
La femme fatale
Commentaire après lecture de Femmes fatales in films noirs, An overview of femmes fatales and insanity in classic films noirs, by Pierre Zanchetta (aka Aramis).
Sujette à interprétation, voici ma vision sur ton texte sur la femme fatale.
George Raft (qui tu cites un peu après) aurait pu être évoqué quand tu dis que Bogart n’avait que des seconds rôles avant les films noirs. C’est d’ailleurs en refusant la plupart des rôles que ne voulait pas faire Raft que Bogart a atterri dans ces films.
Il y a aussi Underworld qui, à mon sens, aurait dû être évoqué avant Scarface (le Sternberg adopte déjà pas mal des conventions du futur film noir, alors que Scarface c’est un film de gangsters).
Sur la question du background, c’est hautement subjectif et sujet à interprétation. Perso, je vois la femme fatale effectivement comme une constante du film noir et donc le résultat direct du code Hays, mais comme une sorte de contre-réforme. Si la « réforme » était le code et le puritanisme qui vient avec, la femme fatale serait l’expression de cette femme d’avant la réforme, donc des femmes émancipées du pré-code, à travers les yeux du puritanisme pour nous en mettre en garde. Dans la logique puritaine du film noir (ou constipée, refoulée), la femme fatale serait une représentation de cette même femme émancipée, indépendante, qui ne pourrait être donc qu’une garce. Une femme intéressée par le pouvoir plus que le mariage, plus intéressée par l’argent que par la religion et la morale… C’est Baby Face ou la It Girl vues par le filtre du puritanisme. Une femme émancipée, c’est une femme qui a coupé les liens (volontairement ou non) avec sa famille et surtout avec son paternel, et qui cherche à se faire toute seule : elle ne peut être une fille bien (le message du puritanisme c’est : ne fréquentez que des filles à papa parce que c’est papa en fin de compte qui approuvera) ; c’est donc une fille de mauvaise vie, une femme intéressée, une vamp, une femme dangereuse, et finalement l’incarnation du mal, du désir extraconjugal qui ne pourrait être que fatal. Une sorte de Méphistophélès au féminin. Et le message est clair : le rêve américain, il est pour les hommes (les femmes suivent), alors regardez comment ces femmes des années 30 vivent en réalité. C’est pour ça que sur l’aspect financier, je suis moyennement d’accord. La femme fatale, je la vois plus comme une apparition sans background réaliste, au contraire, tout est fait pour suggérer quelque chose de pas bien moral, et si on la retrouve là où elle est, c’est souvent parce qu’elle a perdu toutes ces illusions. Une sorte de vieille fille qui a été ou est encore jolie et qui a le savoir et l’expérience pour embobiner encore les hommes imprudents. Si on donne des informations précises sur son passé (ou si elle est trop jeune, innocente), à moins que ce soit elle qui les évoque, elle sort du cadre un peu fantomatique. Dans la logique du code, elle a besoin d’être un archétype, donc sans aucun background social. Certes, elle a besoin d’argent comme les vampires ont besoin de sang, mais si on évoque ses origines misérables ça la range du côté des « victimes », et s’il arrive souvent que la femme fatale se révèle toujours humaine (sorte de contre-réforme de la contre-réforme du code), finalement, la première image proposée est toujours sans background, puisque la première image d’elle, c’est la menace (un aspect d’ailleurs tout à fait en accord avec les principes populaires à l’époque du suspense — voire avec la situation politique : la peur de ce qui pourrait arriver, la menace, plus que ce qu’elle fait — car en réalité, elle se révèle souvent paradoxalement une « aidante », toujours l’aspect réactionnaire du puritanisme du code).
Précurseur de la femme fatale : la femme émancipée pré-code, ici Barbara Stanwyck dans Baby Face, Alfred E. Green 1933 | Warner Bros.
Après, tout est interprétation. Par exemple, tu fais de beaucoup de personnages centraux féminins, des femmes fatales. Alors que pour moi c’est un archétype de second rôle. C’est un personnage aidant ou opposant qui n’intervient qu’à un moment du récit, pour revenir de temps en temps peut-être, mais pour moi c’est cette femme-là qui constitue vraiment l’image de la femme fatale. Les autres, les premiers rôles, peuvent avoir certaines de ses caractéristiques, mais on le voit avec l’utilisation du background, nécessaire pour les premiers rôles, à mon sens ça finit par faire sortir complètement le modèle « vampirique » ou l’image de la tentatrice de l’ombre. Et si cet archétype est si populaire, c’est qu’un peu à l’image d’un Bobba Fett, il est tout près d’être un personnage central, sans l’être. Pas besoin alors d’évoquer ce passé parce que comme tous les archétypes ça joue sur le préjugé. En revanche oui, le personnage secondaire va prendre une dimension imprévue, car d’opposant, il va devenir aidant (ce qui n’est pas le cas de Bobba Fett), un égal ou un confident (il n’y a qu’une femme facile — ou une pute — capable de s’entendre avec un homme impuissant). Ce qui fascinait bien chez Bobba Fett c’est qu’il n’avait pas de passé, mais qu’on pouvait l’imaginer ; montrer son passé a fini par tuer tout son mystère. On le craignait justement parce qu’il apparaissait habile, mais qu’on ne savait pas d’où venait cette habilité. Pour moi, avec la femme fatale, c’est pareil. C’est l’absence de background qui la rend si menaçante. Et pour le code, pas besoin de préciser : si c’est une femme de mauvaise vie, elle vient probablement de la basse société, il n’y a pas à savoir autre chose, et selon les principes du code, on ne s’étale pas sur ce côté miséreux, on le devine, et on le craint. La femme fatale, c’est un archétype qui marche parce que c’est une caricature.
Je suis d’accord sur le fait en revanche que la femme fatale n’ait probablement pas de futur, pas d’issue. Et que ce soit l’arrivée du personnage masculin, le héros qui lui laisse entrevoir un instant le contraire. Peut-être d’abord pour l’arnaquer, mais c’est vrai qu’elle va aussi (parce que c’est une fille facile, alors que la femme qui résiste, parfaitement morale, ne tomberait jamais aussi facilement amoureuse) s’enticher du héros. Il y a un petit côté Ulysse et Circé. Circé va d’abord se débarrasser des potes d’Ulysse, puis elle va tomber amoureuse de lui, et elle va le retenir quelques années, le temps de lui faire des gosses, mais au départ, c’est bien l’image de la femme requin, la tentatrice, celle qui empêche le mari forcément dévoué et fidèle à revenir dans son foyer (« Mais chérie, elle m’empêchait de rentrer ! Ce n’est pas de ma faute ! Mais je sais chérie, je lui ai fait trois gosses, mais elle m’a obligé ! C’est une sorcière ! »).
J’adore l’idée que la complexité des intrigues de film noir soit le fruit de l’esprit torturé d’une femme fatale. Là encore, on peut rejoindre la mythologie. Le labyrinthe de Dédale aurait en fait été imaginé par l’esprit d’une femme (le labyrinthe peut aussi correspondre au deuxième vagin tortueux d’une femme, son cerveau, et par lequel il faut passer pour atteindre l’autre vagin, le jardin d’Éden…). Et on voit le même retournement de la femme, cette fois, fille à son papa, Ariane qui aidera le héros pour l’aider à sortir des nœuds cérébraux de ce labyrinthe…
Ida Loupino dans Ici brigade criminelle, Private Hell 36, Don Siegel 1954 | The Filmakers
Et concernant le fait d’aimer les femmes fatales, là encore j’y vois perso un lien avec Ulysse. Ulysse, c’est le personnage futé. Celui que tout spectateur voudrait être, et c’est le cas dans beaucoup de films noirs où le personnage est un détective, forcément futé. À travers lui, on aime ces femmes fatales parce que comme tu le dis elles sont non seulement jolies, mais si elles sont tout aussi futées, on va pouvoir jouer au chat et à la souris avec elles : prétendre ne jamais succomber parce qu’on sait qu’elles ont besoin qu’on tombe dans le piège (ou qu’elles ont besoin réellement d’affection comme tu l’écris). En gros, c’est le fantasme de la femme qui serait l’égal de l’homme… intellectuellement. Là encore, c’est l’image très arriérée du film de censure où une femme convenable est une femme de bonne famille, religieuse, etc., mais aussi forcément un peu sotte. En tout cas pas une femme avec qui on peut jouer à un jeu cérébral. Si Ulysse succombe, pour le spectateur (et pour le héros du film noir qui est presque toujours impuissant), ce n’est pas un problème. C’est un moyen de retrouver la femme émancipée des années 30 qui faisait peur, et qui est à portée de main, désillusionnée, et qui n’a plus que nous pour la sauver. Elle joue avec nous sa dernière partie d’échecs, et on veut jouer avec elle. Le plaisir de la mater, et le plaisir de la mâter.
Le fait d’une conception plus restrictive de la femme fatale, je ne me retrouve pas trop dans ton dernier chapitre sur les femmes fatales réelles. Je n’ai jamais regardé Monroe comme une femme fatale, justement parce qu’elle était naïve. Monroe pour moi au contraire, c’est le retour de la femme des années 30, mais au lieu de lui gonfler le cerveau, on lui a gonflé les seins et la couleur. C’est Betty Boop revisitée. C’est le code qui s’émancipe légèrement avec la fin de la guerre et de la menace brune, et on vante les mérites de l’idiote bonne à baiser, la secrétaire à son patron, parce que là encore le soir papa rentre à la maison. C’est un dégel restreint. Parce qu’à côté de ça, pas question de retrouver la femme émancipée et en costume à la communiste. On s’affirme toujours contre. C’est pour ça aussi que je vois moins la femme fatale comme une victime. Pour moi, c’est une prédatrice dans un monde de jungle, et on est sa proie jusqu’à ce qu’on (à travers le héros) prenne conscience qu’on est comme elle. Je préfère garder cette conception stricte de la femme fatale restant un archétype, une ombre, errant entre second et premier rôles. Si elle tient le haut de l’affiche, c’est déjà trop et ce n’est plus pour moi une femme fatale. Question d’interprétation.
(Merci pour la lecture. C’est très bien fait.)
Ava Gardner dans Ville haute, Ville basse, Mervyn Leroy 1949 East Side, West Side | Metro-Goldwyn-Mayer
Variante plus bénéfique que « fatale » avec Valentina Cortese et ses yeux de Circée dans Les Bas-Fonds de Frisco, Jules Dassin (1949) | Thieves-highway, Twentieth-century-fox