
Commentaire rédigé suite à la vision de Seul sur Mars en 2016.
Il y a, et il y aura toujours, un malentendu concernant Ridley Scott si on considère qu’il faut juger une œuvre à travers… son auteur. Les Cahiers du cinéma ont initié la politique des auteurs, à laquelle on ne peut plus échapper depuis plus d’un demi-siècle. Et même quand on pense s’affranchir de leur logique, elle est partout. Ridley Scott n’a jamais été un auteur, il ne l’a jamais été pour ses films, encore moins qu’un Hitchcock par exemple. Il ne saurait être tenu pour principal responsable des qualités ou défauts scénaristiques, dramaturgiques, des films dont il est… responsable. Il faut revenir à la bonne vieille définition du régisseur au XIXᵉ siècle pour comprendre le travail de Scott, et l’apprécier peut-être presque autant qu’un costumier ou un décorateur sur un film. Scott supervise. Il réunit des équipes, fait des choix, mais il n’écrit pas les histoires qu’il met en scène. Son cinéma n’a aucune thématique définie, aucun motif récurrent, aucune obsession d’auteur. Il fait comme vous et moi, il lit un truc, il regarde un film, et hop, il se dit qu’il a envie de faire la même chose. (La seule différence, c’est peut-être bien que, lui, aura les moyens de reproduire ce qu’il a déjà vu ou lu.)
Scott reproduit, il n’a jamais fait que ça, comme n’importe quel bon régisseur. Et c’est un des meilleurs. Mais ce n’est pas un auteur.
C’est donc, à mon sens, en oubliant que Scott puisse être un auteur (puisqu’il ne l’est pas) qu’il faut voir ses films, et celui-ci, Seul sur Mars, en particulier. Il s’est emparé d’un des bouquins en haut de la pile des adaptations à faire, et n’a probablement rien changé. Lui prêter des intentions d’auteur, qu’il n’a jamais eu, c’est un peu lui reprocher la baisse ou la hausse du chômage quand il y est pour rien. Les intentions, les trucs, les astuces, des invraisemblances, tout ça dans un scénario, c’est à mettre au crédit (avant d’accabler Ridely Scott) du type qui a écrit le bouquin. C’est le film, seul, qu’il faut arriver à juger, et laisser Scott là où il est. Parce que toutes ces critiques, visant le film, seraient sans doute plus claires si elles n’étaient pas toujours rattachées à celui qui en serait le grand responsable.
Il y a un peu de De Palma chez Scott, c’est amusant. Ridley Scott commence sa carrière en voulant imiter Kubrick comme De Palma cherchait à ressembler à Hitchock ; puis il surfe comme beaucoup sur la vague SF, mais non pas celle de Star Wars, enfantine, mais sur celle, moins fantaisiste, puisqu’il adapte une histoire de Dan O’Bannon, qui avait écrit une histoire très similaire pour Carpenter : Dark Star. Il continuera d’ailleurs dans cette logique (d’auteur) en adaptant Philip K. Dick. Je ne doute pas, par exemple, que Scott aurait pu réussir là où Carpenter s’est planté (à mon humble avis), et ce serait sans doute là son unique talent à Scott. En somme, il sait mettre en scène les idées des autres. Je ne dis même pas « met en image », parce qu’il a toujours laissé des directeurs de photo le faire à sa place (à ce sujet, voir le commentaire de Cutters’ Way) : là encore, son génie, sa réussite, c’est sans aucun doute de savoir choisir des techniciens de talent et de réunir des équipes dans une certaine forme de cohérence pour travailler sur un même projet. Parce que si on en vient ensuite à Blade Runner, K Dick, c’est une chose, mais le scénario n’a finalement plus grand-chose à voir avec le roman. Ce n’est pas Scott qu’il faut créditer pour ce travail, au mieux a-t-il supervisé et donné la direction à suivre (et ce n’est pas rien, mais ce serait plus le job d’un producteur que d’un… auteur). Les commentaires de Ridley Scott quant à l’identité de Dekkard sont assez révélateurs : il n’a rien compris de la réussite dramatique et des portes laissées ouvertes dans son film. Quant au rendu visuel, je l’ai longtemps mis à son crédit, mais c’était avant que je découvre le travail de Jordan Cronenweth sur Cutter’s Way, tourné juste avant Blade Runner et sorti pendant le tournage de Blade Runner. Or, beaucoup des éléments visuels qui font le succès de Blade Runner, mis à part tout le high-tech, sont déjà dans Cutter’s Way alors que celui-ci n’a rien d’un film de science-fiction, ou même d’un film noir (Jordan Cronenweth, à ce propos, ne vient pas seul, puisqu’il a embarqué une partie de son équipe technique du film d’Ivan Passer). C’est tout con, mais quand une équipe vient disposer des fumigènes sur un plateau, poser un projecteur ici plutôt que là, placer la caméra à telle distance plutôt qu’à une autre, bah ça crée des habitudes, et on peut facilement comprendre que sur le prochain film l’équipe opérera de la même manière. Scott regarde faire son directeur photo, et n’aura plus qu’à dire : « OK, c’est ce que je veux. » Le voilà son talent. N’oublions pas que Blade Runner a longtemps été considéré comme un échec, et c’est bien pourquoi Scott s’est tant d’années détourné de la SF. Scott n’est pas un auteur, il flaire les modes, ne les précède jamais, et s’engouffre dedans, parfois pour le meilleur, d’autre fois pour le pire. Chacun sera juge pour Seul sur Mars, mais il serait bon de juger les films d’abord pour eux-mêmes plutôt qu’en fonction d’un auteur hypothétique qui en serait responsable.
Ce n’est à mon sens pas moins gratifiant pour un professionnel d’être considéré comme un superviseur, un régisseur, plutôt que comme auteur.
Avant les Cahiers, personne ne considérait le réalisateur comme l’auteur des films (ou un peu déjà chez la critique française, mais cette notion d’auteur s’est répandue dans toute la cinéphilie du monde grâce à eux, au point que ce terme, auteur, signifie en anglais, cinéaste). Cette idée est venue polluer tout l’imaginaire qu’on se fait du cinéma, et jusque dans la tête de ceux qui le font dans les studios en Californie. Il y a des auteurs, il y en a eu, plus ou moins à Hollywood ou ailleurs, mais considérer que le réalisateur d’un film est systématiquement un auteur, c’est une grosse erreur. Qui est l’auteur d’Autant en emporte le vent ? Personne. C’est le film seul qu’on juge. Se questionner sur les intentions d’un hypothétique auteur serait parfaitement vain. Scott, comme Hitchcock ou comme O. Selznick, s’ils ont une intention, elle n’a pas à chercher dans le “sens”, mais dans le “combien” : face à un choix, ceux-là n’iront jamais se demander si c’est le “sens” qui leur convient, mais si le “public” adhérera ou pas.
Et Ridley Scott n’est pas un auteur, parce qu’il ne fait pas, et n’a jamais fait, (même si on a pu penser le contraire à un moment) d’art. Depuis le début du cinéma ou presque, il y a deux visions qui s’opposent. Ces deux notions sont nées en France, bien avant les Cahiers du cinéma. Les Lumière ne faisaient pas d’art, on est d’accord ? Méliès, c’est plus discutable aujourd’hui, mais il proposait bien des divertissements assez peu considérés à l’époque (et à l’époque, le cinématographe attire surtout l’attention des forains et des illusionnistes). C’est seulement avec les Films d’arts, les bien nommés, que des producteurs ont souhaité faire des films plus ambitieux, d’auteurs, peu importe comment on les appelle, non plus proposés par des saltimbanques mais par la crème des acteurs du français (en particulier). Bref, à cette époque, l’art, c’est la Comédie française, donc on appelle ces acteurs et on les fait jouer devant la caméra… Pas bien passionnant, mais tout d’un coup, la “haute” prend plus au sérieux ce bidule cinématographique. Avant ça, un film, c’est un produit, comme une soupe, et celui qui en est “responsable”, c’est une sorte de cuisinier qui doit faire sa bouillabaisse au public. Est-ce qu’un cuisinier est “auteur” de la recette de la bouillabaisse qu’il propose ? Non. Tout artisan qu’il soit, il s’empare d’un produit et on l’a chargé de la proposer. Si on lui demande de créer sa propre soupe, ce n’est pas pour autant qu’on le considérera comme auteur, parce que tout appétissante que soit sa soupe, ça reste un produit de consommation. Un réalisateur, c’est alors le plus souvent un chef cuisinier qui se charge de faire la popote d’une franchise McDo. Depuis, les Films d’art sont nés, et ils ont toujours pris des formes diverses à travers l’histoire (après-guerre, c’est encore en France que naîtra l’avant-garde, le surréalisme, etc.). Les soupes commerciales n’ont jamais cessé d’être, et pour cause… Une soupe, c’est fait pour être consommé, c’est la loi du marché. C’est sur ce principe que des industriels, puis des studios, se sont créé, parfois même à la limite de ce qu’on considère comme de l’art aujourd’hui. C’est un biais historique : tout, aujourd’hui au cinéma, apparaît comme de l’art, alors que peu de ceux qui le produisaient à l’époque considéraient faire de l’art. Cette mentalité, en particulier à Hollywood, a prévalu jusque dans les années 50-60, avec la génération de cinéastes (auteur, donc en anglais) tant vantée par les Cahiers. Même actuellement dans le monde cinéphile anglophone, on parlera moins d’art en évoquant le terme “director”, et il y a encore un très grand nombre de films qu’on va voir pour être une adaptation d’un roman à succès dont on se fout pas mal de qui a réalisé (celui-ci en fait partie), ou d’un scénario original remarqué. Chez les anglophones, chez les cinéphiles (et le monde anglophone est beaucoup moins “cinéphile” que le nôtre), pour parler d’un auteur metteur en scène, on emploiera donc, et avec beaucoup moins d’ambiguïté, ce terme, “auteur”. Ça veut tout dire. Si nous avons encore bien du mal à voir qu’il y a un bon gros schisme entre ceux qui font de la soupe et d’autres qui prétendent à faire de l’art (et on peut faire de l’excellente soupe comme on peut faire de l’art pauvre), au moins chez les anglophones, les termes aident à faire une différenciation bien plus nette qui me semble plus conforme à la réalité. Pour nous, tout est art, donc tout réalisateur est de fait un auteur. Eh bien non, un réalisateur de films ostensiblement commerciaux, n’est pas un auteur.
Pour évoquer plus en détail, Seul sur Mars, on peut l’apprécier, justement peut-être parce qu’on n’attend rien de spécial du bon père Scott. Qu’y a-t-il de Scott là-dedans ? D’ailleurs, c’est quoi la petite touche de Ridley Scott dans ses films ? Scott est un opportuniste, de talent, mais un opportuniste. Seul sur Mars aurait pu être mis en scène par n’importe quel réalisateur de talent, il est probable que la machine aurait été de toute façon assurée non seulement par le script de départ, puis par la machine de studio derrière capable de produire visuellement la soupe proposée. Vu le nombre de merdes sidérales qui circule depuis toujours dans le genre SF (et dont Scott participe assez souvent), on m’excusera de me satisfaire de celui-là. C’est l’objet filmique que je juge, Scott, je n’en ai rien à foutre.
Ce n’est pas parce que la notion d’auteur est essentielle (on pourrait rajouter souhaitable et nécessaire), qu’elle a de fait un sens dans un monde (Hollywood, le plus souvent, et plus globalement celui des mégaproductions), Scott gardant me semble-t-il son indépendance vis-à-vis des studios qui au mieux participent au financement de ses films jusqu’à un certain point et se contentent ensuite de le distribuer, et qui peut totalement s’en affranchir, et l’a le plus souvent fait. Ce n’est pas en disant qu’à travers une conception du cinéma d’auteur, on propose autre chose qu’un simple produit industriel qu’on impose cette conception à un monde qui n’en a rien à foutre et qui obéit à ses propres règles.
Prétendre que le cinéma a besoin de cette conception pour identifier des “auteurs” au sein de ces productions, c’est pour moi à la fois inutile, une facilité, et une absurdité. C’est ignorer l’un des aspects les plus importants de la créativité : le hasard. On ne décide pas tout d’une histoire, on ne soupèse pas tous les éléments dramatiques d’un scénario ou de la production d’un film, quand bien même on en serait responsable de près ou de loin, on fait des choix, certes, mais on pioche ici et là, on copie, on reproduit, on innove le plus souvent sans même s’en rendre compte, et c’est même parfois impossible de pouvoir prétendre définir une cohérence, une intention, pendant l’acte créatif… Bref, créer, c’est parfois un gros bordel, le et les responsables sont très souvent inconscients de ce qu’ils font, ou quand ils le voudraient, ils sont — en particulier au cinéma où la question du technique « possible/pas possible » est bien plus présente, que dans une autre œuvre — obligés de composer avec les collaborateurs ou l’environnement (budget, climat, moyen, désirs des uns et des autres) qui font que, de fait, si on peut trouver toujours un responsable, il n’est pas maître de tout. C’est même une grande marque du génie, parce qu’on peut toujours chercher ce qui explique le talent des uns et des autres à composer des schémas, des méthodes ou des œuvres, avec la même réussite, le plus souvent ce qui caractérise le génie est indéfinissable, impalpable. Beaucoup pourraient s’accorder pour dire qu’untel ou untel a du talent, mais en les questionnant sur les raisons de ce talent, ils s’accorderaient rarement sur la même chose. C’est bien que si derrière cette notion d’auteur, tout est fumeux, tout est aussi confus dans le processus créatif. Chercher à tout prix à vouloir définir des “auteurs”, sortes de dieux omniscients de l’objet créatif, c’est accorder aux créateurs, ou aux responsables, un pouvoir ou des intentions qu’ils n’ont pas. Ce qui fait que Blade Runner soit un chef-d’œuvre ? (ou pas d’ailleurs) Chacun pourrait y aller de son commentaire, et même en s’accordant sur la qualité du film, ceux qui le louent seraient incapables de s’accorder sur le pourquoi de cette réussite. Mieux, ils seraient finalement incapables d’attribuer à untel ou à untel le mérite, d’auteurs, qui leur revient. Parce que très souvent, il n’y a personne à bord. On crée, on collabore, et plus que dans n’importe quel art (puisque c’est aussi un produit de consommation de masse, pas un objet culturel produit et réalisé par une seule tête), le produit final dépendra d’une alchimie improbable due beaucoup plus au hasard ou à la combinaison de choix non conscients qu’au pouvoir décisionnaire d’un seul homme, d’un “hauteur”. Au cinéma, de tels miracles sont fréquents. Et si, dogmatiquement, on pense que c’est une bonne chose qu’il y ait toujours au cinéma un auteur, je pense exactement le contraire, qu’il y a de la beauté, et quelque chose de profondément juste, conforme à ce qui se passe dans la vie, à voir des objets, qu’on les regarde comme des produits culturels ou de simple consommation, qui puissent avoir une cohérence propre. Plus que bien d’autres arts, le cinéma est une expérience, et en cela, il peut nous en apprendre sur nous-mêmes et sur le monde ; or pour profiter d’une expérience, nul besoin de cet “auteur” pour diriger des intentions que le public se plaira à deviner. Ces intentions, surtout quand elles ne nous sont pas imposées, c’est bien nous qui arrivons à les voir. C’est bien ça toute la magie du cinéma. L’auteur, il est bien plus en nous, qu’en un responsable technique ou un ayant droit.
Godard, par exemple, est un auteur, parce que poète. La question du sens n’en a en fait pas beaucoup dans son cinéma. Plus amusant encore, c’est un poète qui s’ignore. Parce qu’il voudrait à la fois être cinéaste, théoricien, historien de l’art, philosophe, psychanalyste de la psychanalyse, politique, etc. Alors qu’il est rien de tout ça. Seulement, en prétendant l’être, il peut au moins prétendre à la poésie. Son discours se perd en volutes élégantes et parfois remarquables, parce qu’il use de bons mots, plus que parce qu’il touche à la réalité. Dans la poésie, oui, tout peut faire sens. L’art est une escroquerie, Godard aussi. (Donc Godard est un génie, avant d’être un auteur de génie.)
Ridley Scott quant à lui n’invente rien, ne crée rien, n’est l’auteur de rien, et surtout n’a aucune prétention à dire quoi que ce soit. Ses volutes remarquables, on les trouve dans les fumigènes produits par son chef op. Il combine, il compile au mieux, tel un maître de cérémonie. Et c’est bien souvent ce qu’on demande (dans un système de studio) à un réalisateur-producteur. Au même titre que de savoir choisir ses acteurs, il faut savoir choisir ses sujets, son équipe technique, et se placer dans la continuité de produits ou d’œuvres précédentes qu’on cherche à reproduire. Scott est d’autant moins auteur qu’il n’y a qu’une logique dans sa démarche : la réussite, le profit. On est très loin du cinéma d’auteur.