Le Temple du démon, Kenji Misumi (1969)

Godot et le démon

Note : 4.5 sur 5.

Le Temple du démon

Titre original : Oni no sumu yakata / 鬼の棲む舘

Année : 1969

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Shintarô Katsu, Hideko Takamine, Michiyo Aratama, Kei Satô

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Quelques notes contextuelles rapides, et deux ou trois réflexions foutraques.

Adaptation fabuleuse d’une pièce de Jun’ichirô Tanizaki (l’auteur du génial Passion de Masumura, de Tatouage, de Miss Oyu, d’une version des Sœurs Makioka déjà avec Hideko Takamine, d’un sympathique Okoto et Sasuke en 1935 ou d’un autre Masumura moins à mon goût, mais adapté apparemment d’un roman majeur du bonhomme : La Chatte japonaise). Kaneto Shindô est chargé de l’adaptation (s’il s’agit d’une pièce, je serais curieux de savoir en quoi consistait précisément son travail, à savoir son niveau d’implication dans le résultat final, notamment savoir si son scénario disposait d’un prédécoupage technique). Enfin, Kazuo Miyagawa, qui avait mis en lumière d’autres adaptations de l’écrivain (L’Étrange Obsession, Miss Oyu, Tatouage), collaborateur habituel de Mizoguchi, Kon Ichikawa, Masahiro Shinoda ou Akira Kurosawa, assure donc la photographie de ce magnifique huis clos crépusculaire. Jolie équipe de rêve pour une sorte de chant du cygne de la Daiei qui disparaîtra deux ans plus tard.

Je n’ai pas souvenir d’autre huis clos réalisé par Misumi, mais après avoir vu ses grands drames, il y a une forme de logique. Misumi a sans doute été choisi pour sa capacité à diriger les acteurs dans un sujet les mettant idéalement à l’honneur (vu que l’on sait désormais que c’était sa mission première dans les productions de la Daiei). En dehors de l’habituel Shintarô Katsu, Kenji Misumi peut compter sur une distribution de prestige pour l’occasion : réunir Michiyo Aratama et Hideko Takamine relève de l’exploit (et du fantasme réalisé). Il est à noter aussi que la carrière adulte de Hideko Takamine explose au moment de la version des Sœurs Makioka (je ne parle que d’elle dans ma critique), ce qui aurait permis, selon la fiche wiki, à l’actrice de devenir amie avec l’écrivain, d’où sa probable présence dans cette adaptation (l’écrivain a disparu quelques années plus tôt).

Le sujet d’abord est assez singulier. L’origine théâtrale n’est pas du tout dénaturée, au contraire. La femme d’un seigneur nihiliste qui l’avait abandonnée quelques années auparavant, exilé dans les montagnes où il s’est changé en voleur cruel, vient retrouver son jules sale et méchant dans un temple abandonné où il vit reclus avec sa maîtresse. Le seigneur voit d’un mauvais œil le retour de cette femme symbole de vertu et de dévouement, assurant qu’il n’a pas changé depuis leur séparation : démoralisé par les luttes incessantes couvant dans le monde, il a pris le parti de s’en écarter tout en profitant sans honte de tous les vices possibles. Le vol donc (il n’hésite pas à faire des raids dans les villages alentour), mais aussi la passion charnelle, ici symbolisée par une seule personne : le personnage du « démon », sa maîtresse, au discours assez peu équivoque (c’est une lutte symbolique du Bien contre le Mal, il ne faut pas y voir la moindre once de psychologie), incarnée par la magnifique Michiyo Aratama dans un de ses derniers rôles. Le triangle amoureux est bientôt rejoint par un moine errant. On devine l’opposition mise en œuvre par la suite… La lutte entre la tentation et la foi.

On reconnaît bien les sujets tordus et sexuels de Passion et de Tatouage (voire de L’Étrange Obsession dont je n’ai aucun souvenir). Dans ces quelques histoires, se faisait déjà ressentir une passion de l’écrivain pour les histoires ramassées tendant vers le huis clos ; ici, ce n’est plus une tendance, on y plonge à pieds joints. Huis clos nihiliste, apocalyptique et sensuel (des plans magnifiques sur la peau blanche et les seins de la doublure de Michiyo Aratama, que fait la police ?). J’ai songé à un moment à un mix improbable entre l’univers de Samuel Beckett et celui d’Oshima (celui de L’Empire des sens et des Plaisirs de la chair). Le sujet, c’est une chose ; l’exécution en est une autre.

Misumi assure parfaitement sa partition. Il ralentit le rythme et s’abstrait de tout réalisme dans sa direction d’acteur, comme à son habitude. La première séquence donne le ton : si on a vu le goût du metteur en scène pour les gestes lents et précis, ici, on frôle la lenteur pesante et l’hiératisme hypnotisant (on n’est pas loin de ce que proposera bientôt Kubrick dans Barry Lyndon). On songe peut-être au début de L’Intendant Sansho ou à Rashômon (deux films sur lesquels Kazuo Miyagawa a travaillé), à la lenteur encore de certaines séquences du Guépard, ou à celle de Tarkovski sur L’Enfance d’Ivan et Andreï Roublev. Pour les références japonaises et la lenteur (ainsi que le goût pour le huis clos), je ne peux qu’évoquer Yoru no tsuzumi, la couleur en moins, les films de Shirô Toyoda, et puis surtout des films de la nouvelle vague beaucoup plus propices à ce genre d’expérimentations comme L’Île nue (les dialogues en moins et le traitement du temps complètement différent ; quelques séquences d’Onibaba jouent aussi parfaitement sur la lenteur), Fleur pâle (et sans aller vers la lenteur, la recherche formelle et l’incommunicabilité de Yoshida), L’Approche de l’ombre de la nuit ou Kwaidan.

C’est donc ce qui est surprenant avec ce film tardif. 1969, on sent poindre la crise des studios (je le rappelle, la Daiei fera faillite deux ans plus tard), et au lieu de verser dans l’exploitation, la Daiei limite les moyens avec un huis clos tout en assurant l’essentiel (sujet, photo et acteurs). Il n’est jamais trop tard pour se rallier aux avancées permises par la nouvelle vague sans renier pour autant son identité : on reste dans un jidaigeki, on limite les effets trop expérimentaux, mais on adopte une forme lente adaptée à un public dit « exigeant ». On l’a vu dans les quelques drames réalisés par Misumi : loin de l’idée qu’on peut se faire de lui en maître de l’esbroufe, son génie, il a été, même dans ses films populaires, à diriger les séquences dialoguées (est-ce qu’on mesure à quel point Zatoïchi, c’est loin d’être une vulgaire série de joueur errant ? on y papote pas mal). Il faut voir comment Misumi ralentissait le rythme pour jouer sur la tension sexuelle entre deux amoureux qui ne peuvent se toucher dans Komako, fille unique de la maison Shiroko. Cette capacité à ralentir le rythme, Misumi semble toujours l’avoir eue. C’était des petites notes de nouvelle vague dans des chambara au sein d’un studio qui s’était fait connaître avant les années 60 pour sa capacité à proposer des jidaigeki sine katana remarqués dans les festivals en Europe. Pas forcément si étonnant de voir donc Misumi si habile ici à diriger ces acteurs dans un huis clos étouffant. Le plus triste, ce serait surtout de le voir attendre la quasi-faillite du studio pour se consacrer complètement à une forme que l’on pourrait croire éloignée de ses capacités premières. Simple regret de spectateur frustré : ce n’est pas Baby Cart qu’il aurait fallu réaliser par la suite, à la demande probable de Shintarô Katsu, mais des films lents, intimistes, théâtraux dans la lancée de ce Temple du démon, de ses drames en costumes avec Ayako Wakao ou avec Fujiko Yamamoto, et des chefs-d’œuvre moins serial des années 50 de la Daiei. Mais peut-être justement que face à la concurrence de la télévision, l’exploitation était la seule solution envisageable pour éviter la faillite… Ce serait triste de voir qu’un tel chef-d’œuvre aurait participé à la fin du studio.

Quoi qu’il en soit, je reste pantois devant ce film qui ne ressemble à aucun autre dans la carrière de Misumi. Un peu in extremis, en réunissant les meilleurs éléments du studio, à l’image du film avec son esprit fin de siècle/du monde, tout semblait réuni pour en faire un grand film. À ce titre, il serait injuste de ne pas évoquer la musique d’Akira Ifukube. Tiens donc, il avait composé la musique du très similaire Yoru no tsuzumi, déjà précité, ou de La Bête blanche de Naruse (un des rares films de Naruse jouant sur la lenteur et la tension sexuelle) et de nombreux autres grands films (Le Duel silencieux, Zatoïchi, Les Enfants d’Hiroshima, Dobu, Une femme de meiji, L’Enfant favori de la bonne, La Harpe de Birmanie, les Miyamoto Musashi d’Uchida, Les Onze Guerriers du devoir, ainsi que le dernier grand film de Misumi : Les Derniers Samouraïs). La musique contribue à l’étrangeté de l’atmosphère du film. Contrairement à ce que l’on pourrait s’attendre pour un jidaigeki d’inspiration classique (la pièce est certes — contrairement à nombre d’autres pièces issues du répertoire kabuki ou bunraku — moderne), le style est d’inspiration occidentale, une sorte de musique de chambre lancinante, minimaliste et macabre mêlant notes au clavecin et un riff à la Goldorak. Musique qui a la qualité, non pas de sautiller en cœur avec la situation, mais d’insister, comme un murmure moral et omniscient, sur la nature tragique et fataliste de la fable.

Un nouveau chef-d’œuvre dramatique pour Misumi en somme.


Le Temple du démon, Kenji Misumi (1969) Oni no sumu yakata | Daiei

Komako, fille unique de la maison Shiroko & Le Palais de la princesse Sen, Kenji Misumi (1960)

Double programme populaire

Note : 4.5 sur 5.

Komako, fille unique de la maison Shiroko

Titre original : Shirokoya Komako / 白子屋駒子

Année : 1960

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Fujiko Yamamoto, Katsuhiko Kobayashi, Mieko Kondô, Ganjirô Nakamura, Ryûzô Shimada, Minoru Chiaki, Fujio Murakami, Chikako Hosokawa

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Note : 4.5 sur 5.

Le Palais de la princesse Sen

Titre original : Sen-hime goten / 千姫御殿

Année : 1960

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Fujiko Yamamoto, Kôjirô Hongô, Katsuhiko Kobayashi, Tamao Nakamura, Ganjirô Nakamura, Isuzu Yamada, Takashi Shimura, Osamu Takizawa, Ryûzô Shimada

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Cela en devient un peu indécent de voir autant de drames tragiques ou de beaux mélodrames réalisés par Misumi invisibilisés parce qu’ils ne répondent pas au genre qu’on attend de lui ou que les distributeurs se sont fait de lui. Il ne faut pas s’y tromper, Misumi réalise ces tragédies exactement de la même manière qu’il tourne ses histoires de samouraïs ou de joueurs errants. Dans le genre jidaigeki pur (sine katana), il n’a parfois pas grand-chose à envier à Mizoguchi, par exemple.

Ses séquences sont toujours d’une intensité folle. Ses acteurs ne font jamais un geste de trop. On sent même avec les quelques extraits de théâtre kabuki que l’on peut voir ici ou là qu’il y a une filiation dans la logique de jeu : on est encore dans un jeu très codifié, mais si on adopte parfois des postures ou un petit temps d’arrêt pour exprimer ostensiblement la situation, grâce à ses nombreux gros plans et son montage très resserré, Misumi et ses acteurs reproduisent cette logique, mais l’adaptent aux regards et souvent aux seuls mouvements de tête. Grosse impression de puissance et de tension en retour. Et cela, que Misumi dirige un acteur de comédie, de chambara ou de drame, il s’y prend exactement de la même manière (ou les acteurs qui l’accompagnent répondent toujours aux mêmes codes épurés issus de la scène kabuki).

Tout au long de la riche carrière de Misumi à la Daiei, on l’a vu entouré des mêmes personnes ; plus encore ici avec ces deux films sortis la même année : équipe technique et acteurs sont identiques. On se demande presque sur combien de films une équipe pouvait travailler sur une seule journée… Mais la précision des acteurs et le génie de Misumi à les mettre en scène ne seraient rien sans des histoires fabuleuses à raconter. Ici, on est servi. Ces deux histoires, inconnues du grand public occidental, sont vraisemblablement de grands classiques au Japon. Elles font toutes deux références à des événements ou à des légendes connus ayant fait l’objet de multiples adaptations au théâtre et au cinéma.

Komako semble être inspiré de la vie tragique de Shirakoya Okuma et prend résolument fait et cause en faveur des amoureux déchus. Il s’agit d’une variation des Amants crucifiés. La fille d’une maison mal gérée est amoureuse depuis son enfance de celui qui a grandi avec elle, l’intentant du clan (ou de l’entreprise), mais sa famille cherche à la marier à un homme pas très beau, gentil, mais excellent gestionnaire qui aidera la maison à recouvrer la prospérité. Le père a la tête continuellement dans les nuages et la mère fricote en secret avec son coiffeur attitré (les joies de l’hypocrisie de la société japonaise derrière les paravents dorés des apparences et de l’honneur familial). À ce quatuor adultérin assez classique dans le genre des films de double suicide (ou d’amants crucifiés, donc) s’ajoute une étonnante note sérial avec une sorte de Fantômette qui va et vient dans l’histoire en coup de vent tel un deus ex machina égaré du plateau de tournage d’à côté. Même ce personnage fantaisiste, avec ses talents de voleuse et d’espionne, n’arrivera pas à déjouer le complot dont les deux jeunes amoureux seront victimes. Dans l’histoire originale, ce serait plutôt eux qui se rendraient coupables de complot ; ici, la mort du mari est fortuite, et le complot est ourdi par l’amant de la mère, complot consistant à accuser l’amant de la jeune Komako pour l’écarter d’elle. Le plus étonnant dans l’affaire, c’est encore le final. Comme dans toute bonne tragédie qui se respecte, le récit réunit tous les protagonistes (enfin ceux qui ne sont pas encore morts), et de manière assez remarquable, il ressort de cette grande scène à faire un constat pas si tragique que ça : tous ont leur raison. Mieux, ils cherchent à trouver la meilleure solution pour le couple adultérin (on insiste sur le fait qu’ils s’aiment depuis l’enfance). Le père finit par marier symboliquement les deux amants illégitimes. Avant, bien sûr, que l’honneur des apparences soit sauf et que tout ce petit monde soit généreusement humilié en place publique.

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Avec Le Palais de la princesse Sen, on monte dans la hiérarchie de classe. D’une maison frôlant la faillite, on passe aux aventures amoureuses, voire sexuelles, de la fille du shogun. L’histoire semble avoir été maintes fois adaptée (la Daiei avait produit un Princesse Sen six ans auparavant avec Machiko Kyô et un tout jeune Raizo Ichikawa ; l’histoire serait inspirée de la vie de Senhime). Comme à son habitude, Misumi filme les histoires d’amour comme des thrillers. Et peut-être plus ici comme un film d’épouvante. Tous les codes du film du fantôme au début du film sont là : on sent poindre la femme croqueuse d’hommes, la sorcière qui envoûte ses victimes, et le récit prend un aspect de conte (façon Histoires qui sont maintenant du passé) fantastique qui montre déjà qu’on n’est pas tout à fait dans des récits en costumes ou des romances sages imbriquées dans des luttes de pouvoir, mais déjà un peu dans du cinéma de genre (entre Alexandre Dumas et Barbey d’Aurevilly, quand l’Histoire sert de prétexte à développer des récits populaires). Mais un fantastique ludique : on s’amuse du côté répétitif du destin des hommes que la fille du shogun voit débarquer devant elle avant de les voir systématiquement disparaître. L’histoire prend une tournure encore plus mystérieuse quand, forcément, le shogunat s’en mêle et cherche à s’enquérir de ce qu’il se passe réellement au sein du château, car les rumeurs vont bon train, et il en va de la réputation des Tokugawa.

On appâte ainsi la princesse avec un jeune et beau garçon. Celui-ci est vite invité à rejoindre le château où il est appelé à danser devant l’objet de sa mission, la princesse. La princesse Sen, comme avec tous les autres avant lui, s’entiche du bel homme, et bien sûr, à ce moment-là du récit, on se dit qu’on va peut-être en finir avec les assassinats dispersés dans les douves (dans les contes, il y a toujours un basculement où la répétition cesse). Toutes mes conquêtes passées finissaient par connaître cette technique que je ne manquais pas d’appliquer à chacune d’entre elles : c’est quand on se refuse à une femme qu’elle vous porte le plus d’attention. Bon, évidemment, il faut arriver déjà à un certain point de proximité, j’ai maintes fois tenté ma chance dans la rue, et l’indifférence… laisse étrangement indifférent. Vous voyez où je veux en venir : c’est parce que monsieur prétendument danseur itinérant est espion qu’il ne peut totalement (encore) s’adonner aux plaisirs de la chair ou prétendre (comme tous les autres, aveuglés surtout par l’ambition de plaire à la fille la plus en vue du pays) éprouver des sentiments profonds pour la princesse. C’est parce qu’il lui résiste qu’il lui plaît, et parce qu’il lui plaît… qu’elle lui plaît.

C’est ici que s’opère un autre basculement majeur du récit : adieu l’aspect conte fantastique tendance comico-scabreuse, bonjour le drame politique qu’on sent vite devenir tragédie. Pas d’histoires d’amour contrarié sans complot, et pas d’histoires d’amour interdit sans opposition ou dilemme, très cornélien, entre devoir et passion. Chacun des deux amants est contrarié, d’ailleurs, par un devoir propre (et forcément contradictoire avec celui de l’autre). Celui de l’espion, bien sûr, est de ne pas révéler sa nature… Quant au complot dont ils seront victimes, il vient de loin et propose là encore une vision revisitée de l’histoire originale. Il est imaginé par la sœur d’un ancien amant de la princesse qui, aidée de son propre clan, est parvenue à rentrer au service de la princesse, lui mettre entre les bras des hommes dont elle ignorait jusque-là le sort funeste : les tuer une fois sortis permettant aux comploteurs de répandre à l’extérieur du château des rumeurs qui entacheraient la réputation de la princesse… Tout ça pour finir par assassiner la princesse le jour anniversaire de cet ancien prétendant déchu. (Certains ont la vengeance facile.)

C’est tellement tordu (et joliment grotesque) qu’on reste dans le conte ou la fantaisie. Mais on y croit, justement parce que tout est joué avec gravité et justesse (là aussi, en art, un mariage rarement heureux et durable).

Comme dans le film précédent, les dernières minutes sont remarquables à la fois d’intensité et de tact (autre mariage impossible). Comme tous bons amants dont la condition est divulguée en place publique, il convient de préserver honneur et apparences. Et cela commence, contrairement aux deux amants du film précédent, par les séparer. À l’un, la mort par seppuku, à l’autre, l’obligation de se faire nonne (ou de bonzesse, tel que traduit dans le film).

Je garde les clés de la grande scène à faire du dénouement (un personnage mystère n’a pas été évoqué dans ce joyeux dévoilement de l’intrigue) par respect pour ceux qui voudraient encore voir le film (ou qui sont ennuyés de me lire)… Sachez juste, en guise de pied de nez, qu’il est pour l’heure impossible, pour les raisons plus ou moins exactes détaillées en introduction de ce commentaire, de se procurer ces deux films. Mosfilm et les archives coréennes rendent disponible leur catalogue (voire leur patrimoine) gratuitement sur le Net. Ici, bien que les deux films semblent avoir fait l’objet des soins de rénovation des archives japonaises (comme un carton introductif semble l’indiquer), ces drames de Misumi restent sagement dans des boîtes. Vous n’avez plus qu’à vous porter volontaire comme espion et, au nom du shogunat et du droit à la distribution libre des films du patrimoine mondial de cinéma, accéder aux films jalousement gardés au château des archives nipponnes sans vous faire repérer. Les douves des archives du film, dit-on, sont pleines de corps mutilés de cinéphiles enamourés, jetés là par on ne sait quelle princesse sans scrupules… « Si c’est vrai, c’est grave. »

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Brassard noir dans la neige, Kenji Misumi (1967)

Aux premiers flocons venus, chut…

Note : 4.5 sur 5.

Brassard noir dans la neige

Titre original : Yuki no mosho / 雪の喪章

Année : 1967

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Ayako Wakao, Shigeru Amachi, Toyoto Fukuda, Tamao Nakamura, Chiaki Tsukioka, Mitsuko Yoshikawa

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Misumi au sommet de son art. On savait depuis La Rivière des larmes ou, avec moins de réussite, depuis Le Visage de la vierge que le réalisateur savait mettre à profit son génie visuel et son sens du rythme et de l’atmosphère au bénéfice des drames. Malheureusement, ces trois films, réalisés en quelques mois (comme d’autres tournés au début de la décennie avec Fujiko Yamamoto), sont beaucoup moins exposés que ses films où les katanas sont de sortie. On reste d’ailleurs dans le film d’époque, mais on tend plus vers l’adaptation de romans prenant place dans la première moitié du XXᵉ siècle, voire vers le roman de gare, puisqu’on frise par moment le mélodrame. Le Japon savait, au contraire de Hollywood à la même période, parfaitement traverser le passage parfois savonneux entre drame romantique et mélodrame.

On songe beaucoup pour son récit s’étalant sur plusieurs années au Naruse de fin de carrière ou aux scénarios de Zenzô Matsuyama, à des films comme La Condition de l’homme, Comme une épouse et comme une femme, Nuages flottants. Pour l’atmosphère, on pense également beaucoup à deux films de Shirô Toyoda : Le Pays de neige et Histoire singulière à l’est du fleuve ou à un autre de Kon Ichikawa, Le Fils de famille, sur un sujet similaire, celui du défi incertain pour certaines familles de notables d’assurer à leur clan une descendance viable. La présence d’Ayako Wakao fait inévitablement penser aussi aux films de Masumura ou de Kawashima. Les studios semblaient avoir le filon… : torturer une des plus belles femmes du monde de mille et une manières différentes, hommes et femmes apprécieront.

J’arrête le jeu des comparaisons, même si c’est toujours utile de situer les œuvres dans un contexte familier. Place au travail de Misumi. (Je paraphraserai à peine le contenu dramatique du film ; je me réserve pour les deux films suivants.)

En dehors peut-être d’une petite baisse de régime pendant les années de guerre (une intensité qui flanche compréhensible : il faut expédier rapidement des années forcément riches en événements marquants ; on assistait au même creux dans Nuages flottants, me semble-t-il, ou dans Le Fils de famille), à chaque nouvelle séquence, c’est un nouveau drame qui se joue : soit une humiliation supplémentaire à laquelle devra faire face le personnage de femme bafouée par un mari forcément lâche, volage et incompétent, soit une nouvelle mort tragique dont le titre révèle le caractère répétitif et fataliste.

Misumi filme la plupart de ses séquences comme un thriller, voire comme un film d’épouvante dans lequel tout serait finement suggéré, jamais dévoilé au grand jour : découpage resserré à la limite du montage-séquence, donnant ici ou là une information, usant de musique pour créer une ambiance et un environnement propices aux tensions multiples (et souvent muettes), jouant sur le rituel des choses et sur la nécessaire conformité aux usages auxquels on se soumet de bon cœur ou non, jouant sur l’attente d’un événement attendu ou craint…

Les premières minutes du film sont à cet égard exceptionnelles : Misumi filme le mariage du personnage d’Ayako Wakao comme le fera Coppola dans Le Parrain : derrière le paravent de la solennité et la multiplicité des petits rituels, on devine l’agencement minutieux du drame à venir qui s’organise à l’insu de ce personnage féminin qui croit encore pouvoir goûter, innocent, bientôt au bonheur conjugal. La mariée plonge pleine d’espoirs dans ce qu’elle ne sait pas encore être pour elle un cauchemar. Le rituel du mariage sonne pour nous comme un thriller à la sauce Psychose avant l’heure : on voit la scène de la douche sans la voir, telle que Hitchcock l’aurait filmée dix ans plus tôt, en suggérant tout et en ne montrant rien : beaucoup de gros plans à nous demander ce qu’il se passe et à attendre le moment de bascule, le poignard dans le dos, beaucoup d’illustrations comme pour offrir au spectateur un assemblage de petites touches scrutatrices afin d’entrer d’abord dans la chaire de la future victime, dans le nœud du problème, sans en comprendre encore le plan général et les enjeux pervers. Et puis tout à coup, quand ces longues séquences introductives de thriller conjugal prennent fin, que le sang du déshonneur de la femme bafouée ruisselle à l’écran et qu’on se surprend à trouver ça joli, Misumi ralentit le rythme et arrête la musique comme un assassin qui se penche sur sa victime pour en contempler sadiquement l’agonie : la tension est palpable, la jeune mariée respire encore. Misumi joue sur la lenteur des choses (celle de la sidération ou de l’épouvante), sur l’humiliation contenue, et on comprend, non, que Marion Crane ne va pas mourir, et qu’au contraire, son supplice à elle sera d’abord de se relever sans rien dire, puis de devoir contempler sans broncher la mort des autres. Fenêtre sur la mort qui court.

Malgré les apparences, jamais de grands élans romantiques : on est au Japon, il convient de masquer ses sentiments, de retenir ses larmes, de ravaler sa fierté. Et pourtant Misumi, par la suite, sans rien laisser paraître, montre tout : un gros plan révélateur, un œil qui se perd, un contrechamp parlant (« comment va-t-elle encaisser la nouvelle ? »). Inutile de parler, le montage parle à la place de ceux qui se taisent et qui souffrent.

Le petit coup de moins bien du milieu du film, en plus de la guerre qui vient trop massivement perturber le cours des événements, on le doit aussi sans doute à des personnages qui semblent enfin s’unir dans le désordre ambiant qui les entoure. La misère comme ciment. À moins que ce soit, comme dans la fin du Repas, le goût immodéré des Japonais pour les conventions, pour le retour à l’ordre établi. Et puis, ça repart comme en quarante (7 Rônin). Un homme reste un homme. Un lâche, un goujat. Que ne ferait-on pas pour voir Ayako Wakao souffrir encore un peu ?

Les choses (ou les morts) s’accélèrent alors, et on se demande si on n’est pas dans Hamlet à voir autant de corps s’effondrer à la première neige.

Aux premiers flocons venus, chut

La dernière feuille de l’arbre choit :

Brassard noir dans la neige

On peine peut-être à force de sautiller d’une époque à une autre à retrouver l’intensité de la première heure, mais Misumi et Ayako Wakao assurent l’essentiel. Leurs moments de moins bien sont les chefs-d’œuvre des autres. Dans Les Deux Gardes du corps, une actrice d’une immense beauté, plus belle encore qu’Ayako Wakao, attire très vite notre attention, pourtant, dès qu’elle bougeait et ouvrait la bouche, il ne se passait rien. Ayako Wakao, elle, « retient les chevaux » comme disait un prof de théâtre : elle garde l’indicible pour elle, dévoile peu, prend son temps, s’expose peu et se sait regardée. Misumi comprend qu’elle en dit plus quand il la montre interdite, immobile, statique, pensive : action… attention. On guette une réaction à chaque nouveau coup porté, le corps se raidit, la bouche reste mutique, et hop, un regard qui fuit : c’est ce regard que Misumi dévoile en gros plan, à défaut, un mouvement de tête après une pause où rien ne transparaît, une ligne de dialogue pour faire mine d’être passée à autre chose. C’est l’attente, l’incertitude, l’absence de réaction évidente qui commentent l’action et dévoilent ce que l’on croit deviner être les pensées des personnages. L’attention toujours du spectateur en quête de réaction en contrechamp : on apprend une nouvelle, et si on montre des personnages s’agiter ou répondre, paradoxalement, on ne voit rien ; si, au contraire, on dévoile un contrechamp alors même que l’action semble continuer ailleurs et si on joue du gros plan comme pour essayer de percer l’âme d’un personnage, inutile alors pour l’acteur de trop en faire — le spectateur interprétera à sa place. Tout l’art du cinéma est là. Encore et toujours le montage. Le montage, c’est celui qui vous donne un petit coup de coude à un mariage en vous faisant signe de regarder un détail dans un coin, un invité qui se fait tout petit. Plouf : gros plan. Mettre en scène, c’est faire des choix. Savoir quand placer des petits coups de coude dans un film. Misumi aime d’ailleurs toujours commencer ses séquences par ça : des gros plans. Illustration d’abord, détail après détail, d’une situation dont seulement dans un second temps, on comprendra la vue d’ensemble. Misumi fait du Bresson sans le savoir : sa prose place les effets au premier plan avant les causes. Qu’est-ce qui est censé être significatif dans un gros plan avant que tout éclate ? Devinez. On s’interroge et la petite musique des gros plans nous reste en tête : ils sont comme les indications en début de portée dans une partition. Et si on ne connaît pas le solfège des événements, c’est encore plus difficile à lire.

Une bonne partie de ses séquences sont construites ainsi. J’insiste, la petite musique de Misumi ne me quitte plus. D’abord quelques détails capturés en plans rapprochés et qui sont autant d’épitaphes placées au début de chaque chapitre pour piquer notre curiosité, puis on élargit vers une vue d’ensemble. On cherche alors les causes de ces premiers effets produits dans les plans plus larges. Et puis, Misumi retrouve les gros plans et les champs-contrechamps quand le rythme se tend et le silence s’installe.

Attention, les champs-contrechamps ont parfois mauvaise presse. Ceux-ci sont inventifs. Il ne s’agit aucunement des champs-contrechamps gnangnans servant à mettre en forme paresseusement des échanges de dialogues où tout est montré à la même hauteur. On parle ici de champs-contrechamps en réalité souvent muets (c’est le montage qui parle) où la diversité des échelles de plan est la règle et où les inserts ne sont par conséquent pas rares : interaction avec des objets ; une bague qui glisse du doigt ; un lit d’amoureux sur lequel la jeune mariée pose un regard amusé ; des jeux de regards qui se perdent sans jamais se croiser, qui s’éternisent sur quelque chose placé hors-champ et encore inaccessible.

À la différence d’ailleurs d’un Masumura dont j’avais analysé le recours constant et créatif aux champs-contrechamps, Misumi se prête à l’exercice d’une tout autre façon. Ce ne sont pas toujours d’ailleurs des champs-contrechamps puisqu’on ne sait pas forcément toujours si un plan répond précisément à un autre, mais comme le montage les fait percuter, ils sont appelés à dialoguer selon un principe d’effet Koulechov constant. Dans cette remarquable première séquence, par exemple, jouer d’abord si peu de plans d’ensemble complique la représentation d’un espace précis et d’une temporalité claire. On frôle tout juste le montage-séquence. Il ne manquerait au fond qu’une musique liant le tout, ce qui est loin d’être le cas ici, la musique servant plutôt à accentuer les tournants dramatiques et à servir de liant entre certaines séquences. Misumi multiplie les gros plans, les fait percuter, et peut-être y voit-on des champs-contrechamps qui n’en sont pas, des plans qui semblent se répondre quand ils ne le font pas ou le font avec un autre… Peut-être devrait-on presque parler parfois de « hors-champ-contrechamps ». L’art de l’espace vide, pépère, c’est celui que l’on ne voit pas et que l’on devine, celui que l’on montre en partie seulement, ou celui que l’on montre et que l’on voit précisément vide sans qu’il le soit véritablement puisqu’on nous le montre (c’est donc qu’il y a quelque chose à y voir). Le champ de Schrödinger. (Ce qui, entre nous, vaut bien les plans sur les bouilloires ou sur les chaises qui rient dans Ozu ou l’art de la contextualisation chez Vlacil.)

Dommage que, tout au long de sa carrière, Misumi ait en priorité mis cet art du montage et de la composition au profit de jidaigeki à lame. Comme on peut dire que Tarantino est un cinéaste de la « pré-action », de préliminaires retardant l’action, Misumi n’a jamais été selon moi un cinéaste de l’action : si ses films supposés êtres des « films de bastons » sont si réussis, c’est surtout parce que ce sont avant tout des drames, voire des thrillers. À l’image d’un combat de sumo, ce qui prête attention à notre regard, c’est tout le protocole, le rituel, l’attente qui précède le combat. Le combat en lui-même ne dure qu’une poignée de secondes. En art comme en amour, retarder le moment où les bâtons sont tendus, permet d’augmenter le plaisir ; ceux qui pensent pouvoir multiplier les joutes comme les explosions n’ont rien compris. C’est d’ailleurs pour ça que l’art de Sergio Leone doit tant au cinéma « d’action » japonais. Il y avait donc comme une sorte de malentendu à rechigner à distribuer les drames de Misumi et à se focaliser sur ses « films de samouraïs ». L’art n’a pas fini d’être un éternel jeu de malentendus. Espérons qu’à l’avenir, ces quelques films dramatiques, tirant parfois vers le mélodrame, soient plus visibles qu’ils ne le sont encore aujourd’hui.

Et si ce n’est pour Misumi, que ce soit pour l’interprétation d’Ayako Wakao, comme on devrait voir les drames avec Fujiko Yamamoto, comme on devrait voir tous les films de Misumi dans lesquels Kôjirô Hongô apparaît… Ce sera au prochain épisode comme dirait Shintarô Katsu.


Pour les images, ça se passe ici :

Ou ici.



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Liens externes :


Macadam à deux voies, Monte Hellman (1971)

Note : 4.5 sur 5.

Macadam à deux voies

Titre original : Two-Lane Blacktop

Année : 1971

Réalisation : Monte Hellman

Avec : James Taylor, Warren Oates, Laurie Bird, Dennis Wilson

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Formidable. Nouveau jalon décisif dans l’histoire du cinéma américain et du Nouvel Hollywood, assez peu conforme par ailleurs à la logique de la politique des auteurs (beaucoup de ces cinéastes de la nouvelle vague américaine ont réalisé leur meilleur film à cette période sans forcément bien convaincre par la suite).

Je n’ai absolument aucune appétence pour les bagnoles, mais il faut avouer que le road movie est fait pour le cinéma, surtout pour ce cinéma du Nouvel Hollywood. Les États-Unis viennent de poser le pied sur la Lune, le vecteur du héros américain pouvait-il encore être ce bon vieux canasson de western ?

« Avant le tournant des années 65-70, il y a quelques précédents où des autos filmées « on location » permettent au récit de gagner en réalisme : mais le véritable précurseur semble être Bullitt sorti en 1968 (dans Bonnie and Clyde par exemple, sorti en 1967, les scènes en voiture sont des transparences), on n’avait sans doute pas encore généralisé les différentes techniques comme les remorques, les plateformes ou les dispositifs attachés sur le toit, les portières rendant possible les plans d’acteurs positionnés dans un véhicule en mouvement avec un arrière-plan bien réel… En Europe, les diverses nouvelles vagues filment depuis un moment à l’intérieur des voitures (À bout de souffle, par exemple).

Mais c’est donc à Hollywood que le road movie (avec ce fort vecteur identitaire de l’American way of life qu’est la bagnole) évoluera de pair avec la nouvelle révolution des studios.

Si Dustin Hoffman semblait avoir un abonnement avec une compagnie de bus (plus facile de placer une caméra dans la rangée centrale pour la fin du Lauréat ou de celle de Macadam Cowboy), si Easy Rider a enfoncé le clou avec les deux roues avec ses séquences de travelling d’accompagnement, et si au cours des années 50 et 60, on multiplie les timides tentatives, en 1967, avec la séquence d’introduction de Dans la chaleur dans la nuit, le directeur de la photographie Haskell Wexler prouve qu’on peut placer une caméra sur le siège passager d’un véhicule en mouvement dans un film de studio et en couleurs (on remarque au passage que c’est Warren Oates qui est déjà au volant). En 1969, alors que Disney en est encore à filmer ses séquences pour Un amour de coccinelle avec des transparences que l’on jugerait datées aujourd’hui, Haskell Wexler passe à la réalisation et montre à Hollywood que la conversion aux techniques européennes est moins compliqué qu’un passage au système métrique : l’introduction et la dernière scène de Medium Cool dans lequel les deux protagonistes sont filmés en champ-contrechamp à l’intérieur de leur véhicule donnent un meilleur aperçu de ce que les productions s’autoriseront désormais à faire. Entre-temps, en 1967, Stanley Donen avait tourné dans le sud de la France avec une équipe britannique Voyage à deux : on est loin de Hollywood et de la contre-culture, mais le caractère hybride du film et sa manière tout européenne de filmer les extérieurs laissent entendre que l’on n’a plus besoin de s’enfermer dans des studios avec une transparence pour simuler l’intérieur d’un véhicule (Psychose paraît déjà loin : avant de faire « slash », la mode n’est plus au thriller psychologique, mais à la carte postale mobile et réaliste à la James Bond — tournant qu’avait pourtant timidement initié le réalisateur britannique avec La Mort aux trousses).

Et maintenant que tout le monde a compris que c’était possible d’adopter ces techniques, alors rattachées aux films européens (et plus seulement aux nouvelles vagues : L’Homme de Rio, Z, Le Casse, grâce à Remy Julienne, etc.), dans des productions grand public, ça va être le grand embouteillage à l’orée de la nouvelle décennie.

Filmées essentiellement comme un film européen (pellicule couleur, mais caméras mobiles), les séquences sur la route dans Cinq Pièces faciles sont tournées en décors naturels et à l’intérieur même du véhicule à la manière de Bullitt et du début de Dans la chaleur de la nuit. Une partie non négligeable du film sorti en 1970 est consacrée au voyage de retour du personnage principal vers la maison familiale. La même année, John Cassavetes n’a aucun mal à placer une caméra sur la portière d’une voiture pour filmer ses trois acteurs dans Husbands. Sorti l’année suivante et plus spectaculaire que deux films adoptant dans les grandes lignes les techniques européennes (Cinq Pièces faciles et Husbands), les séquences de course-poursuite tournées à New York pour French Connection répondent à celles tournées trois ans plus tôt à San Francisco pour Bullitt. Toujours en 1971, La Dernière Séance de Peter Bogdanovich pourrait être un film italien des années 60 tant on y filme sans contraintes les passagers dans leurs véhicules (dans son film précédent, Targets, en 1968, Bogdanovich avait déjà réuni deux éléments essentiels de la culture américaine, le fusil et la voiture : le tueur, ironiquement, tirera d’abord et au hasard sur des voitures passant devant lui sur l’autoroute, puis se rendra dans un drive-in pour achever son massacre). Toujours en 1971, mais tourné cette fois pour la télévision, Duel de Steven Spielberg est entièrement filmé sur la route en adoptant ces nouveaux usages (le réalisme au service du thriller). Référence dans le genre et sorti là encore en 1971, Vanishing Point aurait pu tout aussi bien croiser la route des automobilistes de Macadam à deux voies : crossover improbable, les deux films parcourent l’Amérique d’un endroit à un autre, mais en sens inverse. Même les séquences de bolides dans THX 1138 sont tournées de manière réaliste (le réalisme au service du film d’anticipation).

Sur ce sujet, lire plus en détail : Transparences et représentation des habitacles dans le cinéma américain

Bref, voilà le contexte dans lequel a été tourné Macadam à deux voies : une grande effervescence autour des films routiers s’est emparée des studios (ou des réalisateurs de la nouvelle génération, devrait-on dire). Juste avant le premier choc pétrolier, et cela, l’année même du pic de production américain (1971), il était temps. (Ironiquement, là où, en 1972, La Dernière Maison sur la gauche était peut-être annonciateur de quelque chose, ce serait la panne d’essence.)

Pour le reste, le film est bien représentatif de l’air du temps. S’y retrouve à l’écran le même nihilisme désabusé de Cinq Pièces faciles, une écriture qui fonctionne par petites touches impressionnistes (pas d’enjeu clairement défini dans une partie introductive comme attendu dans un récit classique), un peu comme dans Le Plongeon (une halte après l’autre). On sent l’influence d’un Antonioni ou d’un Bresson sur la forme narrative du film : le passé ou les intentions des personnages n’apparaissent que fugacement, ce qu’on en apprend pourrait tout aussi bien n’être que des mensonges (le personnage de Warren Oates, GTO, parle beaucoup et, chaque fois, c’est une nouvelle version qui surgit) ou des métaphores (chaque pèlerin picoré sur le trajet semble tout droit sortir d’un catalogue de la déprime américaine). On expose ainsi les conséquences d’épisodes ou de décisions passées, jamais les causes : à nous d’imaginer ce qu’ils font et pourquoi. Le plus probable, c’est même en un sens que le récit soit purement conceptuel et que si les personnages ont si peu de consistance, c’est qu’on veut en faire des fantômes ou des archétypes. Le défi lancé de rejoindre Washington DC le premier pourrait faire office d’objectif clair, comme dans Vanishing Point sorti la même année, mais on s’aperçoit très vite là encore que ce n’est qu’un prétexte à aller de l’avant, rouler, sans finalement avoir à trop se préoccuper de quoi que ce soit. Même l’histoire d’amour amorcée (sorte de ménage à quatre avec une roue voilée) patine, et on ne la relance sur la fin que pour trouver un vague motif de jalousie et forcer une réunion vite avortée. Cinéma existentialiste ou nihiliste, c’est au choix. D’ailleurs, le film s’achèvera avant même le franchissement de cette ligne d’arrivée désignée, preuve que l’objectif était illusoire. Montrer l’errance de quatre personnages à côté de leurs pompes, illustrer l’incommunicabilité qui les caractérise : voilà finalement le seul et maigre crédo du film. « Aujourd’hui, maman est morte. Il a fallu changer une pièce du carburateur. »

Ce tableau d’une Amérique pas encore en crise composé de quatre paumés qui ne partagent pas grand-chose sinon des banquettes avant et quelques repas, c’est en détail : deux autistes passionnés de mécanique et de conduite, une ado en pleine crise existentielle probablement en fugue, et un quarantenaire bourgeois semble-t-il déclassé qui pourrait être le cousin du personnage de Cinq Pièces faciles (il dit avoir gagné son auto aux jeux alors qu’il semble au contraire avoir tout perdu sauf le besoin, pour combler son existence misérable, de se faire mousser en ramassant tout ce qu’il trouve sur la route afin de leur raconter une version alternative de sa petite histoire). Quand tu commandes un double Macadam cowboy au comptoir du Nouvel Hollywood, on te sert un Macadam à deux voies. Le plus étonnant, c’est qu’on finit par s’attacher à ces quatre désaxés. « Ton Paris-San Francisco s’est bien passé ? » « J’ai rencontré quatre gusses étranges, mais sympathiques. L’un d’eux était particulièrement bavard. Il venait de perdre sa mère. Au moins pour la quatrième fois. »

Avant Profession : Reporter, Antonioni avait sorti Zabriskie Point, beaucoup moins convaincant à mon sens, mais Macadam à deux voies aurait tout aussi bien pu être réalisé par le cinéaste italien. Bresson, Antonioni : le Nouvel Hollywood a enfin pris le train en marche de l’incommunicabilité, même si ce sera beaucoup plus épisodique et limité aux années 70 (quoique, avec Jim Jarmusch, on y est totalement).

On peut imaginer que Easy Rider ait également eu une importance capitale dans l’inspiration du film, mais celui de Denis Hopper (voire un film comme The Endless Summer) était clairement fait dans une veine hippie : la fugue, la drogue, le sexe étaient encore synonymes de liberté. Après le meurtre de Sharon Tate en 1969 et la défaite de l’armée américaine au Vietnam, si le Nouvel Hollywood poursuit son chemin sur les routes, ce n’est déjà plus du tout avec la même insouciance ou les mêmes aspirations (manquait déjà une frange de la culture de ces années décisives pour les droits humains : des cinéastes femmes — en dehors de Wanda, c’est le calme plat et le mouvement restera longtemps une révolution d’hommes).

C’est bien un souffle de déprime et de sinistrose qui s’installe peu à peu dans une Amérique touchée par la crise pétrolière, les scandales politiques et la guerre du Vietnam. Le film de Monte Hellman (ce que n’était pas du tout Vanishing Point) était déjà dans le début de ce parcours qui prendra fin en partie avec La Guerre des étoiles. En 1978, Big Wednesday aura la charge de fermer la vague avec un dernier film d’errance et de mecs obstinés : les années Reagan remettront le fric et le happy end sur le devant de la scène.

On rêverait d’assister aujourd’hui à un tel regain créatif dans les productions américaines. À croire que toutes les révolutions ne sont possibles que si elles sont avant tout techniques. Est-ce que le numérique a apporté quelque chose de plus aux cinéastes ? Eh bien, pas vraiment. Ah, si, désormais on commente les sorties cinéma sur YouTube et sur des blogs. On a la révolution qu’on mérite. J’attends l’article : « Une certaine tendance du cinéma à se foutre des enjeux environnementaux et sociétaux d’un monde qui part en sucette ».

À noter que la gamine du film en couple un moment avec le réalisateur (c’est très « politique des auteurs », ça) s’est suicidée quelques années plus tard. Quant à Monte Wellman : ses deux (mauvais) westerns tournés avec Jack Nicholson avant celui-ci auraient été remarqués en Europe dans les années 60, mais à peine dans son pays ; et en dehors de Cockfighter, tourné trois ans plus tard, sa filmographie semble hautement dispensable. L’air du temps a parfois plus de talent que les individualités… Le film est par ailleurs produit par Gary Kurtz, bien connu des amateurs de Star Wars : grand amateur de bolides et soucieux de se refaire après l’échec de THX, George Lucas avait fait appel à lui dès American Graffiti, version volubile, nostalgique et sédentaire de Macadam à deux voies. Le road movie circulaire, le cinéma en parc d’attractions, ce sera presque une rengaine dans le cinéma de Lucas.

Le public s’y retrouve : certains des visages de la contre-culture se sont perdus sur la route ; ceux qui ont su retomber sur leurs pattes, s’adapter aux nouvelles règles, aux nouvelles époques, aux aspirations du public, ont fini par prendre les commandes. En 1971, Monte Hellman réalisait Macadam à deux voies, George Lucas réalisait THX 1138, Steven Spielberg réalisait Duel, William Friedkin réalisait French Connection, Peter Bogdanovich réalisait La Dernière Séance et Richard C. Sarafian réalisait Vanishing Point : 6 roues motrices, 2 voies vers les sommets. Plan d’ensemble : pendant que les quatre autres prennent un snack sur une aire d’autoroute, George se débarrasse de son barda rempli d’incommunicabilité et de techniques de montage savantes, puis prend place à l’arrière de la moto de Steven. « J’arrête les conneries. Back to the past, Stevie. »

« It’s far far away, Luke. »


Macadam à deux voies, Monte Hellman 1971 Two-Lane Blacktop | Michael Laughlin Enterprises, Universal Pictures

Cinq Pièces faciles, Bob Rafelson (1970)

Note : 4.5 sur 5.

Cinq Pièces faciles

Titre original : Five Easy Pieces

Année : 1970

Réalisation : Bob Rafelson

Avec : Jack Nicholson, Karen Black, Billy Green Bush, Fannie Flagg, Sally Struthers

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Chef-d’œuvre nihiliste ou désabusé sur un fils de bonne famille incapable de trouver sa place dans le monde. Pas dans « le monde » (de la haute société), mais dans n’importe quelle société, car une fois le film commencé, on pourrait penser que c’est un ouvrier comme un autre, et c’est seulement plus tard que l’on apprend qu’il a fui un cercle familial privilégié.

Jack Nicholson est phénoménal à arriver à rendre sympathique un tel type odieux, incapable de supporter qui que ce soit à part peut-être sa sœur et son père qui a le gros avantage pour lui de ne plus pouvoir dire un mot. Le bonhomme est à la limite du cas social, borderline, imprévisible, insolent, narcissique maladif ou misanthrope fuyant la vie, on ne sait trop bien.

Cette manière d’être capable tant à la fois de prendre du plaisir avec ses potes ou les femmes (sans grand souci des conventions ou de la possibilité de blesser ses proches par son comportement) et tout à coup de péter un câble ou de sombrer dans un désespoir à ne plus savoir où se mettre pour supporter le monde ou les gens qui l’entourent participe à le rendre étrangement sympathique. Il ne serait pas aussi insaisissable, et manifestement incapable de s’adapter aux différentes sociétés dans lesquelles il tente de faire sa place, on ne pourrait pas l’apprécier. C’est d’ailleurs le type même de personnages qu’il vaut mieux voir en peinture. Un moment fort du film, c’est par exemple quand « Bobby » s’en prend à une pétasse prétentieuse (c’est, à peu de choses près, ainsi qu’il l’insulte) quand elle pointe du doigt sa copine avec mépris, signifiant par là que malgré les allures qu’elle cherche à se donner, la plus grossière, c’est bien elle. Autre pétage de plomb, quand Bobby réclame un menu dans une aire de repos sur la route et envoie tout valser sur la table parce qu’il est trop pointilleux pour la serveuse… Sacré tempérament…

Le film montre qu’on peut être ponctuellement, et de manière répétée, un connard, on ne l’est pas forcément parce que c’est dans notre nature, mais parce qu’on est à deux doigts de tout plaquer parce que tout nous insupporte. Cela ne justifie en rien pour autant les comportements toxiques de ce genre de cas sociaux, mais s’en faire une vue plus globale dans un film aide peut-être à voir les choses différemment… Tout plaquer, c’est ce que Bobby finira par faire, histoire de s’inventer une toute nouvelle vie et d’échapper aux deux précédentes, comme le personnage de Profession : Reporter que Nicholson interprétera cinq ans plus tard pour Antonioni… On imagine que ce désir de fuite permanente, cette quête désabusée d’identité, sujet du film de Bob Rafelson, a joué dans le choix du réalisateur italien pour choisir l’acteur pour son film…

Cinq Pièces faciles est d’une grande modernité. Il aurait pu être réalisé hier. Superbe photo de László Kovács qui avait déjà éclairé Le Cible ou Easy Rider. Tout tourné en décors naturels et avec de vraies gens. Fini les héros. Le Nouvel Hollywood prouve encore une fois qu’il n’y a rien de dégradant à montrer les parias de la société avec des caméras mobiles et avec une photographie en couleurs de haute tenue capable de sublimer les images dans les transitions de séquences ou dans des montages-séquences et de donner ainsi à voir au public généraliste (une caractéristique qui avait timidement fait le succès du Lauréat et qui sautait aux yeux dans Medium Cool). Le Nouvel Hollywood aurait-il pu se faire sans l’intermédiaire de nouveaux directeurs de la photographie (Haskell Wexler & László Kovács, notamment) et sans un matériel adapté aux extérieurs ?*

Sur ce sujet, lire Transparences et représentation des habitacles dans le cinéma américain


Cinq Pièces faciles, Bob Rafelson (1970) Five Easy Pieces | BBS Productions, Columbia Pictures

Medium Cool, Haskell Wexler (1969)

Fusion & Contre-courant

Note : 4.5 sur 5.

Medium Cool

Titre français : Objectif vérité

Année : 1969

Réalisation : Haskell Wexler

Avec : Robert Forster, Verna Bloom, Peter Bonerz, Marianna Hill

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Peut-être un des films les plus influents dans l’histoire du cinéma américain. On avait vu des prémices par le passé dans le cinéma à Hollywood de séquences principalement tournées dans les rues ou faisant la part belle aux décors naturels en délaissant les séquences tournées en studio (Le Lauréat, Bullitt, De sang-froid, Le Prêteur sur gages, Le Point de non-retour, La Cible, Macadam Cowboy, sorti la même année, ou Dans la chaleur de la nuit pour lequel Haskell Wexler avait officié en tant que directeur de la photographie) ; le cinéma indépendant et le cinéma documentaire américain s’étaient déjà largement aventurés dans les rues (Nothing But a Man, Salesman, sorti la même année, les films de Frederick Wiseman, Symbiopsychotaxiplasm: Take One). Sorti là encore la même année, Easy Rider prend carrément la tangente en adoptant la route comme seul terrain de jeu plus que les rues des villes. Mais pour la première fois, Medium Cool réunit les exigences d’un film tout public (rencontre amoureuse, film en couleurs) avec les nouvelles normes esthétiques largement à l’œuvre en Europe ou au Canada qui s’imposeront peu à peu dans le Nouvel Hollywood des années 70 (séquences filmées en décors naturels, dans la rue, ou comme ici au milieu de grands événements publics, utilisation de la longue focale, caméra embarquée ou à l’épaule — dispositif inspiré du cinéma vérité/cinéma direct —, montage moins académique, et globalement une forme utilisant des techniques de prise directe déjà employées en télévision ou dans les documentaires).

Même le type de récit semble avoir eu une influence majeure sur les sujets de films futurs : il montre le quotidien d’un cameraman de la télévision toujours à la recherche d’images spectaculaires. Enquêtant ici ou là, il se rend compte que le FBI met son nez dans le travail que produit sa chaîne en plein été de contestation pour les droits civiques à Chicago. Le film de journaliste en prise avec les forces obscures du pouvoir, et dont l’archétype est Les Hommes du président, deviendra un classique dans les années 70. Un crime dans la tête avait initié, en 1962, le film d’attentat en pleine convention de parti, mais avec un accent encore marqué par la guerre froide et la lutte contre le communisme. Medium Cool pourrait alors avoir ouvert la voie à une tonalité plus marquée par la contre-culture, la peur des complots et une certaine défiance à l’égard des médias (jugés complices, suspects ou aveugles face à toutes sortes de dérives du pouvoir) : suivront par exemple À cause d’un assassinat, Taxi Driver ou Blow Out.

Plus de cinquante ans après, à l’ère des réseaux sociaux et des chaînes en continu, ces interrogations sont encore d’actualité (Violence à Park Row, de Samuel Fuller en 1952, Un homme dans la foule, d’Elia Kazan avait déjà proposé une telle critique des médias ; sous une autre forme — parfois même plus expérimentale —, L’Étrangleur de Boston en avait fait de même, tout comme, plus tard, Network, de Sidney Lumet).

En plus de fusionner deux formes esthétiques de films (commerciale et indépendante) pour en proposer une nouvelle, cohérente, qui donnera le ton à tout ce qui suit (jusqu’à aujourd’hui), le film parvient à montrer les deux réalités irréconciliables du monde telles que perçues à l’époque : les deux personnages principaux se foutent pas mal de politique, mais ils se trouvent impliqués dans les événements de l’été 68, à Chicago, sans forcément comprendre ce qu’il leur arrive. Si on juge l’Amérique actuelle scindée en deux, c’était déjà un peu le cas en 68 entre jeunes et vieux, entre Blancs et Noirs, entre les personnes favorisées et les pauvres, entre libéraux-démocrates et conservateurs-républicains.

Le film montre donc deux personnages neutres en apparence qui se trouvent mêlés aux manifestations pour les droits civiques qui seront réprimées dans la violence. L’un ne se révolte que quand il apprend que son employeur est en lien avec le FBI ; l’autre pensait trouver une vie meilleure à Chicago après la mort au Vietnam de son mari. L’immersion totale de ce personnage féminin dans les émeutes, elles, bien réelles, paraît encore aujourd’hui un peu surréaliste. Une sorte de faille temporelle qui force la jonction entre deux styles du film, deux époques. Affublée de la même robe de soirée jaune qu’elle n’a pas quittée depuis son rendez-vous galant de la veille, la jeune femme semble être un archétype des films des années 50 (ou un personnage du Plongeon qui se serait trompé de décor ou de piscine) qui se rend compte sur le tard qu’elle n’a plus l’âge des bals de promo et qu’elle a un fils. C’est ce fils introuvable qu’elle cherche toute la nuit, jusqu’au lendemain où elle se perd dans les foules des manifestations auxquelles elle n’avait évidemment pas l’intention de prendre part.

Le personnage perdu dans la foule, en quête de quelque chose ou pris en chasse deviendra donc un classique de thrillers politiques, mais les réalisateurs du Nouvel Hollywood ne pousseront pas le bouchon jusqu’à filmer en plein milieu de manifestations réelles. Le tour de force improbable (et réussi), il était là : parvenir à insérer un personnage fictif dans des événements bien réels qui pourtant tourneront au tragique sans que cela affecte trop la cohérence narrative et esthétique du film. Le dispositif était certes extrême, mais Haskell Wexler venait d’en montrer l’efficacité. Au moins sur le principe, l’idée d’un personnage perdu dans la foule, filmé avec les nouveaux outils mis à disposition des metteurs en scène, deviendra une norme dans un Hollywood en pleine recherche de second souffle (le monde entier avait déjà délaissé les studios). On pouvait désormais (à nouveau peut-être) réaliser un film avec les exigences narratives des studios au plus près de la réalité. Cette tendance s’accentuera avec le basculement définitif des méthodes de jeu influencées par l’Actors Studio. (À cette époque, c’est encore Dustin Hoffman qui montre la voie : en cette année 69, il casse l’image de fils à papa qu’il incarnait dans Le Lauréat pour interpréter un sans-abri louche et malade dans Macadam cowboy).

Impossible de ne pas penser également à Short Cuts de Robert Altman, qui proposera un même type de fin tragique proche de la catastrophe inattendue (façon diabolus ex machina). Mais cette fin possède aussi un sens symbolique à la limite du cynisme. Le récit forme ainsi une boucle tragique glaçante. Wexler commençait son film en nous invitant à nous interroger sur la place de l’image dans le monde, ses limites, ses dérives. Et il y revient brutalement en conclusion du film. Comme pour les punir d’une faute originelle (doublée d’une autre : n’être ni d’un camp ni de l’autre). Un soir, le journaliste avait éteint la télévision allumée par le fils de son amie parti se coucher : le père d’un soir étant désormais absent, la télévision est vouée à rester allumée sans discontinuer. À travers le Medium Coule la scène. Vienne la nuit sonne l’heure, les jours s’en vont je demeure…

… allumée.

Le film est dense et n’a pas le temps de développer les différents aspects du récit (rencontre sentimentale, liberté sexuelle, errance enfantine, quotidien d’un journaliste-cameraman, traitement des manifestations et des revendications de la population, voyeurisme ou au contraire désintérêt coupable des médias). Mais justement, cela apporte une touche presque impressionniste au film, et cela sans jamais pour autant verser dans le film expérimental. Toutes ces séquences de vie rassemblée en patchwork servent un récit illustrant une époque, un milieu social rarement évoqué à l’écran, surtout pas dans des films grand public de studio. Très vite, là encore, cela deviendra la norme au cours des années 70 (même Steven Spielberg mettra en scène des mères célibataires). Le glauque, la réalité noire et sociale de la misère s’afficheront bientôt en couleurs dans des polars ou dans des thrillers paranoïaques. Haskell Wexler participera d’ailleurs à ce nouvel élan du cinéma américain en travaillant par exemple pour Francis Ford Coppola sur la photographie de Conversation secrète en 1974.

Le générique (on suit un motard dans les rues de la ville, filant à son QG pour rendre les bobines d’un accident filmé par l’équipe de reporters) rappelle la course poursuite de French Connection (Friedkin embauchera l’ingénieur du son du film qui travaillera ensuite sur Le Parrain et à nouveau pour Friedkin sur L’Exorciste) ; et une séquence tournée au téléobjectif dans une chambre rappelle le home-jacking que Kubrick tournera pour le début d’Orange mécanique.

En somme, de nombreux films marquants qui viendront par la suite à Hollywood ou ailleurs doivent beaucoup à Medium Cool que l’influence soit volontaire ou subie.

Prisonnière de sa logique de politique des auteurs, la critique française ignorera le film jusqu’à aujourd’hui. Certains réalisateurs sont considérés comme des décorateurs, d’autres des adaptateurs sans génie, d’autres de simples techniciens ou des tâcherons au service des studios, d’autres ne sont pas des « auteurs » parce qu’on ne juge pas un film en dehors d’une logique d’ensemble. Choisissez ce que vous voulez, Haskell Wexler n’est pas un cinéaste. Qu’il ait réalisé un film si important dans l’histoire de Hollywood (alors même que Wexler, ironiquement ou non, s’inspirait des méthodes initiées par les « auteurs » européens), on s’en moque.

Pour les références possibles, voire directes, de Wexler, on peut reconnaître Godard : un grand poster de Jean-Paul Belmondo apparaît bien en vue dans la chambre du cameraman (Wexler dit lui-même que la structure du film est inspirée de ceux de Godard, comme son plan final). Mais aussi, possiblement, Kazan (Wexler a travaillé sur America America pour son premier film) : le fils du personnage féminin passe son temps sur les toits et est passionné par les pigeons comme Marlon Brando dans Sur les quais.

D’ailleurs, voilà quinze ans que Kazan avait réalisé Sur les quais. Il était temps que Hollywood comprenne qu’il ne servait à rien de s’entêter à tout contrôler depuis les décors reconstitués en studio, et que deux culs qui parlent, nus, sur pellicule n’ont aucune raison de froisser madame.


Medium Cool, Haskell Wexler (1969) | H & J Pictures

Blonde Crazy, Roy Del Ruth (1931)

Partner in crime

Note : 4.5 sur 5.

Blonde Crazy

Année : 1931

Réalisation : Roy Del Ruth

Avec : James Cagney, Joan Blondell, Louis Calhern, Noel Francis, Guy Kibbee, Ray Milland

C’est un peu désolant de voir que certains films pré-code mettant les femmes à l’honneur ne soient pas aussi prisés aujourd’hui pour le rôle essentiel qu’ils ont eu dans la construction des rapports homme/femme au vingtième siècle. J’en ai souvent parlé ici, et voilà un nouvel exemple fabuleux de rapports d’égal à égal entre un homme et une femme comme il a pu en exister dans le cinéma muet jusqu’à l’application stricte du code Hays autour de 1935. Le code n’a pas seulement imposé plus de moralité au niveau de la représentation de la sexualité ou des crimes à l’écran, elle a surtout porté un frein à un type de relations qui se généralisait à Hollywood après la guerre. Tout d’un coup, les femmes pouvaient prendre les commandes ou être les égales des hommes. Avec le code Hays, elles redeviendront leur faire-valoir, leur compagne ou leurs amantes. Ce stéréotype de rapport que l’on identifie en général à la révolution sexuelle des années 70 et à l’émancipation des femmes, parfaitement illustré au cinéma par exemple par la relation princesse Leïa/Han Solo, il est né entre 1920 et 1935 essentiellement à Hollywood. Et la courte période pré-code, parce qu’elle mettait en scène des personnages qui gagnaient en réalisme, a peut-être encore plus montré la voie et fait la preuve que ce type de relations mixtes était non seulement possible, mais que ça ne nuisait pas nécessairement à la séduction comme on peut le voir au début du film.

Il faut voir les dix premières minutes de Blonde Crazy pour se convaincre que tout en jouant un jeu de séduction classique, la personnalité et l’équilibre des rapports de force dans les situations présentées gagnent en densité et en véracité grâce au parlant. L’insolence de James Cagney, son génie à exprimer une certaine fantaisie, son audace bouffonne pleine d’autodérision qui est la preuve qu’il ne ferait au fond de mal à personne (et nous pousse à l’aimer, à s’identifier à lui, à lui ressembler), tout cela ne serait pas possible sans le son, sans les dialogues, sans la repartie. Surtout, la même chose serait impossible à imaginer pour une femme… si on n’était pas en 1931.

On comprend mieux la nécessité pour les conservateurs voyant arriver le cinéma parlant de chercher à imposer un code de bonne conduite aux studios : le parlant avait bien redistribué les cartes et devenait une incroyable machine de guerre pour imposer des idées nouvelles, libérales, à un public sidéré par cette nouvelle révolution du cinéma.

Encore aujourd’hui, on voit rarement une femme à l’écran tenir ainsi tête à un homme pour le moins insistant. Ce n’est pas seulement le talent des auteurs capables d’écrire les répliques qu’il faut pour répondre au pot de colle qu’est James Cagney, il faut aussi et surtout le caractère qui va avec afin de rester crédible : je ne suis pas sûr que les petites Françaises, en voyant revenir leurs hommes cabossés de la Première Guerre mondiale, montraient autant d’autorité et d’indépendance que certaines des actrices qu’on a vu fleurir à la même époque jusqu’aux premières heures du parlant à Hollywood. Je passe la période du muet que j’évoque dans It Girl, mais en 1931, au tout début de cette nouvelle révolution de la représentation des relations à l’écran, et donc de l’imaginaire social auquel tout le monde sera alors censé se référer par la suite, le public, et probablement encore plus le public féminin, peut s’identifier à de forts caractères féminins, des actrices, tenir la dragée haute à des partenaires masculins. Mae West, Barbara Stanwyck (dont j’évoque aussi l’importance dans Stella Dallas et dans L’Ange blanc), Jean Harlow, et donc ici Joan Blondell, et quelques autres ont montré la voie à toutes les autres. Ici, c’est bien l’intelligence de l’actrice qui lui permet de se mettre au niveau (très haut en matière d’autorité, de charisme et d’intelligence) de James Cagney.

Elle a tout : la même insolence, la lucidité (fini les grandes naïves), la désinvolture, le détachement ou l’assurance qu’elle saura toujours faire face (c’est aussi ce qui donne cette impression d’autorité naturelle, car la personne, qu’elle soit un homme ou une femme, n’a jamais besoin de passer par l’agressivité ou de hausser le ton pour se défendre — sauf avec des baffes), et une certaine forme de bienveillance cachée derrière une froideur feinte. Sur ce dernier trait de caractère, c’est le même tempérament qui fait qu’on apprécie James Cagney malgré ses penchants agressifs, ses sautes d’humeur fréquentes, et ici, son goût pour la filouterie : ils n’auraient pas tous deux des jeux de regards ou des sourires servant de contrepoint et de sous-texte, jamais on ne pourrait autant les aimer. C’est bien leur imprévisibilité, leurs retournements (il arrive au personnage de Cagney de reconnaître qu’il est allé trop loin) et leur capacité à produire des sous-entendus qui forcent le respect du spectateur. Personne n’a envie de s’identifier à des personnalités fades et toujours prévisibles dans leur constance molle.

Au-delà de ces traits de caractère qui prouvent une personnalité déjà bien affirmée, elle a aussi du répondant. Que ce soit au niveau du verbe parce qu’elle a autant de repartie que son acolyte masculin sinon plus, mais aussi au niveau physique : c’est peut-être un tour peu réaliste, voire carrément burlesque (et en l’occurrence, c’est un running gag assez efficace au début du film), mais je ne peux m’empêcher de penser que son audace physique, celle qui lui permet de filer des gifles à celui qui lui court après, a pu donner des idées aux femmes qui voyaient le film au début des années 30. Oui, on pouvait gifler un homme, non pas parce qu’on serait outré de ses agissements, non pas parce qu’on serait une garce, non pas parce que l’on chercherait à commencer une bagarre perdue d’avance, mais parce qu’on estime être son égal. Il y a dans ces gifles quelque chose qui ressemble bien plus à des claques que Titi pourrait filer à Gros Minet, d’une grande sœur à un petit frère turbulent : la violence n’en est pas une (elle ne l’est jamais dans le slapstick), c’est une tape sur les fesses de bébé, c’est une tape au cul qui va dire « t’es bien gentil, mon garçon, mais tu m’importunes : je te gifle et on est quitte, ça te fera fermer ton caquet ». Et on tourne les talons sans air hautain, sans agressivité, sûre de son fait et de son droit, et peut-être un peu aussi avec un œil en coin (amusée ou non) pour voir la réaction du Gros Minet (ceci, seulement ici parce que l’on comprend que la Joan Blondell en question pourrait tout autant être intéressée par le bonhomme s’il se comportait plus en gentleman). On peut adhérer à cette forme d’égalité parce que si le personnage de Cagney est un peu lourd, il ne tombe jamais dans ce qu’on appellerait aujourd’hui du harcèlement. Au contraire de quoi, la réaction de Joan Blondell aurait toute légitimité à ne plus se contenter de petite claque amicale. Et quand on est un public masculin, on se dit qu’on se laisserait bien faire la leçon par pareille femme : tout compte fait, si c’est pour nous apporter un « partenaire », plus qu’une docile concubine ou une esclave sexuelle, pourquoi s’en plaindre ? On le voit d’ailleurs par la suite : sans sa blonde crazy, le filou ne se sent pas d’arnaquer son monde (ce que paradoxalement elle avait toujours espéré trouver en lui).

C’est un paradoxe très « pré-code » : le personnage de James Cagney est un effroyable filou, ne cherche surtout pas à être autre chose, mais on sent derrière cette carapace de « gros dur », une sensibilité et un sens des limites… avec les femmes, en tout cas avec celle qui l’intéresse. Le danger de ces films, peut-être parfaitement identifiés par les conservateurs de l’époque ayant poussé à suivre un code de bonne conduite, c’était probablement moins la question de la représentation (positive) faite des criminels (il y a tout un abécédaire de l’escroquerie dans le film qui aurait pu faire naître bien des vocations) ou de la représentation de la sexualité à l’écran que celle de la place de la femme, émancipée, dans la société américaine d’alors. Par la suite, on aura bien des paires homme/femme qui apparaîtront ensemble à l’écran toujours complices, mais que ce soit dans la série des Thin Man par exemple ou dans les screwball comedies (et en premier lieu, les comédies de remariage, si typiques de cette ère du code Hays), il s’agira presque toujours de couples mariés ou appelés à l’être (en tout cas, rarement des criminels).

Quand on sortira du cadre du mariage (si relation d’égalité il y a), elle sera toujours relative, et presque toujours avec des filles de mauvaise vie. La femme fatale n’est pas une égale, c’est une paria, une femme qui justement doit payer le prix de son émancipation, le prix d’avoir cherché à se faire l’égale des hommes.

Voilà pourquoi ces films pré-code sont si importants dans ce qui est devenu une norme dans les relations en Occident. Toute notre manière de nous comporter en société est née de cette représentation de la relation homme/femme à l’écran après la Première Guerre mondiale, essentiellement à Hollywood, mais destinée à un public de masse mondialisé. Le cinéma muet n’était pas seulement muet, il était encore à la limite de ce qu’il était possible de faire en matière de représentation et de réalisme à l’écran. Avec le parlant, on voyait sous nos yeux une manière d’être, de se comporter, de parler qui était devenue presque naturelle, en tout cas suffisamment vraisemblable pour qu’on puisse chercher à en imiter les codes, à en explorer les limites et les possibilités dans la vie réelle. Parfois, peut-être pour le pire (si on cherche à reproduire les savantes escroqueries du personnage de James Cagney), mais surtout pour le meilleur : la possibilité pour le public féminin de se représenter la possibilité d’un monde où les femmes tiendraient tête aux hommes sans crainte d’en subir les conséquences (puisque je l’ai encore en mémoire, Bette Davis se fait défigurer pour son audace dans Femmes marquées, on est en 1937 : fini l’égalité ; on châtie plus tard ses agresseurs, mais on suggère un peu aussi qu’elle l’aurait un peu cherché en exerçant un tel métier) et d’affirmer ainsi un statut, égal à celui des hommes, prétendre aux mêmes audaces, qualités ou excès, etc.

Le film devient plus conventionnel par la suite. Le personnage de Joan Blondell s’adoucit, rentre dans le rang, mais ces premières minutes du film illustrent peut-être à elles seules ce qu’est l’époque du pré-code. Une époque de possibilités, d’ouverture, d’égalités acquises ou à prendre, et qui annoncera les luttes menées par les femmes des années 60 et 70.

J’insiste beaucoup sur ce sujet, et peut-être que je ne connais pas autant la période que je voudrais le croire, peut-être que mes connaissances en sociologie ou en ethnologie sont est inexistantes, et peut-être qu’on ne voit les choses qu’à travers ce que l’on connaît, mais j’attends toujours de trouver des arguments venant me convaincre que cette période n’aurait pas eu l’importance dans notre société comme je le prétends et ne serait qu’un épiphénomène auquel je porterais depuis des années trop d’importance historique.

En attendant, je me permets de dire, presque un siècle plus tard, à cette petite blonde potelée que je l’adore. Pas seulement pour sa beauté, sa douceur, toute féminine…, mais pour son intelligence, sa dureté aussi, sa constance, et pour l’assurance et l’audace dont fait preuve son personnage dans ce film (et qu’elle a parfaitement su transmettre au spectateur). Dommage que les films dans lesquels elle apparaîtra par la suite (même en vedette) ne soient pas restés autant dans l’histoire que ses films pré-code.

Des actrices mentionnées plus haut, seule Barbara Stanwyck restera au plus haut à l’ère du « code », et dans un style plus policé que dans les films où elle apparaissait à la même époque. Toutes deux se sont croisées d’ailleurs sur L’Ange blanc. James Cagney, lui, se fait remarquer la même année avec Jean Harlow dans L’Ennemi public, et à nouveau avec Joan Blondell, deux ans plus tard, dans le formidable Footlight Parade. Lui aussi restera un acteur de premier plan après 1935. Mais comme il y a eu un plafond de verre pour les acteurs du muet à l’arrivée du parlant, il y a eu plafond de verre pour les actrices attachées à des personnages émancipés au moment de l’application du code. Les hommes n’ont pas eu à souffrir du même problème, semble-t-il. Après avoir montré la voie pendant vingt ans, Hollywood devenait presque une arme de soft power au profit des conservateurs, alors même que c’était désormais les démocrates avec Roosevelt qui dirigeaient le pays…


Blonde Crazy, Roy Del Ruth 1931 | Warner Bros.


Sur La Saveur des goûts amers :

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Les Indispensables du cinéma 1931

Liens externes :


Le Jardin des désirs, Ali Khamraev (1987)

Les Trois Sœurs

Note : 4.5 sur 5.

Le Jardin des désirs

Titre original : Sad zhelaniy / Сад желаний

Aka : The Garden of Desires 

Année : 1987

Réalisation : Ali Khamraev

Avec : Marianna Velizheva, Irina Shustayeva, Olga Zarkhina

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Le cinéma de l’enfance est souvent un moyen détourné pour les cinéastes d’échapper à la censure ou à la propagande. C’est d’autant plus vrai en Union soviétique où certains des meilleurs films mettent en scène des enfants (et le plus souvent dans des films d’époque) : L’Enfance d’Ivan, Cent Jours après l’enfance, La Belle, Soleil trompeur, Requiem pour un massacre, etc. Le Jardin des désirs est de ceux-là, mais il se démarque des autres en en adoptant, en plus de leur style résolument lyrique, un autre plus impressionniste, voire confusionniste, noyant son sujet derrière une atmosphère merveilleuse et une trame parfois un peu confuse.

Au lieu de rebuter (comme cela arrive souvent quand tout est fait pour bien nous tenir à l’écart de la compréhension des choses…), le brouillard qu’on nous impose durant tout le film, puisqu’il s’accompagne d’images envoûtantes, tend au contraire à renforcer la fascination pour ce qu’on distingue si mal mais qu’on pense pouvoir finir par comprendre à force d’insistance.

Ayant d’abord été séduit par l’atmosphère et le style du film, je me suis mis en quête d’un moyen pour en traduire le texte. Le film avait déjà été partagé sur YouTube, mais visiblement, il n’a jamais suscité d’intérêt ailleurs que dans son pays (ou dans celui de son auteur : Ali Khamraev est d’origine ouzbèke et vivrait aujourd’hui en Italie). C’est seulement depuis quelques jours que le film a été publié sur le compte Mosfilm. Aucun sous-titre disponible, j’essaie donc de passer par un site… ukrainien (nah !) de traduction d’extraits vidéos passant par une IA. Le résultat est parfois hasardeux, mais bien mieux que ce que j’aurais pu craindre. Et en définitive, il s’avère que s’il demeure de larges parts d’ombre dans le film, c’est aussi pour beaucoup parce que le film a été écrit ainsi.

Quelques procédés narratifs ou de mise en scène aident à plonger ainsi le spectateur dans un entre-deux permanent, entre fascination pour l’atmosphère et incompréhension. Par exemple, le film joue sur une dichotomie permanente entre les informations données par les images et celles données par le fond sonore ou la musique, ce qui permet soit une complémentarité (l’un illustre toujours l’autre), soit un dialogue entre les deux (souvent par opposition ou suggestion pour aller vers le symbolisme).

Comme certains films de l’ère soviétique, le récit est quasiment impressionniste, c’est-à-dire qu’il procède par petites touches, par des évocations, par des informations qui peuvent au premier abord ne pas faire sens, voire sembler contradictoires (les pères deviennent les fils, les prénoms se mélangent, le contexte politique — la recherche de deux fugitifs par la police politique — en arrière-plan reste incompréhensible, etc.). Il faut parfois ainsi renoncer sans doute à l’idée de trouver une cohérence au récit, car on est très éloignée des histoires réalistes que l’on connaît d’habitude (d’ailleurs, les résumés du film, en particulier celui qui semble avoir été écrit par le cinéaste, vont dans ce sens : il y est dit clairement que le « jardin des désirs » n’est pas la réalité, et que le film serait donc une sorte d’allégorie dont il serait laissé à chacun le soin d’en comprendre le sens).

On comprend ainsi au fur et à mesure (ou à force de révisions) les situations tant autour de l’anniversaire d’Asya et du jardin des plaisirs qu’autour des découvertes de l’amour à travers les expériences des trois jeunes filles, qu’autour de l’axe politique des prisonniers politiques recherchés par la police ou encore autour des fulgurances ou petites touches magiques qui parsèment tout le récit.

En plus des difficultés de traduction auxquelles on se heurte fatalement devant le film, ce style impressionniste, voire confusionniste ou littéralement obscur (de nombreuses scènes filmées dans la pénombre où on parvient mal à distinguer le visage des personnages), n’aide pas beaucoup à comprendre certaines situations ou certains types de relations qu’entretiennent les personnages. Mais la réalisation et les images sont tellement élégantes, l’atmosphère si envoûtante que même si on ne comprend pas après un ou deux premiers visionnages, on revoit le film encore et encore : chaque fois, on y découvre des détails qui nous avaient échappé et qui éclairent les précédents visionnages d’une compréhension nouvelle (ou au contraire, jette un trouble sur ce qu’on pensait avoir déjà compris). À l’image des nombreuses séquences tournées soit à la lumière d’une lampe ou d’une bougie, soit dans la pénombre de la forêt, notre œil semble ne pas se familiariser aux formes et visages ainsi éclairés lors d’un premier visionnage. Cela peut être parfois agaçant de se retrouver face à des personnages dans le noir alors qu’on n’a pas pris le temps de nous expliquer qui ils étaient, mais encore comme dans l’obscurité où on devine des formes en mouvement, des surfaces réfléchissantes, on tient aussi à percer la nature des choses à force d’habitude.

Et étrangement, c’est ce qui arrive. J’aurais rarement passé autant de temps sur un film pour essayer d’en comprendre les secrets, mais visiblement, faute de connaître certaines références culturelles ou historiques, faute d’être souvent suffisamment habile pour comprendre tous les jeux de symboles qu’offrent certaines œuvres à leur public, faute de pouvoir être suffisamment confiant dans la traduction automatique que je me suis procurée, j’en serai longtemps à me contenter de simples conjectures. Mais est-ce si important de ne pas comprendre quand justement ce « secret » ou ce mystère participe à l’étonnante atmosphère du film ?

Je serais tout aussi incapable de déterminer qui au sein de la production est le principal auteur de cette réussite : le scénariste Sergei Lazutkin dont c’est la seule création référencée ? Le réalisateur du film ? Son directeur de la photographie : Vladimir Klimov ? (Son opérateur même : Alexandre Renkov qui semble avoir beaucoup de crédit pour ses inventions ?) Sa monteuse : Vera Ostrinskaya ? Les deux responsables des décors : Parviz Tejmurov et Viktor Zenkov ?…

Le récit procède par « puzzle » d’informations ou par plantings (donner une information incomplète pour n’en révéler le sens que bien plus tard). Un exemple : un vieil homme en retrouve deux plus jeunes dans la forêt pour leur apporter à manger, c’est seulement plus tard qu’on apprendra leur nom respectif et encore plus tard que l’un est le père de l’autre…

D’autrefois, quand un personnage ou un événement sont évoqués, le récit nous le montre tout de suite après sans les identifier formellement : le lien est plus subtil, subliminal presque. Quand rien n’est ainsi expliqué, que le contexte et la situation sont dans un brouillard permanent, cela peut décontenancer. On se rapproche alors du principe cher à Bresson qui consiste à supprimer le rapport entre les causes et les conséquences, quitte à se passer totalement des premières. On est loin du réalisme dans lequel il est essentiel que le public comprenne précisément le contexte des événements, mais paradoxalement, c’est ainsi que les choses évoluent et se présente à nous dans le vrai monde : on n’a que des bribes, on ne voit que les événements auxquels on assiste sans les conséquences des choses et on en connaît rarement les causes et les origines. Une forme de réalisme sans omniscience en quelque sorte.

Le thème du film participe aussi à entretenir l’atmosphère magique du film. L’éveil « du printemps » est un sujet assez commun dans le cinéma ou ailleurs (c’est même le titre d’une pièce de théâtre), et au cinéma en particulier, les films mettant en scène des jeunes filles et jouant sur une forme de sorcellerie moderne que pourrait représenter le début de la puberté sont légions : Pique-Nique à Hanging Rock, Innocence ou même Carrie. Certains plans d’Asya face caméra, menton baissé et yeux noirs habités ne sont pas sans rappeler la fin du film de De Palma d’ailleurs. Mais aucun de ces films sur un « réveil » plein de mystère n’avait eu l’idée d’opposer cet angle dramatique avec un autre plus historique et particulièrement tragique comme l’invasion des nazis de l’URSS. Le film jouant en permanence par petites touches impressionnistes, le parallèle n’est d’ailleurs pas forcément compris dès le début, d’autant plus que si l’invasion nazie n’arrive qu’à la fin et que le sort précis des protagonistes reste peu clair, la guerre s’immisce dans le récit par des moyens détournés : l’appel de la jeunesse sous les drapeaux, les chants et films patriotiques, les exercices de la population, et surtout, un versant beaucoup plus critique sur une guerre plus intérieure, celle-là, puisqu’il est question de dissidents ou de prisonniers politiques en fuite, ainsi que d’un homme dénonçant son propre frère. À ce sujet, certaines critiques russes pointent du doigt le fait qu’il pourrait s’agir ici du premier film de l’ère de la perestroïka qui n’aurait subi aucune censure. Je n’ai pas bien compris ce qui était reproché précisément aux fugitifs, mais je ne suis pas sûr non plus que les dialogues nous en apprennent beaucoup plus (puisque tout est un peu évanescent, incertain dans le film).

Le ton est très vite donné dès le début du film quand la grand-mère évoque à ces trois petites filles une histoire mettant en scène trois sœurs vivant, comme elles ici, dans un petit paradis. Les éléments de sorcellerie ne tardent pas à venir : les filles tentent de deviner l’avenir à travers des jeux, en consultant une voyante, Asya invoque le personnage de Médée, on prête une intelligence ou une force magique aux oiseaux, on craint le baiser des hommes, etc. Pourtant, aucun de ces éléments ne sera jamais développé au point de faire pleinement tomber le film dans le « merveilleux ». On reste à la surface des choses, on ne fait que suggérer sans jamais insister sur aucun de ces éléments (c’est l’avantage de l’impressionnisme : on évoque un sujet, et on passe très vite à un autre avant de revenir plus tard sous une autre forme). Et plus tard encore, c’est la nature magique du personnage d’Innocent qui se précise : au lieu d’être un vieux fou comme on nous le présente d’abord, il se révèle être un sorcier, un mystique, soucieux d’abord de protéger son fils en fuite. Si les effets de la magie ne sont précisément jamais mis en œuvre ou montrés, c’est bien que tous les membres de cette famille censés avoir un rapport de près ou de loin avec la magie, au lieu d’être présentés comme des fous ou des personnes malveillantes, sont au contraire les victimes d’un pouvoir oppressif : quand le frère Kirill porte un toast au camarade Staline, on sent bien que c’est une façade pour se protéger de toutes les suspicions possibles… Une audace permise sans doute par la perestroïka et annonciatrice peut-être de la fin du régime…

Cet aspect politique et historique pourrait faire d’ailleurs écho aujourd’hui : on imagine que le film met en scène les suites, les conséquences ou même encore des événements liés aux Grandes Purges qui auraient été pour une part à l’origine de l’impréparation des Soviétiques à la guerre en 1941. On voit que le père d’Asya a été fusillé par exemple, et on voit lors de sa scène d’adieu à sa fille qu’il est en habit d’aviateur : des aviateurs qui auraient sans doute été plus utiles à défendre leur pays contre l’envahisseur nazi. Aujourd’hui, c’est le contraire : l’État mafieux et par conséquent désorganisé qui s’attaque à un pays innocent. « Opération spéciale » versus « opération Barbarossa ». On peut rêver que les propriétés magiques du film annoncent la fin d’un autre régime totalitaire…

Le film est proposé gratuitement sur le compte YouTube de Mosfilm. Espérons que des sous-titres dignes de ce nom soient vite proposés afin que le film puisse disposer d’une plus large audience… et m’éclairer sur des aspects du film qui me restent encore obscurs.


Le Jardin des désirs, Ali Khamraev 1987 Sad zhelaniy / Сад желаний / The Garden of Desires | Mosfilm, Vtoroe Tvorcheskoe Obedinenie

Schéma familial

J’ai passé plusieurs jours à essayer de comprendre les relations entre les uns et les autres dans le film. Pour m’aider dans cette compréhension, j’ai établi ce schéma qui reste sans doute perfectible :


J’ai consigné également à l’écrit tout le développement du film (séquentiel)… parce que… pourquoi pas. J’y note également quelques suppositions, des doutes aussi, et certaines évolutions au niveau des plantings et des symboles.

Séquentiel du film

Résumé : Asya, une jeune fille de la ville, rejoint ses grands-parents avec sa sœur cadette, Tomka, et sa cousine plus âgée, Valeria/Leria, dans un village au début de l’été afin de fêter ses 16 ans. On ne le sait pas encore, mais on est en 1941, et les Allemands s’apprêtent à envahir l’Union soviétique. Parallèlement, un homme de la police politique arrive en ville discrètement et demande si on connaît un certain Innocent, un vieux fou.

Générique : Musique lancinante au piano et atmosphère mystérieuse (souffle du vent) : une jeune fille en robe, Asya, se baigne dans la rivière : elle regarde le ciel qui se reflète sur l’eau. Crédits avec toujours le souffle du vent en fond sonore. Autre jeune fille, Tomka, rejoint une belle et grande maison (que l’on appellera plus tard « le manoir »). Crédits. Les « trois sœurs » marchent sur un chemin, l’une d’elles dit que si Pouchkine habitait ici, elle tomberait amoureuse de lui. Tomka demande à sa sœur si elle apprécie Sergueï, un garçon qu’elles ont croisé à Moscou. Crédits. Retour de la musique lancinante au piano et du souffle du vent : plant des arbres et d’une baraque (possiblement, celle des grands-parents autour de laquelle la majeure partie des séquences du film se passe mais qu’on ne verra jamais sous cet angle, et le « jardin des désirs » du titre), une voix appelle Asya. Crédits et souffle du vent. Plan étrange d’un panier d’osier à travers duquel on voit des arbres défiler : musique angoissante (celle qui accompagnera plus tard la présence des policiers politiques). Crédits. Retour au présent du panier d’osier : un homme couché dans une charrette s’en sert pour se protéger du soleil. Il se réveille et demande à l’homme qui conduit la charrette si des étrangers sont arrivés au village récemment. L’homme qui conduit ne se montre pas très collaboratif. L’autre homme est de dos et possède des bottes noires : il demande à celui qui le conduit s’il connaît le vieil Innocent, celui qui est fou. L’autre dit ne pas connaître de fou. Il remarque des gitans sur le bord de la route dans la forêt. Ils arrivent dans le village de Popovka (il y a des dizaines de localités avec ce nom en Russie, mais le film a été tourné à l’ouest du pays) : l’étranger s’étonne que des gens vivent ici, l’autre lui montre un tertre bucolique éclairé par le soleil sur lequel on voit au loin une baraque en bois et des filles jouer (c’est le « jardin des désirs »). « Asya ! Asya ! » entend-on crier au loin. (L’étranger, bien que de dos pendant toute la séquence, est probablement le collègue que Nikolaï fera inviter lors du repas d’anniversaire d’Asya.)

Scène 1 : Son sourd et mystérieux de gong : panoramique à l’intérieur d’un vieux clocher. Les trois sœurs : Asya fait sonner la cloche. Plan d’une vieille femme momifiée assise, puis sur des paysages au crépuscule : la grand-mère raconte un conte de fées à ces trois petits-enfants : l’histoire du Jardin des désirs. Dans ce jardin vivaient trois sœurs. Tels de petits oiseaux, elles s’émerveillaient de leur liberté naissante et de tous les petits plaisirs que leur offrait leur jardin. Et puis, un jour, un tourbillon arriva et emporta les sœurs loin dans un endroit inconnu.

Scène 2 : À l’aube, les trois sœurs se réveillent. Asya s’aventure dans le jardin : musique lancinante au piano, elle fixe à la fois avec crainte et envie ce qui semble être une balançoire sur laquelle repose une rose (la même rose avec laquelle elle se piquera à la fin du film, le symbole semble être assez clair…). Un jeune homme interpelle Valeria (c’est Vitya). Valeria et Tomka se préparent : cette dernière demande à sa cousine si elle va les abandonner une nouvelle fois pour des « cours d’espagnol ». La grand-mère cherche Asya : elle est dans le chêne.

Scène 3 : Asya, assise sur les branches du chêne, écrit une lettre à son amoureux resté en ville, Volodya : elle lui écrit qu’elle rêve des lieux où elle est et trouve cela étrange parce qu’elle n’y est jamais venue. Et puis, elle raconte que la veille, les lieux ont été balayés par une tempête. À minuit enfin, elle a vu une boule de feu éclairer le jardin comme dans un conte de fées (prémonition de la dernière nuit).

Scène 4 : Les sœurs s’amusent à prédire l’avenir. On découvre Vitya, l’amoureux de Valeria. Parmi toutes leurs étranges incantations, il est question que le bruit d’une hache signifie la mort (le jour de son anniversaire, mon père se présentera à Asya avec une hache bien mise en évidence).

Scène 5 : Asya écrit à Volodya que Valeria n’a peur de rien et qu’elle est très éprise de liberté. Elle évoque Médée qui a assassiné ses enfants par amour. « La nuit, mes enfants deviennent insomnie. » (!) Elle finit sa lettre en lui demandant d’écrire plus souvent et en lui disant qu’elle se rappelle de lui (phrase qui reviendra à la fin du film). On ne sait bien si elle cite des passages de Médée, mais elle dit ensuite : « Où es-tu, mon fils ? » Un coucou répond. (Indices qu’elle puisse être une sorcière.)

Scène 6 : Tomka dit à Asya que la mère de Valeria ne supporterait pas de perdre sa fille. Elle dit aussi qu’elle peut encore les sauver toutes les deux.

Scène 7 : Celui qui pourrait être Pavel, recherché par la police politique et qui se cache dans les bois avec un camarade, dit à un vieil homme (on ne le sait pas encore : son père, Innocent, venu leur offrir à manger dans leur fuite) qu’il réglera ses comptes avec son frère et ira à Karakum (en Extrême-Orient). Son ami qui a un bandeau sur la tête pourrait être musulman : à un moment, Pavel parle de « busurman », qui est une déclinaison de « musulman » en disant que sans lui, il serait rongé par les vers.

Scène 8 : Les filles s’amusent dans le jardin et profitent du parfum des roses (avant qu’elles les piquent sans doute : voir la fin).

Scène 9 : Le grand-père demande à sa femme qui était venu pendant son absence : un soldat de la ville a demandé où était Innocent. (C’est le prolongement logique de la première séquence du film : le « soldat » arrivant devant leur maison, la suite, c’est qu’il y soit allé et ait demandé les mêmes informations qu’à l’homme conduisant sa charrette. L’art des ellipses n’est pas toujours le meilleur ami de la compréhension de la situation d’un film… En deux phrases cependant, l’affaire est pliée parce que la scène ainsi éclipsée n’aurait rien apporté de nouveau : garder les recherches de la police dans l’ombre, n’évoquer sa présence au village que furtivement ou instaurer une atmosphère lourde avec des plans de bottes, voilà l’essentiel.)

Scène 10 : Innocent revient de la forêt (il a un oiseau sur l’épaule et un bâton, tout l’arsenal du sorcier) : son retour est guetté par des hommes qui se cachent dans les bois (on voit des bottes qui pourraient être celles du soldat évoqué dans la scène précédente).

Scène 11 : Les filles vont voir une voyante.

Scène 12 : Les filles participent à une fête. Elles rencontrent Sergueï, un jeune homme qui doit partir à l’armée et qui a déjà rendu triste une fille de la ville : Anastasia (Tomka met en garde sa sœur en lui disant de ne pas le laisser l’embrasser : ses baisers seraient un poison). Tomka dit à Sergueï que sa sœur est déjà amoureuse de quelqu’un. Tomka conseille à sa sœur de lui donner rendez-vous au cimetière à minuit. Sergueï dit à Asya qu’elle a une jeune sœur intelligente. Un garçon prévient que les « coucous sont arrivés », et ils partent rejoindre une autre bande de gars à la nuit tombée. Les intrus réclament toute la terre, les jeunes du village leur disent qu’ils en ont assez, et ils se battent tous (possiblement, ce sont des jeunes soldats de la caserne qui viennent empiéter sur le village, et un symbole que la guerre grignote peu à peu le « jardin des désirs »).

Scène 13 : Asya se rend à son rendez-vous, et seule dans la nuit, elle se demande où peut bien être son père (on ne sait encore rien de lui). Au même moment, ses sœurs s’inquiètent de ce qui pourrait arriver à Asya. Asya entend venir quelqu’un et appelle Sergueï, mais c’est un homme qui hurle et qui fuit (il semble toutefois avoir la chemise de Sergueï, donc cela pourrait être lui : soit il s’amuse à faire peur à Asya comme elle le fera juste après, soit il a véritablement pris peur au cimetière en présence… d’une sorcière prépubère qui s’ignore comme Asya).

Scène 14 : De retour dans la maison de ses grands-parents, Asya s’amuse à terroriser ses deux sœurs avec des références théâtrales difficiles à reconnaître : elle dit avoir échappé « au bâton de fer qu’on a voulu lui enfoncer dans le cœur » (un personnage de vampire donc). Le texte parle d’une certaine Anastasia à qui on dit qu’un grand trouble va s’abattre sur sa famille (les Romanov ?…), ça parle ensuite de corps gisant sur le sol, etc. (C’est vrai que Innocent a un petit quelque chose de Raspoutine et que ça pourrait jouer sur les vestiges du mythe des membres de la famille impériale qui aurait survécu : Masha, notamment, qui est aussi le prénom d’une autre fille du tsar…) Les grands-parents leur demandent de se coucher.

Scène 15 : La grand-mère borde Asya. Celle-ci lui rappelle que dans deux jours ce sera son anniversaire et demande si sa mère sera présente. Elle dit avoir rêvé de quelqu’un qui l’embrassait sur le front. Sa grand-mère lui dit que c’est son père qui lui avait rendu visite avant de partir. Asya lui demande si avant de mourir, il s’est rappelé d’elle. Elle lui répond qu’il s’est souvenu de tout le monde. Asya demande à son père, comme une invocation, de lui chanter une chanson.

Scène 16 : La grand-mère entend quelqu’un s’approcher dans la nuit et demande si c’est Innocent. Le vieil homme s’approche, lui demande de voir la tombe de Masha, et dit que le diable est venu.

Scène 17 : Asya rêve : de son amoureux, Volodya, d’elle dans une barque au milieu des nuages, d’elle devant une tombe (Masha, son père ?) avec ses sœurs : un rayon de soleil tombe sur elle. Elle se verse un seau d’eau sur la tête. Son lit vogue sur un fleuve alors qu’elle paraît morte (son visage semble porter des traces de suie).

Scène 18 : Dans la nuit, Valeria rejoint secrètement son amoureux. Échange étrange, possiblement à cause de la traduction : Vitya affirme qu’il s’est endormi en l’attendant et qu’il se trouve dans un bateau.

Scène 19 : Au matin, Valeria a le sourire, on nettoie la maison, on prépare Asya pour son anniversaire. Sa grand-mère lui donne un tissu qu’elle dit avoir acheté au bazar pour Pavlik (diminutif de Pavel, Pacha ; on ne sait pas encore que c’est le fils d’Innocent, mais les liens de parenté entre la grand-mère et Innocent ne sont pas très clairs) : avec une veste, ce sera parfait pour sa pièce de théâtre. Au mur, Tomka remarque un portrait et demande s’il s’agit de celui de Masha (on peut supposer donc que cette Masha précédemment évoquée par Innocent est une membre décédée de la famille) : elle fait remarquer qu’elle ressemble à Asya (la grand-mère confirme). Asya demande à sa grand-mère s’il y a un dieu ; elle lui répond que chacun est un peu un dieu pour soi-même. La grand-mère révèle que Masha est sa nièce : elle serait morte sous un train (on passe du mythe de la famille Romanov à celui d’Anna Karénine…).

Scène 20 : Asya lit à Tomka une chronique qui semble être celle de la famille : on y parle de Tatars, on y dit que « nul n’est prophète en son pays »… Elle change de page et lit que Masha est morte, que Nikolaï est parti à l’école et que Pavel a été blessé par un cheval (soit ce sont trois frères et sœurs, soit Masha est la mère des deux autres : le rapport entre Innocent et Masha n’est pas clair). Puis, il est question de contrevenants qui auraient été tués par « les ennemis du peuple ». Elle lit que Masha serait apparue avec un enfant dans les bras (Masha est le prénom slave de Marie, on flirte donc désormais avec les mythes chrétiens…) : Asya lève les yeux et regarde la caméra. Asya en conclut que Innocent n’est pas fou. Tomka lit à son tour : elle reste sur la même page, la chronique évoque la mort de Tolstoï (1910, donc). On y parle de naissances à la même époque, possiblement les enfants de la grand-mère, car Tomka croit reconnaître son nom (à moins que ce soit un désir de sa part de trouver des informations sur sa grand-mère dans la chronique : « Pélagie est née de Maria Gavrilovna Mutova, Benjamin de Serafima et d’Ivan Lykov »). Asya regarde le lit de la chambre et dit à sa sœur que c’est sans doute le lit de Masha.

Scène 21 : Dans le village, on chante des chants patriotiques, Asya va chercher des denrées à l’épicerie et est interpellée par son amie qui lui apprend que les garçons seront livrés demain au poste de police (?). En voyant passer la jeune fille, deux grands-mères se demandent qui elle peut être : la petite-fille de Nikolsky répond l’autre, une fille de la ville. Son amie lui dit que Seryozha (diminutif de Sergueï) veut l’inviter à danser. Puis, elle change de sujet et affirme qu’on raconte que la sorcière du village voisin a fait boire à une vache de l’eau dans la forêt… Asya regarde Sergueï et lui dit sans grande conviction qu’il lui plaît. Son amie continue ses commérages et évoque cette fois Pavel, le fils aîné d’Innocent : il aurait été aperçu près du manoir par un berger avec un gitan. Il boitait sur la même jambe et trébuchait « comme un loup qui mord une grenouille ». Asya ne comprend pas, car elle a lu dans les journaux que Pavel était mort dans un hôpital pour prisonnier. Son amie lui affirme donc que Pavel a ressuscité et que c’est un loup-garou (quelle famille, tout le monde ressuscite !). Elles se séparent en se donnant rendez-vous à la fête.

Scène 22 : Sergueï demande à Asya si elle sera à la fête et l’empêche d’entrer dans l’épicerie : elle répond que ce ne sont pas ses affaires et lui demande de la laisser passer. Elle trébuche. (On remarque que parmi les autres garçons, il y a Vitya — qui ne doit pas dire plus de deux phrases durant tout le film — et le jeune Fedya qui jouera plus tard les messagers et en pince pour Tomka : les mêmes niveaux d’âge et étapes de l’adolescence représentés que pour les trois filles.)

Scène 23 : Les villageois procèdent à un exercice avec des masques à gaz avec un entrain étonnant et sous les chants patriotiques qui laisse Asya incrédule : on dirait une armée de morts-vivants roulant gaiement vers la tombe.

Scène 24 : Dans la rivière, l’ami de fuite de Pavel attrape et mange un poisson cru. Innocent emballe de la nourriture pour son fils et son camarade : l’oiseau d’Innocent (Masha ?) mange sur la table. Asya regarde par la fenêtre et est surprise par l’oiseau. Quelqu’un espionne dans la nuit au milieu de la forêt : la police politique sans doute à la recherche de Pavel.

Scène 25 : Asya et Tomka s’aventurent au crépuscule près du manoir où Pavel a été aperçu : elles y trouvent un feu et concluent que quelqu’un squatte les lieux. La cadette qui ne sait pas ce que sa sœur a appris de son amie pense que ce sont les garçons du village qui l’ont fait. Elles entrent dans le manoir : depuis la fenêtre, Tomka voit Valeria et son amoureux s’amuser dans la rivière. Asya trouve le lieu triste. Tomka dit savoir que sa sœur pense qu’elle a vécu ici : Asya s’étonne qu’elle puisse ainsi deviner son étrange impression. Mais Tomka semblait plaisanter.

Scène 26 : Au retour, les deux sœurs se disputent. Tomka confirme que leur mère arrive le lendemain et dit qu’elle en a assez d’essayer de sauver sa sœur (elle « s’en lave les mains » — pas sûr de la traduction). Vitya devrait partir pour l’armée (suggère-t-elle que Valeria ferait mieux de laisser partir son amoureux pour l’armée et les laisser, elles, à leurs petits plaisirs d’enfants dans le jardin des désirs ? suggère-t-elle par là que la tragédie à venir serait comme une punition de s’être livrées ainsi à des plaisirs qui leur seraient interdits ?).

Scène 27 : Asya écrit une lettre à Volodya et lui raconte un conte de fées qu’elle intitule « La Sorcière ». Cette vieille sorcière nommée Marfa serait rejetée par les gens du village et serait capable de lire l’avenir dans les miroirs (planting).

Scène 28 : Les filles s’amusent à s’enivrer de l’odeur des roses. Asya et Tomka s’amusent sur la paille et l’aînée, Valeria, les trouve puériles. Puis, elles relâchent des oiseaux : au nombre de trois, celle dont l’oiseau ira le plus loin vivra le plus longtemps. C’est celui de Valeria qui semble aller le plus loin, mais ce n’est pas très clair : Asya semble la féliciter (on verra à la fin que Valeria semble avoir été envoyée dans un camp dans lequel elle aurait pu sortir vivante).

Scène 29 : Asya écrit toujours dans son arbre (cette fois, à Sergueï, semble-t-il) alors qu’on voit des images de ses sœurs et de son grand-père. Elle dit s’inquiéter du sort des enfants d’Innocent : comment un homme peut-il ainsi manquer de loyauté envers son propre frère ? jusqu’à quel point une haine aveugle envers un frère peut-elle aller ? Étrangement, elle signe Valeria-Tomka (possible problème de traduction). Elle achève en disant qu’Innocent lui a appris à écouter le sol.

Scène 30 : Une voiture de la police politique arrive en ville. Trois hommes questionnent un vieillard : gros plan sur un des trois. Avec le style du film qui consiste à essayer de tirer des informations des signes subliminaux, en particulier du montage, j’avais cru un instant que cet homme, qui est le seul des trois qu’on verra par la suite activement chercher Pavel, était son frère Nikolaï (à cause donc de l’évocation de la séquence précédente et du gros plan initial qui pouvait donc le laisser penser) (on remarque par ailleurs que parmi les trois, de dos, on retrouve un homme en veste blanche qui semble être celui du début dans la charrette). Ils recherchent quelqu’un (que l’on sait donc être Pavel depuis les informations de l’amie de Asya) et disent qu’ils le trouveront.

Scène 31 : L’amie d’Asya et Tomka se promènent en ville et croisent trois jeunes garçons qui les reluquent. Les jeunes font une sortie en camionnette : l’amie d’Asya continue de lui révéler ce qui se trame en ville. Selon elle, Pavel aurait un fils qui serait aussi pourchassé ; elle l’aurait vu près du manoir. (Je suis perdu : Innocent a donc un fils, Pavel, et… un petit-fils, et les deux sont recherchés ?!) Sergueï embrasse de force Asya sous les yeux de ce qui semble être Anastasia. Asya ne semble pas bien heureuse de ce baiser forcé (censé donc être un poison). L’un des garçons, en les voyant, dit qu’il est coupable et qu’il a battu la fille à mort (de qui parle-t-il ?).

Scène 32 : Dans la forêt, un des hommes de la police politique appelle Pavel à voix basse. Une silhouette se dessine dans les branchages, puis ce qui semble être Pavel, en compagnie de son ami, fuit les lieux. Toujours dans la forêt, Innocent écoute le sol (on imagine qu’il apprend ainsi que la menace se rapproche).

Scène 33 : Chanson folklorique à propos de deux amants qui passent la nuit ensemble : « au matin, l’herbe était froissée autour d’eux, ainsi que leur jeunesse ». Image d’une croix emportée par les flots.

Scène 34 : La fête au village, chanson « le soleil est bleu la nuit, il est dans ma mémoire comme une lune brillante. » Un train transperce la nuit. Asya a rejoint Sergueï, ils dansent paisiblement. Les paroles disent : « Souvent, quand je n’étais pas dans l’arbre, je rencontrais le bonheur dans l’arbre. » Anastasia les voit et quitte la fête. Ils regardent un film de propagande dans lequel les ouvriers se disent heureux de travailler à l’effort de guerre et où des soldats sont enthousiastes à l’idée de partir à la guerre (« maintenant, la guerre est là ! », belle annonce de ce qui les attend le lendemain). Sergueï a les mains baladeuses ; elle est un peu perdue.

Scène 35 : La nuit, Pavel retrouve son père (derrière, on peut apercevoir son ami) : ils semblent se cacher dans une vieille église. Innocent lui conseille de rester ici jusqu’à l’hiver, mais il mourra de toute façon. Pasha s’en moque, il voudrait avoir un pieu sous la main (loup-garou et maintenant vampire ?). Il lui dit qu’il n’a pas de chance (de qui parle-t-il, de son fils ?…). Innocent dit à son fils qu’il ne peut pas vivre sans lui. Il lui répond de se taire « vieux démon ». Ils entendent du bruit dehors.

Scène 36 : Ce sont Asya et Valeria. La première raconte une histoire de Pouchkine dans laquelle un sultan demande à ses esclaves de lui donner « le manteau », pas un manteau de velours ou de porcelaine, alors l’esclave arrache la peau de son propre frère. (Cela peut faire référence au Conte du Tsar Saltan où on parle de trois sœurs dont une doit être choisie en mariage par le roi ; mais aussi à une chanson slovène rapportée par Pouchkine…). Elles se promettent de se dire la vérité et se disent heureuses d’être aimées.

Scène 37 : Pavel s’émerveille de voir les sœurs jouer près de l’église. Innocent voudrait passer la nuit avec lui dans l’église, mais Pavel lui dit que c’est dangereux. Il le remercie pour la veste : elle lui tient chaud (arrachée de son propre frère ?). Les filles ont bien grandi, on dirait des jeunes mariées, dit-il. Il donne rendez-vous à son père au manoir.

Scène 38 : Les deux sœurs s’avancent nues dans la forêt. Valeria lui demande si elle a peur : plus maintenant, répond-elle. Asya demande où elle va : dans la forêt. (Scène très mystique qui pourrait être une sorte d’allégorie du passage à l’âge adulte ou de la fin de l’innocence.) (Il faut rappeler qu’Innocent est précisément… un vieux fou. La fin de l’innocence…)

Scène 39 : Les grands-parents ne dorment pas : la grand-mère dit que la fille est inquiète (parle-t-elle de Tomka qui dort profondément, semble-t-il, ou perçoit-elle ce que ressent Asya dans la forêt ?) et que Valeria erre quelque part.

Scène 40 : Entre rêve et réalité : les deux sœurs sont désormais à la maison. Valeria ne répond pas à Asya quand elle l’interpelle. Puis quelqu’un semble venir dans les bras de Valeria : elle l’enlace (jolie suite de surimpressions), mais tout cela ne semble être qu’un rêve.

Scène 41 : À l’aube, l’homme de la police politique découvre Pavel et son compagnon de fuite au bord de la rivière. Pavel semble être tué, tandis que l’autre homme est interpellé et mené à la station de police. En voyant passer le cadavre de celui qui est mort (Pavel ?) depuis sa fenêtre, la grand-mère gronde l’oiseau (d’Innocent) en disant : « Où est ton hôte ? Où étais-tu ? ». Innocent se tient immobile à l’entrée de la forêt, de dos.

Scène 42 : Le grand-père et la grand-mère viennent réveiller Asya dont c’est l’anniversaire. Le grand-père était venu avec une hache, Tomka s’en étonne et lui demande à quoi elle va servir (je n’ai pas compris le symbole, mais plus tôt, il a été question d’un bruit de hache signifiant la mort). La mère d’Asya lui a fait parvenir des chaussures neuves.

Scène 43 : Un peu plus tard, Asya écoute le sol près de la voie ferrée en compagnie de Tomka : elle lui dit que le train arrive.

Scène 44 : Sur le chemin du retour, les deux sœurs trouvent Innocent en train de creuser un trou profondément dans la terre et lui demandent ce qu’il fait (son fils est mort, et plus tard, il sera aperçu avec des vers). Elles l’obligent à les suivre.

Scène 45 : Les trois sœurs, pour l’anniversaire d’Asya, jouent leur pièce (sans paroles). La grand-mère les interrompt et leur demande de venir l’aider à la ferme.

Scène 46 : Un peu plus tard, dans le chêne, Valeria réconforte Asya qui pleure : elle lui dit qu’il est affectionné (?) et Asya se plaint de ne pas être aussi jolie qu’elle. L’oiseau (Masha ?) est là également. Elles disent que leur mère ne mange pas (?). Valeria dit à sa sœur qu’elle doit être fière et le laisser lui courir après, pas le contraire (elle parle de Sergueï ou de Volodya ?).

Scène 47 : Asya fait sa toilette et Tom lui demande ce qu’elle fera quand Volodya apprendra pour Sergueï. Elle préfère qu’il ne vienne pas. Tom lui demande si elle a fait quelque chose avec Sergueï. Asya semble dire que non puisque Tomka se dit être satisfaite qu’elle ne prenne pas exemple sur Valeria : elle ne voudrait pas d’une autre tragédie. Asya lui demande si elle préfère que Sergueï ne vienne pas à son anniversaire : Tom confirme et voudrait qu’elle reste avec son « musicien ». Asya dit qu’elle a envoyé une lettre à Sergueï pour lui dire qu’elle l’attendait. Tom lui demande si sa conscience ne la tourmente pas avec Volodya. Asya lui assure qu’elle lui expliquera. (On apprend par ailleurs que l’un des deux, Sergueï ou Volodya, doit partir à l’armée.) Asya avoue à sa sœur qu’elle est désolée pour Volodya, mais qu’elle ne se sent pas vivre sans Sergueï.

Scène 48 : La famille arrive : alors que Asya a enfilé une belle robe, son oncle Vanya entre dans sa chambre et l’embrasse (apparemment, il vient de se marier, car elle veut voir son alliance).

Scène 49 : L’oncle Klim (qui sera par la suite appelé « Kirill ») et la tante Violetta arrivent à leur tour (ce sont les parents de Valeria). L’amie d’Asya lui confie des nouvelles du “front” : la police politique est en ville. Elle lui dit que Nikolaï (le frère de Pavel ?) lui a dit qu’il avait « ouvert un nid de parasites à l’usine » et fait prisonnier son frère. Pasha et « les garçons » avaient décidé de passer la nuit à l’armée, ils seront renvoyés au commissariat militaire le lendemain. Elle poursuit en disant qu’un certain Seryozha (diminutif de Sergueï) s’est tenu sous la fenêtre toute la nuit, a fini ivre, et qu’Asya l’aurait chassé (?!). Pour finir, elle raconte que des soldats ont trouvé un corps dans la forêt : un « loup rongé » (?! poursuite du mythe du loup-garou). Innocent était choqué et il se serait rué au “nid” (traduction… sans doute le commissariat) après avoir trouvé une veste dans les bois (elle ne semble pas comprendre que s’il était choqué, c’est qu’il avait compris que cet homme « trouvé » dans la forêt était son fils).

Scène 50 : La mère et le père de Valeria la cherchent et s’étonnent qu’elles vivent dans un tel paradis. Valeria et Tomka les surprennent avec des pitreries, mais sa mère n’apprécie guère le comportement de sa fille. Elle demande qui est le garçon qui se tient un peu à l’écart (Vitya) et dit à sa fille qu’ils rentreront le lendemain, mais Valeria n’est pas d’accord et voudrait rester au « paradis ».

Scène 51 : Ivan (Vanya) et Kirill, les deux frères se mettent à l’écart pour discuter du sort de Pavel. Kirill prétend avoir fait beaucoup pour Pavel, mais dit qu’il n’aurait pas dû interférer. Ivan lui rétorque qu’il est innocent. Kirill lui dit qu’il le sait. Selon lui, c’est sa femme qui l’a poussé dans les bras de l’ennemi. Il dit à son frère qu’ils doivent rester solidaires. Kirill lui demande s’il sait pourquoi le père d’Asya a été fusillé : à cause de lui (Pavel).

Scène 52 : Plus tard, à table, les invités portent un toast à Staline. Nikolaï, un des policiers, le frère de Pavel, se présente : on l’invite à partager le repas avec eux, mais il dit qu’il n’est pas seul et part appeler son collègue (Kirill semble être une personne influente, peut-être un homme politique connu, et sa femme, peut-être une actrice, car Nikolaï l’a vue au théâtre). Une fois parti chercher son collègue, on se méfie de lui, et on demande à ce que chacun tienne bien sa langue. Ivan dit qu’il est venu voir sa mère avec son père, mais qui est-il pour lui ? (?). Ivan dit avoir frappé quelqu’un (son père ?). (La traduction parle de “halloumi” donc je suppose que c’est une erreur…) Violetta s’insurge et demande aux enfants de sortir de table et d’aller chercher Innocent (pour lui souhaiter son anniversaire ?! le même jour que celui d’Asya ?).

Scène 53 : Innocent semble chercher quelque chose au milieu des vers. Asya lui demande ce qu’il fait. Il la prend pour Masha (sa femme ?). Asya casse une cruche en cherchant de l’encre (un symbole ?). Asya le prie de venir rejoindre ses invités (on inverse les rôles, ça devient l’anniversaire d’Innocent…). La séquence s’achève avec un oiseau qui rentre dans la pièce où le portrait de Masha est fixé sur le mur.

Scène 54 : À table, Nikolaï arrive avec son collègue : Semyon (probablement l’homme qu’on a vu de dos pendant tout le film et qui semble se réjouir ici de jouer les pique-assiettes dans un tel « nid » de sorciers). En voyant Nikolaï (son fils donc a priori), Innocent s’offusque et cherche à l’attaquer. Il est retenu par Kirill et le grand-père. De son côté, Valeria se dispute avec sa mère, car elle ne veut pas partir… Nikolaï dit à Innocent qu’il ne laissera pas voir son père (son père ?! pas son fils ?…). Nikolaï, apeuré, dit qu’il les tuera tous (prémonition ?).

Scène 55 : Un garçon du village (Fedya) interpelle Asya (en l’appelant Valeria ?) et lui remet le mot de Sergueï. Le garçon salut Tomka : début d’une idylle (elle a aussi grandi et ses « désirs » sont désormais mûrs, semble-t-il). Apparemment, dans le mot (d’après ce que j’ai pu trouver dans des critiques russes du film), Sergueï dit qu’il sortira avec Asya quand elle aura des gros seins. Elle se met à pleurer.

Scène 56 : Chanson mélancolique au crépuscule, retour au calme (avant la tempête).

Scène 57 : Séquence flashback heureuse entre Valeria et Asya sous l’orage (signe du temps révolu des plaisirs communs dans le jardin), puis Asya, le regard vide, se baignant dans la rivière. Plan de la grand-mère qui semble résignée (pas compris la traduction). Plan subliminal de Volodya, l’amoureux d’Asya, à la fenêtre dont l’image peu à peu s’éloigne. Asya rêve et rejoint ce qui semble être une sorcière (interprétée par Kira Mouratova) : bruits inquiétants comme des murmures, des incantations. La sorcière semble la faire voyager dans l’espace et le temps (elle place Asya devant un miroir : dans son récit, « La Sorcière », Asya avait écrit que la sorcière voyait l’avenir à travers les miroirs) : elle se promène au milieu de la nuit, des flambeaux parsèment le sol, elle y croise des soldats nus, des femmes effrayées, Tomka (en robe de mariée ?) au bras de Fedya, le garçon venu lui apporter la lettre de Sergueï. Asya se retrouve ensuite sous la véranda de la maison près de sa mère : une boule de feu parcourt l’espace. Asya lui demande comment elle se l’est procurée. Par sa grand-mère, lui répond-elle. Et qui en héritera ? Elle, Asya. Son rêve se poursuit : flashback, son père en tenue d’aviateur vient l’embrasser sur le front.

Scène 58 : Au matin, la grand-mère est au chevet d’Asya : elle craignait de ne pas la voir se réveiller. Elle dit que tout le monde est parti : ses « sœurs », mais aussi les garçons qui partaient pour l’armée. Innocent est mort. Asya répond qu’elle le sait déjà. Asya voit sa mère dans un coin, toujours en train de dormir.

Scène 59 : Asya prend sa mère dans ses bras, puis Asya s’éloigne dans la campagne, à l’aube. Brouillard (ou déjà fumées du bombardement : on croit voir un peu après de braises sur le sol) et bruits inquiétants, qui laissent vite place à la mélodie habituelle du film (Bach – Siloti, Prélude en si mineur). Asya tend la main vers une rose (celle-là même qu’elle avait regardée au premier réveil de leur arrivée) : des gouttes de sang perlent sur ses doigts.

Scène 60 : On la retrouve près de la tombe de Masha, de dos, regardant au loin. Non loin de là, des bombardiers allemands survolent les steppes du pays. Asya baise le sol et semble entendre l’arrivée de la mort qui vient (bruits d’outre-tombe). Musique tragique sur les avions. Asya les voit venir avec un œil noir : le sourire aride et desséché d’une morte se dessine sur ses lèvres blanches. Elle semble voir Tomka morte dans les bombardements. Images des camps (ce ne sont pas les plans les plus fins du film) : des femmes nues, parmi elles, Valeria.

Scène 61 : Retour à la nature paisible. Asya écrit à Volodya : elle lui dit qu’elle ne peut pas croire qu’elle ne verra plus jamais Valeria et Tomka. Vitya est mort sans savoir que Valeria allait aussi mourir ; et Valeria ne sera pas plus au courant de la mort de son amoureux. Elle dit ne pas pouvoir trouver le sommeil : elle a tout le temps des images de sa « chambre de courrier ». Elle se souviendra de lui.

Scène 62 : Travelling sur quelques tombes (là où se trouve la tombe de Masha sans doute), puis la caméra arrive sur deux adolescents qui dorment paisiblement dans l’herbe : la jeune fille ouvre un œil en gros plan vers la caméra.


Sur La Saveur des goûts amers :

— TOP FILMS

Top films russo-soviétiques


Making a Murderer, Moira Demos & Laura Ricciardi 2015-2018

maintien de l’ordre public versus maintien de l’ordre des choses

Note : 4.5 sur 5.

Making a Murderer

Année : 2015-2018

Réalisation : Moira Demos & Laura Ricciardi

Avec : des juges, des policiers et des avocats véreux, des victimes d’un système et une poignée d’avocats gentils

C’est le machin le plus éprouvant et le plus abracadabrantesque que j’ai vu depuis Paradise Lost. Les complots existent, en voilà un beau. La filouterie des notables cherchant à se faire disculper (au moins de leur incompétence) et faire accuser les pauvres est sans limites. Le Dossier Adams nous en avait déjà donné un aperçu il y a bien longtemps… L’Amérique semble toujours aussi fâchée avec son système policier et judiciaire.

Je serais curieux de savoir combien parmi les spectateurs de la première saison ont vu la saison 2. C’est malheureusement des procès au long cours, avec des rebondissements à chaque “épisode” et ce n’est pas fini. L’avantage pour moi sans doute d’être arrivé après tout le monde ; et l’évidence qu’une fois la troisième saison diffusée, je serais alors le dernier à la voir… C’est au moins ce qui distingue la série des deux films Paradise Lost, plus facile à voir (moins longs), car sur bien des points, on remarque d’étonnantes similarités : aveux forcés d’adolescents influençables et en marge, coins perdus des États-Unis avec des communautés où tout le monde se connaît et où la majorité désigne une minorité supposée problématique, les témoins impliqués et volontaires qui se révèlent être les principaux suspects, etc. D’un côté comme de l’autre, les accusés à tort sont pauvres et blancs, je n’ose même pas imaginer le nombre de situations similaires impliquant des communautés blanches pointant du doigt de parfaits accusés noirs… (Dans Un coupable idéal, il était question d’un adolescent noir dans mon souvenir.)

Je n’aime pas trop la personnalité de l’avocate de la seconde saison, trop rentre-dedans, toujours assez prompte à faire des leçons de morale ou de compétences en particulier envers les deux premiers avocats de Steven, mais il faut avouer qu’elle a sorti l’artillerie lourde afin de faire disculper son client : elle fait intervenir des experts auxquels ses confrères n’avaient pas jugé bon de faire appel, sans doute faute de moyens, et est entourée de jeunes associés travaillant pour elle. Si on admet sans peine que les flics et les juges sont particulièrement de mauvaise foi, corrompus voire fautifs (travail bâclé, non-respect du droit des accusés, dissimulation de preuves et de témoins, acharnement, non-respect du principe de conflits d’intérêts auquel ils étaient tenus, etc.), on ne peut pas mettre en cause systématiquement comme elle le fait la compétence des premiers avocats (sauf celui de Brendan qui lui a de toute évidence œuvré pour faire condamner son client…). S’ils ont été dupés ou si les dés étaient pipés d’avance, ils ne pouvaient pas le prévoir.

Un point que je ne comprendrais jamais dans ce type d’affaires, c’est la réaction souvent identique des familles des victimes : souvent elles s’attachent à la culpabilité de l’accusé qui leur est livré par les autorités et laissent rarement place aux doutes lors des procès. Premier suspect, toujours coupable. Probable que comme pour une partie des juges, l’investissement intellectuel et émotionnel nécessaire à une remise en question de ses convictions (qu’il faut pour reconnaître qu’on s’est trompé malgré tous les faisceaux d’indices allant dans ce sens) soit trop lourd à assumer, et est d’autant plus lourd que l’investissement initial pour identifier un coupable est long et laborieux ; surtout quand on est en position de victimes et qu’une administration policière et judiciaire vous désigne un coupable idéal, vous conforte dans votre position de victime en facilitant ainsi votre deuil et atténue vos souffrances. Pas difficile à comprendre qu’on en vienne ainsi si facilement à persister dans une conviction première pour ne pas avoir à perdre la face ou se trouver à nouveau dans l’inconfort de ne pas savoir qui est la cause de ses malheurs… On voit se manifester ce même type de réflexes ou de facilités intellectuelles malheureusement de nos jours avec la pandémie et un personnage comme Raoult qui pensait avoir trouvé un remède à la Covid-19 (une certitude facilitée par toute la mauvaise science qu’on l’avait déjà laissé pratiquer depuis des années sans réelles sanctions) et qui a traîné derrière lui des bandes de fous furieux prêts à croire en toutes ses conneries et bientôt à de toutes nouvelles formes d’informations mettant en cause la probité des institutions scientifiques ou groupes pharmaceutiques… Identifier un mauvais coupable semble être, en certaines situations, préférable à ne pas avoir de coupable du tout.

On peut remarquer en tout cas qu’aucune contre-enquête, contre-expertises ou contradiction n’aurait pu être faite sans la masse de documents, en particulier les interrogatoires vidéos, produite durant l’enquête et les différents procès. Dans une dictature, on ne s’encombrerait sans doute pas autant d’une telle paperasse, et on ne pourrait ainsi jamais proposer un tel spectacle d’une démocratie prise en flagrant délit de déni de ses valeurs. Les pièces à conviction, on peut les manipuler, mais on peut également trouver des traces de ces manipulations. Les outils sont les bons, mais on ne peut juste pas lutter contre des notables mis en cause, de mauvaise foi et prêts à tout pour que les leurs, leur service, leur chef, leur institution, leur « communauté », leur État, ne soient jamais éclaboussés par les agissements de l’un d’entre eux. En voulant en protéger quelques-uns, ils finissent tous par devenir complices. C’est bien pourquoi là-bas comme en France, il est si important que dans le cadre d’une enquête, d’un contrôle de routine, tout soit consigné et que les vidéos soient largement utilisées. On peut difficilement falsifier la nature musclée d’un interrogatoire, les fausses promesses de remises en liberté, les menaces, les intimidations, le harcèlement de questions, etc. Et il est également important que ces pièces deviennent publiques (même si on pourrait aussi interroger la pertinence de rendre public le contenu d’un disque dur s’il contient des vidéos à caractère pornographique « déviant »… — j’ai du mal à comprendre en revanche comment un témoin, s’il est avéré qu’on ait retrouvé des vidéos pédophiles comme ça semble être le cas ici, peut s’en tirer sans être inquiété…).

Je serais curieux de savoir si dans un avenir proche (ou même cela était-il déjà possible), les possibilités de l’OSINT (les recherches en sources ouvertes) ne rendront pas accès à des informations, et donc des indices voire des preuves, qu’on n’imaginait pas il y a encore quelques années. Je pense notamment aux images satellites. Ces images, librement accessibles par tous, pourraient dans un cas similaire et avec un peu de chance donner des informations sur l’emplacement et les créneaux horaires durant laquelle le véhicule de la victime aurait été déplacé. Les images satellites ne sont pas continues, mais d’après ce que j’ai compris on peut disposer au moins d’une image par jour de n’importe quel terrain : si le 4×4 de la victime avait été placé sur un autre terrain adjacent à celui des Avery avant d’y être placé, peut-être que des images satellites pourraient à l’avenir donner ce genre d’informations aux enquêteurs (quels qu’ils soient)…

Dernier point fascinant relevé par le documentaire : le décryptage du comportement psychologique des uns et des autres, qu’ils soient suspects puis accusés, témoins ou policiers. Ces derniers disposeraient d’une sorte de manuel les aidant à interpréter les gestes, l’attitude générale et particulière, les expressions faciales des personnes qu’ils interrogent afin d’identifier ceux qui auraient quelque chose à dissimuler. Manifestement, soit ils prennent mal en compte ce qui est spécifié dans ce manuel (en particulier concernant les mises en garde faites concernant l’interprétation ou les méthodes d’interrogation des mineurs, des personnes isolées ou déficientes mentales), soit le manuel est mal fichu. On le voyait dans une autre série mettant en scène cette fois les débuts des recherches du profilage, Manhunt : il faut du temps pour mettre en œuvre des outils fiables qui puissent être utilisés par les enquêteurs, et si on peut imaginer, une fois que « la science de l’interrogatoire » a fait ses preuves, qu’il y ait des spécialistes (fédéraux sans doute pour ce qui est des États-Unis) capables de former les policiers sur le terrain et d’identifier par conséquent des méthodes d’interrogation indiscutablement problématiques, encore faut-il que ces pratiques soient mises en œuvre par les procureurs une fois que des litiges sur de tels interrogatoires apparaissent. On peut douter que cette expertise quand elle existe soit toujours fiable dans les grandes villes, alors dans les petites n’en parlons pas. La bonne vieille technique du shérif censé protéger « sa communauté » des intrus ou des éléments en marge fera tout autant l’affaire… La « communauté » en question est souvent un cache-nez pour évoquer en réalité soit un boss (période western), soit une institution, soit les notables de la ville ; en tout cas, il est presque toujours question d’une confusion entre « maintien de l’ordre public » et « maintien de l’ordre des choses ».

Pourquoi pas d’ailleurs dans un cadre éducatif se faire aider d’acteurs à qui on demanderait de jouer des situations où ils seraient censés dissimuler des émotions, des informations, une culpabilité factice, etc. Parce que précisément, les techniques de jeu stanislavskiennes, très populaires sur le continent américain, sont censées construire des personnages intérieurement, jouer sur leurs motivations, leurs émotions refoulées, etc. C’est toujours facile de le dire après, mais quand on regarde la série, après-coup peut-être, on peut déceler dans le comportement des uns et des autres des indices pouvant laisser penser qu’ils cachent quelque chose, mentent, ou au contraire se montrent invariablement sincères et au-dessus de tout soupçon. Les menteurs ou les escrocs sont parfois identifiables par leur aplomb, l’assurance avec laquelle ils affirment les choses (l’aphorisme « la présomption d’innocence ne s’applique qu’aux innocents » m’a tué), un recours permanent à l’évocation des victimes pour justifier certains agissements (fausse empathie et appel à l’émotion), un certain excès de confiance, une forme d’arrogance à peine contenue aussi, une foi chevillée au corps, et une volonté généreuse de leur part (sic) de se présenter aux yeux des autres comme un chevalier blanc, un donneur de leçons (pas un redresseur de torts, plutôt dans le genre « pasteur qui enfonce les portes ouvertes et ressert les liens de la communauté »), ou comme un prince magnanime (en tête à tête : recours aux fausses promesses, dévalorisation des personnes isolées et fragiles ; en public : prétention à être celui disposant de la vérité, du savoir, du pouvoir de juger, à être le gardien des institutions et de la vertu ou le devin en capacité d’assurer au public de la suite des événements — allant, forcément, toujours dans son sens).

On trouve un peu de tout ça tout au long de la série. Chez le procureur Kratz, d’ailleurs, comme parfois les personnes en excès de confiance, il se fera prendre une fois qu’il aura un peu trop flirté avec la ligne rouge (chopé pour des sextos). Les policiers sont fourbes et semblent bien profiter de leur statut de représentant de l’ordre (des choses donc). L’avocate star de la seconde saison possède quelques-unes aussi de ces caractéristiques, mais au moins son mobile est évident : bien sûr, elle est prétentieuse, bien sûr, elle semble vouloir participer à la défense de Steven après le visionnage de la saison 1 et semble assez fière de ses réussites passées, en revanche, on peut difficilement remettre en question son acharnement à défendre son client et semble sincère quand elle explique les caractéristiques, là, des personnes accusées à tort, ce qui illustrerait plutôt un réel sens éthique et de l’empathie. La différence de comportement est également palpable entre les deux premiers avocats de Steven (l’un d’eux répète plusieurs fois sa désolation de voir les conséquences humaines voire politiques d’un tel acharnement judiciaire) et celui désigné d’office de Brendan (ses ricanements en disent long sur l’intérêt qu’il porte au sort de son « client »).

Mais à l’image encore des personnages de Paradise Lost qu’on aperçoit d’abord en arrière-plan et qui prennent de plus en plus d’épaisseur à mesure que les regards se tournent vers eux, les comportements de quelques « témoins » interrogent, et à défaut de pouvoir les « confondre » pour en faire des coupables, au moins, leur comportement devrait interroger et donner lieu à des interrogatoires ou des perquisitions (d’autant plus que c’est rappelé, dans les histoires de meurtres, c’est souvent plus des personnes proches qui sont impliquées) : un ancien petit ami qui lance les recherches (là encore, dans Manhunt, il est noté que les meurtriers aiment à s’impliquer dans les recherches… tant qu’ils ne sont pas eux-mêmes suspectés) et qui a accès à la boîte vocale de son ex (?!) ; un neveu qui met en cause le principal accusé qui n’est autre que son oncle (oncle qui s’apprêtait à lancer un procès contre l’État afin de récupérer des compensations financières après ses années passées pour un premier crime dont il a été innocenté — possible jalousie), qui possède des vidéos violentes sur son ordinateur, et que son oncle relève innocemment qu’il l’a vu aussitôt partir après le départ de la victime ; le beau-frère de Steven qui est également utilisé comme témoin par l’accusation contre lui, souvent en retrait quand sa femme ou ses beaux-parents expriment leur rage, leur obstination ou leur incompréhension face aux injustices dont Steven et Brendan sont victimes (il est moins proche des deux, mais cette retenue pourrait au moins interroger — elle cesse d’ailleurs quand Steven fait savoir à sa sœur que son avocate le suspecte, et qu’il lui dit ses quatre vérités dans un échange houleux au téléphone : ce qui n’est pas pour autant une preuve de culpabilité) ; le policier qui semble manifestement avoir servi de fusible en ne relayant pas certaines informations capitales et qui se décompose à la barre quand il est appelé en tant que témoin (attitude plus du type qui sait qu’il a merdé pour protéger les gros poissons ou des amis, plus que du menteur invétéré plein d’assurance, volubile, à la limite de l’arrogance et de l’insolence).

Et à côté de ça, la spontanéité enjouée ou dépassée d’un Steven criant son innocence, et le malaise constant d’un Brendan parlant à ses chaussettes (et non pas spécifique une fois mis en difficulté), qui laissent assez peu de place au doute quant à leur implication dans le meurtre dont ils sont accusés. Rien ne peut l’écarter, mais leur comportement est bien plus celui de victimes harcelées, limitées, démunies et sans défense que de manipulateurs. On remarquera par ailleurs, pour en finir avec des « profils de meurtrier », que Steven et son neveu sont à l’exact opposé des hommes à la masculinité toxique, violents, manipulateurs, pleins d’assurance qui sont habituellement les hommes qui s’en prennent aux femmes… D’aucuns pourraient dire qu’on voit tout une bande de masculinistes s’arranger pour faire condamner des types de profils à l’opposé des leurs : Steven s’en est pris à un animal et avait pleinement reconnu ses torts (jamais à des femmes, mais avoir été si longtemps accusé de viol vous fait passer pour un coupable idéal), Brendan n’a jamais fait de mal à une mouche. On ne peut pas en dire autant de ceux qui les pointent du doigt (s’ils étaient honnêtes les enquêteurs auraient fait des recherches sur le comportement de Bobby avec les femmes après avoir trouvé des vidéos compromettantes chez lui, mais comme ces mêmes enquêteurs sont précisément des hommes toxiques, des dominants, ils recherchent prioritairement des hommes fragiles pour mieux pouvoir faire valoir sur eux leur domination ; certains auront par ailleurs des comportements qui devraient dans un autre cadre alerter sur leur profil : le procureur devra donc faire face à un scandale de sextos — envers des profils de femmes fragiles, ça rappelle quelqu’un —, et d’autres ont fait pression sur la médecin légiste pour qu’elle n’intervienne pas dans l’affaire, lui faisant subir des pressions telles qu’elle dira plus tard se sentir obligée de démissionner).

Une troisième saison nous en dira peut-être plus. Aux dernières nouvelles, l’avocate fait savoir qu’elles disposent de pièces incriminant semble-t-il celui déjà qu’elle pointait du doigt dans la saison 2 : Bobby, le frère de Brendan et neveu de Steven (avec un motif de crime sexuel si je comprends ce qu’elle en dit sur son compte Twitter).

Deux mots tout de même sur la forme de la série. On peut souvent craindre le pire quand il est question de documentaire à la sauce américaine. On n’échappe pas aux effets de mise en scène, certes, mais ils me semblent moins omniprésents que dans d’autres documentaires, et surtout, le sujet est tellement prenant et révoltant qu’on n’y prête plus réellement attention. Il serait d’ailleurs judicieux de comparer la légitimité d’employer de tels procédés quand il est question de mettre en lumière un acharnement judiciaire, des institutions manifestement corrompues ou pour le moins malades ou des victimes innocentes passant la majorité de leur vie en prison, et quand il est question d’enfoncer les portes ouvertes en documentant la vie d’une victime (Dear Zachary).


 

Making a Murderer, Moira Demos & Laura Ricciardi 2015-2018 | Synthesis Films


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Les Femmes des autres, Damiano Damiani (1963)

François, Paul et Virginie

Note : 4.5 sur 5.

Les Femmes des autres

Titre original : La rimpatriata

Année : 1963

Réalisation : Damiano Damiani 

Avec : Walter Chiari, Francisco Rabal, Letícia Román, Dominique Boschero, Gastone Moschin

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Admirable comédie (de caractères) italienne d’un style grinçant comme seuls les Italiens pouvaient le faire à l’époque. C’est aussi une comédie de retrouvailles entre potes, autre genre en soi (vu récemment l’excellent Return of the Secaucus Seven de John Sayles dans cette veine, mais on peut citer aussi Diner, Peter’s Friends, Les Copains d’abord, Les Petits Mouchoirs, Vincent, François, Paul et les autres, etc.).

La bande recomposée d’un soir est menée par une sorte de Casanova au grand cœur, prototype du garçon charmant aussi bien apprécié par les femmes que par les hommes ; les premières, pour son mélange étrange et irrésistible de séducteur invétéré et de sincérité, les seconds, pour sa capacité à leur rabattre de futures victimes consentantes (ou non).

Le séducteur se révèle être bien plus respectueux des femmes qu’il côtoie et manipule à l’insu de leur plein gré que sa bande d’amis, prototypes, eux, des petits-bourgeois soucieux de sauver les apparences, leur statut social, sans jamais être les derniers à duper des victimes ou à se foutre des conséquences de leurs « conquêtes ».

Rien n’est pour autant blanc ou noir dans ces relations. La bande est plus ou moins présentée à travers les yeux d’un des amis (le film en fait d’abord l’introduction pour aller ensuite de retrouvailles en retrouvailles) qui, de retour dans sa ville natale, vient s’enquérir de son vieux charmeur de pote. Ce sera finalement le seul à lui montrer un peu de considération, à ne pas le voir seulement comme un rabatteur de minettes qui n’a pas su prendre le tournant de la vie rangée d’adulte responsable (donc hypocrite, corrompu et toujours volage malgré l’image livrée à la société), mais aussi le seul à conclure, parmi les séducteurs de la bande, avec un autre personnage, féminin, clé sans doute de la réussite du film.

Cette femme est plus jeune qu’eux, déjà sans illusions, et semble trouver parmi cette bande d’amis reconstituée une forme de liberté éphémère, pas seulement sexuelle, pouvant lui faire oublier le temps d’une soirée son statut de femme vouée à être trompée, victime et objets du désir des hommes.

 

Elle a tout compris déjà de l’injustice des codes et des rapports humains entre les hommes et les femmes dans cette société bourgeoise : en tant que femme, elle peut seulement rêver de la même liberté, des mêmes détours sans jamais avoir à subir les conséquences de ses écarts volages, car à moins de partir loin une fois sa réputation faite, si elle profite aujourd’hui des mêmes plaisirs que lui offre sa jeunesse, plaisirs accordés aux hommes seulement, il sera difficile pour elle de préserver les apparences d’une jeune fille comme il faut. Les hommes volages ne prennent le risque que de gagner un statut de séducteur qui rendra jaloux les autres hommes — et leur femme, un peu moins séduisante ; jouer le même jeu qu’eux lui brûlera, elle, assurément les ailes.

Un homme, avec le temps, finit au pire par se prendre quelques beignes dans la figure par des maris, des frères, ou comme ici des ouvriers pourtant pas bien méchants ; une femme qui se laisse trop ostensiblement ouvrir aux plaisirs des autres pour contenter les siens finira, elle, par recevoir des coups bas après lesquels on ne se relève pas, et oubliée plus vite encore par ceux qui hier disaient l’aimer. Il y a des amours sincères qui peuvent prendre tout de l’apparence des aventures passagères, et il y a des promesses d’amour faites par des hommes donnant toutes les garanties des hommes de bonnes familles qui cachent toujours ou presque leurs basses pulsions de mâles coureurs et frustrés. À côté de cela, il y a des hommes sincères aussi, qui ont toujours l’air d’en vouloir à vos fesses, et il y a des hommes, qui avec leur air d’hommes rangés ne s’intéressent réellement qu’à ces fesses. Les apparences sont trompeuses comme souvent.

Tout est gris, comme l’un de ces potes le dira au sortir du premier restaurant pour qualifier sa soirée.

Il faut parfois de bons contrepoints pour faire un grand film, ce personnage féminin (plus un autre, croisé à la fin du film, et représentant en quelque sorte le négatif du premier vingt ans après), dans un film de potes, en est un excellent ici. L’ambivalence (l’hypocrisie surtout) baignant le reste des relations entre les hommes, au milieu de cette bonne humeur de façade, en constitue un autre. Derrière les sourires, les jeux de séduction et les baisers partagés à la nuit tombée, beaucoup de tragédies personnelles. Et la description d’une société malade.


 

Les Femmes des autres, Damiano Damiani 1963 La rimpatriata | 22 Dicembre, Galatea Film, Societa Editoriale Cinematografica Italiana


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