Séparer Alain de Delon

Cinéma

Évocation et hommage

Le Professeur, Valerio Zurlini (1972) | Mondial Televisione Film, Adel Productions, Valoria Films 


Après un mois de trêve olympique et démocratique imposée par le régent du pays, les médias sautent sur l’occasion opportune de la mort d’un monstre sacré du cinéma pour meubler l’espace informationnel pour parler de tout sauf du coup d’État des œillets (ou « œillères ») et des deux génocides en cours.

À force d’entendre ces hommages forcés (et bien qu’étant défenseur de la politique de la séparation entre l’homme et l’artiste), on comprend un peu de la psychologie des « élites » de ce pays qui ne sont qu’un assemblage de parvenus avec qui dès qu’on est « connu », il devient interdit de dire du mal sous peine d’être chassé de ce milieu des privilégiés (qui est pour certains une finalité plus que le goût de l’art).

On reconnaît la culture presque aristocratique (ou de tout autre parvenu) soucieux d’accueillir bien comme il faut n’importe quel dictateur random de la planète. Il en va des dictateurs, comme des criminels ou des connards manifestement.

Parce que s’il est vrai que Delon a été un monstre du cinéma, pour rendre hommage à ce qu’il laisse derrière lui, c’est de l’acteur, comme il aimait se définir (mais on s’en fout ou presque), qu’il fallait parler. Dans ces hommages, pourtant, on parle peu de l’acteur qu’on voit à l’écran, de l’artiste donc, de l’acteur. On ne parle que de l’homme. Or, l’homme était manifestement un connard. Typique des connards toxiques : un seigneur avec ceux qui l’ont aidé, une pourriture avec les autres qui auraient daigné lui faire de l’ombre.

Ainsi, Delon (l’homme), j’en ai rien à foutre. Il peut crever un jour où des millions d’autres partent dans l’indifférence ou sous les bombes, ça ne me fait ni chaud ni froid. Je peux à la limite évoquer sa formidable présence dans de nombreux films, mais quelle portée cela pourrait avoir si les mensonges qui ne devraient jamais quitter l’écran débordent dans le monde réel pour faire de Delon (l’homme) un type qu’il n’était pas ? Il faut savoir : soit on rend hommage à des artistes, soit on rend hommage à des hommes. Si l’on rend hommage à des artistes, finissons-en avec ces interviews hagiographiques des parvenus ayant profité de son rayonnement ou de celles des quidams comme on le ferait à la mort de la reine d’Angleterre.

C’est sûr que si chaque fois qu’un artiste avec une personnalité problématique tire sa révérence, on ne parle que de l’homme et rarement de l’artiste, ça justifie pas mal la position de ceux qui sont scandalisés qu’on puisse ainsi rendre hommage à des connards (quand ce ne sont pas des criminels). Puisque, factuellement, c’est aussi ce qui se passe. Il y a une logique à diffuser des films, à faire des rétrospectives, à donner des prix pour récompenser une carrière ; beaucoup moins à faire du Voici en maquillant outrageusement la vérité pour faire de sombres connards des héros. Les légendes, elles sont à l’écran et elles ont vocation à y rester.

Les artistes seraient des saints qu’il serait tout aussi idiot de mettre en avant leur personnalité.

Alain Delon, l’acteur, n’est donc pas parti aujourd’hui. Non pas parce qu’il est éternel. Mais comme on serait incapable de citer le dernier film dans lequel il avait été inoubliable.

Dernière chose pour évoquer l’acteur et faire un petit point historique et technique. On oppose souvent Alain Delon à la nouvelle vague. En un sens, c’est assez vrai puisque ce sont deux cinémas qui ne se sont jamais rencontrés. Dans un autre, ces deux types de cinéma ont poussé vers la sortie un cinéma que certains qualifiaient de « cinéma de papa ». Et ce n’est pas forcément chez moi quelque chose de positif. Quand Alain Delon se vantait d’être un « acteur » et non un « comédien », en réalité, ces deux termes sont strictement identiques et interchangeables. Dans la bouche de Delon, cela signifiait qu’il ne « jouait pas », qu’il « était ». Une prétention qui ne veut pas dire grand-chose et qu’on ne pourrait retrouver que dans la bouche d’un type beau comme un dieu. Delon avait toutefois un quelque chose en plus, un talent inné, non pas pour « le jeu » (pas plus que pour « la vie »), mais pour évoluer et se présenter devant une caméra. Il y a des acteurs instinctifs qui disposent de tout le nécessaire dès qu’on leur met un texte entre les mains et qu’on les met en situation. Ce n’est pas « vivre », c’est comme ça, c’est inné. Delon était doublement privilégié : il était beau et il avait une présence.

Et là où Delon et la nouvelle vague pourraient éventuellement se retrouver, c’est donc que ces deux franges du cinéma français de l’époque qui se feront face pendant une décennie ou deux avaient exactement le même mépris pour le travail de techniciens de toutes sortes. À la nouvelle vague, on y détestait les scénaristes (invisibilisés), les décorateurs ou tout ce qu’ils pensaient altérait la « réalité » d’un film, dont un acteur issu soit de la scène, soit des productions passées. Chez Delon, c’était une haine pour la composition d’un personnage ou pour les artifices hérités d’un cinéma jugé de papa. Ce sont en réalité les deux faces différentes d’une même pièce : celle du mépris pour un savoir-faire qui à tort ou à raison avait fait son temps et attendait d’être dépoussiéré.

Il est intéressant de remarquer que si aux États-Unis, il y a eu une fascination des critiques et d’une nouvelle génération de cinéastes pour la nouvelle vague française, l’approche de Delon (qui est devenue, de fait, une norme en France, bien aidée par… l’héritage de la nouvelle vague) n’y a jamais fait son nid, ni même jamais probablement été évoquée (soit beau et tais-toi). La révolution de l’Actors Studio, donc de la method, donc d’un type de jeu hérité d’une logique de composition d’un personnage, s’était déjà faite depuis quelques années à Hollywood, et c’est elle qui, peu à peu, dans la seconde moitié du vingtième siècle, a débarrassé les plateaux de tournage des anciennes méthodes désormais obsolètes dans un cinéma plus « direct ». Quand on se morfond en voyant que certains « acteurs populaires » ont moins de prix que les autres, c’est au fond assez compréhensible. En France comme ailleurs, si vous jouez votre propre rôle (si vous « êtes », si vous ne « jouez » pas), pourquoi devrait-on estimer qu’il soit juste de vous récompenser par un prix ? Ah, oui, c’est le revers de la médaille… Et l’on en revient à la question de la séparation de l’homme et de l’artiste : pourquoi diable devrait-on se plaindre que Delon n’ait pas eu de prix (ou pas assez) s’il… ne jouait pas ? Vous fileriez des médailles à un tireur à gages, vous ?



Articles cinéma :


Irene Cara et la fame éphémère ou miraculeuse

Théâtre

SUJETS & DÉBATS

Hommage à Irene Cara.


Irene Cara dans Fame, Alan Parker (Metro-Goldwyn-Mayer) 1980 chantant Out Here On My Own de Michael Gore et Lesley Gore (RSO Metrocolor Records)


Talent sous-exploité ou miraculeux comme des milliers d’autres, en plus des deux ou trois chansons de génériques chefs-d’œuvre des glorieuses années disco, Irene Cara apparaissait surtout dans ce grand moment « mièvre » au piano dans une des meilleures séquences de Fame :

Fabuleuse capacité d’Hollywood à ne pas exploiter des talents quand ils apparaissent. Irene Cara sera assimilée à deux grands films disco, mais si elle dansait dans Fame (et assumait un rôle de danseuse avant que les producteurs ne décèlent ses talents de chanteuse) avait plutôt un corps fait pour la danse classique, loin des standards athlétiques et mégarythmiques des années 80. Son exploitation future était sans doute prémonitoire dans cette séquence où elle joue devant une salle vide.

Fame est le film d’une jeunesse agitée, assoiffée de reconnaissance, et certaines séquences comme celle-ci servent de contrepoint à toute cette agitation.

J’avais vu ça dans les cours et écoles de théâtre à l’époque. Comme dans Fame, tous les talents s’expriment à leur manière et les élèves touchent à tout sans connaître forcément leurs points forts : on y découvre tout à coup des élèves patauds doués avec leur corps, des timides nuls dans tout trouver leur “voix” au détour d’un exercice de chant, des acteurs qu’on pensait établis dans un registre ou des seconds rôles qui se révèlent meilleurs que les autres en en abordant un autre, etc.

Dans Fame, musiciens, danseurs, chanteurs se heurtent à une pression et une concurrence féroce. Irene Cara aussi veut réussir, mais elle touche à tout sans véritablement exceller dans un art en particulier : piètre actrice (en vrai, elle a une jolie bouille, mais elle peine à convaincre dans ses quelques séquences dialoguées), corps frêle, manque d’assurance, elle finit par écrabouiller la concurrence dans cette séquence en jouant sur ces faiblesses quand justement personne ou presque ne la regarde et s’excuse même pour finir de chanter quelque chose de mièvre. Ce sont toutes ces différences et ces paradoxes qui sont parfaitement exploités dans cette séquence qui révèlent la véritable nature des métiers de la représentation.

Malheureusement, comme on le voit dans la série et le film, ces instants de grâce ne durent jamais : si le film exploite et illustre parfaitement ces moments rares appelés à ne pas se répéter, tout comme la cruauté du métier, c’est la norme dans la réalité où personne n’est là pour immortaliser ces miracles éphémères et où les réussites sont le fruit de persistance, de chance, de piston ou de malentendus. Pour que ces miracles éphémères n’en soient plus, il faut des metteurs en scène et des auteurs trouvant chez ces acteurs les parfaits messagers de leurs idées. Or, chacun travaille de son côté et les acteurs qu’on présente à l’écran seront souvent les plus réguliers, les plus volontaires, les plus agressifs, les plus prétentieux, les plus socialement établis, rarement les plus talentueux ou les plus prometteurs. On remerciera donc les producteurs et créateurs du film d’avoir su modifier la conception première du film qu’ils voulaient faire pour s’adapter à un petit miracle qui venait de prendre corps et grâce sous leurs yeux.

Deux ou trois petits tours de chant devant une salle vide et puis s’en vont… C’est aussi pour ça que cette séquence était admirable. Au milieu de l’agitation de tout le reste, elle révélait la nature profonde et paradoxale des métiers de la scène. Merci à Irene Cara d’avoir au moins incarné, un peu trop bien, à l’écran (et donc en dehors), ce paradoxe. Derrière son succès tout relatif à elle, fait comme tous les succès de malentendus et de chance, il y a tous les éclairs de génie, les petits miracles éphémères, que le public ne verra jamais. Trois ans après Fame, Irene Cara écrira et interprétera un autre monument de la musique pop pour le finale de Flashdanse, mais elle n’apparaîtra déjà plus à l’écran, Jennifer Beals jouant le premier rôle et Marine Jahan exécutant les non moins célèbres séquences dansées du film. Un petit tour et puis s’en va.

La fin de La Méthode scientifique avec Nicolas Martin

Peut-être avec Pendant les travaux, le cinéma reste ouvert la meilleure émission à la radio ces dernières années. Sinon de tous les temps et de l’univers visible (enfin audible).

Une émission et un présentateur amenés à devenir, malheureusement un peu trop tôt, cultes.

Au-delà d’allier deux qualités a priori incompatibles, se mettre au niveau de tous les auditeurs (sur une radio réputée élitiste) et une exigence de qualité, et par conséquent une compréhension de tous les mille et un sujets abordés (il suffit d’écouter la précision des interventions, lire les retours parfois élogieux des invités, suivre les remarques des tables rondes du vendredi, pour s’en convaincre) ; eh bien au-delà de ça, la Méthode scientifique, c’était surtout une méthode, un style Nicolas Martin.

En réécoutant la première rediffusée en hommage à Yves Coppens, on entend déjà ce qui fera le propre de la “méthode” Martin : une volonté de créer une connivence avec les invités et son équipe sans que ça tombe non plus dans le divertissement. Rendre attractif, plaisant, la science, et donc la science à la radio. Sans pour autant inviter des rigolos pour assurer le spectacle. Parce que c’est ça aussi la “méthode” Martin : mettre les spécialistes sur un piédestal, les aider à porter leur voix, leurs travaux. Une méthode aussi tournée vers la recontextualisation d’une découverte ou d’une branche de la science. Parce que la “méthode”, c’est aussi ça, l’exploration, la découverte, l’éclairage. C’est sans doute aussi ce qui a fait son succès, avec cette capacité à attirer le pékin n’y comprenant rien en science et qui a l’impression, par petites notes, de comprendre parfois l’essentiel au milieu de longues minutes imbitables mais rendues captivantes (ah, les maths), mais aussi de véritables scientifiques qui, je n’en doute pas, écoutaient dans leur coin la Méthode scientifique parce qu’elle parvenait à rendre leur discipline claire et captivante sans compromis et raccourcis, et parce qu’ils pouvaient de leur côté élargir leur spectre de connaissances dans des disciplines très éloignées de la leur.

Parmi les propositions, le ton ou les angles retrouvés dans cette première émission, tout ne marchait pas, mais il semblerait que l’équipe soit parvenue à améliorer la formule tout en restant fidèle à l’idée de départ. Faire populaire, vivant, tout en étant exigeant. Au cinéma, quand ça arrive, on parle de chef-d’œuvre. Mais que ce soit à la radio ou au cinéma, pour un chef-d’œuvre, il faut une personnalité qui incarne le “produit”. Sans doute que la Méthode était faite à l’image de Nicolas Martin. Qui savait, là encore, à la fois s’exposer à l’antenne ou sur les réseaux sociaux pour qu’on s’attache à lui, sans pour autant trop se dévoiler ou s’exposer, car cette personnalisation, elle était toujours au service du sujet et de la science. Une blague idiote, une référence générationnelle culturelle, et ça repart.

Parce qu’enfin, c’était surtout ça aussi la “méthode” Martin : rien de mieux que la culture populaire (mais exigeante, toujours) pour donner envie d’entendre parler de science. À l’image de ce générique qui pourrait résumer à lui seul l’enthousiasme frétillant de l’auditeur quand l’heure est venue et que les premières notes sont lancées… Telle une série : toujours identique avec un schéma récurrent et pourtant toujours aussi surprenante.

La voix de Nicolas Martin, c’était un peu The Big Bang Theory à elle toute seule. Pas d’académisme pète-cul et voix basse pour endormir les capacités de révolte de son auditoire, mais un grand garçon toujours éveillé, adolescent donc bondissant et curieux de tout. L’élève presque qui en plein cours lève la main et pose une colle à son professeur obligé plus tard de partir chercher une réponse à la question posée. Le rôle du faux ingénu qui avec sa petite voix enthousiaste de fan devant son Stan Lee de la science du jour pose une question plus pertinente qui n’y paraît (même parfois dans son innocence ou ses approximations : l’honnêteté toujours de se reprendre au lieu de laisser penser que personne ne relèvera une erreur à part les spécialistes).

Merci pour ces années intenses donc, en espérant que Natacha Triou trouve son style. Sa “méthode”. Avec ses audaces et, je l’espère, une fantaisie propre. La même ossature peut-être, mais un ton qui lui corresponde. Sans reprise de la… martingale si douce à nos oreilles.

Les chefs-d’œuvre ne sont sans doute pas faits pour durer. Au contraire de la science, ils ne goûtent guère la reproductibilité. Ils sont rares et inimitables, c’est aussi à ça qu’on les reconnaît. Les chefs-d’œuvre jaillissent aussi parfois au bon endroit au bon moment. Comme des petits miracles appelés à disparaître. Ce moment s’achève presque : « ce sera dans quelques secondes musicales ».

Guitry, grand admirateur de France Culture à l’heure du thé, disait : « Après La Méthode scientifique, le silence qui lui succède, c’est encore La Méthode scientifique. »

On verra ça.


Ma Cinémathèque, mon vaisseau

(Ode)

C’est quand je te vois malmenée par les flots renégats, moi qui n’étais autrefois qu’un bateau ivre échappant tout juste des flammes d’Orion, que souffle en moi tout à coup la plus élémentaire des évidences, et que j’aspire enfin à te l’avouer : ma Cinémathèque, mon vaisseau, ma femme, ma mère, ma fille, tu peux claquer là-haut dans tes voiles comme d’autres claquent des dents face aux remous du monde, tu peux craquer, en bas, sur le pont, quand tes flancs endurent la féroce pression des mères du Sud, t’embraser sous les foudres des dieux injustes, râper ta coque molletonnée sur les récifs les plus aiguisés… c’est quand tu vogues ainsi, tout ébrouée, pantelante mais toujours inébranlable, que je t’aime.

Ô ma française sens dessus dessous, mon vaisseau pour qui mon cœur chavire, c’est en ces temps tourmentés qu’il appartient à ceux qui t’aiment de dire combien tu nous es précieuse. Précieuse de nous dévoiler chaque jour tes joyaux ; précieuse de ne jamais succomber aux sirènes de l’indignation ; précieuse d’être infaillible dans ton devoir de mémoire et d’exhumation. C’est vrai, oui, que pour cent rétrospectives filant leurs hommages dans le mainstream du temps, là-haut, en soufflant sur tes voiles Langlois, quelques maigres introspectives projetées en fond de cale, pour nous, simples rats epsteiniens ; et pour nos amis sans visages aux yeux bouffis par la peur, les pires navets possibles projetés pareillement à l’abri du gros temps, en salle des machines. Mais n’y a-t-il pas que des amours contrariées ? Aimer, c’est apprendre à accepter celui que l’on aime avec ses défauts, se rapprocher de lui quand nos deux cœurs tanguent, insoumis, sous les mêmes assauts ennemis. Passerais-tu ton temps à déprogrammer nos rendez-vous, préférerais-tu passer tes soirées du vendredi devant un bis, me crier aux oreilles de tes haut-parleurs détraqués, me geler les coucouillards quand tu laisses ton traducteur dyslexique s’occuper de la clim’, que tous ces petits ratés alimenteraient encore l’amour que je te porte. Tes imperfections, c’est pour moi l’assurance vérifiée, la certitude pas encore cocufiée, que je t’aime chaque jour davantage.

Alors, prends tes amarres, ma dulcinée, ma tek, et fais-nous à chaque séance quitter ton quai !

Ô ma française, depuis le pont, Bercy est loin ! À l’abordage, là sur tes toiles : le cinéma. Tout le cinéma ! Ici siègent mille spectateurs sur lesquels, depuis tes coursives invisibles, veille la bande à Bonnaud. Ici, c’est : « Haut les yeux ! », et depuis nos sièges vermeils, c’est toute la Cinémathèque qui fait main basse sur Paris. Paris est une île : personne ne bouge ! Désormais, ici ce sera… l’île de Costa-Gavras !

Paris à nouveau voit rouge : la commune, c’est nous ! À l’assaut, mon vaisseau ! ma femme, ma mère, ma fille ! À l’abordage ! Prends-moi cette mer déchaînée, filme-moi jusqu’au Zénith, à l’infini, et… au-delà !

L’invisible armada projetée sur tes toiles abat les étoiles, redécoupe les constellations ! Les trous noirs louchent à ta vue, les nébuleuses se redressent craintives pour honorer ton passage, les naines brunes rougissent et les galaxies cabrent leur bras vers leur œil enflammé de peur que tu les éclipses !

Mais…, seul, capable de te faire fléchir, je le dis car je le connais bien, c’est mon fidèle écuyer : abonné comme moi, toujours le premier assis tout en bas dans tes bras, range-toi à ton tour près de lui, c’est mon Samson Pancho. Ne le brusque pas, ma mie, ma femme, ma mère, ma fille, car lui seul connaît ton secret. Je lui ai dit. « Et si les géants viennent un jour à charger ses abords, toi seul (je parle à Samson Pancho) pourras saborder le vaisseau ! »

Nul ne viendra retarder le grain moulu tout droit sorti plein de lumière de tes machines ! Samson Pancho veille sur toi !

Oui, ma dulcinée, ma tek, prends garde aux zinzins de l’espace ! Il ne faudrait pas que mon fidèle Samson découvre aux yeux de tous ce qu’il cache sous son célèbre pancho — sa botte magique !

Allez, ma belle, les quarante rugissantes sont loin et Bernard se prépare déjà à nous présenter Le Quarante et Unième sous-titré en ingouche. Bientôt le seul détroit tortueux qu’il ne te faudra plus traverser comme l’étroit goulot d’un sablier, ce ne sera plus qu’août, ce mois maudit des quatre mardis…

Puisse Vivendi (et les cent autres partenaires) mettre ainsi de l’essence dans tes voiles pour que nous puissions, nous, nous enflammer avec elles. Le septième ciel nous y attend.

Comment ?! J’oubliais de saluer ton personnel de bord ? Moi, ingénieux Hidalgo qui n’oublie pourtant jamais rien ?! — Loué soit donc ton personnel, de ta cadette appelée chaleureusement « chaton botté » (parce que bien que minuscule, on l’entend à deux milles taper du talon) à ta doyenne Tati Nova (qui change d’humeur comme la lune de quartier), en passant par Alice qui depuis qu’elle a grandi joue les Lapin blanc en haut des terriers pour nous y aiguiller (à moins que ce ne soit, sous son imper, Marina, toujours offerte à la bruine et réticente à prendre la barre). Oui, ma tek, loeh soient-ils tous ceux-là qui s’invectivent par leur nom de corde quand ton gréement se file en coulisses avant que de se défaire chaque nuit comme une toile de Pénélope : andr, stas, riva, faya, lejo, tror, ferr, khar, miel, barb, vinc, rodr, gerv, noel, gomb, cham, vink… Merci à eux, et merci aussi à ceux de la bande à Bonnaud qui nous servent chaque jour leurs plats parfois un peu de guingois ; et surtout, merci à tous ceux qui se frottent les mains contre toi pour que les nôtres restent au chaud dans nos poches : à tous ces anonymes, du pont aux machines, de la proue à la poupe, de la quille au nid-de-pie, qui font que toi, ma mie, ma dulcinée, ma tek, ma femme, ma barbe, ma couille, mon essentielle, ma vie… puisse me tirer vers le haut davantage. Tendu, toujours, rivé, à tes toiles. Grimpé haut…

Rideau

Alonso Quinoa

Thriller, Michael Jackson (1982)

Le Poltergeist des waters

Thriller, Michael Jackson (1982)
 

Le plus important pour moi quand j’écoute de la musique, c’est le rythme. Il faut que je bouge mon petit cul ou que je remue la tête quand le corps est appelé à d’autres occupations. À l’école, on disait que je devais être sourd pour n’écouter que les chanteurs aveugles comme Ray Charles ou Stevie Wonder. T’as le rythme ou tu l’as pas. Aussi, quand on passe son enfance à l’hôpital ou sur le pot, on se moule des goûts de chiottes. Pourquoi devrais-je donc avoir honte d’aimer Tommy Faragher et son diurétique Look Out For Number One * quand il m’a comme libéré et maintenu en vie en 1983 ? Et pourquoi devrais-je renier celui qui m’a le premier fait lever de mon pot une fois ma mission achevée, après un si long thriller ? Dragées Fuca, c’était de la merde, les poires, c’était pour les pommes, ET (sorti en 82) et son étron magique ne me faisait déjà plus d’effet, non, il me fallait trouver autre chose. Et là, se pose une question tout existentielle pour un blondinet autiste du cul (qui ne voulait rien voir entrer ni sortir de son corps étranger) : Thriller fera-t-il longtemps de la résistance ? Eh ben, oui, depuis 1983, année où se sont cristallisées toutes les diarrhées symphoniques de mes passions musicales, Thriller reste premier, Tommy Faragher n’a qu’a bien se tenir (mais il frétille toujours avec son t-shirt jaune au cas où).

*

J’écoute rarement Thriller, remarque. Plutôt les Jacksons Five. Ce n’est pas moi qui commande, mais ma chère et tendre clé USB.

Thriller donc, c’est la révolution, pas forcément qu’en bien d’ailleurs. L’album est lancé comme un blockbuster. Michael Jackson est déjà une immense star depuis une dizaine d’années, et il produit ici un de ces machins rares où un artiste arrive à élever encore son niveau alors qu’il était au top. Un peu comme quand les enfants stars arrivent à s’affirmer une fois adultes : Fred Astaire, qu’il adulait, avait eu la même trajectoire, et c’est plutôt rare. Jackson avait une sorte de génie qui s’était révélé évident dès ses premières apparitions. Un touche-à-tout qui pouvait s’exprimer dans tous les aspects de la scène et en faire un événement, un blockbuster (comme Le Parrain et Jaws, qui, dans la décennie précédente n’avaient pas déçu quand on a voulu en faire des bombes commerciales).

Thriller, le clip, est à lui seul déjà un événement. Réalisé par John Landis, (qui venait de faire Le Loup-garou de Londres), le clip est aussi et surtout le début de la révolution MTV. Mais pour ma part, il s’agit d’un de mes plus anciens souvenirs. Et pour cause, comme je l’ai expliqué plus haut. Il a fallu une danse des zombies les tripes à l’air pour me faire la leçon et me faire prendre conscience de mon corps. À cinq ou six ans, chez des amis de mes parents, un soir, le clip passe à la TV et je reste scotché et fasciné par ce que je vois, debout à trois mètres de l’écran, façon Poltergeist (c’est l’époque, 1982). Je n’ai même pas eu à me dire que j’aimais Michael Jackson, il s’est imposé à moi, comme un monstre sacré, un totem, un dieu, une évidence. La poire magique. Je crois avoir eu deux idoles, enfant, Bruce Lee et Michael Jackson. Les deux purgeaient à leur manière les affaires courantes. J’ai voulu marier les deux dans une vaine tentative de créer une danse faite de coups de pied retournés et de postures ridicules, mais ça n’a pas marché. 1982-83, toujours, désolé, j’ai été nourri à ces années, et Tom Cruise (qui me ressemble en tout point sauf pour le génie — il ne peut pas tout avoir), n’était pas le seul à se la raconter dans Risky Business. Il y a des phénomènes étranges…, faites gaffe à ce que vos enfants écoutent ou voient à cinq ou six ans, ça s’imprègne durablement dans nos petits cerveaux. (J’ai dit que mon film préféré c’était Blade Runner ? 1982)

Mais Thriller, ce n’est pas qu’un clip (ou les clips), c’est aussi l’événement d’un moonwalk ressorti des placards pour en faire un gimmick, un lazzi, qui sera la marque Michael Jackson. Le mouvement existe depuis les années 30, mais puisqu’il n’a jamais été exécuté avec une telle épure, une telle perfection, l’effet est immédiat. Il faut se rappeler où et quand il a été exécuté pour la première fois. Durant un gala de la Motown, avec un public de connaisseurs. Rares dans la salle sont ceux sans doute qui connaissent le pas magique, et pour cause, il n’a pas été reproduit depuis des années. Le génie de Jackson, il est autant d’être capable d’exécuter à la perfection un tel mouvement, de se l’approprier, que de savoir faire confiance à des pros qui eux connaissaient le pas et l’ont retravaillé avec lui (sur le plan musical, il ne fait pas autre chose avec Quincy Jones à la production). Le petit Michael, quand il dansait au tout début, il singeait beaucoup James Brown. Ça remue, ce n’est pas un numéro structuré comme on l’entendait à Broadway ou ailleurs dans les années 20-30. Michael Jackson et donc Thriller, c’est ça, l’ambition, et la réussite, d’un art total. À la fois une performance du chant, de la composition, mais aussi de la danse. Pour en mettre plein la vue à ce public de connaisseurs, il fallait sortir un véritable numéro sorti de nulle part, qui tenait un peu aussi de la performance de magicien et d’archéologue. Il n’invente rien : il pille ce qui a disparu depuis des décennies, les meilleurs, pour réadapter la chose à sa sauce. Et ce jour-là donc, il y a quelque chose qui se passe et qui crée la légende Michael Jackson. Quand il exécute sur scène et devant les caméras Billie Jean le public est déjà aux anges. Avant le moonwalk, c’est déjà l’hommage et le “travestissement” des danses héritées de Broadway des années 20, avec une routine tout à fait particulière, unique, personnelle, une rigueur infaillible, des footworks, des gimmicks qui « prennent des poses », et tout ça qui donne à voir. Une performance. Rien de neuf là-dedans, il n’a cessé depuis son adolescence à aller de plus en plus vers ça. Et puis enfin, bien sûr, le climax. Même si Michael est moins concerné par le public que d’habitude, sans doute concentré sur ses pas et ses postures (et peut-être aussi par l’émotion propre qu’il veut donner à son interprétation), même si le playback enlève un peu de spontanéité (ça rajoute en fait au côté robotique de son numéro, qui tient donc à la fois de la danse de Broadway, du mime ou du théâtre), eh bien quand “il” s’arrête de chanter, que la musique s’attarde un peu, c’est là qu’il se lance, relève presque sa queue-de-pie et… recule comme quand une bonne poire vous aide à mieux glisser, avec classe et désinvolture, sur les peaux de bananes. L’art suppositoire, la giclée dans ta poire. Mais aussi le roi. Le roi Arthur face à la cour qui prouve sa vaillance en s’appropriant la légendaire Excalibur : la voilà l’évidence des dieux. L’épreuve de maturité est réussie : la preuve que les chevaliers attendaient pour faire de Michael le King of Pop. À ce moment-là, il n’y a plus de compétition entre les pros, tous adoubent le roi en hurlant. Si dans les années 60 les gamines jetaient leur culotte aux Beatles, le roi fait la même chose (ou presque) devant un public de pros.

Évidemment, je n’ai pas vu les images à l’époque, mais les mômes semblent capter comme personne l’air du temps, et comme pour thriller, j’ai l’impression d’être né avec ça :

https://www.youtube.com/watch ? v=d17ggav1Lto

On trouve sur Youtube des danseurs ayant inspiré Jackson ; certains pratiquaient des proto-moonwalks. Parmi ces influences, il y avait avec Fred Astaire, sans doute la meilleure danseuse de la première moitié du siècle, Eleanor Powell. Remarquez les poses de ce numéro tiré de Broadway Melody of 1938 :
https://www.youtube.com/watch ? v=Xn0-l69kzC8

À noter aussi que le tour de magie de Smooth criminal (Bad cette fois), le penché à 45° (qui est bien un tour de magie) est tiré de la version de 1940 (celle qui réunissait Fred Astaire et Eleanor Powell) :
https://youtu.be/uaIyxjnsfXY ? t=5 s

Pas qu’un album donc. Une révolution, un backwalk vers les plus belles heures de Broadway.


Don’t Let the Sun Go Down on Me, G. Michael & E. John

Les capitales

Science, technologie, espace, climat

Les pilosités électives

On apprend dans le dernier numéro de Sciences et Vie que les femmes européennes s’estiment trop poilues et que c’est bien la faute de leurs aïeules d’avoir toujours privilégié les mâles velus aux petits Poucet glabres et polis. Or, voilà 25 ans que les jeunes filles se plaignent ainsi, et c’est certain, il faudrait plus d’une génération pour voir les imberbes dominer la terre. Et encore, rien n’est moins sûr, tout n’est qu’artifice.

Artifice, et subterfuge.

Les bifurcations capillaires évoluent au fil de la mode, et la mode est souvent trop éphémère pour que les jeunes filles, un jour, se peignent de ne plus avoir de cheveux sur le bas caillou… La mode, c’est comme l’amour, ça va, ça vient : ce qui était un jour au poil se pointe sans prévenir sous le fil du rasoir.

Faisons table rase du passé.

Si vous n’avez pas d’exemple en tête, permettez que je vous cède mon chapeau et vous relate veluement l’histoire d’une révolution qui, si elle n’était pas musicale, était tout du moins, et de pied en cap, hilarante.

C’était le début de l’année 91, et alors que je me demandais pourquoi l’émission de Michel Drucker Star 90 ne devenait pas Star 91, un tube commençait à monter dans les charts comme aspiré par d’étranges capillarités tubulaires : Don’t Let the Sun Go Down on Me.

La chanson interprétée par Elton John et George Michael tournait en boucle d’or à la radio, mais ce qui faisait alors jaser, c’était moins la réunion de ces deux garçons joyeux et polis, que le scandale capillaire auquel s’était livré le sex symbol des années 80, George Michael. (Elton aurait bien voulu mais cela fait l’objet d’un billet plus ancien que je partagerai à l’occasion, intitulé : Les capilosités d’Elton.)

C’est que l’ancien chanteur de Wham ! cherchait à tirer son épingle du cheveu dans cette nouvelle décennie fort concurrentielle en matière capillaire. Et pour ce faire George avait lancé tout une campagne publicitaire visant à le faire entrer dans ce que certains charretiers nomment « l’âge de la maturité ». Le duo, il l’avait déjà fait, il fallait donc proposer du neuf, quelque chose de plus sulfureux, de plus ébouriffant, de moins… rasoir.

Les années 80 sur le plan capillaire sont à ranger dans l’ère des trente glorieuses. L’ère des Beatles, l’ère du poil long et dru, l’ère de la prospérité et de la contestation. Au cinéma, cette ère s’est tragiquement achevée en 1992 quand un jeune cinéaste qui fera la mode des années 2000, David Fincher, impose le crâne rasé à Sigourney Weaver.

Mais le premier à avoir fait vaciller le cheveu, c’est bien lui, George Michael, en cette funeste année 91, qui déclenche les hostilités.

L’ironie, c’est que l’intention (marquetée) de George Michael, était d’abord de s’enlaidir, de proposer un look plus neutre, pour faire oublier ses splendeurs capillaires passées.

Si Louise Brooks avait été un symbole de l’émancipation de la femme, George Michael avait tenté le contraire en cherchant à janséniser son apparence. Mais en voulant imiter la tonsure de Laspalès, il a remis au goût du jour ce qui apparaissait alors comme une étrangeté antique : la coupe à la romaine. Coupe, non seulement rendue populaire, mais théorisée par le célèbre Archimède dans son ouvrage De la capillarité en six cils et au-delà. Gageons que ce sont les gènes de ses grecques aïeules qui ont parlé ici pour lui (ces mêmes aïeules responsables d’un article plein de pilosité dans mon S&V du mois dernier).

Suivront quelques dates marquantes qui feront du poil ras, pour les quelques années à venir, la norme.

Notons par exemple que plus Elton John se voyait sublimé d’une toison nouvelle pour bientôt oser quitter de plus en plus son divin cap, plus la mode marchait, ou poussait, dans l’autre sens. N’est pas George Michael qui veut. Mais c’est un peu ce qui arrive quand le chou fait bon ménage avec la chèvre…

Dès l’année suivante, un docteur des Urgences est intronisé au rang de nouveau sex symbol masculin : l’autre George, George Clooney, adoptant lui aussi la coupe à la romaine.

L’homme des années 90 se doit d’être garni de la touffe, mais pas trop, plutôt rasé d’hier, mais pas trop.

Pour les femmes, la bifurcation s’était amorcée tragiquement avec la Lambada : si encore dans les années 80 la mode était au minou taillé au ras du maillot, la Lambada a lancé les coupes dites à la brésilienne. La mode parfois suit des élans, et quand on coupe « ça », on finit par tout couper. Les jeunes filles ne le savent sans doute pas, mais leurs mères sont allées jusqu’au ticket de métro (les hommes auront au même moment leur période “bouc”). Ce sont elles, ces jeunes filles, qui la décennie suivante ont décidé de laisser le soleil les prendre toutes nues, et donc, comme pour ces femmes évoquées dans Sciences & Vie, de rêver à une peau parfaitement glabre (l’héroïne de Tigre et Dragon, Zhang Zizi, en fer de lance de toute une génération glabre et polie).

Un dernier scandale devait faire basculer pour longtemps l’ère pubienne dans un monde aseptisé, sans âge, sans vie, sans sexualité et sans maladie : celui de la chanteuse Mallaury Nataf exposant son minou velu (brésilien, lambadadesque) aux yeux gauleguenards de millions de petits téléspectateurs du Club Dorothée.

La coupe était pleine. Il fallait faire la guerre aux poilus. George avait lancé la mode. Une mode qu’on n’arrêta plus.

Bientôt, c’était Justin Bieber qui devait apparaître. Mais cela est une autre histoire.

Long poil à toi, George.