturer cette thématique…

Par certains aspects, le film rappelle Le Fils du pendu (Frank Borzage, 1948). Un homme qui se rend coupable d’un crime, qui commence à fuir ses responsabilités, avant de se rendre, rongé par la culpabilité. On retrouve les mêmes circonstances atténuantes. Le spectateur aurait un peu de mal à adhérer à un personnage, coupable d’un crime odieux et fuyant ses responsabilités. Naruse montre la différence peu évidente entre l’acte, quoi qu’il arrive d’un assassin, et celui plus incertain d’un homme qui tient dans sa main une bombe qu’il peut décider à tout moment de faire exploser.

L’Étranger à l’intérieur d’une femme, Mikio Naruse 1966 Onna no naka ni iru tanin, The Stranger Within a Woman | Toho Company

L’utilisation du noir et blanc semble évidente, et Naruse l’emploie à merveille. Peut-être aurait-il dû tenter des films noirs, il avait le ton pour ça. La Bête blanche, d’ailleurs, n’en était déjà pas si éloigné. Naruse a un sens du mélo, qui tend non pas vers l’excès, mais au contraire vers la retenue, le respect, la dignité. Pas d’éclats de voix, pas de personnages antipathiques, jamais de colères froides. C’est ce qui est reposant dans son cinéma. On retrouve la même teinte, pesante, dans Flag in the Mist, tourné l’année précédente par Yamada (avec ce même thème de la culpabilité en fil conducteur).

Le jeu de mise en place des acteurs, que d’aucuns jugeraient théâtral, est comme souvent parfait chez Naruse. On oublie de nos jours combien le placement des corps par rapport à un autre, d’une posture, d’un simple mouvement de tête, peut être bien plus expressif que des intonations ou des éclats de voix.

Le film ronronne pourtant un peu. Répétitif. Pas vraiment une question de rythme, parce que les séquences s’enchaînent rapidement malgré la pesanteur des scènes. Plutôt un léger surplace dans le récit. Un problème récurrent dans les drames psychologiques. Ça semble toujours un peu emprunté, explicatif, prévisible… En réalité, ça aurait été insupportable avec une autre atmosphère et d’autres acteurs. Mais Naruse s’y prend bien pour garder le ton adéquat, et les acteurs (des habitués) sont excellents. Comment en vouloir à deux acteurs qui n’ont probablement dans leur carrière jamais joué des personnages antipathiques, souvent utilisés dans des seconds rôles, des personnages “aidants”, que sont Keiju Kobayashi (abonné aux frères) et Michiyo Aratama (abonnée elle aux femmes aimantes et serviables — qui justement dans Flag in the Mist tenait un tout autre rôle, tout en gardant sa dignité, sa retenue, de femme du monde).

Un bon film d’atmosphère. Pas du tout un film “policier” avec un jeu de chat et de souris pour lui échapper comme on pouvait le craindre au début. Plus un drame psychologique, tout en retenue.



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Top films japonais

Liens externes :


Flag in the Mist, Yôji Yamada (1965)

La Vierge en Fury

Flag in the Mist

Note : 5 sur 5.

Titre original : Kiri no hata

Année : 1965

Réalisation : Yôji Yamada

Roman / adaptation : Seichô Matsumoto / Shinobu Hashimoto

Avec : Chieko Baishô, Osamu Takizawa, Michiyo Aratama

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Je connaissais à peine Yôji Yamada (en 2013), mais c’est une histoire de Seichô Matsumoto (Harikami et The Castle of Sand, deux favoris) et une adaptation de Shinobu Hashimoto (déjà les deux adaptations des deux Matsumoto précités, et une pagaille de grands films de Kurosawa, Kobayashi et même de Naruse : Rashômon, Les 7 Samouraïs, La Forteresse cachée, Dodeskaden, Hara-kiri, Rébellion, Le Sabre du mal, Nuages d’été, Kotan…). Il y a également Michiyo Aratama (Suzaki Paradaisu : Akashingô, Kokoro, Ningen no jôken, et encore Le Sabre du mal, Nuages d’été…).

J’étais donc assez impatient de voir ce que ce film pouvait donner. Résultat, c’est un chef-d’œuvre.

C’est un de ces films avec un bon sens de la morale qui nous questionne sur notre propre identité, sur notre capacité à percevoir ce qu’il y a en nous et chez les autres de bien ou de mal, qui montre du doigt les véritables problèmes de nos sociétés grâce à une intrigue complexe dans laquelle chaque personnage opposé n’agit pas pour s’opposer à l’autre, mais au contraire pour préserver ses enjeux personnels. Au début, pas de mauvaises intentions. C’est toute une subtilité qui peut faire une grande différence, parce que les personnages ne sont pas antipathiques : ils cherchent, ou en tout cas donnent l’impression, de chercher une solution ensemble, et ce sont les circonstances qui font que leurs conflits ne peuvent pas se résoudre… Et c’est seulement une fois que l’opposition est inévitable qu’on sort les crocs. Aucune méchanceté, juste de l’instinct de survie, et ça rend ces personnages follement humains.

Il y avait ça déjà dans Le Vase de sable. Harikami un peu moins, il était plus simple dans sa structure mais au bout du compte, il revenait sur ce même type de sujet, celui de la culpabilité révélée, la faute de jugement… Et chez un autre auteur, on avait aussi cette même touche dans Le Détroit de la faim. C’est assez comparable aussi à des films de cette époque, comme certains Masumura, Une femme confesse et The False Student. Ce sont des films presque engagés politiquement ou qui semblent du moins montrer la dureté et l’injustice d’un système. Jamais de discours un peu pesant comme certains films politiques de la même époque en Occident, on reste dans le constat, même si les conclusions qui s’imposent sont assez évidentes : il y a une justice des pauvres et une justice des riches.

Flag in the Mist, Yôji Yamada 1965 Kiri no hata | Shochiku

Le sujet est clair. C’est celui qui nous est présenté tout de suite. On va droit au but.

Une jeune fille traverse tout le Japon pour demander à un grand avocat d’accepter de défendre son frère (unique membre de sa famille qui lui reste) qui est accusé du meurtre d’une vieille femme à qui il devait de l’argent. Son frère risque la peine de mort. Malgré son insistance, l’avocat refuse de prendre l’affaire : elle n’a à la fois pas l’argent demandé pour couvrir les frais, c’est trop loin, et les preuves semblent accabler son frère.

Ensuite, ce que propose le film, c’est d’illustrer et d’aller plus loin que le simple constat du « il y a une justice des pauvres et une autre pour les riches ». Si les pauvres ne peuvent accéder à la meilleure défense qui soit pour avoir une justice équitable, alors ils « peuvent » se retourner contre elle, et contre ceux qui, eux, profitent d’une justice avec des moyens confortables.

Le développement de l’intrigue est parfois totalement improbable ; il y a beaucoup de coïncidences forcées ; mais c’est un film presque à thèse, seule l’intention, le point de vue compte au final. Inutile de chercher une crédibilité dans ces rencontres et ces coïncidences, c’est comme une allégorie, pas réaliste pour un sou, pour être plus représentatif de la vérité, de la cruelle vérité. L’intrigue sert à illustrer une idée, et le récit n’a qu’une obstination, rester dans cette idée.

Il faut à peu près une heure pour que l’histoire se retourne comme pour montrer l’autre face d’une même pièce. Les mêmes événements se reproduisent presque de manière identique (c’est là par exemple que ça ne peut pas être crédible, mais encore une fois, ce n’est pas du tout gênant, au contraire, on sent la volonté d’opposer les deux solutions, les rapprocher le plus possible pour montrer que tout ce qui changera ce ne sera que le compte en banque des accusés — ou presque, à un détail près bien sûr). S’il n’y a pas de justice pour les pauvres, il n’y en aura pas non plus pour les riches… C’est un peu le héros tragique qui décide de jouer à Dieu et de forcer le destin… des autres. Le mythe bien japonais de la lady vengeance.

Ensuite, la structure de l’intrigue est montée à la perfection. Tous les éléments donnent l’impression qu’ils ont été créés pour un jour se rencontrer et se percuter. Comme dans un film de procès ou d’enquête policière, tous les éléments classiques de ces intrigues ne sont que du détail ; ce n’est qu’un prétexte à mettre les différents protagonistes en face l’un de l’autre pour faire ressortir leurs différences. Tout montre à quel point chacun des personnages est relié à l’autre, dépend de l’autre, mais en est aussi presque esclave. Elle attend de l’avocat, au début, qu’il défende son frère à son procès ; on ne peut pas imaginer personnage plus dévoué envers sa famille (son frère, qui n’est en fait pendant le film qu’une ombre puisqu’on ne le voit qu’à travers des flashbacks — l’angle, encore une fois, ce n’est pas le drame d’un procès bâclé, donc il peut crever à la limite, c’est juste accessoire et parfaitement hors sujet ; on ne le montre pas, on le fait dire pour signifier l’évolution dans le personnage de sa sœur). Et de l’autre côté, l’avocat est asservi à sa situation d’homme respectable, prisonnier aussi de son amour pour la femme qu’il veut sauver, dépendant finalement de la femme à qui il avait autrefois refusé son aide. Tragique, mais c’est aussi finalement le même petit jeu qui se joue à différents niveaux : je t’aide, tu m’aides, tu ne m’aides pas, je te nuis. La vie est une toile d’araignée tragique.

Ce qui est remarquablement rendu, c’est donc cette opposition entre ces deux personnages. A priori le rapport de force est inéquitable, et il est même inédit sous cet angle : une jeune fille pauvre de province et un grand avocat de la capitale. Mais les hommes, tous les hommes ont des faiblesses, surtout en face des jeunes filles… Une jeune fille d’autant plus attirante dans l’imaginaire japonais qu’elle est vierge, et qu’une confusion entre sexualité et vengeance renforce un peu plus la force de sa quête. On ne parle jamais de cette sexualité, parce que dans son obstination, elle ne peut pas penser à autre chose. Et quand il en est question à la fin, c’est un détail à la fois tragique et révélateur de son engagement… Comme une arme qu’elle se réservait en dernier recours. Une arme que, dans son intelligence (et non son machiavélisme comme chez certaines femmes dévorées par une vengeance féroce), elle avait prévue dès le début de se servir en espérant ne pas devoir l’utiliser…

Il y aurait pu donc y avoir un conflit frontal, brutal, manichéen. Et ce n’est pas du tout ça. On comprend que chacun a ses raisons, et d’ailleurs, ils font d’abord, et plus d’une fois, l’effort de comprendre et d’aller vers l’autre. Mais quand deux mondes sont autant séparés… Ç’aurait été une tragédie grecque, on aurait dit que les dieux décident à leur place. Le destin. C’est une tragédie moderne. Ou une pièce de Corneille : la sœur qui veut défendre l’honneur de son frère quitte à perdre le sien, quitte à vouer toute sa vie à cette même idée de réhabilitation. C’est une révolte sourde, froide face à l’injustice. Quand on est poussé par une certaine forme de devoir par la vengeance qu’on n’a pas forcément recherchée mais qui s’est proposée à vous et qu’il ne fallait plus qu’à saisir au vol, une opportunité…, eh bien, on décide, parce qu’on pense que c’est juste, et même si on sait que ce n’est pas juste, c’est une manière de se rendre justice soi-même, puisque la vraie justice, elle, a failli.

Bref, fascinant, profond et très instructif sur le monde et la société. Oui, nous pouvons difficilement nous affranchir de notre « classe ». Même avec la meilleure volonté du monde, même en étant positif et sympathique. Et on ne peut pas aller contre les règles de la société. La société est injuste et imparfaite. La littérature et le cinéma posent le constat ; ils ne jugent pas, ne proposent rien. Chacun à sa place.

Un mot sur le découpage très serré des scènes. Comme en littérature, c’est difficile d’arriver à ne pas s’installer dans une scène. En une phrase, on peut décrire une situation sans avoir besoin de la mettre en scène. Ici, c’est pareil. Le film prend même le parti d’arriver vers la fin à montrer l’évolution des personnages à travers le même mouvement : rencontre dans un bar, puis discussion en le quittant. La même scène revient ainsi plusieurs fois, un peu comme dans In the Mood for Love. C’est de la musique : c’est répétitif, mais à chaque mouvement, ça change imperceptiblement. C’est un jeu des sept erreurs : il faut être attentif aux détails et déceler ce qui a changé dans les relations des personnages. C’est rendu possible grâce à une maîtrise parfaite de la technique narrative, notamment en matière d’unité d’action : une trame et une seule, comme une obstination, les détails importent peu, seuls comptent ces éléments de l’intrigue qui évoluent quand tout le reste est statique ou dans le flou. Ensuite, c’est la densité des images, la rapidité d’exécution qui fait le reste.

Dès le générique, on est fasciné par toute cette séquence dans laquelle le personnage principal passe des heures, passant d’un train à un autre pour rejoindre la capitale. L’actrice est parfaite. On comprend presque la situation, l’humeur du film en trois secondes. On comprend qu’on ne la verra jamais sourire parce qu’elle est dévouée totalement à son affaire. Elle ne fait pas la gueule, elle n’est pas triste, mais déterminée. Un peu comme l’obstination qu’a le Comte de Monte-Cristo, d’abord à sortir du château d’If, et ensuite à préparer sa vengeance. Ce n’est pas la détermination d’une petite sotte : on sait déjà, dès cette première image, que si elle n’a pas ce qu’elle cherche, elle continuera encore et encore sans se démonter. Une obstination concentrée sur une seule chose : justice pour son frère. Et c’est seulement à la moitié du film alors, quand il n’y avait plus d’espoir, que les circonstances vont lui permettre de passer au niveau supérieur, l’ultime remède contre un monde qui ne tourne pas rond : la vengeance. La justice solitaire et rebelle des laissés-pour-compte.

C’est un type de personnages qu’on adore parce qu’il ne s’égare pas et fait tout jusqu’à la fin pour rester digne et droit. C’est seulement grâce à cette force de caractère, cette volonté de rester « vierge » à tous les niveaux, qu’on peut comprendre l’injustice qu’elle traverse et le revirement fatal qu’espère presque comme une délivrance le spectateur. Elle semble ne pas avoir de vie propre : elle défend son frère, point. Tout le reste semble aller inexorablement vers cette vengeance. Elle n’y a jamais pensé pourtant, au début. Ce sont les circonstances qui vont lui offrir une opportunité. Dans un premier temps, au contraire, c’est un ange. Elle n’en a jamais voulu à l’avocat. Ç’aurait été trop facile d’en faire une vengeresse immédiate, et moins efficace, parce que le but, c’est justement de ne pas dire qu’il y a les bons et les méchants, mais que même s’il y avait « des bons et des méchants », ils intervertiraient les rôles de temps en temps. Le spectateur doit sentir cette noblesse, cette résistance, et il doit se dire qu’il aurait cédé plus tôt. Seulement alors, on est prêts à accepter, à comprendre qu’elle profite d’une opportunité… Seulement alors, on est prêts à comprendre les coupables, tous les coupables.


Suzaki Paradise, Yuzo Kawashima (1956)

De l’autre côté du pont

Suzaki Paradise

Note : 5 sur 5.

Titre original : Suzaki Paradaisu: Akashingô

Année : 1956

Réalisation : Yûzô Kawashima

Avec : Michiyo Aratama, Yukiko Todoroki, Seizaburô Kawazu

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Excellente découverte. Les films de Kawashima sont difficiles à trouver. Il partage avec Naruse les mêmes scénaristes. Par exemple, Toshirò Ide, auteur des excellents Comme une épouse et comme une femme, Au gré du courant et Le Repas. Kawashima a co-réalisé l’excellent Courant du soir (dans lequel on retrouve les deux acteurs principaux de celui-ci). Bref, ce n’est pas un Naruse, mais ça y ressemble. En prime, on gagne Michiyo Aratama, la femme de Tatsuya Nakadaï dans La Condition de l’homme ou dans Le Sabre du mal, la bourgeoise dans Kiri no hata, l’héroïne de Nuages d’été, du Pauvre Cœur des hommes, etc.

Un couple se retrouve à la rue à errer sans savoir où aller. Lui est sans emploi, elle, une fille du quartier à geisha (hanamachi), Suzaki Paradise, qu’elle vient de quitter pour s’enfuir avec lui. Le destin les ramène très vite aux portes de ce quartier dont on accède par un pont sur lequel une gigantesque pancarte accueille les visiteurs comme à l’entrée d’un parc d’attractions ou d’un cirque. Ils demandent du travail à un petit bar juste à la sortie du quartier où la patronne cherche une serveuse. Elle les accueille et trouvera un travail à l’homme tout près, chez un livreur de nouilles. Souvent tentés par la petite malhonnêteté, ils s’écartent peu à peu l’un de l’autre, éloignés seulement de quelques pâtés de maisons : le travail de serveuse et les habitudes de fille de bar de la fille attisant à raison la jalousie de l’homme. D’un autre côté, la patronne du bar attend son homme parti rejoindre une fille dans ce zoo humain qu’est Suzaki Paradise…

La force du film, ce sont d’abord ses personnages à la limite de la rupture. Ils donnent au film une tonalité de film noir social. Ils sont comme des papillons tournant autour des lumières de Suzaki Paradise. Une lumière qui fait vivre tous les commerces à l’extérieur de la ville : la plupart des clients de passage sont ceux qui sortent du quartier, on y trouve souvent aussi des filles souhaitant tenter leur chance à l’extérieur et qui se retrouvent fatalement ici pour commencer leur fuite ou leur périple incertain. Ce quartier, c’est le feu qui réchauffe mais qu’il ne faut pas trop approcher pour éviter de se brûler. C’est aussi, non pas le paradis, mais une sorte d’enfer auquel il est difficile d’échapper. Ce bar situé à sa sortie, c’est une sorte de purgatoire où on voit les âmes errantes aller et venir… On ne décide pas de s’arrêter dans ce petit bar pour boire une bière, on s’y échoue. Voilà pourquoi la fille, malgré la passion qu’elle a pour son homme, et répondant à ses réflexes de fille du quartier, s’agrippe au premier homme qui lui promettra une meilleure situation, quitte à y laisser son homme… De son côté, lui, en s’éloignant du bar, ne voit pas l’ange à sa porte, prête à l’aider, au cœur admirable… Il n’en a que pour sa poule. Il faut qu’il y ait un passé fort les unissant tous les deux. On le devine, parce qu’on a souvent vu cette histoire racontée à l’intérieur même des quartiers. Pas besoin donc de l’évoquer, pas besoin d’expliquer leurs rapports. Ambiance crépusculaire. Et maintenant qu’on s’est échappés, comment vivre ? La fin du rêve, qui est là, juste en face, qui luit de ses lumières scintillantes…, et qui pourrait encore pourquoi pas les sauver. Comme deux camés en cure de désintoxication qui peinent à se défaire de leur drogue.

L’écueil, c’était de résister à faire de cette fille, un personnage antipathique. On comprend ses raisons, ses contradictions. C’est une âme perdue qui ne peut se nourrir que d’amour. Son homme est un raté, il faut être pragmatique, et pour survivre, s’éloigner du quartier de la prostitution, il faut paradoxalement… se prostituer, user de ses charmes. C’est que comme toujours, le monde des geishas est subtil et difficile à comprendre. On pourrait les comparer à des escort girls. Des filles qui servent à boire aux clients, et plus si affinités… Ces deux-là sont paumés et tentent de se rattacher à la vie avec ce qu’ils peuvent. Chacun sa branche pour ne pas tomber à l’eau… On décide de partir ensemble, mais une fois partis, on se rend compte que, même accompagnés, on est toujours seuls. Comme deux amants décidant de se suicider : au final, il faut bien que l’un des deux meure le premier, sans être sûr de ce que fera le second…

C’est désespéré, beau, tragique. L’ambiance et les décors sont merveilleux (ambiance humide, comme si la sueur qui sortait du Suzaki Paradise retombait ici). Et tous les personnages sont fabuleux : aucun méchant, ce qui sert d’opposant, c’est ce quartier, dont il faut arriver à s’échapper.

La même année, Mizoguchi, pour son dernier film, adaptera également Yoshiko Shibaki, avec La Rue de la honte. Les deux films se répondent magnifiquement. Le désespoir, à l’intérieur des quartiers avec la même ambiance crépusculaire. Et le désespoir, à l’extérieur, quand finalement une de ces filles décide d’échapper à ce monde. Aucune issue possible.


On se regarde beaucoup en silence dans le film. L’occasion pour Michiyo Aratama d’exprimer toute une palette d’expressions intériorisées :

Suzaki Paradise, Yuzo Kawashima 1956 Suzaki Paradaisu: Akashingô | Nikkatsu

Nuages d’été, Mikio Naruse (1958) Iwashigumo

Palette d’artiste

Nuages d’été

Note : 4 sur 5.

Titre original : Iwashigumo

Année : 1958

Réalisation : Mikio Naruse

Avec : Chikage Awashima, Michiyo Aratama, Kumi Mizuno

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Cette fois, pas de véritable drame, ou de mélo, pour Naruse. Il s’agit plus de la chronique d’une famille après la seconde guerre mondiale, et le récit d’un monde qui change. Les parents paysans contre les enfants qui veulent aller travailler à la ville ; les parents qui s’arrangent pour faire des mariages arrangés et les enfants qui sont bien décidés à faire des mariages d’amour. Et entre les deux, la jeune tante, veuve de guerre, qui vit encore avec sa vieille belle-mère et qui travaille dans les champs alors qu’elle envoie son fils à l’université.

C’est elle le personnage central de cette histoire ; sans être omniprésente. Elle sert de lien entre les deux mondes, car elle a compris, plus que les autres parents, les bouleversements du monde d’autrefois. Elle sert aussi d’entremetteuse entre les familles pour marier son neveu, mais elle tombe amoureuse d’un journaliste qui l’aide à trouver une bru à son beau-frère, et qui au départ n’était là que pour faire une étude de la perception des nouvelles lois de succession dans les campagnes où les vieilles traditions sont encore d’usage.

Nuages d’été, Mikio Naruse 1958 Iwashigumo | Toho Company

C’est parfois compliqué à suivre : ça va très vite, et ce n’est pas forcément toujours très explicite, les nouveaux personnages n’étant, le plus souvent, pas du tout présentés… Mais c’est passionnant, Naruse arrive à donner un peu de chair à cette histoire en s’attachant aux personnages. Ni méchant ni héros, rien qu’un conflit de générations et le choc de deux mondes. Le ton n’est jamais d’ailleurs à la confrontation. Tous essayent de dénouer ensemble ce délicat sac de nœuds. Restent le fatalisme et la nostalgie d’un monde qui se meurt, comme des nuages d’été, hauts dans le ciel, rongés par le bleu du ciel sec, comme l’eau de la rizière qui envahit peu à peu les labours…

Ça n’a rien de didactique ou d’austère. Naruse ne fait que montrer, il ne juge pas. Comme dans Le Repas, il adopte une position intermédiaire. Dans Le Repas, la femme finit par accepter de repartir avec son mari ; ici, il reste avec l’image de la tante labourant son champ sous le ciel d’été, pensant à ses neveux qui sont partis, à son amant qui l’a quittée, à son fils qui le fera sans doute bientôt… La musique et le Technicolor ajoutent à la beauté simple du film et à son ton nostalgique. Du Altman en plus poétique, contemplatif. Et résigné face à l’inexorable marche du monde.




Le Sabre du mal, Kihachi Okamoto (1966)

Soldat de plomb

Le Sabre du mal

Note : 3.5 sur 5.

Titre original : Dai-bosatsu tôge

Année : 1966

Réalisation : Kihachi Okamoto

Avec : Tatsuya Nakadai, Michiyo Aratama, Yûzô Kayama, Yôko Naitô, Tadao Nakamaru, Kei Satô

Dommage que ce ne soit pas en couleur, je trouve le film trop sombre. Il y a la même sophistication dans la mise en scène que chez Leone…, le même goût des détails, le même désir de donner aux objets (les armes le plus souvent) une importance. C’est pourquoi la mise en scène semble mettre tant en avant la violence. C’est le sujet du film. Même mise en scène ultra soignée, Cinémascope à l’italienne (le Tohoscope me semble plus large que celui employé par les Ricains et les Ritales), même profondeur de champ, même découpage mettant en valeur les espaces et les atmosphères. Tout ça, ça fait une jolie carte postale de l’horreur découpée au katana, mais, même si Okamoto sait parfaitement créer des ambiances, diriger ses acteurs, et si son sens du rythme est parfait, il manque un petit quelque chose à mon goût.

L’histoire est bidon. Les personnages du Leone sont des archétypes, ceux d’Okamoto, des clichés. Il n’y a pas beaucoup de différences entre les deux, souvent les archétypes sont des clichés qui ont la belle vie. C’est un vide total dans le développement des personnages. Pas d’évolution dans leur comportement (le cliché est statique quand l’archétype possède un parcours établi à l’avance), pas de désir, de conflit intérieur, de dilemme. Des robots. Seule l’action compte et les personnages ne sont que des pions victimes des événements. Le comportement des personnages, c’est une soupe bien complexe. Et là, on a affaire à une huile de moteur qui ne sert qu’à faire avancer les rouages de l’action. Les personnages sont pris en otage par le déroulement de l’histoire : leur destin est tout tracé, ils n’ont pas le choix, pas de libre arbitre, pas d’évolution, pas de retournement, tout est figé. Bref, ça manque de chair et de lumière. L’action, c’est bien, mais ce sont les personnages qui doivent la faire avancer, pas une sorte de deus ex machina permanent.

Le Sabre du mal, Kihachi Okamoto 1966 | Takarazuka Eiga Company Ltd., Toho Company

La différence avec Leone, c’est que ses personnages sont attachants, ils ont une vie, des désirs contrariés, des ambitions secrètes ou affichées. Ils ont un petit côté robots eux aussi, mais on voit très vite qu’ils ont leurs démons, leurs conflits, les incertitudes, leurs peurs. On sent qu’à tout moment ils peuvent prendre une décision qui nous surprendra, parce qu’ils ont un libre arbitre, donc la possibilité pour eux d’agir en dehors de toute logique ou de révéler une part alors inconnue d’eux-mêmes. C’est encore plus présent dans Il était une fois dans l’Ouest où le personnage de Bronson et celui de Cheyenne semblent sans cœur, mais ce n’est qu’une façade. Leur cœur s’est comme durci dans l’air sec et ensoleillé du désert. Mais il est là. On le voit notamment dans leur rapport avec le personnage de Claudia Cardinale : leurs mains lui disent « salope » mais leur voix, leur cœur, lui montre de la considération. Et dans les faits, ils sont là pour l’aider… On sent bien qu’ils répriment leurs sentiments.

Dans Le Sabre du mal, les personnages ne ressentent rien ou sont déjà desséchés par leurs désillusions. Leur comportement est figé et déterminé par les événements. On ne peut s’attacher aux personnages. Le film ne devient alors qu’un ballet, une chorégraphie de la violence. Ç’a autant d’intérêt qu’un môme qui met en scène une bataille de soldats de plomb. Il faut encore avoir le goût de faire mumuse.

Au côté du personnage principal, antipathique, le film gagne en douceur avec la présence de Michiyo Aratama, mais c’est trop peu pour faire contrepoint.

Dans la collection « le Sabre de », je choisis sans hésiter « Le Sabre de la bête », où un samouraï trahi par les manipulations politiques successives dont il a été victime, se dit être comme une bête, prête à tuer qui vient le provoquer, mais apte aussi à fuir son ennemi par instinct de survie, contrairement aux principes d’honneur du bushido. Un parcours et une problématique bien plus attachante.



Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1966

Listes sur IMDb :

Jidai-geki à lame

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