Linda Linda Linda, Nobuhiro Yamashita (2005)

Note : 4 sur 5.

Linda Linda Linda

Titre original : リンダ リンダ リンダ

Année : 2005

Réalisation : Nobuhiro Yamashita

Avec : Bae Doona, Aki Maeda, Yû Kashii, Shiori Sekine

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Formidable comédie estudiantine et musicale dans laquelle un groupe se constitue autour de la dernière venue choisie comme un défi lancé au hasard, un coup de tête mélancolique et superstitieux : « La prochaine qui passe devant nous sera la chanteuse du groupe. » Après un premier refus (« c’est nous qui posons les conditions »), le sort désigne une Coréenne en échange « interculturelle » dans leur classe. On sait à peine si la lycéenne comprend ce que ses camarades lui demandent et voilà maintenant ce groupe qui semble sortir d’une parodie de film d’Antonioni (les joies de l’incommunicabilité) se préparer pour jouer un morceau à la fête de l’école.

L’histoire ne propose rien de bien original. On prend un peu de Jeunes Filles en uniforme, de Typhoon Club, de Sunny (Kang Hyeong-Cheol, 2011), de Whiplash, et de je ne sais quoi, avec un enjeu couru (connu) d’avance et un crescendo parfaitement familier avec tous ses passages obligés : premières répétitions, découragement, entraînement solitaire au milieu de son environnement familial, conseils extérieurs, jalousie ou circonspection des camarades, rencontres amoureuses, progrès stimulants, deniers écueils et finale en apothéose. Une forme d’exercice de style en somme. Et qu’est-ce qui produit la réussite d’un exercice de style ? L’exécution, l’atmosphère, l’interprétation. Contrat rempli : on ressort du film avec la banane et la larme à l’œil.

C’est surtout dans les détails que Yamashita vise juste : les plans de coupe sur les lycéennes offrent toujours un spectacle tendre, complice et réjouissant, les gestes ou petites attentions sans dialogues illustrent cette idée (assez japonaise) que le langage non verbal, les non-dits importent plus que les vaines paroles (comme les plans sur le prof que l’on devine vivre seul et solitaire, mais qui autorise les filles à venir répéter la nuit ou à laisser les élèves — lui-même peut-être un peu envieux — s’accorder en harmonie sans trop y mettre son grain de sel). La fantaisie douce-amère, presque ozuéenne, joue également son rôle (le choix superstitieux du début, la séquence du rêve, celle de la déclaration d’amour), signe souvent d’un bon film quand les effets sont bien dosés entre comédie et drame. Distance et équilibre parfaits : cette mise à distance ironique, absurde aiguise la curiosité du spectateur. Jean qui pleure et Jean qui rit. L’incertitude profite toujours au récit.

Le montage, déjà bluffant au sein des séquences (en relevant le meilleur des regards, des attitudes et des mimiques des actrices), à l’échelle plus globale de l’écriture (tout en montage alterné et en montage-séquence), nous permet de suivre le parcours du quatuor vers le finale attendu, entre académisme d’un récit sans surprises et juste prise de risque qui vous évite de tomber dans l’effet tape-à-l’œil.

La grande idée du film consiste bien sûr à faire d’une Coréenne avec qui la communication n’est pas facile le moteur du groupe et l’élément épicé qui donne en réalité tout le sens de cette quête initiatique. On n’assiste pas seulement à la naissance d’un groupe cherchant à tirer le meilleur de lui-même pour répondre aux attentes, mais à une rencontre de l’altérité, à l’altérité vue comme un atout. On réussit ensemble, avec nos différences, nos différends. Une idée lumineuse et universelle, mais les relations Japon/Corée étant ce qu’elles sont, cette promotion de la différence exogène, de la singularité (contraire aux principes d’unité de l’esprit japonais, que ce soit au sein de la nation, de l’entreprise ou du lycée), doit avoir une saveur particulière pour les spectateurs des deux pays. Depuis 2005, l’industrie de la Kpop et des dramas a inondé l’archipel (du moins dans les jeunes générations).

(Je suis en train de lire Claudine à l’école, le ton se fait plus mélancolique, plus réservé, là où le caractère vif et rebelle du personnage principal anime le récit de Colette, mais l’un, chez moi, a sans aucun doute infusé dans l’autre…)

On y retrouve ici une interprète qui participera à pas mal de films coréens ou internationaux du début du siècle (des navets surtout) : Bae Doona (Sympathy for Mr. Vengeance, Cloud Atlas, The Host, A Girl at My Door, Je suis là, avec Alain Chabat). À mon sens, c’est de loin la meilleure performance de l’actrice (même si dans le film de July Jung, dans un registre opposé à celui qu’elle tient ici, elle était déjà remarquable malgré la faiblesse du film) : le handicap de la langue l’a sans doute obligé à s’exprimer davantage à travers les yeux et le corps. N’en faisons pas pour autant une spécificité : toutes les actrices du groupe (et les acteurs du film) semblent communiquer davantage de cette manière qu’à travers la parole. L’actrice nous dévoile par exemple son sens comique dans la scène dans laquelle un adolescent lui déclare sa flamme (à la japonaise, de manière très formelle, assez peu subtile) : d’un côté, on sent le gouffre culturel qui sépare les deux lycéens, un ou deux détails absurdes accentuent le ridicule de son aveu (il la croise près des poubelles, et elle n’a jamais prêté attention à lui) ; d’un autre, elle n’a qu’une envie, aller retrouver ses copines pour répéter (rock sororité, mec, n’encombre pas le passage).

Quelques astuces de scénario révèlent également un petit brun d’humanité (ou d’humilité) qui va bien. Après avoir répété toute la nuit, les adolescentes tombent de sommeil juste avant de passer leur chanson. Et pour couronner le tout, il pleut à verse. Dans un film américain, on aurait placé la réussite au cœur de tout. Ce qu’on honore ici au contraire, ce sont plus les clubs de musique (et tous les autres) auxquels les Japonais participent l’après-midi et les événements auxquels ils doivent prendre part tout au long de l’année dans un esprit à mille lieues de l’individualisme occidental. Le public suivait ainsi très sporadiquement les performances musicales qui se tenaient sur scène (c’est une kermesse, chaque « club » propose des activités différentes au public dans l’ensemble du lycée). Puis, avec la pluie, les visiteurs s’abritent dans la salle/gymnase. Se succèdent alors deux filles à la guitare et a cappella en attendant le groupe. Après un premier groupe de rock capté sur le tard (avec l’effet chez nous de les faire passer pour des nuls hurleurs), les deux adolescentes (que l’on avait déjà brièvement croisées au cours du récit) se pointent sur scène, et c’est dans leur simplicité qu’elles sont émouvantes. Quand le quatuor arrive enfin, le public s’est massé devant la scène, prêt à les écouter. Après une intro tranquille, le rythme s’accélère d’un coup et les spectateurs deviennent bouillants. L’art du contrepoint et de la douche écossaise (c’est le cas de le dire). La fin attendue, en apothéose. L’humanité en plus. Ce n’est pas la réussite d’un groupe, mais la réussite du vivre ensemble. Avec un brin de nostalgie : l’amour attendra.

Parmi tous les films cités, dans sa tendresse, sa simplicité, sa description des amitiés féminines, c’est encore à Sunny que le film ressemble le plus (Sunny, étant un film d’époque, il jouait davantage encore sur la fibre nostalgique).


Linda Linda Linda, Nobuhiro Yamashita 2005 | Bitters End, Covers & Co, Vap/Cave


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Gompachi au chapeau, Kenji Misumi (1956)

Les bretteurs de flûte

Note : 4 sur 5.

Gompachi au chapeau

Titre original : Amigasa Gompachi / 編笠権八

Année : 1956

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Raizô Ichikawa, Mieko Kondô, Tokiko Mita

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Parmi les meilleurs films dans lesquels Misumi était à la baguette, il y a les comédies de vagabondages et il y a les drames amoureux. Avec un de ses premiers films, Gompachi au chapeau, on tire le meilleur des deux genres, et on en fait ainsi un drame romantique de vagabondage. L’alliance parfait des tragédies à larmes et des aventures à lames.

En à peine plus d’une heure, le film pourrait laisser craindre qu’il soit expéditif. Mais il n’y a en fait rien à ajouter (ou à retrancher). Tel un haïku mis en lumière, le film semble disposer de sa durée naturelle. D’habitude, les histoires qui traînent sur une heure trente forcent quelques tours et détours dans leur développement, on s’installe, et on se dit qu’on a compliqué la chose artificiellement. En une heure à peine, l’intrigue est celle d’une nouvelle. On connaît l’exigence de la nouvelle pour la concision. Ce qui importe, c’est moins le développement que la force des idées. Si ensuite, on a surtout l’impression de voir un moyen métrage (ce qui ressemble le plus, avec le sketch, au rythme et à la structure de la nouvelle), c’est que Misumi prend, comme à son habitude, un soin tout particulier à la direction d’acteurs, aux moments non dialogués (c’est peut-être même le premier film où il prend autant de libertés, joue autant avec des plans sur des réactions à peine esquissées, sur des vues presque subjectives, et où il se permet de jouer sur la tension amoureuse et meurtrière – ce qui, ici, est la même chose).

Les images sont aussi à couper le souffle. On n’est pourtant pas encore à l’époque de la couleur et de l’écran large.

À cheval entre l’emploi de jeune premier et de bretteur génial, Raizô Ichikawa est sublime. Je le préfère bien plus dans ces personnages lumineux que dans ceux où il force son autorité et baisse le timbre de sa voix jusqu’à ressembler à un crapaud cherchant à jeter un tour à un bœuf imaginaire : cette grosse voix, héritée sans doute de sa formation kabuki, ne passe jamais avec moi. Qui peut le plus peut le moins : ce qu’il y a à garder dans cette formation, c’est l’exigence de postures claires et expressives, l’autorité aussi que procure la nécessité de ne pas jouer sur tous les mots ou de gesticuler. Et il est si mignon avec ses yeux de biche qu’il en deviendrait presque une figure de héros romantique androgyne (la même qui s’imposera par la suite dans les animes).

Si Gompachi au chapeau possède un récit qui évoque le conte ou la nouvelle, il y a également un côté théâtre classique à la Racine qui ne pouvait que me séduire. Gompachi s’apprête à quitter Edo où il a fait la démonstration de sa supériorité au sabre dans un tournoi de démonstration, mais les petits saligauds qu’il a humiliés cherchent à se venger de lui en le prenant par surprise selon les bons codes du bushido (ah, non, pardon, ce n’est pas ça). Un samouraï plus sage qu’eux tente de s’interposer, mais les saligauds le blessent. Le samouraï meurt et Gompachi poursuit sa route. Un autre samouraï qui n’a pas assisté à la scène demande ce qu’il s’est passé et, au lieu de dire la vérité, les sagouins font porter le chapeau (d’où le titre ?) à Gompachi. Jusque-là, c’est classique, révoltant comme il faut, et bien exécuter de la meilleure des manières. Là où ça devient plus original, c’est que parmi le clan du samouraï tué qui se met en tête de poursuivre celui qu’on accuse injustement de ce meurtre se trouvent ses deux filles. L’honneur de la famille…

Gompachi ne sait pas encore qu’il est recherché, mais il se sait désormais en danger après cette agression et décide de partir de la capitale. Grosse influence à ce moment de Tange Sazen, l’un des personnages les plus populaires du cinéma japonais, parce que Gompachi était acoquiné avec une geisha follement amoureuse de lui, toujours suivie de son frère. Ces deux personnages ne semblant mener une existence qu’à travers celle de leur ami, cela pourrait être vu comme un défaut souvent pointé du doigt dans les principes de dramaturgie, mais quand on est convaincu de la supériorité d’âme (et d’arme) du personnage principal ainsi mis en avant, le spectateur est peut-être plus enclin à accepter (et apprécier) ce genre de facilités « populaires ».

Sur la route entre Edo et Kyoto qui semble être la route mythique où toutes les histoires de vagabondages semblent prendre place dans le Japon féodal, Gompachi sauve une femme qui manque de se faire violer dans une auberge. Le serviteur de la demoiselle supplie alors Gompachi d’aider sa maîtresse à apprendre à manier le couteau pour assouvir sa vengeance. Nous, on le sait déjà, mais Gompachi l’ignore, c’est une des deux filles du samouraï qu’il est accusé d’avoir tué. En deux ou trois jours, Gompachi donne ses cours à la demoiselle (on est dans le conte, toujours, on ne force jamais le réalisme alors qu’on pourrait se dire que c’est tiré par les cheveux, alors que c’est presque conceptuel comme dramaturgie, on se fout de la cohérence). Et les deux tombent amoureux. Voilà Racine. L’honneur, le devoir, la passion, l’interdit. (On applaudit au passage Matsutarô Kawaguchi, collaborateur habituel de Kenji Mizoguchi, qui a écrit ici cette histoire et que Misumi retrouvera par la suite.)

La demoiselle retrouve ensuite son clan, et celui qui dans toutes les histoires de samouraï est toujours là à traîner pour souffler sur les braises et à chercher à se mesurer au héros, le ronin de l’ombre, lui suggère que la technique au couteau dont elle vient faire la démonstration pourrait être celle du tueur de son père (certains ronin sont des homosexuels refoulés, je ne vois pas d’autres explications à leur obstination, surtout quand le héros en question a de jolis yeux de biche). D’un magnifique et puéril « non, ce n’est pas la même ! » en parlant de la technique employée, la demoiselle s’en va alors dans sa chambre pour pleurer un bon coup sous la lune qui la nargue d’avoir succombé au meurtrier de son père.

Entre-temps, Gompachi, ayant compris que c’était lui l’objet de la vengeance de sa belle, l’appelle façon Roméo et Juliette mais à la flûte ; et une fois réunis sous un lit de branches mesquines fondant la lune et le brouillard, il confirme être celui qu’elle et son clan recherchent. Il propose qu’elle le tue, mais elle refuse. Il lui répond alors qu’elle seule pourra le tuer. Et il s’enfuit.

Tout ce petit monde arrive à Kyoto (si j’ai tout compris). Gompachi se rend à un temple où il pensait retrouver sa belle, mais c’est un guet-apens. Sa belle retrouve la geisha et son frère, les amis de Gompachi, car tous ont compris que Gompachi avait été trompé et risquait d’être tué. Au temple, Gompachi achève une partie des hommes du clan venus l’assassiner. Le frère de la geisha révèle, parce qu’il y était, que Gompachi n’a pas tué le samouraï, mais que ce sont ses hommes accidentellement qui l’ont tué en cherchant à s’attaquer à son ami. Tout le monde se regarde en chiens de faïence. Les processeurs calculent les implications de cette nouvelle embarrassante : le dilemme, c’est que pour des samouraïs, seul l’honneur compte (à savoir, les apparences, pas ce qui est dicté hypocritement dans le bushido). Si le clan est en tort, ça ne change rien, car s’ils acceptent cette réalité, ça ne ferait que discréditer le clan tout entier. Gompachi doit donc mourir.

La sœur aînée s’approche donc à son tour de Gompachi pour le défier, mais sa sœur cadette s’interpose et dit qu’il faudra d’abord la tuer si elle veut s’en prendre à son amoureux (qu’elle connaît depuis trois jours — toujours cette cohérence des contes). Vaincue par la détermination et l’amour que porte sa cadette à son homme, l’aînée renonce à le tuer. Et à l’image de ce qu’on avait vu par exemple dans le Samouraï d’Okamoto, on aime bien trafiquer l’histoire pour la réécrire à notre convenance. Le clan décide donc que les amoureux partiront sur la route tandis qu’ils les feront passer pour morts. Tout le monde est sauf (l’honneur des oppresseurs surtout).

On retrouve quelque chose de la trame amoureuse de La Courtisane et l’Assassin : de jeunes amoureux réunis par le hasard dont les circonstances interdisent la relation. Dans les deux cas, le couple impossible doit faire face à des crapules cherchant à les faire passer pour ce qu’ils ne sont pas : opposition claire entre l’innocence de l’amour précoce et le machiavélisme occasionnellement assassin des personnes bien établies jamais rassasiées par le pouvoir. Et dans les deux cas, l’intrigue ne s’encombre pas de fioritures (au contraire par exemple de Komako, fille unique de la maison Shiroko dans lequel le schéma dramatique apparaît plus sophistiqué et garni, et dans lequel le katana est moins de sortie).

Pas de bons drames amoureux sans alchimie entre les deux acteurs principaux. Misumi pourrait se démener tant qu’il peut pour leur donner la place pour s’exprimer, s’il n’y a pas les acteurs qu’il faut, le public ne suivra pas. On croit sans mal à l’amour des deux innocents (la cohérence, il faut plus parfois la laisser aux acteurs qu’aux facilités d’une trame) ; Raizô Ichikawa et Mieko Kondo sont parfaits.

Difficile à croire qu’il s’agit d’un film de 1956 : on y retrouve toutes les qualités des drames romantiques futurs de Misumi. Et pour autant, le studio lui fera très vite toucher à tous les genres. Misumi, c’est Hawks et Sirk à la fois.


Jaquette DVD de Gompachi au chapeau, Kenji Misumi (1956) Amigasa Gompachi | Daiei


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La Lignée d’une femme, Kenji Misumi (1962)

Sakura en pleurs

Note : 4.5 sur 5.

La Lignée d’une femme

Titre original : Onnakeizu / 婦系図

Année : 1962

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Raizô Ichikawa, Masayo Banri, Michiyo Kogure, Koreya Senda, Eiji Funakoshi, Mitsuko Mito, Mako Sanjô, Saburô Date, Akihiko Katayama

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Somptueuse adaptation d’un roman déjà adapté quatre fois au cinéma de Kyoka Izumi, auteur de nombreuses histoires qui seront adaptées au cinéma, dont Le Fil blanc de la cascade de Mizoguchi.

Aucune de ces précédentes versions n’est disponible. La première version réalisée par Hôtei Nomura voit Kinuyo Tanaka interpréter le rôle de la geisha devenue femme du personnage principal. On doit la seconde à Masahiro Makino pour la Toho en 1942 dans un film cité par les 300 de Tadao Sato dans son ouvrage de référence (Hideko Takamine joue la sœur cadette amoureuse de son frère adoptif et une autre actrice de Naruse, grande star des années 30, Isuzu Yamada, interprète le rôle de la geisha). La Daiei propose avant celle-ci une première version sortie en 1955 avec Teinosuke Kinugasa derrière la caméra et notamment Fujiko Yamamoto devant. Enfin, en 1959, la Shin-Toho en réalise une dernière version avant celle de Misumi (au cinéma, parce que le roman a fait l’objet de nombreuses adaptations à la télévision). Autant dire qu’on a affaire à un classique de la littérature et du cinéma ; ce qu’on voit là, ce n’est encore probablement que la partie émergée d’un gros iceberg camouflé dans le brouillard…

Je ne vais pas mentir. J’ai toujours eu un goût prononcé pour les contextes historiques composites rarement exposés au cinéma, les périodes intermédiaires et mouvantes. Le fait qu’en Occident on voit le plus souvent les productions nipponnes de manière dichotomique entre d’un côté les productions classiques en costumes prenant forcément place à l’époque Edo, et de l’autre, toutes celles qui sont contemporaines à leur récit (au mieux, les années 20-30), cela revient à écarter malheureusement le milieu de l’ère Meiji durant laquelle le Japon s’ouvre au monde, s’industrialise, s’éduque et connaît par conséquent un changement majeur dans la structuration et les usages de sa société (curieusement, le cinéma américain souffre du même déficit d’image, j’avais vu ça avec La Fille sur la balançoire). La période n’est pas pour autant délaissée des films que l’on peut souvent découvrir à travers notre angle auteuriste du cinéma, mais il est souvent trompeur, car on y voit finalement assez peu de ces changements d’usage (pas autant qu’il me plairait de les voir en tout cas : on reste cantonnés aux quartiers de plaisirs, à la campagne, certaines adaptations des romans prenant place à cette époque montrent assez peu du pays, et ce sont finalement peut-être les films de yakuzas qui dévoilent le plus de cette époque durant laquelle tous les instruments de cette modernité envahissante — lunettes, costumes à l’occidental, revolvers, premières automobiles — sont les attributs ostensibles de personnages déviants sans « code d’honneur »). Misumi réalise d’ailleurs l’année suivante une biographie d’un des acteurs de ces réformes, Ôkuma Shigenobu, à travers laquelle ces usages composites et mouvants sont encore plus notables que dans La Lignée d’une femme.

L’un des premiers usages qui tranche ici avec ce qu’on est habitué à voir, c’est la manière dont le personnage central de cette histoire, Hayase, un jeune pickpocket, est pris en main puis adopté au début du film par Shunzo Sakai, un professeur à l’Université impériale de Tokyo. Quelques années plus tôt, cette figure paternelle aurait été un samouraï ou un vaurien (comme le personnage de Shintarô Katsu dans L’Enfant renard). Et cela continue avec la séquence qui suit : devenu adulte, Hayase finit ses études et devient traducteur d’allemand. Confusion des classes et ouvertures nouvelles sur le monde, rien de mieux pour aiguiser mon imagination.

Après ce premier choc lié à la singularité et au caractère hybride de son sujet, vient pour moi un autre choc, esthétique, cette fois. Si la période Meiji est source de beaucoup d’étrangetés visuelles apparaissant parfois à l’écran, je dois faire un autre aveu : j’ai un faible pour les vitres au cinéma. Ce n’est pas un intérêt métacritique ou symbolique, comme certains, pour le surcadrage, c’est purement visuel. Les vitres permettent la mise en évidence d’arrière-plans travaillés dont l’intérêt est justement de n’en saisir qu’une infime portion et de deviner le reste. Comme les portes coulissantes ou les paravents, les vitres permettent aussi de structurer des espaces marqués à différents niveaux de profondeur. Ce que ces cadrages symbolisent, je m’en moque ; ce qu’ils rendent possible, en revanche, c’est surtout des ouvertures sur un monde disparu reproduit, ou suggéré, le plus souvent en studio. Des vitres donc, mais aussi un agencement propre aux petites maisons japonaises intégrant des éléments venus d’Europe tout en proposant dans un même plan des espaces de vie sur différents niveaux, des ruelles en arrière-plans qu’on devine juste au bord d’une fenêtre ouverte sur toute sa latéralité, des minuscules parcelles de jardin combinant dans un désordre factice une variété de végétaux et d’ustensiles exotiques, des panneaux pour délimiter les propriétés, mais derrière lesquels on devine déjà toute une vie disparue, il y a tout ça dans le film. Une vitre, un espace structuré, c’est un piège à hors-champ, un fouet à l’imagination. Et encore une fois, si la plupart du temps, ces vitres, shôji ou panneaux soulignent des espaces devenus familiers à force de les dévoiler au cinéma, c’est d’autant plus excitant ici que cela concerne un monde rarement mis aussi bien en évidence au cinéma.

C’est que le budget artistique (art design, décors, costumes et accessoires) doit affoler les compteurs.

Une fois sous le charme des premières minutes (sujet et direction artistique), il faut encore que le sujet réponde aux promesses initiales.

C’est une constante, au Japon comme ailleurs : quand les classes fractionnées tentent de se recoller pour former une société nouvelle que l’on espère apaisée, les vieux réflexes réapparaissent, et on tend à faire appel à des fondamentaux sociocomportementaux pas si désuets que ça. Devenu adulte, Hayase, l’ancien pickpocket adopté par un notable, compte bien se marier avec la femme qu’il aime, Otsuta, une geisha. Cette dernière n’y croit pas beaucoup, et pourtant, sans le révéler à sa famille, aidé seulement de deux serviteurs, le jeune homme, fraîchement diplômé, se marie et s’installe avec Otsuta qui a tout à apprendre du rôle de la femme au foyer. Parallèlement à ce bonheur conjugal naissant, c’est surtout la question de la fille légitime de son père que la famille devra régler. Car Taeko est amoureuse de son frère adoptif et n’est pas pressée de voir les prétendants se masser à la porte du patriarche. Les difficultés commencent quand Eikichi Kono, le fils d’une importante famille de Shizuoka se met en tête de se marier avec la demoiselle. Sa mère qui joue les entremetteuses pour ce mariage n’arrive pas à convaincre Shunzo Sakai, le père de Taeko. Seulement, Eikichi connaît Hayase et après une première demande infructueuse trouve moyen de faire pression sur lui : il apprend d’abord qu’il est secrètement marié avec une geisha alors que ces alliances sont prohibées au sein de l’institution où il exerce désormais en tant qu’interprète, et il assiste à un vol dans lequel Hayase est impliqué malgré lui et le dénonce à la police pour se venger de lui.

Les conséquences négatives s’enchaînent alors pour Hayase. Eikichi s’étant assuré que la presse ait eu vent de son histoire, l’ancien pickpocket perd d’abord son emploi ; son père apprend du même coup son mariage avec une geisha. Shunzo Sakai demande alors à son fils de faire un choix : soit il quitte sa femme indigne, soit il reste avec elle et il coupe les ponts avec lui. À cette occasion, on se rend compte surtout que l’hypocrisie de cette nouvelle classe dominante a tout de celle de la génération précédente. Car Sakai a lui-même longtemps entretenu une geisha : l’ancienne « okami » d’Otsuta. Et une fille est née de cette relation : Taeko. (On est dans le mélo, je me régale.) L’histoire ne fait que se répéter.

À ce sujet, petit intermède. Les amateurs de la politique des auteurs et aficionados de la psychanalyse pourront également se régaler parce que deviner qui est justement issu d’une union illégitime entre une geisha et un riche marchand ? Kenji Misumi (c’est du moins ce qu’on apprend sur la ressource des sans ressources). On peut donc légitimement penser que le sujet du film le touchait particulièrement.

On n’en est pas à la moitié du film, et c’est pourtant à cet instant qu’apparaît la grande scène à faire. Dans un jardin magnifique, baigné dans une atmosphère brumeuse et poétique, au milieu des sakuras en fleurs (symbole de la beauté et de l’amour éphémère), Hayase dit à sa femme qu’ils vont devoir se séparer. Elle ne comprend d’abord pas, pensant, naïvement, et certaine de l’amour qu’il lui porte, que c’est elle qu’il a choisie quand son père l’a mis au pied du mur. Dans tous les films de Misumi, on retrouve ces face-à-face décisifs entre amants ou ennemis (c’est la même chose), et chaque fois, c’est bien le sens du cinéaste à diriger ses acteurs, ralentir le rythme, jouer sur les regards et sur l’incertitude qui ressort. Misumi n’est pas le cinéaste des sabres qui s’agitent, fer contre fer, mais bien celui des face-à-face qui précèdent les explosions de violence ou les séparations. Un homme rencontre une femme, comme disait Wilder qui s’amusait que cela puisse représenter l’idée la plus géniale qui soit au réveil d’un scénariste un peu ivre. On n’a jamais trouvé mieux.

L’avantage parfois des adaptations de roman, c’est que ceux-ci ne sont pas exactement calibrés pour le cinéma. Les adaptateurs s’y cassent souvent les dents, mais pour qui a le génie d’un Yoshikata Yoda, cela peut être l’occasion de surprendre le spectateur et de faire le pari d’un nouvel élan. Une fois la grande scène de la séparation finie, on a ainsi l’étrange impression qu’en plein milieu du film, une tout autre histoire commence (tandis qu’un autre amour éphémère prend forme : le scénariste de Mizoguchi entame ici une première collaboration avec Misumi ; ils se retrouveront sur trois autres grands drames, La Famille matrilinéaire, Deux Sœurs mélancoliques à Kyoto et La Rivière des larmes).

Les dénouements précoces, je n’y crois pas beaucoup. C’est pourtant parfaitement réussi ici. Poussés ou émus par cette séparation soudaine, cruelle et brutale, on voit le film parvenir à rester sur la même émotion. De la même manière que le silence qui suit une musique de Mozart reste du Mozart (dixit Sacha Guitry), Yoda et Misumi arrivent à surfer sur le deuil de cette histoire d’amour sincère. À moins que la force du récit à ce moment soit de nous raccrocher à des enjeux pas si nouveaux que ça, avec des cheminements narratifs qui reprennent de plus belle… Quoi qu’il en soit, alors que l’on reste désarçonnés par l’émergence de ce dénouement précoce, tout donne l’impression par la suite d’apparaître à l’écran pour la première fois, comme si l’histoire qui se développait maintenant à l’écran n’avait jamais été racontée. Une impression étrange, renforcée par les décors exceptionnels et en couleurs de ce monde reconstitué de milieu de période Meiji.

L’une part dans le village de son enfance pour devenir coiffeuse ; l’autre se met en tête de partir pour Shizuoka rencontrer la famille d’Eikichi pour se venger à son tour de ses bassesses. C’est que Hayase a découvert que Madame Kono, celle qui était venue enquêter et jouer les entremetteuses auprès de sa sœur Taeko… a une fille aînée née d’une relation extra-conjugale. Il arrive à la faire chanter et au moment où il allait révéler le secret à sa fille, Madame Kono tire sur Hayase avec un revolver. (Je me régale : c’est du mélo et elle lui tire dessus à travers une vitre !)

Et on se régale ainsi une vingtaine de minutes supplémentaires. Évidemment, si on goûte peu au mélo, l’addition risque d’être amère. Car ces minutes sont loin d’être apaisées. On meurt et on pleure beaucoup. Taeko vient rendre visite à celle qu’elle ne sait pas être sa mère et à Otsuta, désormais malade : ayant appris le mariage de son frère aimé avec l’ancienne geisha, Taeko ne montre aucune rancune envers elle et lui montre au contraire toutes les meilleures attentions du monde. Avant que la dernière fleur de cerisier soit arrachée de son arbre…

L’honneur est sauf, pour cette fois, l’arbre généalogique d’une « femme indigne » s’arrête là sans avoir donné à cette joyeuse société d’hypocrites le moindre fruit pourri.

S’il y a une mince réserve, ce serait l’interprétation de Masayo Banri en Otsuta. Une femme magnifique, à la beauté presque plus moyen-orientale que japonaise avec un grand nez, mince et étroit. Jolie, mais peut-être pas assez innocente pour le rôle, plus faite pour la comédie avec son œil enjôleur et sa bouche moqueuse (elle joue Otane la même année dans Zatoïchi et est, à ce jour, comme c’est de coutume de le dire pour ces témoins de l’âge d’or du cinéma japonais, toujours vivante). En voyant qui l’avait précédée dans les versions antérieures, cela laisse songeur… Autre acteur à contre-emploi, Eiji Funakoshi, habitué des rôles d’hommes sages et éduqués, qui interprète ici le serviteur.


Jaquette DVD de La Lignée d’une femme, Kenji Misumi (1962) Onnakeizu | Daiei


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Deux Sœurs mélancoliques à Kyoto, Kenji Misumi (1967)

L’arithmétique de l’amour

Note : 4 sur 5.

Deux Sœurs mélancoliques à Kyoto

Titre original : Koto yûshû: Ane imôto/古都憂愁 姉いもうと

Année : 1967

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Shiho Fujimura, Kiku Wakayagi, Eiji Funakoshi, Kaoru Yachigusa, Takuya Fujioka, Akio Hasegawa, Momoko Kôchi, Eiko Itô

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Nouveau drame de grande qualité pour la Daiei. S’il faut louer le génie de Misumi à jouer parfaitement de l’émotion et du rythme, en particulier dans des dénouements forts en émotion, il faut bien reconnaître aussi que la plupart de ces drames ont une principale vertu : ils sont admirablement bien construits. Quand Mizoguchi est mort en 1956, ses principaux collaborateurs au scénario, Yoshikata Yoda et Matsutarô Kawaguchi n’ont pas pour autant disparu avec lui ; et certains de ces scénarios sont tombés entre les mains de Misumi dans des films bien trop inaccessibles aujourd’hui.

La même année, en 1967, ce sont pas moins de trois drames qui sont produits par la Daiei sous la direction de Misumi : Brassard noir dans la neige¹ ; La Rivière des larmes² ; et donc Deux Sœurs mélancoliques à Kyoto³. À ces trois drames, on peut en ajouter un autre, flirtant avec la satire et la comédie, tourné en 1963 avec la même équipe : La Famille matrilinéaire. On a connu la trilogie du sabre, les distributeurs seraient bien avisés de distribuer une trilogie des larmes avec ces quatre titres (on peut même imaginer une hexalogie si on y ajoute L’Homme au pousse-pousse et La Vision de la vierge).

¹Toshio Yasumi à l’adaptation ; Setsuo Kobayashi à la photographie, collaborateur habituel de Masumura pour filmer Ayako Wakao — madame ayant une cicatrice de varicelle à l’arête du nez, il convient peut-être de la filmer toujours avec le même profil ou un éclairage adapté.

²Yoshikata Yoda à l’adaptation ; Chikashi Makiura à la photographie (principal collaborateur de Misumi)

³Yoshikata Yoda à l’adaptation ; Senkichirô Takeda à la photographie (collaborateur de Misumi sur La Lignée d’une femme)

⁴Yoshikata Yoda à l’adaptation ; Kazuo Miyagawa à la photographie (collaborateur historique de Mizoguchi, puis de nombreux cinéastes de la nouvelle vague)

⁵Mansaku Itami au scénario (1943) ; Chikashi Makiura à la photographie

⁶Mitsuro Kotaki et Kazuo Funahashi ; Chikashi Makiura à la photographie

(Akira Naitô est le plus souvent à la direction artistique de ces films.)

Je ne m’attarde pas sur les autres aspects du film qui sont comme d’habitude maîtrisés : la direction de Misumi, la photographie de Takeda, les acteurs… Car ce qui m’a fasciné ici, c’est donc bien l’arithmétique de l’amour savamment élaborée par les deux anciens compères de Mizoguchi (Kawaguchi pour le sujet ; Yoda pour le scénario).


Exercice 1 

Exercice 1.1 : Considérons la relation entre a et b, a et b appartenant à la même fratrie, elles sont définies de la façon suivante : a est l’aînée, b, la cadette. a b.

Question : Qui, selon les lois en vigueur au Japon, entre a et b, a le plus de chance de devenir la cheffe de la famille (C) si leur père venait à décéder ? Imaginons maintenant la variable suivante : a possède un talent de cuisinière que b ne possède pas. a (cheffe) b (Ø). Question : Qui pouvez-vous déduire entre a et b est responsable (R) du restaurant ?

Exercice 1.2 : Considérons désormais la relation entre b qui aime c, c étant défini à la fois comme « potier » et « fiancé » de b, mais que c prétend aimer a. Question : Quelles sont les motivations cachées de c susceptibles d’expliquer pourquoi c se dit être amoureux de a quand il est promis à b ?

Exercice 1.3 : Nous verrons un peu plus tard les probabilités arithmétiques de l’amour que cela peut provoquer dans un film, car considérons désormais la relation entre d et e, e étant une ancienne geisha devenue danseuse, d, un écrivain de retour à Kyoto qui sert de théâtre des événements qui nous intéressent ici et ancien client de e. Question : Comment, selon les règles de la bienséance au Japon, d et e vont-il s’unir si on considère que d et e s’aime d’un amour mutuel et sincère ?

Exercice 1.4 : Considérons désormais, et pour aller plus loin, la relation entre d et a, sachant que c dit aimer a alors qu’il est promis à b, et que a n’éprouve rien pour c qui, de son côté, aime au contraire d. Question : Comment, selon les règles arithmétiques de l’amour, d réagira-t-il quand a lui avouera son amour alors que d aime depuis toujours e et que e est la raison de son retour à Kyoto ?

Exercice 1.5 : Considérons enfin le poids de f dans ces calculs, à la fois tuteur de cet ensemble que l’on nommera « L’hypothèse des deux sœurs mélancoliques à Kyoto », mais aussi gérant et riche propriétaire du restaurant où a et b officient. Question : Si a décide de quitter subitement l’équation, b pourra-t-elle continuer à travailler pour f ? (Rappel : c est potier et dit aimer a.)

Carton promotionnel du film |Daiei

Exercice 2

Vous avez les variables de départ, il vous reste à imaginer une évolution crédible des relations entre tous ces éléments sachant qu’il vous restera à ajouter une dernière variable que l’on nommera x et dont il vous sera demandé de révéler le rôle inconnu à la fin de l’histoire.

Hypothèse du film :

Commençons par donner des noms à toutes ces variables :

a = Kiyoko, sœur aînée, cheffe cuisinière

b = Hisako, sœur cadette, fiancée à Akio

c = Akio, potier, fiancé à Hisako

d = Shinyoshi, écrivain, loge chez Shima

e = Shima, danseuse, ancienne geisha, loge Shinyoshi

f = Ichitaro, gérant de restaurant tenu par Kiyoko

x = inconnue à déterminer

Rappel des événements :

Deux sœurs, Kiyoko et Hisako, tiennent un restaurant à Kyoto, le Totoki, grâce aux talents de Kiyoko qu’elle a hérité de son père. Leur tuteur, Ichitaro, propriétaire du restaurant, sert d’intermédiaire pour marier la cadette Hisako, dispensable en cuisine du prestigieux restaurant dans laquelle c’est l’aînée (elle, divorcée) qui a hérité des secrets gastronomiques de la famille.

Hisako aime Akio, un potier, mais Akio hésite encore à se marier avec Hisako, surtout que la guerre fait rage et qu’Akio a peur d’être envoyé au front. Alors tous deux se disputent. L’aînée des sœurs rend alors visite à Akio pour essayer de le convaincre d’accepter le mariage, mais le garçon avoue alors à Kiyoko que c’est elle qu’il aime.

Kiyoko en est toute bouleverser, car l’homme qu’elle aime vient de réapparaître à Kyoto : Shinyoshi, un écrivain en difficulté avec les autorités à cause de sa position peu favorable à la guerre et qui revient dans l’ancienne capitale où il a de nombreuses attaches pour se faire oublier. Mais pas seulement. Car si Shinyoshi retrouve avec plaisir la fille du restaurant qu’il avait l’habitude de fréquenter il y a des années, il aime depuis toujours Shima, une ancienne geisha devenue danseuse pour des soirées privées. Shima l’aime en retour, mais si elle l’accueille volontiers chez elle comme autrefois, elle « n’est pas une fille facile ».

Hisako retourne voir son fiancé pour faire la paix, mais Akio tente de la violer. Hisako retourne alors au Totoki et dit à Kiyoko que son fiancé a essayé de la prendre de force. Toute chagrinée de voir qu’Akio est un salaud (il lui a dit qu’il l’aimait tout en cherchant à violer sa sœur), Kiyoko rend visite à son vieux sensei, Shinyoshi, chez Shima pour oublier tout ce sac de nœuds romantique et s’enivrer. Shinyoshi s’amuse, un peu amer, de voir que cette histoire rappelle celles qu’il écrit. Pendant la nuit, ivre, Kiyoko se faufile dans la chambre de Shinyoshi pour lui dire qu’elle l’aime, mais l’écrivain lui répond qu’il aime Shima.

Ivre, éconduite, honteuse et dépitée, Kiyoko rentre chez elle. À la porte, Akio l’attend depuis plusieurs heures dans le froid et lui propose d’aller boire un verre. Kiyoko et Akio passent la nuit ensemble.

Au petit matin, Kiyoko se rend compte de sa bêtise et rentre au Totoki. Sa sœur Hisako lui demande où elle a dormi. Kiyoko prétend que, saoule, elle a dormi sur un banc. Akio arrive cependant à cet instant et révèle sans retenue à sa fiancée qu’il a couché avec sa sœur. Kiyoko et Hisako se brouillent, tandis qu’Akio s’en va recoller des pots cassés (pas au figuré, c’est son métier) comme si de rien n’était.

Kiyoko se rend chez Shima pour que ses deux amis interviennent pour que Hisako lui pardonne d’avoir couché avec l’homme qu’elle aime. Mais Hisako ne veut pas pardonner à sa sœur. Kiyoko propose alors à Akio de partir ensemble vers la capitale, ce qu’ils font en laissant juste une note pour prévenir de leur départ.

Des années plus tard, Shinyoshi et Shima se sont enfin mariés et retrouvent fortuitement Kiyoko dans un bar à Tokyo où elle travaille comme hôtesse : Akio l’a tout de suite quittée une fois partis. Le fiancé cherchait juste une excuse pour échapper au mariage.

Shinyoshi et Shima proposent à Kiyoko de revenir au pays, ce qu’elle accepte. De retour à Kyoto, les mariés arrivent à convaincre Hisako qui tient un simple restaurant de pot-au-feu d’excuser sa sœur après toutes ces années. Les deux se retrouvent. Mais pour assurer leur avenir de femmes célibataires, les deux sœurs doivent pouvoir retrouver un travail dans un restaurant. Shinyoshi et Shima demandent alors à Ichitaro, l’ancien propriétaire du Totoki, de les reprendre. Les deux mariés ont une idée pour convaincre le riche propriétaire du Totoki : mettre à l’épreuve les talents de Kiyoko à l’occasion d’une fête qui se tiendra chez eux. En effet, la guerre maintenant finie, Shinyoshi est revenu en odeur de sainteté et revient de la capitale où il a reçu un prix. Le couple a invité des proches de la ville tandis que les deux sœurs s’activent en cuisine. Les convives sont émerveillées par la cuisine de Kiyoko qui n’a donc pas perdu la main. Satisfait, Ichitaro affirme qu’ils pourront retrouver sa cuisine dans son restaurant : le Totoki.

Après le repas, Shima danse pour l’assistance. La morale de l’histoire est livrée par Hisako, la cadette des sœurs à l’écrivain : on pardonne tout aux gens qui ont du talent. Kiyoko a couché avec son fiancé, mais on lui pardonne parce qu’elle cuisine bien. Shinyoshi était mal vu pendant la guerre à cause de ses écrits, et maintenant que la guerre est finie, on lui remet un prix. Sa femme, Shima, autrefois geisha, se produit devant des parterres de grandes personnalités parce qu’elle danse bien ; et elle s’est mariée avec lui. Mais pour elle qui n’a pas de talent (et plus encore pour x, qui a proposé à Ichitaro d’être sa concubine pour garder le restaurant une fois Kiyoko partie et qui n’avait que son corps à vendre), on ne lui laisse rien passer…

Révéler x : la dernière sœur cadette. x est tellement méprisée qu’on ne l’accepte jamais dans les discussions de famille et n’apparaît même pas dans le titre (elles sont trois sœurs, pas deux). Une invisibilisation évidemment volontaire, car elle renforce l’injustice de la morale explicitement annoncée par la seconde sœur à la fin du film.

Ces savants calculs de probabilités vous ont été présentés par Yoshikata Yoda et Matsutarô Kawaguchi. Merci à eux.

Un dernier mot sur cette conclusion encore une fois fabuleuse dans un mélodrame dirigé par Misumi. Étonnamment, le dénouement de l’intrigue est bâti non pas autour des relations entre les deux sœurs brouillées, mais autour de l’héritage gastronomique de la famille. Cela a deux vertus : d’une part, on s’écarte du mélodrame facile en faisant du retour ou non de la cheffe dans le restaurant familial un enjeu majeur ; d’autre part, cela permet d’insister sur une morale révélant une réalité bien cruelle. D’une pierre, deux coups.

Deux coups de maître. (Ou trois. Déterminez x.)


Pour les images et un commentaire moins alambiqué que le mien, fureter ici ou ici.

Et pour d’autres images (que j’ai empruntées) tout en ayant une jolie description des passages dans le film entre les plans en extérieur dans la ville de Kyoto et ceux réalisés dans les studios de la Daiei ; mais aussi pour avoir un aperçu des surcadrages tant prisés des critiques présents dans le film ; ou encore pour avoir une idée (fixe chez les mêmes critiques) des plans de pieds forcément fétichistes ; pour tout cela, fureter ici.


Deux Sœurs mélancoliques à Kyoto, Kenji Misumi (1967) Koto yûshû: Ane imôto | Daiei

La Courtisane et l’Assassin, Kenji Misumi (1963)

Note : 3.5 sur 5.

La Courtisane et l’Assassin

Titre original : Maiko to ansatsusha / 舞妓と暗殺者

Année : 1963

Réalisation : Kenji Misumi

Scénario : Kaneto Shindô

Avec : Miwa Takada, Masahiko Tsugawa

Jolie histoire d’amour entre une maiko et un samouraï sans le sou en plein chaos « révolutionnaire » (une sorte de Vanina Vanini au crépuscule de l’époque Édo). La première abrite le second alors qu’il cherche à échapper aux hommes du shogun, et cette rencontre fortuite sera le point de départ d’une histoire d’amour platonique (parce qu’ils sont sages et que cela permet d’insister sur leur jeunesse et leur innocence commune dans un monde dégénéré). Les choses se compliquent pour les deux tourtereaux quand ils décident de se voir en cachette tous les 8 du mois sur les marches menant à un temple où celle qui est destinée à devenir geisha va prier pour son père malade…

Car parallèlement à leur bien innocente idylle qu’ils savent éphémère pour n’être ni l’un ni l’autre maître de son destin, deux événements menacent leur bonheur. D’abord, le jeune samouraï sans le sou qui a rejoint un clan dissident cherchant à faire tomber le pouvoir en place assiste à la couardise d’un de ses leaders en le voyant fuir discrètement le champ de bataille. Puis, cerise sur le gâteau, le même leader s’entiche de la jolie maiko et projette (parce que lui a les moyens de se le permettre) d’acheter ses faveurs comme tout homme de pouvoir qui se respecte (ce sont — paraphrasés au katana — ses propres mots).

Le leader insurrectionnel ne tarde bien sûr pas à apprendre que les deux amoureux fricotent dans leur coin et comme un riche trouillard a souvent d’autres vices à son arc, le voilà qui complote bassement pour se débarrasser du garçon en l’envoyant dans une opération suicide à l’assaut de l’ennemi… L’amoureux échappe de peu à la mort, mais le saligaud apprenant la nouvelle compte alors se servir de la fille comme appât pour le retrouver et lui trancher la queue (le chignon, ou la tête, alouette). Vous connaissez la suite. Ces histoires finissent toujours en combat de coqs.

Si l’histoire est délicieuse et, somme toute, assez classique, elle l’est déjà beaucoup moins dans son ton et dans sa mise en œuvre à l’écran. Écrite par Kaneto Shindô, on y reconnaît une tonalité tragique, brutale, naturaliste et humaniste, loin des fantaisies romantiques et chevaleresques du genre. L’ajout d’une voix off illustrant les pensées et les doutes du jeune samouraï donne des accents de film noir étonnant, surtout au début du film, quand il adopte une atmosphère presque contemplative et épique (au sens brechtien, la voix off forçant la distanciation) alors que les personnages sont plongés dans une mission dangereuse (pour faire court : en plein guet-apens contre les hommes du shogunat, le garçon est tout occupé à se poser des questions existentielles et s’interroge sur la manière dont il en est venu à intégrer la profession de samouraï).

Le générique dans les hautes herbes semble d’ailleurs presque avoir donné des idées pour Onibaba que Shindô réalisera peu de temps après.

On y retrouve très peu la patte de Misumi dans le film, et pour cause, en plus d’un scénario plein d’audaces formelles, la photographie n’est pas assurée par son plus fidèle compère, Chikashi Makiura, mais par Shôzô Honda, avec qui il n’a collaboré que six fois, dont une seule pour un film majeur, l’année qui précède, avec Tuer. Comme Kaneto Shindô en avait déjà écrit le scénario, on peut imaginer que le studio créait ainsi des équipes sur quelques mois afin de voir ce qui marchait le mieux. Pas sûr que le goût de Shindô à proposer sans cesse des choses différentes et à sortir des clous permettait en revanche d’assurer une continuité dans ces collaborations… (Il faudra attendre Le Temple du démon pour que Misumi et Shindô collaborent à nouveau sur un film d’importance.)

À voir également, comme toujours si on considère que Misumi était loin d’être le seul maître à bord dans une logique de production de studio, jusqu’à quel niveau le scénario de Shindô allait dans les propositions de découpage (il n’y a pas de scénario standard, certains sont limités, d’autres très précis sur le découpage) parce qu’en plus du côté film noir existentiel et romantique (avec Vanina Vanini, on pense aussi beaucoup aux Amants de la nuit de Nicholas Ray), on y retrouve quelques notes « nouvelles vagues » inattendues. C’est loin d’être singulier pour l’époque, mais les studios restaient plutôt hermétiques à ces expérimentations. Shôzô Honda propose des plans souvent radicaux dans le choix de leur échelle, tardant souvent en longueur et évitant la facilité du champ-contrechamp ou l’énergie d’un découpage nerveux. Un choix qui peut se comprendre pour les séquences entre les deux amoureux, mais pour les séquences brutales et chaotiques (donc réalistes) de duels au sabre, cela n’a rien d’habituel, et cela colle en fait très bien à l’idée de mise à distance de l’action déjà présente dans la forme d’écriture de Shindô. J’ai souvenir peut-être de voir les films de Tomu Uchida et peut-être d’Eiichi Kudô adopter cette approche critique vis-à-vis de la violence comme pour ne pas la magnifier et en montrer au contraire toute l’horreur.

Pour coller à cette noirceur peu commune, Misumi n’a pas pu diriger ses acteurs habituels, souvent spécialistes d’un jidaigeki plus classique, plus respectueux des codes hérités du kabuki et versant parfois vers l’humour. À peine retrouve-t-on avec plaisir le joli visage poupon de Miwa Takada, tête d’affiche ici qui a quelques fois fréquenté les plateaux dirigés par le cinéaste dans des rôles secondaires (Zatoichi, La Famille matrilinéaire, Le Combat de Kyoshiro Nemuri, Le Démon du château de Sendai, Les Deux Gardes du corps). En dehors de vagues seconds rôles, on y trouve peu de têtes familières des productions auxquelles Misumi a participé. C’était peut-être d’ailleurs indispensable ici afin de pouvoir coller au mieux au réalisme des séquences tant d’action que d’amour.

Un film assez singulier donc, capable de marier l’apprêté de la violence, la noirceur politique quasi existentielle des luttes de pouvoir, avec l’innocence d’une relation toute simple et la beauté parfois de certains plans à couper le souffle (magnifique séquence sous la neige avec des flocons gros comme des plumes tombant au ralenti sur les amoureux marchant vers le temple).


La Courtisane et l’Assassin, Kenji Misumi (1963) Maiko to ansatsusha | Daiei


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La Famille matrilinéaire, Kenji Misumi (1963)

Calculs reinaux

Note : 4 sur 5.

La Famille matrilinéaire

Titre original : Nyokei kazoku / 女系家族

Année : 1963

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Ayako Wakao, Machiko Kyô, Jirô Tamiya, Miwa Takada, Yachiyo Ôtori, Ganjirô Nakamura, Chieko Naniwa, Tanie Kitabayashi

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Savoureuse satire sociale anti-bourgeoise aux allures de thriller successoral. On marche sur les platebandes de la Shochiku qui l’année précédente avait adapté un roman à peu de choses près sur le même sujet avec Masaki Kobayashi aux commandes : L’Héritage. Le film de la Shochiku, dans mon souvenir, était noir et feutré. Tout le contraire ici, car la satire est souvent amusante (on commence à comprendre qu’effectivement Misumi est un formidable directeur d’acteurs, parce qu’on est loin de la comédie pure, mais chaque séquence contient de nombreux éléments, dialogués ou non, très drôles qu’il serait facile de faire capoter sans une personne avisée à la baguette). Le film est adapté, cette fois, d’un roman de Toyoko Yamasaki, parfois qualifiée de « Balzac japonaise » dont la Daiei avait déjà adapté un précédent roman traitant des déboires successoraux d’une riche famille composée de femmes puissantes : Bonchi.

La satire sociale qui s’exerce ici est un joli pied de nez (dans sa morale livrée lors d’un dénouement inattendu renversant et poilant) fait par les classes laborieuses à celle qui les méprise et donne l’impression en regardant le film de tout posséder au Japon. Je spoile : les riches finiront spoliés.

La petite saveur amère supplémentaire en plus de cette histoire cruelle ou amusante (c’est selon) vient cette fois du doigt d’honneur fait à ses filles par l’auteur de ce testament machiavélique (et dont on ne verra jamais qu’un portrait semi-hilare, comme le fait remarquer l’aînée de la fratrie). Car le bonhomme, qui s’était marié avec l’héritière d’une riche famille d’Osaka dont le pouvoir passait traditionnellement aux mains des filles (d’où le titre français du film), profite en réalité de sa future mort pour mettre en scène ce qu’il faut bien qualifier de complot dans le but de faire passer les rênes de la famille à un héritier mâle. Le roman ayant été écrit par une femme, on peut y voir peut-être une forme d’humour noir désinvolte, voire de fatalisme ricaneur : si d’un côté ceux qui ont tout, à force de se chamailler et de comploter les uns contre les autres, finissent par se faire prendre à leur propre jeu au profit d’une femme pauvre dont ils avaient outrageusement moqué l’origine ; de l’autre, c’est au prix de la perte d’une tradition qui ironiquement faisait des femmes les héritières d’une famille puissante. Les hommes restaient jusque-là toujours en retrait (au propre comme au figuré : dans le film, les maris se tiennent toujours derrière leur femme) et par l’habilité de celui qui avait survécu d’un an seulement à la matriarche (on voit bien que sa cadette se plaint, dès le début du film, d’avoir été mise à l’écart au profit du défunt devenu avant sa mort, et par la force des choses, l’éphémère chef de famille), les hommes finissent par reprendre la main. Cela revient un peu à dire que le seul espace au Japon où les femmes avaient le pouvoir, les hommes sont parvenus à leur ôter.

Après, c’est la qualité des grandes histoires, on peut sans doute proposer bien des versions à la morale de cette histoire. Comme de larges pans des usages japonais (plus spécifiquement ceux ayant cours à Osaka) nous sont difficilement accessibles, il y a à parier que toute interprétation de ce retournement faite par un étranger soit condamnée à n’être que « exotique ». (J’ai par exemple du mal à bien saisir s’il y a parmi ces sœurs certaines qui sont « adoptées », à quel moment de leur vie cela aurait été fait, et surtout quelles conséquences cela aurait sur le respect dû et sur les rapports de force toujours très codifiés au Japon.) Peu importe au fond, le spectateur, même parfaitement néophyte, a tous les droits.

Avant d’en arriver à ce dénouement soumis à interprétations, c’est tout le jeu de pouvoir qui amuse et fait grincer des dents : les jalousies, le ressentiment et les innombrables magouilles que déploient tous les membres de la famille (à l’exception de la cadette qui finira par dire à la fin que tout compte fait, c’est mieux qu’elles aient été prises à leur propre jeu, avant de prendre la résolution de faire le tour du monde), mais aussi le commis de la famille, au service de la famille depuis deux générations comme il le rappelle, et qui, lui aussi, compte bien prendre sa part du gâteau aux dépens des autres. Sa position d’exécuteur testamentaire lui offre un avantage, mais malheureusement pour lui, la satire sociale a autant la dent dure pour la classe dominante que pour ceux de la classe laborieuse qui cherche à tirer profit crapuleusement des autres.

À l’opposé de ce petit monde rempli de personnes aigries, voraces, cupides et finalement solitaires, il y a le personnage de la maîtresse du défunt, peut-être pas aussi innocente qu’elle le montre tout au long du film, mais dont on peut imaginer au moins qu’elle agit en accord avec la volonté du disparu. C’est à deux qu’ils semblent avoir manigancé tout ce sac de nœuds parfois hilare pour remporter la mise. Drôle et cruel.

Encore et encore, cinéma japonais et cinéma italien n’en finissent plus d’agir comme des frères jumeaux à des dizaines de milliers de kilomètres l’un de l’autre : au même moment où le cinéma italien produit de magnifiques satires (genre ô combien rare et délicat puisqu’on tombe facilement dans la critique amère ou la farce accusatrice), le Japon nous propose donc celle-ci parfaitement réussie justement parce qu’elle reste drôle, sans être méchante ou, pire (comme celle que Misumi réalisera cinq ans plus tard avec Les Combinards des pompes funèbres), forcée et grotesque.

À l’heure où d’ailleurs le shomingeki est passé de mode en 1963, on pourrait presque y voir une forme de shomingeki alternatif en guise de révérence et d’adieu : le regard bienveillant envers les classes populaires, il se fait à la lumière de celui porté, très acerbe, sur la classe dominante. Les remarques immondes et continuelles sur les gens de classe modeste (voire les sœurs entre elles, l’aînée ayant du mal à se faire à l’idée d’être traitée à l’égale de ses cadettes) ne trompent pas. Quelques exemples. Quand les sœurs prennent la résolution de rendre visite à la maîtresse de leur père, l’une d’elles insiste sur la nécessité pour elles d’adopter des habits « simples » de circonstance ; elles s’y rendront finalement en berline de luxe, un sac en croco au bras. Une fois arrivées sur les lieux, l’une des sœurs enlèvera la photo de son frère que la maîtresse des lieux utilisait pour son autel particulier dressé en l’honneur du défunt (plus tard, la sœur déchirera cette photo). Puis, ayant appris que des ennuis de calculs rénaux mettaient en danger sa grossesse, les deux sœurs et la tante exigeront d’abord que l’ancienne « geisha de bains publics » suive un examen gynécologique ; elles insisteront ensuite, dans une séquence d’une rare violence, pour assister à la scène… Un peu avant ça, quand l’une des filles se rend dans les habitations délabrées que la famille loue pour s’enquérir du prix que cela pourrait valoir, les locataires s’étonnent de voir débarquer à l’improviste « le propriétaire » qui manifestement néglige depuis longtemps leurs demandes et laisse dépérir les lieux. La critique est frontale, parfois plus fugace, mais toujours violente. Au moins sur l’aspect « lutte des classes », l’accumulation des critiques acides laisse peu de doutes quant aux intentions de l’auteure.

Je reviens à cette idée de testament du shomingeki. Ce regard bienveillant sur les pauvres porté par procuration en regardant les riches, c’est un peu comme si on avait affaire à un film dont le scénario avait été prévu pour Mizoguchi (du genre Une femme dont on parle, sur un sujet contemporain et adapté par le même scénariste) et que pour continuer sur la note finale, grinçante de La Rue de la honte, on le mettait entre les mains d’un réalisateur comme Kirio Urayama (La Ville des coupoles et Une jeune fille à la dérive). Avec ça, vous changez l’habituelle bonhommie contemplative d’un Chishû Ryû pour l’air presque aussi idiot, mais à la duplicité bien plus suspecte d’un Ganjirô Nakamura (l’acteur d’Herbes flottantes et des Carnets de route de Mito Kômon et que j’ai surtout évoqué dans Les Carnets secrets de Senbazuru) jouant ici le « larbin de la famille », tel qu’il se définit, et le tour est joué. Le shomingeki mué en satire sociale pour un dernier baroude d’honneur.

Dans un shomingeki classique, on porte un regard sur les petites gens, mais les choses restent toujours à leur place. Ici, on met un grand coup de pied dans les conventions : le « larbin » chargé de devenir l’exécuteur testamentaire du défunt, avec son petit air idiot trafiqué, on comprend vite ce qu’il convoite. Imaginez que ce que contemple passivement Chishû Ryû, ce ne soit plus le calme, l’immuabilité du monde, mais une parcelle du jardin du voisin. On ne s’assied pas docilement sur le tatemae en contemplant l’humilité des gens simples et en vantant l’ordre établi. Cette fois, le tatemae, tel un masque de kabuki dont Nakamura était maître, soudain se fissure, et derrière le masque des apparences hypocrites, apparaît au grand jour la réalité fourbe d’un personnage qui appartient peut-être à la classe des dominés, mais qui aspire, par la ruse, à prendre la place de ceux qui l’ont méprisé jusque-là. À la limite, le regard porté sur la sœur cadette, présentée comme une jolie idiote, est bien plus bienveillant. Elle a au moins l’excuse de la jeunesse et semble se désintéresser des petits complots que chacun vient à mettre en œuvre pour tirer la couverture à lui.

La Daiei a sorti une nouvelle équipe de rêve. Qui de mieux pour cette adaptation du roman de Toyoko Yamasaki que des orphelins de Mizoguchi ? Deux de ses plus proches collaborateurs répondent à l’appel : au scénario, Yoshikata Yoda (qui écrira plus tard La Rivière des larmes) ; à la photographie, Kazuo Miyagawa.

Et si l’idée au fond, ce n’était pas de faire la suite de La Rue de la honte et de voir Ayako Wakao reprendre son rôle de geisha calculatrice ? Elle aurait trouvé son protecteur, et ils auraient donné ensemble un sens nouveau au syntagme « calculs reinaux » en accouchant d’un plan clouant définitivement le bec à ces femmes de la haute…

La bourgeoise au prolétariat : « Dis donc, il vient cet enfant ? »

La prolétaire à la bourgeoise : « Ça tire ! Ça tire ! »

La bourgeoise, d’un air désinvolte : « Tu as dit « satire » ? »

La prolétaire : « Ah ! La satyre ! »

Rira bien…


La Famille matrilinéaire, Kenji Misumi (1963) Nyokei kazoku | Daiei


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Les anti-films

Les perles du shomingeki (le clou dans le cercueil du genre)

Liens externes :


Le Temple du démon, Kenji Misumi (1969)

Godot et le démon

Note : 4.5 sur 5.

Le Temple du démon

Titre original : Oni no sumu yakata / 鬼の棲む舘

Année : 1969

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Shintarô Katsu, Hideko Takamine, Michiyo Aratama, Kei Satô

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Quelques notes contextuelles rapides, et deux ou trois réflexions foutraques.

Adaptation fabuleuse d’une pièce de Jun’ichirô Tanizaki (l’auteur du génial Passion de Masumura, de Tatouage, de Miss Oyu, d’une version des Sœurs Makioka déjà avec Hideko Takamine, d’un sympathique Okoto et Sasuke en 1935 ou d’un autre Masumura moins à mon goût, mais adapté apparemment d’un roman majeur du bonhomme : La Chatte japonaise). Kaneto Shindô est chargé de l’adaptation (s’il s’agit d’une pièce, je serais curieux de savoir en quoi consistait précisément son travail, à savoir son niveau d’implication dans le résultat final, notamment savoir si son scénario disposait d’un prédécoupage technique). Enfin, Kazuo Miyagawa, qui avait mis en lumière d’autres adaptations de l’écrivain (L’Étrange Obsession, Miss Oyu, Tatouage), collaborateur habituel de Mizoguchi, Kon Ichikawa, Masahiro Shinoda ou Akira Kurosawa, assure donc la photographie de ce magnifique huis clos crépusculaire. Jolie équipe de rêve pour une sorte de chant du cygne de la Daiei qui disparaîtra deux ans plus tard.

Je n’ai pas souvenir d’autre huis clos réalisé par Misumi, mais après avoir vu ses grands drames, il y a une forme de logique. Misumi a sans doute été choisi pour sa capacité à diriger les acteurs dans un sujet les mettant idéalement à l’honneur (vu que l’on sait désormais que c’était sa mission première dans les productions de la Daiei). En dehors de l’habituel Shintarô Katsu, Kenji Misumi peut compter sur une distribution de prestige pour l’occasion : réunir Michiyo Aratama et Hideko Takamine relève de l’exploit (et du fantasme réalisé). Il est à noter aussi que la carrière adulte de Hideko Takamine explose au moment de la version des Sœurs Makioka (je ne parle que d’elle dans ma critique), ce qui aurait permis, selon la fiche wiki, à l’actrice de devenir amie avec l’écrivain, d’où sa probable présence dans cette adaptation (l’écrivain a disparu quelques années plus tôt).

Le sujet d’abord est assez singulier. L’origine théâtrale n’est pas du tout dénaturée, au contraire. La femme d’un seigneur nihiliste qui l’avait abandonnée quelques années auparavant, exilé dans les montagnes où il s’est changé en voleur cruel, vient retrouver son jules sale et méchant dans un temple abandonné où il vit reclus avec sa maîtresse. Le seigneur voit d’un mauvais œil le retour de cette femme symbole de vertu et de dévouement, assurant qu’il n’a pas changé depuis leur séparation : démoralisé par les luttes incessantes couvant dans le monde, il a pris le parti de s’en écarter tout en profitant sans honte de tous les vices possibles. Le vol donc (il n’hésite pas à faire des raids dans les villages alentour), mais aussi la passion charnelle, ici symbolisée par une seule personne : le personnage du « démon », sa maîtresse, au discours assez peu équivoque (c’est une lutte symbolique du Bien contre le Mal, il ne faut pas y voir la moindre once de psychologie), incarnée par la magnifique Michiyo Aratama dans un de ses derniers rôles. Le triangle amoureux est bientôt rejoint par un moine errant. On devine l’opposition mise en œuvre par la suite… La lutte entre la tentation et la foi.

On reconnaît bien les sujets tordus et sexuels de Passion et de Tatouage (voire de L’Étrange Obsession dont je n’ai aucun souvenir). Dans ces quelques histoires, se faisait déjà ressentir une passion de l’écrivain pour les histoires ramassées tendant vers le huis clos ; ici, ce n’est plus une tendance, on y plonge à pieds joints. Huis clos nihiliste, apocalyptique et sensuel (des plans magnifiques sur la peau blanche et les seins de la doublure de Michiyo Aratama, que fait la police ?). J’ai songé à un moment à un mix improbable entre l’univers de Samuel Beckett et celui d’Oshima (celui de L’Empire des sens et des Plaisirs de la chair). Le sujet, c’est une chose ; l’exécution en est une autre.

Misumi assure parfaitement sa partition. Il ralentit le rythme et s’abstrait de tout réalisme dans sa direction d’acteur, comme à son habitude. La première séquence donne le ton : si on a vu le goût du metteur en scène pour les gestes lents et précis, ici, on frôle la lenteur pesante et l’hiératisme hypnotisant (on n’est pas loin de ce que proposera bientôt Kubrick dans Barry Lyndon). On songe peut-être au début de L’Intendant Sansho ou à Rashômon (deux films sur lesquels Kazuo Miyagawa a travaillé), à la lenteur encore de certaines séquences du Guépard, ou à celle de Tarkovski sur L’Enfance d’Ivan et Andreï Roublev. Pour les références japonaises et la lenteur (ainsi que le goût pour le huis clos), je ne peux qu’évoquer Yoru no tsuzumi, la couleur en moins, les films de Shirô Toyoda, et puis surtout des films de la nouvelle vague beaucoup plus propices à ce genre d’expérimentations comme L’Île nue (les dialogues en moins et le traitement du temps complètement différent ; quelques séquences d’Onibaba jouent aussi parfaitement sur la lenteur), Fleur pâle (et sans aller vers la lenteur, la recherche formelle et l’incommunicabilité de Yoshida), L’Approche de l’ombre de la nuit ou Kwaidan.

C’est donc ce qui est surprenant avec ce film tardif. 1969, on sent poindre la crise des studios (je le rappelle, la Daiei fera faillite deux ans plus tard), et au lieu de verser dans l’exploitation, la Daiei limite les moyens avec un huis clos tout en assurant l’essentiel (sujet, photo et acteurs). Il n’est jamais trop tard pour se rallier aux avancées permises par la nouvelle vague sans renier pour autant son identité : on reste dans un jidaigeki, on limite les effets trop expérimentaux, mais on adopte une forme lente adaptée à un public dit « exigeant ». On l’a vu dans les quelques drames réalisés par Misumi : loin de l’idée qu’on peut se faire de lui en maître de l’esbroufe, son génie, il a été, même dans ses films populaires, à diriger les séquences dialoguées (est-ce qu’on mesure à quel point Zatoïchi, c’est loin d’être une vulgaire série de joueur errant ? on y papote pas mal). Il faut voir comment Misumi ralentissait le rythme pour jouer sur la tension sexuelle entre deux amoureux qui ne peuvent se toucher dans Komako, fille unique de la maison Shiroko. Cette capacité à ralentir le rythme, Misumi semble toujours l’avoir eue. C’était des petites notes de nouvelle vague dans des chambara au sein d’un studio qui s’était fait connaître avant les années 60 pour sa capacité à proposer des jidaigeki sine katana remarqués dans les festivals en Europe. Pas forcément si étonnant de voir donc Misumi si habile ici à diriger ces acteurs dans un huis clos étouffant. Le plus triste, ce serait surtout de le voir attendre la quasi-faillite du studio pour se consacrer complètement à une forme que l’on pourrait croire éloignée de ses capacités premières. Simple regret de spectateur frustré : ce n’est pas Baby Cart qu’il aurait fallu réaliser par la suite, à la demande probable de Shintarô Katsu, mais des films lents, intimistes, théâtraux dans la lancée de ce Temple du démon, de ses drames en costumes avec Ayako Wakao ou avec Fujiko Yamamoto, et des chefs-d’œuvre moins serial des années 50 de la Daiei. Mais peut-être justement que face à la concurrence de la télévision, l’exploitation était la seule solution envisageable pour éviter la faillite… Ce serait triste de voir qu’un tel chef-d’œuvre aurait participé à la fin du studio.

Quoi qu’il en soit, je reste pantois devant ce film qui ne ressemble à aucun autre dans la carrière de Misumi. Un peu in extremis, en réunissant les meilleurs éléments du studio, à l’image du film avec son esprit fin de siècle/du monde, tout semblait réuni pour en faire un grand film. À ce titre, il serait injuste de ne pas évoquer la musique d’Akira Ifukube. Tiens donc, il avait composé la musique du très similaire Yoru no tsuzumi, déjà précité, ou de La Bête blanche de Naruse (un des rares films de Naruse jouant sur la lenteur et la tension sexuelle) et de nombreux autres grands films (Le Duel silencieux, Zatoïchi, Les Enfants d’Hiroshima, Dobu, Une femme de meiji, L’Enfant favori de la bonne, La Harpe de Birmanie, les Miyamoto Musashi d’Uchida, Les Onze Guerriers du devoir, ainsi que le dernier grand film de Misumi : Les Derniers Samouraïs). La musique contribue à l’étrangeté de l’atmosphère du film. Contrairement à ce que l’on pourrait s’attendre pour un jidaigeki d’inspiration classique (la pièce est certes — contrairement à nombre d’autres pièces issues du répertoire kabuki ou bunraku — moderne), le style est d’inspiration occidentale, une sorte de musique de chambre lancinante, minimaliste et macabre mêlant notes au clavecin et un riff à la Goldorak. Musique qui a la qualité, non pas de sautiller en cœur avec la situation, mais d’insister, comme un murmure moral et omniscient, sur la nature tragique et fataliste de la fable.

Un nouveau chef-d’œuvre dramatique pour Misumi en somme.


Le Temple du démon, Kenji Misumi (1969) Oni no sumu yakata | Daiei

Komako, fille unique de la maison Shiroko & Le Palais de la princesse Sen, Kenji Misumi (1960)

Double programme populaire

Note : 4.5 sur 5.

Komako, fille unique de la maison Shiroko

Titre original : Shirokoya Komako / 白子屋駒子

Année : 1960

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Fujiko Yamamoto, Katsuhiko Kobayashi, Mieko Kondô, Ganjirô Nakamura, Ryûzô Shimada, Minoru Chiaki, Fujio Murakami, Chikako Hosokawa

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Note : 4.5 sur 5.

Le Palais de la princesse Sen

Titre original : Sen-hime goten / 千姫御殿

Année : 1960

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Fujiko Yamamoto, Kôjirô Hongô, Katsuhiko Kobayashi, Tamao Nakamura, Ganjirô Nakamura, Isuzu Yamada, Takashi Shimura, Osamu Takizawa, Ryûzô Shimada

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Cela en devient un peu indécent de voir autant de drames tragiques ou de beaux mélodrames réalisés par Misumi invisibilisés parce qu’ils ne répondent pas au genre qu’on attend de lui ou que les distributeurs se sont fait de lui. Il ne faut pas s’y tromper, Misumi réalise ces tragédies exactement de la même manière qu’il tourne ses histoires de samouraïs ou de joueurs errants. Dans le genre jidaigeki pur (sine katana), il n’a parfois pas grand-chose à envier à Mizoguchi, par exemple.

Ses séquences sont toujours d’une intensité folle. Ses acteurs ne font jamais un geste de trop. On sent même avec les quelques extraits de théâtre kabuki que l’on peut voir ici ou là qu’il y a une filiation dans la logique de jeu : on est encore dans un jeu très codifié, mais si on adopte parfois des postures ou un petit temps d’arrêt pour exprimer ostensiblement la situation, grâce à ses nombreux gros plans et son montage très resserré, Misumi et ses acteurs reproduisent cette logique, mais l’adaptent aux regards et souvent aux seuls mouvements de tête. Grosse impression de puissance et de tension en retour. Et cela, que Misumi dirige un acteur de comédie, de chambara ou de drame, il s’y prend exactement de la même manière (ou les acteurs qui l’accompagnent répondent toujours aux mêmes codes épurés issus de la scène kabuki).

Tout au long de la riche carrière de Misumi à la Daiei, on l’a vu entouré des mêmes personnes ; plus encore ici avec ces deux films sortis la même année : équipe technique et acteurs sont identiques. On se demande presque sur combien de films une équipe pouvait travailler sur une seule journée… Mais la précision des acteurs et le génie de Misumi à les mettre en scène ne seraient rien sans des histoires fabuleuses à raconter. Ici, on est servi. Ces deux histoires, inconnues du grand public occidental, sont vraisemblablement de grands classiques au Japon. Elles font toutes deux références à des événements ou à des légendes connus ayant fait l’objet de multiples adaptations au théâtre et au cinéma.

Komako semble être inspiré de la vie tragique de Shirakoya Okuma, fille aînée d’un négociant en bois au 18e siècle et condamnée à mort pour des faits qui diffèrent largement de ce à quoi on assiste dans le film puisque celui-ci prend résolument fait et cause en faveur des amoureux déchus. Il s’agit d’une variation des Amants crucifiés. La fille d’une maison mal gérée est amoureuse depuis son enfance de celui qui a grandi avec elle, l’intentant du clan (ou de l’entreprise), mais sa famille cherche à la marier à un homme pas très beau, gentil, mais excellent gestionnaire qui aidera la maison à recouvrer la prospérité. Le père a la tête continuellement dans les nuages et la mère fricote en secret avec son coiffeur attitré (les joies de l’hypocrisie de la société japonaise derrière les paravents dorés des apparences et de l’honneur familial). À ce quatuor adultérin assez classique dans le genre des films de double suicide (ou d’amants crucifiés, donc) s’ajoute une étonnante note serial avec une sorte de Fantômette qui va et vient dans l’histoire en coup de vent tel un deus ex machina égaré du plateau de tournage d’à côté. Même ce personnage fantaisiste, avec ses talents de voleuse et d’espionne, n’arrivera pas à déjouer le complot dont les deux jeunes amoureux seront victimes. Dans l’histoire originale, ce serait plutôt eux qui se rendraient coupables de complot ; ici, la mort du mari est fortuite, et le complot est ourdi par l’amant de la mère, complot consistant à accuser l’amant de la jeune Komako pour l’écarter d’elle. Le plus étonnant dans l’affaire, c’est encore le finale. Comme dans toute bonne tragédie qui se respecte, le récit réunit tous les protagonistes (enfin ceux qui ne sont pas encore morts), et de manière assez remarquable, il ressort de cette grande scène à faire un constat pas si tragique que ça : tous ont leur raison. Mieux, ils cherchent à trouver la meilleure solution pour le couple adultérin (on insiste sur le fait qu’ils s’aiment depuis l’enfance). Le père finit par marier symboliquement les deux amants illégitimes. Avant, bien sûr, que l’honneur des apparences soit sauf et que tout ce petit monde soit généreusement humilié en place publique.

Pour les images, filer voir ici.

Avec Le Palais de la princesse Sen, on monte dans la hiérarchie de classe. D’une maison frôlant la faillite, on passe aux aventures amoureuses, voire sexuelles, de la fille du shogun. L’histoire semble avoir été maintes fois adaptée (la Daiei avait produit un Princesse Sen six ans auparavant avec Machiko Kyô et un tout jeune Raizo Ichikawa ; l’histoire serait inspirée de la vie de Senhime). Comme à son habitude, Misumi filme les histoires d’amour comme des thrillers. Et peut-être plus ici comme un film d’épouvante. Tous les codes du film du fantôme au début du film sont là : on sent poindre la femme croqueuse d’hommes, la sorcière qui envoûte ses victimes, et le récit prend un aspect de conte (façon Histoires qui sont maintenant du passé) fantastique qui montre déjà qu’on n’est pas tout à fait dans des récits en costumes ou des romances sages imbriquées dans des luttes de pouvoir, mais déjà un peu dans du cinéma de genre (entre Alexandre Dumas et Barbey d’Aurevilly, quand l’Histoire sert de prétexte à développer des récits populaires). Mais un fantastique ludique : on s’amuse du côté répétitif du destin des hommes que la fille du shogun voit débarquer devant elle avant de les voir systématiquement disparaître. L’histoire prend une tournure encore plus mystérieuse quand, forcément, le shogunat s’en mêle et cherche à s’enquérir de ce qu’il se passe réellement au sein du château, car les rumeurs vont bon train, et il en va de la réputation des Tokugawa.

On appâte ainsi la princesse avec un jeune et beau garçon. Celui-ci est vite invité à rejoindre le château où il est appelé à danser devant l’objet de sa mission, la princesse. La princesse Sen, comme avec tous les autres avant lui, s’entiche du bel homme, et bien sûr, à ce moment-là du récit, on se dit qu’on va peut-être en finir avec les assassinats dispersés dans les douves (dans les contes, il y a toujours un basculement où la répétition cesse). Toutes mes conquêtes passées finissaient par connaître cette technique que je ne manquais pas d’appliquer à chacune d’entre elles : c’est quand on se refuse à une femme qu’elle vous porte le plus d’attention. Bon, évidemment, il faut arriver déjà à un certain point de proximité, j’ai maintes fois tenté ma chance dans la rue, et l’indifférence… laisse étrangement indifférent. Vous voyez où je veux en venir : c’est parce que monsieur prétendument danseur itinérant est espion qu’il ne peut totalement (encore) s’adonner aux plaisirs de la chair ou prétendre (comme tous les autres, aveuglés surtout par l’ambition de plaire à la fille la plus en vue du pays) éprouver des sentiments profonds pour la princesse. Et c’est alors parce qu’il lui résiste qu’il lui plaît, et parce qu’il lui plaît… qu’elle lui plaît.

C’est ici que s’opère un autre basculement majeur du récit : adieu l’aspect conte fantastique tendance comico-scabreuse, bonjour le drame politique qu’on sent vite devenir tragédie. Pas d’histoires d’amour contrarié sans complot, et pas d’histoires d’amour interdit sans opposition ou dilemme, très cornélien, entre devoir et passion. Chacun des deux amants est contrarié, d’ailleurs, par un devoir propre (et forcément contradictoire avec celui de l’autre). Celui de l’espion, bien sûr, est de ne pas révéler sa nature… Quant au complot dont ils seront victimes, il vient de loin et propose là encore une vision revisitée de l’histoire originale. Il est imaginé par la sœur d’un ancien amant de la princesse qui, aidée de son propre clan, est parvenue à rentrer au service de la princesse, lui mettre entre les bras des hommes dont elle ignorait jusque-là le sort funeste : les tuer une fois sortis permettant aux comploteurs de répandre à l’extérieur du château des rumeurs qui entacheraient la réputation de la princesse… Tout ça pour finir par assassiner la princesse le jour anniversaire de cet ancien prétendant déchu. (Certains ont la vengeance facile.)

C’est tellement tordu (et joliment grotesque) qu’on reste dans le conte ou la fantaisie. Mais on y croit, justement parce que tout est joué avec gravité et justesse (là aussi, en art, un mariage rarement heureux et durable).

Comme dans le film précédent, les dernières minutes sont remarquables à la fois d’intensité et de tact (autre mariage impossible). Comme tous bons amants dont la condition est divulguée en place publique, il convient de préserver honneur et apparences. Et cela commence, contrairement aux deux amants du film précédent, par les séparer. À l’un, la mort par seppuku, à l’autre, l’obligation de se faire nonne (ou de bonzesse, tel que traduit dans le film).

Je garde les clés de la grande scène à faire du dénouement (un personnage mystère n’a pas été évoqué dans ce joyeux dévoilement de l’intrigue) par respect pour ceux qui voudraient encore voir le film (ou qui sont ennuyés de me lire)… Sachez juste, en guise de pied de nez, qu’il est pour l’heure impossible, pour les raisons plus ou moins exactes détaillées en introduction de ce commentaire, de se procurer ces deux films. Mosfilm et les archives coréennes rendent disponible leur catalogue (voire leur patrimoine) gratuitement sur le Net. Ici, bien que les deux films semblent avoir fait l’objet des soins de rénovation des archives japonaises (comme un carton introductif semble l’indiquer), ces drames de Misumi restent sagement dans des boîtes. Vous n’avez plus qu’à vous porter volontaire comme espion et, au nom du shogunat et du droit à la distribution libre des films du patrimoine mondial de cinéma, accéder aux films jalousement gardés au château des archives nipponnes sans vous faire repérer. Les douves des archives du film, dit-on, sont pleines de corps mutilés de cinéphiles enamourés, jetés là par on ne sait quelle princesse sans scrupules… « Si c’est vrai, c’est grave. »

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Brassard noir dans la neige, Kenji Misumi (1967)

Aux premiers flocons venus, chut…

Note : 4.5 sur 5.

Brassard noir dans la neige

Titre original : Yuki no mosho / 雪の喪章

Année : 1967

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Ayako Wakao, Shigeru Amachi, Toyoto Fukuda, Tamao Nakamura, Chiaki Tsukioka, Mitsuko Yoshikawa

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Misumi au sommet de son art. On savait depuis La Rivière des larmes ou, avec moins de réussite, depuis Le Visage de la vierge que le réalisateur savait mettre à profit son génie visuel et son sens du rythme et de l’atmosphère au bénéfice des drames. Malheureusement, ces trois films, réalisés en quelques mois (comme d’autres tournés au début de la décennie avec Fujiko Yamamoto), sont beaucoup moins exposés que ses films où les katanas sont de sortie. On reste d’ailleurs dans le film d’époque, mais on tend plus vers l’adaptation de romans prenant place dans la première moitié du XXᵉ siècle, voire vers le roman de gare, puisqu’on frise par moment le mélodrame. Le Japon savait, au contraire de Hollywood à la même période, parfaitement traverser le passage parfois savonneux entre drame romantique et mélodrame.

On songe beaucoup pour son récit s’étalant sur plusieurs années au Naruse de fin de carrière ou aux scénarios de Zenzô Matsuyama, à des films comme La Condition de l’homme, Comme une épouse et comme une femme, Nuages flottants. Pour l’atmosphère, on pense également beaucoup à deux films de Shirô Toyoda : Le Pays de neige et Histoire singulière à l’est du fleuve ou à un autre de Kon Ichikawa, Le Fils de famille, sur un sujet similaire, celui du défi incertain pour certaines familles de notables d’assurer à leur clan une descendance viable. La présence d’Ayako Wakao fait inévitablement penser aussi aux films de Masumura ou de Kawashima. Les studios semblaient avoir le filon… : torturer une des plus belles femmes du monde de mille et une manières différentes, hommes et femmes apprécieront.

J’arrête le jeu des comparaisons, même si c’est toujours utile de situer les œuvres dans un contexte familier. Place au travail de Misumi. (Je paraphraserai à peine le contenu dramatique du film ; je me réserve pour les deux films suivants.)

En dehors peut-être d’une petite baisse de régime pendant les années de guerre (une intensité qui flanche compréhensible : il faut expédier rapidement des années forcément riches en événements marquants ; on assistait au même creux dans Nuages flottants, me semble-t-il, ou dans Le Fils de famille), à chaque nouvelle séquence, c’est un nouveau drame qui se joue : soit une humiliation supplémentaire à laquelle devra faire face le personnage de femme bafouée par un mari forcément lâche, volage et incompétent, soit une nouvelle mort tragique dont le titre révèle le caractère répétitif et fataliste.

Misumi filme la plupart de ses séquences comme un thriller, voire comme un film d’épouvante dans lequel tout serait finement suggéré, jamais dévoilé au grand jour : découpage resserré à la limite du montage-séquence, donnant ici ou là une information, usant de musique pour créer une ambiance et un environnement propices aux tensions multiples (et souvent muettes), jouant sur le rituel des choses et sur la nécessaire conformité aux usages auxquels on se soumet de bon cœur ou non, jouant sur l’attente d’un événement attendu ou craint…

Les premières minutes du film sont à cet égard exceptionnelles : Misumi filme le mariage du personnage d’Ayako Wakao comme le fera Coppola dans Le Parrain : derrière le paravent de la solennité et la multiplicité des petits rituels, on devine l’agencement minutieux du drame à venir qui s’organise à l’insu de ce personnage féminin qui croit encore pouvoir goûter, innocent, bientôt au bonheur conjugal. La mariée plonge pleine d’espoirs dans ce qu’elle ne sait pas encore être pour elle un cauchemar. Le rituel du mariage sonne pour nous comme un thriller à la sauce Psychose avant l’heure : on voit la scène de la douche sans la voir, telle que Hitchcock l’aurait filmée dix ans plus tôt, en suggérant tout et en ne montrant rien : beaucoup de gros plans à nous demander ce qu’il se passe et à attendre le moment de bascule, le poignard dans le dos, beaucoup d’illustrations comme pour offrir au spectateur un assemblage de petites touches scrutatrices afin d’entrer d’abord dans la chaire de la future victime, dans le nœud du problème, sans en comprendre encore le plan général et les enjeux pervers. Et puis tout à coup, quand ces longues séquences introductives de thriller conjugal prennent fin, que le sang du déshonneur de la femme bafouée ruisselle à l’écran et qu’on se surprend à trouver ça joli, Misumi ralentit le rythme et arrête la musique comme un assassin qui se penche sur sa victime pour en contempler sadiquement l’agonie : la tension est palpable, la jeune mariée respire encore. Misumi joue sur la lenteur des choses (celle de la sidération ou de l’épouvante), sur l’humiliation contenue, et on comprend, non, que Marion Crane ne va pas mourir, et qu’au contraire, son supplice à elle sera d’abord de se relever sans rien dire, puis de devoir contempler sans broncher la mort des autres. Fenêtre sur la mort qui court.

Malgré les apparences, jamais de grands élans romantiques : on est au Japon, il convient de masquer ses sentiments, de retenir ses larmes, de ravaler sa fierté. Et pourtant Misumi, par la suite, sans rien laisser paraître, montre tout : un gros plan révélateur, un œil qui se perd, un contrechamp parlant (« comment va-t-elle encaisser la nouvelle ? »). Inutile de parler, le montage parle à la place de ceux qui se taisent et qui souffrent.

Le petit coup de moins bien du milieu du film, en plus de la guerre qui vient trop massivement perturber le cours des événements, on le doit aussi sans doute à des personnages qui semblent enfin s’unir dans le désordre ambiant qui les entoure. La misère comme ciment. À moins que ce soit, comme dans la fin du Repas, le goût immodéré des Japonais pour les conventions et pour le retour à l’ordre établi. Cela repart ensuite comme en quarante (7 Rônin). Un homme reste un homme. Un lâche, un goujat. Que ne ferait-on pas pour voir Ayako Wakao souffrir encore un peu ?

Les choses (ou les morts) s’accélèrent alors, et on se demande si on n’est pas dans Hamlet à voir autant de corps s’effondrer à la première neige.

Aux premiers flocons venus, chut

La dernière feuille de l’arbre choit :

Brassard noir dans la neige

On peine peut-être à force de sautiller d’une époque à une autre à retrouver l’intensité de la première heure, mais Misumi et Ayako Wakao assurent l’essentiel. Leurs moments de moins bien sont les chefs-d’œuvre des autres. Dans Les Deux Gardes du corps, une actrice d’une immense beauté, plus belle encore qu’Ayako Wakao, attire très vite notre attention, pourtant, dès qu’elle bougeait et ouvrait la bouche, il ne se passait rien. Ayako Wakao, elle, « retient les chevaux » comme disait un prof de théâtre : elle garde l’indicible pour elle, dévoile peu, prend son temps, s’expose peu et se sait regardée. Misumi comprend qu’elle en dit plus quand il la montre interdite, immobile, statique, pensive : action… attention. On guette une réaction à chaque nouveau coup porté, le corps se raidit, la bouche reste mutique, et hop, un regard qui fuit : c’est ce regard que Misumi dévoile en gros plan, à défaut, un mouvement de tête après une pause où rien ne transparaît, une ligne de dialogue pour faire mine d’être passée à autre chose. C’est l’attente, l’incertitude, l’absence de réaction évidente qui commentent l’action et dévoilent ce que l’on croit deviner être les pensées des personnages. L’attention toujours du spectateur en quête de réaction en contrechamp : on apprend une nouvelle, et si on montre des personnages s’agiter ou répondre, paradoxalement, on ne voit rien ; si, au contraire, on dévoile un contrechamp alors même que l’action semble continuer ailleurs et si on joue du gros plan comme pour essayer de percer l’âme d’un personnage, inutile alors pour l’acteur de trop en faire — le spectateur interprétera à sa place. Tout l’art du cinéma est là. Encore et toujours le montage. Le montage, c’est celui qui vous donne un petit coup de coude à un mariage en vous faisant signe de regarder un détail dans un coin, un invité qui se fait tout petit. Plouf : gros plan. Mettre en scène, c’est faire des choix. Savoir quand placer des petits coups de coude dans un film. Misumi aime d’ailleurs toujours commencer ses séquences par ça : des gros plans. Illustration d’abord, détail après détail, d’une situation dont seulement dans un second temps, on comprendra la vue d’ensemble. Misumi fait du Bresson sans le savoir : sa prose place les effets au premier plan avant les causes. Qu’est-ce qui est censé être significatif dans un gros plan avant que tout éclate ? Devinez. On s’interroge et la petite musique des gros plans nous reste en tête : ils sont comme les indications en début de portée dans une partition. Et si on ne connaît pas le solfège des événements, c’est encore plus difficile à lire.

Une bonne partie de ses séquences sont construites ainsi. J’insiste, la petite musique de Misumi ne me quitte plus. D’abord quelques détails capturés en plans rapprochés et qui sont autant d’épitaphes placées au début de chaque chapitre pour piquer notre curiosité, puis on élargit vers une vue d’ensemble. On cherche alors les causes de ces premiers effets produits dans les plans plus larges. Et puis, Misumi retrouve les gros plans et les champs-contrechamps quand le rythme se tend et le silence s’installe.

Attention, les champs-contrechamps ont parfois mauvaise presse. Ceux-ci sont inventifs. Il ne s’agit aucunement des champs-contrechamps gnangnans servant à mettre en forme paresseusement des échanges de dialogues où tout est montré à la même hauteur. On parle ici de champs-contrechamps en réalité souvent muets (c’est le montage qui parle) où la diversité des échelles de plan est la règle et où les inserts ne sont par conséquent pas rares : interaction avec des objets ; une bague qui glisse du doigt ; un lit d’amoureux sur lequel la jeune mariée pose un regard amusé ; des jeux de regards qui se perdent sans jamais se croiser, qui s’éternisent sur quelque chose placé hors-champ et encore inaccessible.

À la différence d’ailleurs d’un Masumura dont j’avais analysé le recours constant et créatif aux champs-contrechamps, Misumi se prête à l’exercice d’une tout autre façon. Ce ne sont pas toujours d’ailleurs des champs-contrechamps puisqu’on ne sait pas forcément toujours si un plan répond précisément à un autre, mais comme le montage les fait percuter, ils sont appelés à dialoguer selon un principe d’effet Koulechov constant. Dans cette remarquable première séquence, par exemple, jouer d’abord si peu de plans d’ensemble complique la représentation d’un espace précis et d’une temporalité claire. On frôle tout juste le montage-séquence. Il ne manquerait au fond qu’une musique liant le tout, ce qui est loin d’être le cas ici, la musique servant plutôt à accentuer les tournants dramatiques et à servir de liant entre certaines séquences. Misumi multiplie les gros plans, les fait percuter, et peut-être y voit-on des champs-contrechamps qui n’en sont pas, des plans qui semblent se répondre quand ils ne le font pas ou le font avec un autre… Peut-être devrait-on presque parler parfois de « hors-champ-contrechamps ». L’art de l’espace vide, pépère, c’est celui que l’on ne voit pas et que l’on devine, celui que l’on montre en partie seulement, ou celui que l’on montre et que l’on voit précisément vide sans qu’il le soit véritablement puisqu’on nous le montre (c’est donc qu’il y a quelque chose à y voir). Le champ de Schrödinger. (Ce qui, entre nous, vaut bien les plans sur les bouilloires ou sur les chaises qui rient dans Ozu ou l’art de la contextualisation chez Vlacil.)

Dommage que, tout au long de sa carrière, Misumi ait en priorité mis cet art du montage et de la composition au profit de jidaigeki à lame. Comme on peut dire que Tarantino est un cinéaste de la « pré-action », de préliminaires retardant l’action, Misumi n’a jamais été selon moi un cinéaste de l’action : si ses films supposés êtres des « films de bastons » sont si réussis, c’est surtout parce que ce sont avant tout des drames, voire des thrillers. À l’image d’un combat de sumo, ce qui prête attention à notre regard, c’est tout le protocole, le rituel, l’attente qui précède le combat. Le combat en lui-même ne dure qu’une poignée de secondes. En art comme en amour, retarder le moment où les bâtons sont tendus, permet d’augmenter le plaisir ; ceux qui pensent pouvoir multiplier les joutes comme les explosions n’ont rien compris. C’est d’ailleurs pour ça que l’art de Sergio Leone doit tant au cinéma « d’action » japonais. Il y avait donc comme une sorte de malentendu à rechigner à distribuer les drames de Misumi et à se focaliser sur ses « films de samouraïs ». L’art n’a pas fini d’être un éternel jeu de malentendus. Espérons qu’à l’avenir, ces quelques films dramatiques, tirant parfois vers le mélodrame, soient plus visibles qu’ils ne le sont encore aujourd’hui.

Et si ce n’est pour Misumi, que ce soit pour l’interprétation d’Ayako Wakao, comme on devrait voir les drames avec Fujiko Yamamoto, comme on devrait voir tous les films de Misumi dans lesquels Kôjirô Hongô apparaît… Ce sera au prochain épisode comme dirait Shintarô Katsu.


Pour les images, ça se passe ici :

Ou ici.


Les Deux Gardes du corps, Kenji Misumi (1968)

Note : 4 sur 5.

Les Deux Gardes du corps

Titre original : Nihiki no yōjimbō / 二匹の用心棒

Année : 1968

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Kôjirô Hongô, Isamu Nagato, Miwa Takada, Miyoko Akaza

— TOP FILMS —

Je pourrais reproduire le commentaire de Momotarô le samouraï : on est dans le récit populaire, dans un genre qui m’est cher, celui des joueurs itinérants (matatabi-eiga, pour les intimes, auquel Zatoichi appartient également). Les récits de voyage, c’est toujours l’occasion de forcer des rencontres et par conséquent des destins. On frôle les limites de la légende et du mélodrame. On reconnaît d’ailleurs beaucoup d’éléments (parentalité révélée par exemple) d’un autre chef-d’œuvre adapté du même dramaturge, Shin Hasegawa : Ma mère dans les paupières.

L’histoire oppose ici deux joueurs qui ne cessent de se croiser sur la route (dont un interprété par le génial acteur à tête ronde de Dojo yaburi/Zoku Dojo Yaburi Mondo Muyo). L’un est plutôt un escroc débonnaire (tous les escrocs sont débonnaires), l’autre, derrière son caractère un peu strict, cache un grand cœur. Le second finira par recueillir la fille d’un autre yakuza itinérant dont la femme est morte et qui redoute de ne pouvoir convaincre ses grands-parents de la reconnaître… Le père s’enfuit et laisse la gamine au gentil yakuza qui montrera tellement de dévouement et d’honnêteté auprès de la grand-mère qu’elle acceptera de se charger de la petite. Le yakuza lui remet toutes ses économies pour son éducation et sa future dot (quand je dis que c’est du mélo).

Des années passent. Le gentil yakuza qui avait promis de venir voir sa protégée n’est jamais réapparu, mais en même temps qu’il croise à nouveau la route de son ennemi de toujours, l’escroc débonnaire (dans une maison où une femme qu’il avait violée s’est trouvé une situation…), on leur raconte l’histoire que l’un connaît bien pour l’avoir vécue. Il n’en connaît cependant pas le dernier rebondissement : amoureuse depuis toujours de l’homme qui l’avait recueillie, la fille, belle comme un cœur, rêverait de retrouver son protecteur chéri. Cela ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd : si le gentil reste impassible, l’escroc sent au contraire le bon filon et s’éclipse pour rejoindre la famille dans l’intention de se faire passer pour le protecteur de l’enfant.

La grand-mère devenue aveugle, personne n’est en mesure de le contredire, mais les détails qu’il avance laissent assez peu de doute et le yakuza est bientôt accueilli comme un prince. Bientôt, le bonhomme annonce qu’il en pince pour la gamine et exige qu’elle lui soit mariée. Le gentil yakuza apprend que quelqu’un usurpe son identité et court retrouver tout ce petit monde pour confondre le menteur et le tuer une bonne fois pour toutes. Là, comme dans tout mélodrame qui se respecte, les masques tombent, grand moment de « reconnaissance » où l’on comprend qui est qui. Mais un yakuza itinérant reste un yakuza itinérant, et il doit reprendre la route. Le pouvoir du renoncement.

Magnifique.