Dry Lake (Jeunesse en furie), Masahiro Shinoda (1960)

Tu les trouves jolies mes séquences ? Et mes plans, tu les aimes ?

Note : 4 sur 5.

Jeunesse en furie

Titre original : Kawaita mizuumi

Aka : Dry Lake / Youth in Fury

Année : 1960

Réalisation : Masahiro Shinoda

Avec : Shin’ichirô Mikami, Shima Iwashita, Kayoko Honoo

Curieux de comparer ce film d’une grande modernité technique avec Fleurs de papier tourné un ou deux ans plus tôt. On dirait que quarante ans les séparent.

Masahiro Shinoda réalise un film similaire à ceux de son début de carrière. Des histoires attachées à l’air du temps et pas forcément compréhensibles ou excitantes pour un Occidental aujourd’hui : la jeunesse emprise au monde mouvant du Japon, sa crise identitaire… Sorte de Fureur de vivre à la japonaise.

Cette nouvelle vague japonaise coïncide pas mal avec la française. Pour ses premiers films, Shinoda apparaît légèrement moins formel qu’il le sera par la suite (comme s’il était à l’écoute des nouvelles possibilités narratives et se mettait au défi de pouvoir les utiliser tout en se rapprochant franchement de ce qu’on pourrait identifier comme un cinéma d’auteur : surtout à travers l’éclatement du récit, la distanciation, et en s’écartant des problématiques contemporaines).

Pourtant, sur un mode transparent, sa mise en scène est foisonnante de créativité. Si on n’y prête pas attention, on peut s’y laisser prendre, mais en se désintéressant de l’histoire, paradoxalement, on voit mieux son travail sur la mise en place et le montage. Si sa caméra est le plus souvent transparente, elle n’en est pas moins active. C’est le contraire même du plan-plan attendu, à chaque scène son entrée en matière pensée comme il faut, chaque plan est un parti pris : rester en large ou se rapprocher, mais ne jamais céder à la facilité des face-à-face, utiliser la composition des plans pour illustrer au mieux une situation (et le montage, les mouvements de caméra ou des acteurs ne font pas autre chose). On se tripote souvent sur les travellings parce que c’est ce qu’il y a de plus évident à voir, c’est pourtant ce qu’il y a de plus simple à faire et, forcément, de plus ostensible (donc effet de distanciation : on voit la mise en scène et nous nous écartons de la situation). Or, il y a du génie dans la composition spatiale, à saisir un personnage d’abord en gros plan puis de changer de plan à l’intérieur du plan grâce à l’entrée dans le champ d’un autre personnage et en ajustant le cadre au nouveau “plan” en profitant d’un panoramique d’accompagnement — par exemple. Il fait ça plusieurs fois, et pourtant, ce n’est jamais le même angle ou la même action qui se dessine à l’écran, ce qui laisse une fascinante impression d’inventivité, et surtout de maîtrise, parce qu’on imagine qu’à travers cette créativité et ces choix, Shinoda n’a pu garder que le meilleur ou le plus pertinent. Du montage sans collage tout simplement.

Jeunesse en furie, Masahiro Shinoda 1960 Dry Lake Kawaita mizuumi Shochiku (2)Jeunesse en furie, Masahiro Shinoda 1960 Dry Lake Kawaita mizuumi Shochiku (3)

Autre procédé lié au montage, cette manière si particulière (surtout au début du film) de composer ses raccords autour de “blancs” statiques vite remplis à la fois de mouvement et de couleurs, c’est-à-dire des débuts de plan neutre où vient presque aussitôt entrer dans le champ un objet ou un personnage. Ce sont des sortes de raccords à froid qui permettent toutes les ellipses possibles à l’intérieur même de la séquence : qu’elles soient temporelles, c’est-à-dire des fragments de temporalité diégétique, ou qu’elles soient spatiales, car en l’absence parfois de plan large, on n’a qu’une représentation parcellaire de l’espace supposé dans lequel les personnages évoluent. C’est alors la piste sonore qui sert de « raccord-maître » (ce qui en cas d’ellipse imperceptible sera évité bien sûr). Voilà pourquoi cela donne une impression de transparence, on ne voit rien venir : son montage ne s’applique pas à cadrer des acteurs et à les restituer tels qu’ils sont dans une scène (plan large, plan maître, plans moyens, etc. et on verra au montage ce qu’on garde), mais il découpe et structure des phrases (ou des phases) ne gardant que le nécessaire. On est en plein dans une conception d’écriture cinématographique forte et délibérée, les actions (ou les plans, mais c’est ici la même chose) servant d’unité sémantique comme la phrase peut l’être en littérature. Chaque plan ayant une attaque (l’entrée dans le cadre au bout d’une fraction de seconde ou la mise en mouvement direct, voire par opposition, l’utilisation de plan fixe appelant le spectateur à se focaliser, lui, sur ce qui est montré — ça évite le systématisme des attaques, mais ces plans fixes ne servent ici que de ponctuation, de pause, quand plus tard Shinoda les utilisera véritablement comme procédés de distanciation et de ralentissement), cela ne nous permet pas de nous évader et de regarder ailleurs ou de penser à quoi que ce soit d’autre. C’est Kinji Fukasaku qui utilisera le même procédé, très utile pour donner du rythme dans les films de yakuza, et procéder par étapes en construisant son film autour du montage, du plan, et non, comme traditionnellement, autour des séquences (c’est-à-dire autour d’une scène, d’un plateau, et pour revenir encore plus loin à Méliès, à un tableau).

C’est en ça que Shinoda est bien plus moderne qu’un Guru Dutt. Malgré tout son brio technique, Dutt, construit son film autour de séquences, parfois même courtes, mais l’unité de base reste encore influencée par le langage du cinéma classique qu’il prend sans cesse en référence (même s’il imite ce qu’il y a de plus moderne dans le classicisme : le film noir et Welles — et Welles, même souvent tenté par la théâtralité, l’est déjà plus tout à fait).

S’il y a une chose qu’a rendue possible le tournage en extérieurs et en décors réels par rapport aux studios, il faut le reconnaître, c’est bien ça. S’affranchir totalement de l’influence théâtrale en se rapprochant des possibilités narratives du roman, en quittant « la scène », en s’émancipant de la contrainte de l’unité spatio-temporelle de « l’ici et maintenant » du théâtre, et en digérant toutes les expériences esthétiques passées (surréalisme, cinéma pur, Eisenstein…) qui allaient dans le sens d’une écriture (presque impressionniste) du cinéma, pour en prendre le meilleur et l’adapter à une forme, somme toute, toujours très classique, puisqu’elle s’attache encore à plonger le spectateur dans une histoire et à jouer des procédés d’identification pour favoriser la catharsis chère aux classiques. Mais avec le plan comme base sémantique, tout à coup, arrive l’idée qu’on peut suggérer quelque chose par un jeu de suggestion ou de montage, et non plus en le faisant suggérer par les acteurs ou la musique… Ce qui pour le coup, avec une histoire et des enjeux un peu lointains, est totalement raté : avec tous les efforts possibles de mise en scène, on ne peut rendre attrayante une histoire qui nous laisse plutôt indifférents.


Jeunesse en furie, Masahiro Shinoda 1960 Dry Lake / Youth in Fury/ Kawaita mizuumi | Shochiku


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The Broadway Melody, Harry Beaumont (1929)

Les misères de Broadway

Note : 2.5 sur 5.

The Broadway Melody

Année : 1929

Réalisation : Harry Beaumont

Avec : Bessie Love, Anita Page, Charles King

Il faut l’avouer, quand on est amoureux des belles choses…, il est instructif de réévaluer certains films à la lumière de ses contemporains, de ses petits frères, tous oubliés — eux, éventuellement — pour de bonnes raisons. L’occasion donc de ré-étalonner la valeur des choses, et ainsi mieux comprendre, peut-être, ce qui fait de ces œuvres, des œuvres uniques et indispensables. Quand on s’intéresse à l’histoire de la représentation, en particulier au cinéma, ce genre de films (médiocres), si on sait ne pas en abuser, recèle des trésors inattendus ; c’est que bien qu’étant des objets affreusement quelconques, ils peuvent contenir malgré eux des informations éclairantes sur une époque oubliée ou méconnue du cinéma, ou tout simplement sur une époque qu’on n’a pas connue.

Ainsi, par exemple, il y a dans ces hésitations de mise en scène, dans cette approximation (inhérente à la métamorphose que le cinéma était en train de produire), une variété de déchets qui donne le tournis (les archéologues adorent les déchets). Les attitudes, les cadrages, le rythme, le découpage, le design, le jeu des acteurs, tout trahit la réalité d’une époque. C’est à ça que servent les codes, à se programmer des trajectoires, des routines, des usages, capables d’éviter ces erreurs grossières (on risque alors le formatage, mais c’est une autre histoire).

Si ces « déchets de réalité » ont une si grande importance ici, c’est que pour la première fois, on a avec le cinéma parlant la retranscription quasi crédible du monde telle qu’on le perçoit. En devenant parlant, le cinéma rend le spectateur un peu moins sourd. Ne lui manque plus que la couleur, mais déjà, avec le mouvement des images et le son, le pouvoir de fascination est total. Il faut donc imaginer l’émotion des spectateurs face à cette vision du monde qui s’offrait pour la première fois devant leurs yeux. Plus réelle que les photographies, plus réelle que le cinéma muet, et plus réel aussi qu’un film maîtrisé, résultat d’un savoir-faire qui a précisément pour objet de gommer tous ces déchets propres à la banalité du monde. Si ces premières images animées et sonores pouvaient sidérer le spectateur de l’époque, elles nous sidèrent aujourd’hui pour tout autre chose. D’abord bien sûr par la médiocrité de leur composition, mais surtout, encore une fois, par la retranscription accidentelle d’un monde, celui des années 20, qui ne s’était jamais laissé approcher avec une telle authenticité par le passé, et qui fuira très vite les écrans dès qu’on adoptera certaines habitudes ou codes de tournage.

L’un des aspects les plus amusants dans ce spectacle des médiocrités qui se joue devant nos yeux comme à travers le trou de serrure du temps, c’est la manière dont est retranscrit « le rêve américain ». Parce que si on sait que tout ce qui est lié à ce rêve, et en particulier à New York ou à Broadway, réveille chez les spectateurs d’aujourd’hui quelque émoi, on sait par ailleurs que ce rêve n’est qu’un leurre. Très tôt pourtant, les films hollywoodiens nous ont révélé cette illusion à travers l’exposition souvent innocente de ce qui se joue en dehors de la scène et des projecteurs. Mais il y a ce qu’on sait parce qu’on nous l’a appris, et ce qu’on sait par ce que l’on voit et le comprend par nous-mêmes. Or, ce rêve, à la lumière de ces « déchets de réalité » peine à être crédible. On sent bien que le film cherche à nous le vendre, pourtant entre ce qu’on nous dit et ce qu’on voit, rien ne correspond. On se trouve alors comme face à ces nouveaux riches qui, en d’autres périodes, qu’ils soient russes, chinois ou qataris, ne font qu’exposer leur désir de paraître. Paradoxalement, le folklore US tel qu’on le connaît, maladroitement retranscrit ici, ne nous apparaît jamais aussi crédible que quand il sent fraîchement le carton-pâte.

The Broadway Melody, Harry Beaumont 1929 MGM (1)The Broadway Melody, Harry Beaumont 1929 MGM (4)

Dès la seconde séquence, en nous vendant du rêve, on ne voit que cauchemar.

Les deux personnages principaux arrivent dans leur chambre d’hôtel à New York ; elles se rêvent actrices à Broadway, elles ont le sourire, tout va bien malgré leurs poches, leur estomac et leur tête vides… On pourrait se dire que ça correspond au folklore américain. Sauf qu’émane de cette scène une sorte de solitude froide, d’angoisse sourde et pesante, qui ne tient qu’à la manière dont l’espace nous est représenté. Plus qu’une chambre d’hôtel, il s’agit plutôt d’un appartement, ni trop grand ni trop petit, ni luxueux, ni miteux, juste impersonnel et confortable comme il devait en exister « réellement » à New York à la fin des années 20. Un hôtel, me dira-t-on, est forcément impersonnel, et en quoi le confort serait-il un problème ? Eh bien, concernant l’hôtel, le problème vient surtout du fait qu’on n’a aucune idée du contexte. Ce n’est pas qu’il est impersonnel pour être impersonnel, c’est qu’il est impersonnel parce qu’il n’existe pas : aucune vue d’ensemble, aucune vue de transition montrant l’arrivée des filles en bas de l’immeuble ni à la réception. Juste un carton pour nous dire « vous êtes dans un hôtel ». C’est juste flippant. Imaginez, vous vous réveillez dans une chambre, on vous dit que vous êtes dans un hôtel, mais vous ne voyez rien d’autre que cet appartement qui pourrait tout aussi bien être… situé dans une cave ! Il ne suffit pas de me le dire (ou l’écrire), il faut me le montrer pour que j’y croie ! Ainsi, quand les deux actrices regardent par la fenêtre et rêvent de « se voir en haut de l’affiche », aucun contrechamp pour nous montrer la rue, les immeubles d’en face, nous vendre du rêve, le leur ! Et le confort pose un problème justement parce qu’il fait faux, on ne peut y croire. Le luxe ostentatoire fait rêver, mais le miteux aussi ! Le mythe de l’artiste maudit, l’atmosphère des petites chambres où les bas sèchent sur les abat-jours à 15cents… La promiscuité, le charme et la sueur presque latins. La vie de Bohème ! On verra tout ça dans les films qui suivent, et on l’a vu dans les muets qui précèdent. Non là, ça sent grave la réalité, le rêve américain comme il est (ou devait l’être) dans la vraie vie : un cauchemar de solitude. « Fais-toi tout seul ! ». C’est bien ça. Tout seul. Pas de voisin insupportable, pas de rue bruyante, pas d’humidité aux murs, pas de vie. La mort, le silence. Démerde-toi, et surtout, crève dans ton appartement, on n’en saura rien, il est insonorisé, désinsectisé, désinfecté, hermétique au monde comme à nos cœurs.

Voir ce film, ça a dû en déprimer plus d’un à l’époque… Si, si ! Ils ont dû voir les auditions désertées et les acteurs se suicider (certains découverts dix ans plus tard, le corps parfaitement intact et prêt à pavaner chez Madame Tussauds en laissant une note d’hôtel à 20 000 $). Parce que pour les films suivants, les acteurs itinérants arriveront souvent dans des pensions d’artistes. L’occasion de décrire une galerie de personnages autrement plus vivants que ceux qu’on trouve chez Madame Tussauds… Du folklore… Des personnages qu’on prendra plaisir à voir aimer se haïr… Parce que quand on aime se haïr (c’est souvent de la jalousie ou des querelles de vieux couples), c’est qu’on s’aime, c’est qu’on ne laisse pas indifférent. Pour un acteur, haïr, c’est exister ; mourir, c’est dormir, rêver peut-être… En tout cas, c’est être indifférent au regard des autres. Quoi de plus mortel pour des acteurs qu’une chambre d’hôtel impersonnelle ?

Alors voilà, ce Broadway Melody sonnerait plutôt en fait comme une oraison funèbre.

Autre particularité « réaliste », et cassant tout autant l’idée du rêve américain : l’évocation des répétitions. Dans l’esprit du spectateur, ouah, on va voir des répétitions, l’arrière du décor, c’est magique ! Sauf que pas du tout. En vrai, ce n’est pas glorieux (c’est comme quand on se prépare pour un combat de boxe, on n’a pas toujours Eye of the Tiger au cul des oreilles). Et dans le film, ce n’est pas glorieux non plus. Ça doit être fait tout à fait innocemment : « Voici comment on bosse à Broadway, ça vous fait envie n’est-ce pas ? » Eh ben, non, merde, de la sueur, de la mauvaise ambiance, et pis surtout… des numéros franchement pas au point. « Eh, bah, c’est qu’on répète, c’est normal ! » Oui, et quand une vedette de cinéma est filmée au lever du jour, on la montre mal coiffée et non maquillée ? Eh, MGM quoi !… On ne voit pas Garbo lever le doigt pour une pause pipi !… Bref, plus tard, on verra que quand on montre des répétitions, les numéros sont toujours… déjà au point (c’est con, mais en plus ça ne m’avait jamais titillé l’esprit, pourtant le metteur en scène on l’y voit les reprendre, mais nous, on ne voit rien — l’exigence légendaire des chorégraphes de Broadway sans doute…). Le voilà donc le rêve (et le mensonge) américain : la vie facile. On répète, et ça doit être parfait. Et là, non. C’est un cauchemar tellement ça fait amateur…

The Broadway Melody, Harry Beaumont 1929 MGM (5)The Broadway Melody, Harry Beaumont 1929 MGM (6)

Un des premiers films sonores oblige, on n’échappe pas aux approximations des débuts ou aux impératifs d’une technique (ou d’ingénieurs du son) pas encore… au point. Là encore, on imagine la difficulté pour les acteurs, le metteur en scène et le studio, de juger de ce qu’ils voient et surtout entendent. Sans autre repère, sans pouvoir comparer… Le résultat est donc étrange. Souvent dans les premiers films sonores, on sent le passage entre les parties sonores et muettes, comme si on ouvrait les robinets, les lavabos, et glou et glou et glou… Pas de ça ici, au contraire, tout semble sonorisé. Non, le problème, c’est que la prise sonore s’est faite trop loin. On n’entend qu’un son d’ambiance, et il se trouve que parmi ces sons, on capte les voix des acteurs (qui sont donc obligés de jouer comme au théâtre pour se faire entendre). Ça donne une impression étrange, mêlée de réalisme et de distance. D’être là sans l’être vraiment. Comme invité, de trop, ou de passage dans une salle de bains qui n’est pas la nôtre… Manque donc l’intimité de la capture du son prise à la commissure des lèvres, aux premières gouttes de bave, dans cette bulle de l’acteur que les spécialistes nomment « le postillon ». Cette proximité avec l’acteur, le personnage, ne laisse aucun doute sur notre omniscience. Notre regard n’est pas celui, distant, de celui qui observe, caché avec la peur de se faire attraper, mais celle du narrateur qui voit et peut tout savoir. La réalité, face à la magie du rêve.

Par souci de réalisme (moi aussi, je répète), on y montre également les acteurs littéralement (ou presque) se chier dessus avant d’entrer en scène. C’est tout à fait exact (la fameuse odeur des coulisses qui mêle sueur de six mois, poussière du siècle dernier, chaleurs de terreur, sperme de quatre jours, café froid, cendre de cigarettes, préparatifs pyrotechniques, cuir moisi, taffetas brûlé, et donc… trou de mémoire). Sauf qu’il n’est probablement pas très judicieux de le montrer ainsi au public. Que les acteurs aient le trac, le public s’y attend, mais il faut le montrer de manière positive. Le trac, ça revigore les sens ! ça exalte ! ça électrise !…

Les revues présentées, et en particulier les éléments qui les composent (ces machins insaisissables et éphémères qu’on appelle « acteurs »), puent l’amateurisme. Là encore, c’est sans doute très réaliste, sauf que ça ne vend toujours pas du rêve. Les canons de beauté n’ont pas officiellement changé (c’était le 24 mars 1931 à midi pour les tatillons), et pré-code oblige (même les statues grecques sont pré-codes, en vrai), on se paie le luxe de voir de beaux morceaux, bien blancs, bien gras, se dodeliner sans grâce ni coordination. On sera plus regardant par la suite quant au casting des petites fesses musicales…

C’est que le manque de repère, sans doute, laisse croire à la possibilité de réinventer des codes nouveaux. Ce qui est en partie vrai, mais certains principes demeurent les mêmes. La découverte du son permet de s’émouvoir des moindres bruits, et on en vient à montrer l’insipide, à se focaliser sur le détail, un peu comme on devait s’émouvoir des premières images animées. On peut comprendre que tous soient un peu perdus (ou intimidés), mais le parlant, s’il peut en effet adopter des usages particuliers, ne répondra pas autrement à d’autres principes qui sont, là, communs à tous les arts de la représentation : la nécessité du rythme, l’inventivité, la justesse de ton, le respect des enjeux, la rigueur dramatique, la mise en évidence des points forts…

Par exemple, les transitions doivent, quel que soit l’art dans lequel on s’exprime, user d’une ponctuation pour souligner la structure du récit, imposer des respirations et offrir au spectateur des images reconnaissables lui permettant de comprendre où il se trouve. Or, ne sachant trop se situer, le film réutilise des éléments devenus inutiles du muet pour les utiliser de manière pas du tout appropriée, et ne propose aucun des artifices de ponctuation qui seront utilisés par la suite. L’effet produit sur un spectateur d’aujourd’hui est plus qu’étrange. Ce ne sont pas seulement ces cartons qui viennent s’insérer bizarrement pour dire comme chez Shakespeare où on se trouve, mais c’est par exemple l’absence de musique d’accompagnement. Le procédé n’a pas été inventé par et pour le cinéma, il existait déjà très probablement dans les vaudevilles et les revues à Broadway pour passer d’une scène à une autre… Donc là, carton ou pas, on se trouve un peu perdu entre deux séquences, et plus encore à l’intérieur, car le découpage technique, sans avoir la créativité des dernières heures du muet, n’adopte pas plus le découpage, déjà en vigueur dans la plupart des films muets et qui s’est imposé par la suite dans toutes les productions de l’âge d’or hollywoodien. Les raccords dans le mouvement, dans l’axe, les contrechamps de réaction, tout ça c’est de la chimie qui permet de recréer une impression de réalité tout en gommant ces affreux « déchets réalistes » qui sont communs à toutes les productions médiocres (le savoir-faire, c’est précisément d’arriver à fixer sa caméra et donc l’attention du spectateur sur des mouvements essentiels au lieu de lui mettre sous les yeux des mouvements parasites qui brouillent le message).

Le film souffre aussi d’un scénario calamiteux. L’histoire n’est pas si mauvaise (Edmund Goulding en est l’auteur). Mais les dialogues ne sont pas d’un grand raffinement et peinent à trouver le bon rythme (on ne le comprend sans doute pas encore mais au contraire du théâtre où on peut s’étendre, là, il faut aller à l’essentiel). Du coup, on se pose dans une situation et on attend presque que les choses se passent. Manque cette situation d’urgence qu’on retrouve plus tard dans la plupart des grands films (et déjà présente au muet).

(Je juge en fonction de ce qui vient immédiatement après, à savoir, les codes du cinéma classique qui s’établissent très vite dans les années 30. Quand on regarde un Altman par exemple, il aime utiliser cette distanciation, mais ces histoires sont souvent des chroniques avec des enjeux propres à chaque personnage et inconnus souvent du spectateur ; alors qu’ici, l’argument est tout à fait classique : les enjeux, on les connaît, ils ont été présentés dès les premières scènes).

Il y a à parier que la production ait été pressée par le temps (le film avait commencé à être filmé en muet) et dans cette situation, difficile non seulement de se faire écrire des dialogues de qualité, mais surtout d’avoir assez de recul pour comprendre qu’autant de dialogues si superficiels et mal (ou pas du tout) décomposés (soulignés) par le découpage ne laisseront qu’une impression de spectacle lointain, étranger au spectateur. L’impression de réalisme due à tous ces éléments mis bout à bout a probablement joué à l’époque un rôle important dans la perception du film, en provoquant cette sidération commune à toutes les avancées techniques dont on devine immédiatement l’importance, mais ce qui saute aux yeux surtout aujourd’hui, ce sont ses défauts.

Dernière particularité (et faiblesse quand on connaît la suite). Le choix de se focaliser sur l’aspect dramatique. La présence du producteur nommé Zanfield ne trompe pas, on privilégie l’aspect « revue » par rapport à la comédie. L’un des numéros présentés est même très « opératique », loin de ce qu’on présentera par la suite dans les films du genre. L’esprit « comédie musicale » n’est pas encore là, celui des vaudevilles, celui des petits artistes pouvant se faire un nom du jour au lendemain grâce à un numéro qui sera intégré entre deux séquences dénudées… et chorégraphiées… On y voit certes un ou deux personnages chargés d’amuser, seulement il semblerait qu’au lieu de choisir des artistes rodés sur un numéro, le leur, comme on le fera par la suite, ou de s’appuyer sur des seconds rôles de génie (comme Una Merkel, pour ce qui est précisément des Broadway Melody suivants), on ait fait confiance aux dialoguistes… Et comme, à travers son découpage, Harry Beaumont ne semble pas du tout intéressé par ces dialogues, aucune chance de nous divertir par ce biais.

Thalberg était pourtant aux commandes de la production (peut-être pas assez justement). Tout comme Cédric Gibbons, designer principal de la MGM (et on sait à quel point le design jouera un rôle important par la suite, non seulement pour la MGM mais pour toutes les autres compagnies). La dernière demi-heure du film est sur ce plan plutôt satisfaisant (mais loin des futurs standards) alors que les séquences de coulisses paraissent trop réalistes (tourné in location sans doute ou tout simplement mal filmées).

On sait que ce passage du muet au parlant a été crucial pour de nombreux acteurs, et il est probable que pour beaucoup d’entre eux, pas aidés par les circonstances (dialogues moisis, techniques approximatives, metteur en scène aux noisettes), ait fini par disparaître injustement. Ça ne semble pas être le cas ici cependant. Charles King est plutôt minable et ne fera rien par la suite. Anita Page est assez quelconque pour être gentil (morte en 2008…). Bessie Love en revanche, bien qu’affreusement employée ici (comme tous donc, mais elle a clairement plus de talent que les autres) aura une carrière bien remplie.


The Broadway Melody, Harry Beaumont (1929)  | MGM


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Superstar: The Karen Carpenter Story, Todd Haynes (1988)

Fraggle Rock

Superstar: The Karen Carpenter Story

Note : 4.5 sur 5.

Année : 1988

Réalisation : Todd Haynes

Avec : « Karen Carpenter »

— TOP FILMS

Rarement vu un film aussi perturbant. En 40 minutes, Todd Haynes (futur réalisateur de Loin du paradis) choisit de montrer la rapide ascension et la tragique fin de la chanteuse des Carpenters. Haynes va droit au but et commence par la scène où la mère du duo la retrouve inconsciente dans la salle de bains. Vu subjective, papotage guilleret de la mère avec cet affreux accent des bonnes familles californiennes pour qui tout est merveilleux… Jusqu’à la découverte du corps de sa fille.

La première impression est étrange. On se demande si on va pouvoir suivre 40 minutes de films en vue subjective. Et en fait, ce n’est pas du tout ça. Ce n’était qu’un procédé, le meilleur qui soit (assez flippant de choisir l’angle le plus choquant pour entamer une histoire), pour introduire la thématique du film et expliquer les raisons de la mort de cette star éphémère qu’était Karen Carpenter.

Haynes continue son récit avec un interlude explicatif sur ce qu’est l’anorexie. Plusieurs fois tout au long du récit le film s’attardera ainsi comme pourrait le faire un film documentaire ou un film éducatif digne de Badmovie.

C’est que Haynes est prêt à utiliser tous les effets pour faire rentrer le spectateur « au mieux » dans la tête de Karen, du moins comprendre la névrose dont elle était atteinte et dont son entourage n’était pas conscient.

On va suivre très rapidement l’ascension de Karen et de son frère Richard, tout en connaissant la fin. Il n’y a pas une seconde du film qui n’est pas tourné vers cette seule obsession : comment Karen Carpenter a-t-elle pu s’enfermer dans une telle névrose alors que tout lui réussissait ?

Le contraste de cette fin connue, dont on attend avec crainte les premières prémices, avec le ton toujours très enjoué de la famille Carpenter a la saveur de ces thrillers clairs à la Kubrick où la peur en est d’autant plus présente qu’on sait que quelque chose rôde, mais qu’on ne peut la voir. Elle n’est pas dans l’ombre, elle est juste là, sous la lumière, et on ne pourra pas l’identifier.

Superstar: The Karen Carpenter Story, Todd Haynes 1988 | Iced Tea Productions

Autre idée de génie de Haynes, c’est l’utilisation de poupées Barbie pour mettre en scène cette tragédie. Quand on décide de mettre en scène une telle histoire, on doit faire face à plusieurs écueils. Aucun acteur ne sera assez convaincant pour représenter un personnage connu de tous, aux multiplex talents, et surtout sans donner l’impression de faire une hagiographie. L’utilisation des poupées résout d’un seul coup tous ces problèmes. Haynes parvient ainsi à avoir la distanciation nécessaire pour trouver son sujet. Mieux, les poupées apportent ce même contraste qu’on retrouve partout dans le film pour saisir la dangerosité et l’imposture des apparences. Ces personnages qu’on entend, tout mielleux, tout plein de bonnes intentions, sont en effet flippants de bêtise. Et leur donner cet aspect figé des marionnettes ne fait que renforcer cette idée de dichotomie entre ce qu’on voit, et ce dont on peut craindre.

Même chose pour la musique. La musique des Carpenters est mièvre, pleine de bons sentiments, toujours joyeuse. Ça contraste avec la tragédie qu’on connaît. C’est comme sucer un bonbon au cyanure.

D’ailleurs, à cause de cette musique, un effet auquel n’avait pas prévu Haynes va encore s’ajouter pour augmenter encore plus les contrastes et l’impression d’étrangeté du film. Le réalisateur n’ayant pas demandé les droits pour l’utilisation de ces musiques, Richard Carpenter a porté plainte et a eu gain de cause : le film a été interdit. Le film a dû circuler en douce depuis le temps, devenant au passage un film culte, et est désormais disponible sur Youtube.

De fait, la qualité de l’image est assez médiocre, certains lettrages sont difficiles à lire, et l’effet « film étrange sorti de nulle part » n’en est que renforcé. On a l’impression de voir un film perdu et miraculé.

Imaginez que la civilisation humaine disparaisse, qu’il ne reste pratiquement rien de notre passage, et puis, des petits hommes verts viennent sur Terre et trouvent une K7 de n’importe quel film. Pour eux, les hommes peuvent bien être des poupées Barbie, ça ne changera pas grand-chose. Eh bien, c’est un peu l’impression que laisse ce film en jouant avec ces extrêmes.

Aucune idée si Haynes voulait traiter le sujet de l’anorexie en faisant ce film, s’il trouvait cette histoire touchante et tragique, s’il voulait dénoncer les excès de la dictature de l’image. Malgré tout, il reste suffisamment distant pour laisser toutes les interprétations possibles. J’ai même vu des commentaires le trouvant drôle. Pour moi, c’est une tragédie moderne, parfaitement mise en scène.

La mise en scène, justement. J’ai été particulièrement impressionné par la maîtrise d’Hayes dans le montage des plans, des séquences (il arrive même à intégrer un certain nombre d’idées et de plans très “expérimentaux” qui passent malgré tout très bien la rampe parce qu’il n’en abuse pas et qu’on comprend que ça participe à la création d’une atmosphère), des mouvements de caméra, de l’utilisation de la lumière.

Et c’est merveilleusement bien écrit, si toutefois on comprend qu’il y a une sorte de second degré, légitimé par l’entrée en matière du film qui révèle tout net le sujet du film (l’anorexie) vers quoi tout le récit tend. C’est un ton qui n’est pas forcément facile à trouver. Il aurait pu être tenté de forcer le trait en demandant aux acteurs de jouer également avec à l’esprit une forme de second degré. On serait tombé dans la force, le mauvais goût. Or, ici ce qui frappe, c’est le côté thriller, bien flippant. Haynes n’a pas envie de rire. Oui, ces gens sont cons, inconscients, à la recherche de la gloire, mais il ne les juge pas, il ne fait que décrire certains maux de l’Amérique des années 70, et même encore d’aujourd’hui (même si on sent bien l’atmosphère très insouciante de ces années, mais d’une certaine manière, là aussi, on sent la fin des trente glorieuses…). Et s’il le fallait encore, le film enfonce le clou pour expliquer les ravages de cette maladie mentale qui, semble-t-il, avant la mort de Karen Carpenter était peu connue.

40 minutes, ce n’est pas long, et c’est absolument à voir.


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Crépuscule, György Fehér (1990)

Nous, les Maudits

Crépuscule

Szürkület

Note : 4 sur 5.

Titre original : Szurkulet

Année : 1990

Réalisation : György Fehér

Avec : Péter Haumann, János Derzsi, Judit Pogány

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Il y a des films qui nous ramènent à l’essence de l’art, qui nous transportent en nous-mêmes, et qui sont au-delà des mots, des codes et des habitudes. Crépuscule est une expérience. Une expérience qui définit radicalement ce qu’est le cinéma en le réduisant à sa plus simple expression, autrement dit à des images en mouvement et de sons, des noirs et blancs, des bons et des méchants. Une expérience qui offre aux spectateurs — ceux qui accepteront de jouer le jeu, ou de se laisser envoûter, hypnotiser — la possibilité d’accéder à un monde qui leur ressemble parce que c’est le leur.

Encore faut-il jouer le jeu. En imagination comme en hypnose, il faut de bons sujets réceptifs.

Au bout de ce film court, lent, simple et un peu obscur, arrive le temps où il faut bien le comparer à d’autres morceaux de choix pour l’étalonner en quelque sorte à ce qui nous est familier. Deux références apparaissent alors évidentes : Tarkovski et Tarr. La succession des séquences faite de tableaux lâchement agencés autour d’une trame de moins en moins perceptible, m’a rappelé l’expérience mitigée — car mêlée à la fois de fascination et d’ennui, d’inconfort et d’incompréhension — que fut pour moi Nostalghia. Dans une galerie d’art, on peut en fonction du tableau, ne se voir renvoyer à la figure que des couleurs et des formes qui ne nous inspirent qu’un profond désintérêt, ou au contraire rencontrer quelque chose qui nous dépasse, nous émeut, nous interroge ou nous fascine. Nostalghia, j’aimerais pouvoir en regarder chaque tableau séparément sans être obligé de me taper les longues minutes d’ennui qui parcellent et parsèment l’œuvre en rondelles indistinctes. Honte à moi sans doute, mais quitte à me faire baiser par des frêles manipulateurs sachant saillir au mieux leurs picturaux, préférant s’adresser à l’impalpable imagination du spectateur plutôt qu’à son sens commun ou à sa logique, je veux encore être libre de choisir les positions et les tableaux qui me siéront le mieux au théâtre des impostures. Même dupé, le client est toujours roi.

Dire que le film ait su à de nombreuses reprises éveiller mes sens, à défaut de m’avoir transporté totalement dans son ailleurs, représente (même en le comparant au film de Tarkovski) une immense différence avec l’expérience du cinéma de Tarr (je dis « cinéma » parce que je suis incapable de me rappeler si ces expériences filmiques traumatisantes se comptent à la singulière ou à la double peine ; et je dis « Tarr » parce qu’il est tard et que la nuit est belle à croquer). C’est que chez Tarr, tout me laisse de marbre. L’histoire coule sur moi comme une ombre chinoise traduite par un créole polonais et l’orgie de travellings pointant mystérieusement vers la gadoue flasque et tremblante me laisse plutôt l’impression d’un voyage omnibus à bord d’un transsibérien souterrain : on s’arrête et ça repart, on s’arrête et ça repart… À se demander si le noir et blanc n’a pas comme utilité de cacher la réalité d’une gadoue verdâtre que le spectateur aurait lui-même rendue.

On s’y ennuie donc un peu dans ce Crépuscule, mais comme lors d’une bonne après-midi humide passée à flâner au musée. L’ennui, c’est celui qui jalonne nos pas entre les différentes pièces exposées quand les salles sont bondées, quand les visiteurs marchent au pas en attendant que ceux qui les précèdent aient parfaitement reluqué de leurs yeux idolâtres l’objet en terre cuite ou le peigne millénaire présentés comme les trophées de la victoire de l’homme sur le temps, mais aussi objets quasi magiques capables d’exciter l’imagination à travers les dernières prières païennes que l’homme moderne dispose encore en stock. Une situation d’attente de l’éveil pas si éloignée de celle de l’enquêteur chargé de trouver des indices sur une scène de crime et voyant son imagination mise en suspens comme un aveugle tâtonnant dans le vide sans rien trouver à s’agripper. Une prière, l’attente d’une révélation. Un ennui, un vide, qu’on espère créatif, initiateur de bribes et de grumeaux plus ou moins verdâtres.

Crépuscule, György Fehér 1990 Szurkulet Budapest Filmstúdió, Magyar Televízió Müvelödési Föszerkesztöség (MTV), Praesens-Film (7)_

Crépuscule, György Fehér 1990 Szurkulet | Budapest Filmstúdió, Magyar Televízió Müvelödési Föszerkesztöség (MTV), Praesens-Film

On avance donc attentif et concentré, travelling après travelling, comme coulissant latéralement dans un ralenti convulsif, pour faire face enfin à la révélation espérée. Puisqu’il s’agit d’un jeu, on est prêt au pire, comme pour nous exorciser de nos peurs, au point de pouvoir accepter que ces objets qui se dévoilent sous nos yeux puissent venir creuser en nous l’empreinte du mal. Comme le rideau de douche de Marion Crane glissant latéralement, lentement, anneau après anneau, déflorant pile poil l’horreur la plus brutale. Ici, cette horreur n’est jamais montrée dans sa pleine révélation : ce qui précède suffit à notre fascination. Le rideau ne s’ouvre jamais, les travellings ne sont là que pour nous faire croire le contraire, et on voit déjà tout dans deux gros plans de jeunes filles interrogées par le meurtrier (ou l’enquêteur — ou les deux). La révélation importe peu : qui, quand, comment ? Seule l’horreur compte. Ou plutôt, l’imagination de l’horreur. La plus cruelle, la plus vile.

Si le rideau ne s’ouvre jamais, c’est que ces travellings sont comme un regard posé sur une frise. L’histoire qu’on y lit, c’est la nôtre, celle qu’on (notre imagination) décidera de voir. Voilà pourquoi, comme chez Tarr, c’est vrai (ou Tarkovski), à l’intérieur de ces travellings fantomatiques s’agencent des détails qui ne semblent pas avoir été jetés là par hasard. Comme dans une peinture pensée à l’avance. L’histoire est connue, déjà figée dans un Parthénon des horreurs. Quand la caméra traverse la salle de classe où on imagine les enquêteurs questionner un à un les élèves, on les voit figés, comme déjà morts. Nous avançons, nous, déjà, vers le prochain tableau que l’on sait tout autant figé — un instantané à l’écoute du temps. En attendant, comme au musée, notre regard s’efface de la pièce animée de fantômes, et c’est là que la magie, ou l’hypnose, s’opère. C’est là que l’on entre en jeu. Ou plutôt notre imagination. Si l’on est réceptif. L’attente et l’ennui, baignés dans la fascination, nous poussent à voir plus loin en nous-mêmes. Si on peut résister à entrer dans le jeu de Tarr, c’est que le contrat qu’il propose est trop lourd, trop contraignant : à la fois trop évident dans ses intentions, et trop obscur dans sa mise en œuvre. Une séance d’hypnose, passé une heure, c’est du lavage de cerveau ; des flâneries au musée, passé une heure, c’est une randonnée pédestre. Alors des images poussées par le vent à ne rien y comprendre, on a l’imagination qui s’excite deux minutes, et on fuit. C’est qu’il manque chez Tarr l’étincelle, celle qui au départ du film initiera toutes les possibilités à venir. Dans Crépuscule au contraire, après une introduction classique en voiture, symbole du trajet pour se rendre au pays des songes, l’enjeu du film apparaît sans détour. Le récit ne s’en écartera jamais.

L’histoire est ainsi banale. Les grandes lignes sont connues par avance. C’est assez pour inspirer confiance au spectateur, le mettre à l’aise, le faire entrer dans son monde. Le récit s’effrite alors peu à peu pour laisser place à des doutes et à des incompréhensions. On laisse le spectateur s’amarrer confortablement ; on glisse imperceptiblement vers un monde incertain (ce qu’on ne voit pas dans les films de série B dont le souci est de bien rester dans les clous sans chercher à heurter ou réveiller la conscience du spectateur qui doit se croire encore au port). Être dans un rêve et comprendre soudain que c’en est un… Se retrouver en pleine mer et tâcher de comprendre quelle bouche étrange nous y a abandonné. Télescopage des distances, entre plongée sidérante dans le monde de l’ailleurs, l’identification, et le recul brutal, le retour à la conscience, de la distanciation. C’est une respiration. Un champ contrechamp qui donne le rythme au film et qui permet de ne pas finir, après dix minutes, étouffé, noyé, dans le silence des images et en se sentant embarqué comme captif à bord d’une galère infernale.

Je veux bien croire que le talent de Tarr n’y est pour rien dans mon refus de me laisser guider à bord. Ça relève sans doute plus de la sensibilité de chacun. Si une œuvre est un contrat passé entre un cinéaste et le spectateur, rarement on verra ce dernier adhérer rationnellement à une conception esthétique. Du moins pas toujours. Le ton sur ton, ou l’obscurantisme, que j’invoque pour expliquer mon refus de l’approche « tarrdive », il ne m’est pas impossible d’y adhérer à travers une conception et des arrangements différents. J’ai pu encore en faire l’expérience avec le Faust de Sokourov. La perception de ces tonalités a sans aucun doute dans l’esprit des spectateurs une résonance particulière. Chaque sensibilité est unique, et si on tend à découvrir ce que l’on aime, ce en quoi on veut adhérer, on ne peut préjuger de rien. Il faut se laisser surprendre et happer. La composition d’une œuvre est un choix de nuances subtiles, de partis pris, de cohérences propres et floues ; elle est comme une paire de bottines à mille lieues de convenir à tout le monde. À chaque explorateur, le luxe de traverser les rayonnages de son imagination pour y trouver chaussure à son pied ; à lui de se laisser guider par ces bobines hypnotiques, posées devant nos yeux comme des instantanés imitant l’évanescence du souvenir, par ces jalons à la forme figée, autour desquels, seul celui qui regarde interprète, bouge, évolue. Si l’auteur dispose de la bonne clé, c’est au spectateur qu’échoit la responsabilité de la tourner. Il y a des rencontres peu évidentes, rares et imprévisibles qui ne peuvent se produire qu’avec la radicalité d’un auteur — la rencontre de deux sensibilités : celle d’un cinéaste et la nôtre.

Je peux ainsi sans scrupule me désintéresser, sans nostalgie, de quelques éléments du film. La répétition des scènes en voiture par exemple. La toute première scène permet d’entrer dans l’ambiance, de pénétrer dans un monde baigné d’horreur, à l’image du Shining de Kubrick ou du Cauchemar d’Innsmouth de Lovecraft. Quand par la suite le même principe réapparaît autrement, là ça ne me parle plus et je pense inévitablement à Tarr et à ses travellings d’accompagnement vides de sens. La plupart des séquences filmées en extérieur sont d’ailleurs assez pénibles de lenteur. Les scènes de paysages font joli ; à part une ou deux exceptions, on ne voit rien arriver, et l’intérêt de nous y perdre finit de nous endormir.

Disons que ces scènes chlorophylmées permettent à notre esprit de se libérer des contraintes classiques du récit, de procéder à un reset de notre mémoire vive… On expire… Vient ensuite la grande inspiration des scènes d’intérieur (et c’est peut-être l’astuce du film : commencer par une lente inspiration, pour se permettre ensuite d’expirer… — l’apnée à vide peut produire d’étranges effets suffocants…).

Composition des plans, mouvements de caméra dans la latéralité, que ce soit pour accompagner un personnage, ou tout à coup pour la quitter et venir à la rencontre d’une image significative, tout est parfaitement agencé. Comme un orgue de barbarie qui joue mille fois la même rengaine. Aucune place laissée à l’imprévu : la caméra sait tout et prévoit tout à l’avance. Un personnage doit intervenir, et hop, il entrera dans le champ précisément là où l’objectif a déposé notre regard. La lenteur des mouvements ajoute alors une impression de fatalité, d’immuabilité. Rien de réaliste évidemment, c’est un théâtre de marionnettes. Et un cauchemar qui nous tenaille d’autant plus que tout semble y être millimétré.

Le film est par ailleurs curieusement structuré autour de deux séquences étrangement identiques, les plus remarquables, les plus fascinantes, sans doute :

Le même personnage (censé être le meurtrier), de dos, fait face à une fillette et l’interroge. Elle apparaît en gros plan sur le côté droit du cadre tandis que le meurtrier se tient à gauche, comme dans un champ-contrechamp saboté puisqu’aucun contrechamp ne répondra au gros plan de la fillette. Le meurtrier, comprend-on vaguement, est une figure impersonnelle, il n’existe pas ou sinon qu’à travers nos propres yeux. C’est le regard de la fillette qui, en lui répondant, suffit à nous transporter ailleurs. Si dans la première scène, on se perd dans les identités et que la présence de la gamine, parce qu’elle est présentée comme une obsession, nous rassure, dans la seconde, elle devient sous nos yeux l’objet du désir du meurtrier (ou de celui qui pourrait être le meurtrier). Ces deux gamines représentent le réel. Leurs réactions naïves, leurs réponses spontanées, leur beauté juvénile, tranchent avec la mécanique figée du film. Ce n’est plus la caméra qui hante les espaces extérieurs dans des travellings lancinants. En se rapprochant du sujet, des victimes ou des témoins, on bascule dans un espace irréel dans lequel, à travers le gros plan, la caméra opère un recul, pour nous montrer ce qu’on ne voyait pas, celui, peut-être, qui hante ces mêmes espaces : le meurtrier. Une fois qu’on croit le tenir, il disparaît derrière la caméra pour reprendre ses errances inquiétantes. Qui est le meurtrier ? Où est-il ? Peu importe : c’est nous. Tentez de lui coller un M dans le dos, retournez-vous, c’est sur vous que la lettre apparaît. Et à ce flou de rôles répond une certitude, une unique réalité : ces fillettes. Des objets de désir morbides. Des orbes de lumières naissantes convoitées par les tentacules de la nuit. Le crépuscule.


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Dobu, Kaneto Shindô (1954)

Les Hauts-Fonds d’un shomingeki à l’italienne

Dobu

Note : 4.5 sur 5.

Aka : The Ditch

Année : 1954

Réalisation : Kaneto Shindô

Avec : Nobuko Otowa, Taiji Tonoyama, Jûkichi Uno

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Voici le trou, voici l’échelle. Descendez.

Dobu aborde le mythe du rêve communautaire, celui d’une fraternité possible, surtout entre petites gens, pour en montrer l’absurdité et la complexité des comportements. Cette fraternité rêvée, c’est celle que l’on s’imagine être aux origines de l’humanité, dans les premières cités, ou si ce n’est plus en ville, en marge de la ville, dans ces taudis, ces bas-fonds. Un monde à l’opposé d’une société japonaise bâtie dans la promiscuité des appartements superposés façon columbarium ; un monde constitué d’âmes mornes où, à l’image des voyageurs de métro, plus les habitants sont amenés à se serrer les uns des autres, plus ils s’éloignent et s’ignorent. Si près, si loin. Au Japon, quand on rentre à la maison, on annonce son retour sur le pas de la porte ; ici le salut se fait à l’attention de tous les habitants en arrivant dans la ruelle étroite où se sont échoués ces miséreux et leur taudis. Dobu, c’est le fossé, l’égout. Mais Shindô aurait pu tout aussi bien lui donner le titre de l’un de ses autres films, L’Humanité. La vraie, pleine de crasse, et pourtant bien dobu sur ses jambes…

Le seul défaut du film, paradoxal, c’est le jeu outrancier de Nobuko Otowa dans le rôle de Tsuru. La femme de Shindô n’évolue pas forcément dans son registre, et s’il n’est pas interdit d’utiliser lazzi sur lazzi, jouer la bêtise est sans doute ce qu’il y a de plus dur pour un acteur. Son interprétation, tout en restant caricaturale, grossière, aurait gagné en simplicité. (Kurosawa échappera admirablement à cet écueil, par exemple, dans Dodeskaden : comme disait Hitchcock, les trois quarts du travail de direction d’acteurs sont faits à travers le choix des interprètes). Le jeu caricatural, malgré tout, est compliqué à jouer ; il faut se placer dans une exagération contenue tout en arrivant à rester juste. Un pari tellement risqué que le cinéma a fini par abandonner le procédé, pour ne le laisser finalement qu’aux mangas où excès et lazzi sont nécessaires pour forcer la sympathie à l’égard de dessins.

À côté de la femme du cinéaste, on y retrouve par ailleurs un principe récurrent des productions japonaises des années 40-50 comme dans une troupe où tout le monde participe : les premiers rôles d’hier peuvent avoir des rôles secondaires. Taiji Tonoyama, l’autre acteur fétiche de Kaneto Shindô (il forme avec Otowa, le couple de L’Île nue) joue parfaitement bien l’idiot ahuri. Jûkichi Uno a toujours sa bonne tête de cocu qui sourit en l’apprenant (vu hier en mari tuberculeux et trompé par Kinuyo Tanaka et Toshirô Mifune dans Engagement Ring). Et on y retrouve pour mon grand plaisir Kamatari Fujiwara, la tête de cheval (c’est son rôle) des Acteurs ambulants. Les habitués du cinéma japonais des années 50 n’y trouveront que des têtes familières (ou de cheval).

Shindô utilise le principe de la caricature comme d’un révélateur. La bêtise, l’innocence, la pureté de Tsuru, c’est ce qu’on peut montrer à tout instant de notre vie. On est aussi ces hommes et ces femmes qui très vite vont profiter de sa fragilité. L’homme est à la fois innocent et avide. Shindo sépare ces deux faces d’une même nature pour dévoiler la cruauté et l’humanité de notre espèce. Pleine de contradictions. Les habitants de ces taudis se montrent d’abord unis dans leur misère quand Tsuru se présente à eux pour la première fois : ils se réunissent pour écouter son histoire. Et puis on se désintéresse d’elle et on se soucie à peine de son propre désœuvrement. On la laisse errer sur la petite place, chacun finit par vaquer à ses occupations : eux au moins ont un toit. Entre miséreux comme chez les autres, on aide son prochain, c’est-à-dire son plus proche voisin, et cela dépasse rarement le cadre familial. L’inconnu doit rester dehors parmi les chiens errants et les poules.

Dobu, Kaneto Shindô 1954 Kindai Eiga Kyokai (1)_

Dobu, Kaneto Shindô 1954 Kindai Eiga Kyokai (6)_

Dobu, Kaneto Shindô 1954 | Kindai Eiga Kyokai

D’abord perçue comme une étrangère, Tsumu finit par intéresser Pin et Tokun quand elle leur dit avoir de l’argent. S’ils acceptent d’accueillir cette idiote, c’est dans le seul espoir de l’exploiter. Eux, les ouvriers en grève, devinent vite le profit à tirer des faiblesses d’une personne encore plus démunie qu’eux. Étant en bas de l’échelle, ils n’avaient jamais alors pensé cela possible. Mais l’être humain s’adapte, il est opportuniste. Ils n’hésiteront pas à mentir en comprenant le potentiel de Tsuru. L’hôpital qui se fout de la charité : déjà, avant qu’elle leur offre innocemment le billet caché dans sa sandale, Pin et Tokun la regardaient en coin à cause de sa puanteur. Comme s’il y avait des stades variés de la misère ou qu’on pouvait la représenter à travers différentes couches de crasse, et que l’argent avait le pouvoir de nettoyer les hommes de cette misère, couche par couche. Mais l’extrême bêtise et l’innocence de Tsuru lui confèrent un statut à part. Aussi puante que son cœur est pur, elle est hors classe. Ce n’est plus un être humain, mais un ange sali par la crasse des hommes. Une apparition, un révélateur, capable par son innocence de démolir les préjugés et de découvrir la nature cachée des habitants des taudis. D’abord cupides, quand, tour à tour, ils cherchent à attirer ses faveurs et profiter de son labeur, leur triste humanité finira par s’imposer à eux quand l’ange crasseux se sera dévoilé à leur regard.

Dans la tragédie, Shindo est un optimiste. Le sacrifice de Tsuru est censé purifier leur nature autrement que par l’argent. L’homme est par nature cupide, mais il peut aussi éprouver une sincère repentance. Tous les hommes. Le propriétaire terrien avec qui les habitants sont en conflit viendra lui aussi, par hasard, assister au dernier tour de Tsuru. La première fois, à son arrivée, il n’était pas là quand les habitants étaient venus se réunir pour écouter son histoire. Cette présence finale du propriétaire, et surtout la magie qu’opère sur lui cette dernière apparition de Tsuru, est le signe que toutes les classes sont concernées par ce constat doux amer. De cette dualité complexe de l’homme, à la fois bon et mauvais.

La caricature sert de catalyseur et force la sympathie. Même dans leurs travers, les hommes ne sont jamais présentés sous un jour négatif. Tous cupides, tous humains. Tous ridicules. C’est une représentation idéalisée et volontairement grossière de la misère, populaire depuis la pièce de Gorki Les Bas-fonds. On retrouve ce mythe dans le théâtre de l’absurde jusque dans les récits post-apocalyptiques où l’humanité oublie les fards et les fastes de la société moderne pour retourner d’où elle vient. À l’égout. Aucune caricature de ce type ne serait acceptable aujourd’hui : le jeu est trop grossier et cette distanciation, censée nous rapprocher paradoxalement des sujets (nous), ne serait plus supportable. Outre les deux adaptations des Bas-fonds (Kurosawa et Renoir), le cinéma jusqu’à Dodeskaden a souvent utilisé cette méthode pour creuser la nature humaine. Notamment avec le cinéma italien des années 50 : De Sica trois ans auparavant avait tourné Miracle à Milan et Les Nuits de Cabiria de Fellini était dans le même ton même s’il venait l’opposer à l’univers de la ville où tout se passe. On pourrait aussi remonter jusqu’à Don Quichotte où déjà la folie et l’innocence d’un personnage étaient utilisées pour révéler les autres folies moins évidentes de la nature humaine. Dans les années 40, Ford mettait en scène La Route au tabac ; et au Japon toujours, pendant la guerre, Naruse avait écrit et réalisé Les Acteurs ambulants, moins crasseux, plus futile et absurde, mais la même vision positive de l’humanité, après en avoir défini et grossi les défauts.

Si le monde est un théâtre, toutes les pièces qu’on y joue sont des satires cruelles et… humanistes. Seule la comédie a le pouvoir d’exprimer cette complexité humaine, la capacité de superposer les voix, les tons, et les humeurs. Un drame file droit vers l’implacabilité de sa chute ; la comédie, qu’elle soit une farce, une tragi-comédie, une satire, une comédie de caractère ou de mœurs, elle, claudique en rigolant, nous nargue sur le chemin incertain, et nous toise l’œil en coin pour nous défier de la suivre. Et on rit alors, titubant de droite à gauche ; on rit de notre propre ridicule, jusqu’à tomber à terre, pleurer, rire encore, et nous demander avant de nous relever pourquoi nous marchons — et comment.

File droit petit homme. Mais sache que ta marche ne sera jamais autre chose qu’une suite d’imperceptibles déséquilibres sans quoi tu serais incapable d’avancer. Le bien et le mal font ce que tu es. À la fois misérable et grand seigneur.

Comme l’écrivait si bien Hugo :

 

On approche, et longtemps on reste l’œil fixé
Sur ce tas monstrueux, dans la bourbe enfoncé,
Jeté là par un trou redouté des ivrognes,
Sans pouvoir distinguer si ces mornes charognes
Ont une forme encor visible en leurs débris,
Et sont des chiens crevés ou des césars pourris.


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Après la pluie, Takashi Koizumi (1999)

Deuxième goutte

Après la pluie

Note : 4 sur 5.

Titre original : Ame agaru

Année : 1999

Réalisation : Takashi Koizumi

Scénario : Akira Kurosawa ; remake de Dojo yaburi (1964) et adapté d’une histoire de Shôfû Muramatsu

Avec : Akira Terao, Yoshiko Miyazaki, Shirô Mifune

C’était mal parti… Une demi-heure de film, et je m’ennuyais sévère. Je pestais contre le découpage technique tout habitué que j’étais aux montages bien léchés des films années des 50-60. J’oubliais que depuis les années 70, et même Kurosawa s’y était mis, on aimait éloigner la caméra, ne pas accentuer l’action par le montage, ozuifier le temps et laisser les acteurs vivre dans le cadre. Cette paresse assumée, j’y suis plus habitué dans des films certes contemporains, certes japonais (avec du même réalisateur le sympa Une lettre de la montagne, par exemple), mais je suis un indécrottable amoureux du classicisme, et pour m’ôter de la tête qu’un jidaigeki doit obéir à certains codes de montage, il faut cogner fort. (Et d’ailleurs, si je n’aime pas certains films « classiques », c’est justement parce qu’ils s’appesantissent. Et ça va de 47 Ronins toutes versions confondues à Tokkan d’Okamoto avec une image et un montage dégueulasses.)

Je sens donc que les 90 minutes vont être dures à passer. Le personnage principal est un saint, ça encore, ça a de quoi bien me rebuter. Je ne suis guère patient, et c’est pourtant, vers quoi le rythme voudrait nous pousser. Je continue de penser que cette longue scène passée avec les villageois est inutilement pesante, mais il faut bien remplir la pellicule… Le samouraï papote avec sa femme, qui, elle, se la pète trop pour daigner partager le repas des petites gens, quand lui ira se la raconter maître zen avec son sabre au milieu des bois… Je sens que je vais lâcher un roupillon si aucune lame ne me vient à l’œil.

Arrive enfin un événement majeur et déclenchant ! Enfin…, je peux au moins comprendre où on me mène. Les contours du personnage principal se révèlent un peu moins lisses. Ce n’est pas encore Baby Cart ou le Loup enragé, mais l’intérêt gagne sa première manche.

Le problème est donc posé : bien que pauvre et sans maître, le ronin maîtrise le sabre comme personne. Sa vertu lui sert enfin à autre chose qu’aider les nécessiteux. Et dans la même scène, l’apparition du seigneur du fief pose enfin les bases, les enjeux, du film à venir (une apparition d’ailleurs peu crédible — ça en devient un compliment – : le réel est sublimé, c’est un conte, plus la vie ennuyeuse d’un samouraï qui attend la fin de l’orage dans une auberge… pour passer un pont !).

À partir de là, le moteur du film repose sur une interrogation : le ronin va-t-il accepter la place de maître d’armes que lui propose le seigneur ? Je ne suis pas difficile, il suffit de me donner un enjeu, et je suis content. L’opposition de ces deux permet de mettre en évidence des contradictions qui donnent de la profondeur à leurs personnages. On en vient à comprendre la faille du samouraï, la cause de ses soucis. Et c’est plutôt une idée séduisante : un personnage avec trop de qualités dans son travail (ça me rappelle le début du film…) ne peut qu’agacer, provoquer de la rancœur, de l’agressivité ou de la jalousie (là, ça rappelle le personnage de Gregory Peck dans La Cible humaine). Le samouraï ne peut alors qu’être en permanence dans une forme de renoncement pour éviter les ennuis. Seulement, son renoncement à lui s’accompagne d’un autre, celui des codes d’honneur qui régissent la vie de ses semblables. On est tout à fait dans une thématique qui me parle. (Pourtant l’idée, à la base, de voir un anti-film de samouraï aurait dû me plaire, mais en général, je reste intransigeant sur l’aspect technique : la technique de distanciation étant pour moi une forme de facilité — même si là encore, c’est un renoncement, celui de marquer les détails, les contours.)

Après la pluie, Takashi Koizumi 1999 Ame agaru 7 Films Cinéma, Asmik Ace Entertainment, Kurosawa Production Co (2)_s

Après la pluie, Takashi Koizumi 1999 Ame agaru | 7 Films Cinéma, Asmik Ace Entertainment, Kurosawa Production Co.

Après la pluie, Takashi Koizumi 1999 Ame agaru 7 Films Cinéma, Asmik Ace Entertainment, Kurosawa Production Co (3)_sAprès la pluie, Takashi Koizumi 1999 Ame agaru 7 Films Cinéma, Asmik Ace Entertainment, Kurosawa Production Co (6)_s

Si le personnage principal s’est enrichi d’une manière un peu inattendue, celui du seigneur n’est pas moins inintéressant. Le duo fonctionne grâce au contraste qui les rapproche tout en les distinguant clairement dans leurs aspects les plus caricaturaux. Ils sont différents, mais l’un et l’autre sont irrémédiablement poussés vers la nature de l’autre. La vertu du samouraï constitue un idéal pour le seigneur ; la brutalité du seigneur c’est le côté obscur du samouraï qui voudrait arriver à le contenir parce que c’est la cause de ses échecs et de sa pauvreté. Il aurait été aisé de faire de ce seigneur, une caricature. Or s’il se comporte comme un enfant gâté, il peut surtout être impétueux et versatile, un peu bourru : ce qu’il déteste dans sa condition de chef, il aimerait pouvoir s’en libérer grâce à son « nouvel ami ». Le contraste est bien rendu avec des ministres vieillissants qui ne voient pas d’un bon œil l’arrivée de cet intrus, et ces jeunes pages avec qui il peut plaisanter et qui ont très vite pris en sympathie le ronin. Il a dans son caractère un peu du Barberousse composé par Toshiro Mifune et que Kurosawa ne voulait pas ainsi. Un pied de nez peut-être du maître assurant ici l’adaptation d’un roman déjà fabuleusement reproduit trois décennies plus tôt. Les personnages capricieux, lunatiques ne sont pas inintéressants, mais Kurosawa semble dire à son vieux pote que ça ne marche que pour un seigneur excentrique, pas pour un docteur (et je ne serais pas tout à fait d’accord, mais même les maîtres un jour peuvent baisser la garde).

Le parcours intérieur de la femme du samouraï lui aussi se rabonnit. Au début, régie par la rectitude de son rang, faisant d’elle une femme certes compréhensive, mais résignée à ce que son mari s’humilie dans des pratiques déshonorantes pour un samouraï, et ne trouvant finalement plus aucune place digne de son rang, on la sent peu à peu plus souple et moins résignée (il y a une forme de résignation qui est une soumission à son destin, et être soumis, n’a jamais rendu les personnages sympathiques ; on préfère les voir lutter, malgré tout : « résignée ? est-ce que j’ai l’air résignée ? mais pas du tout ! »), jusqu’à la scène où elle dit comprendre enfin son mari et accepter ses choix ; et jusqu’à la scène un peu larmoyante où la femme la moins appréciée chez les paysans vient lui tendre la main. Les rôles sont inversés, et elle tient là sa récompense pour avoir effectué ce magnifique et courageux twist. Ça valait bien la remise des médailles à la fin de La Guerre des étoiles. C’est le geste qui compte… Et alors, cette résignation devient un choix. Et le couple s’en va, droit, avec une autre forme de rectitude. Un autre honneur. C’est le descendant d’une famille de samouraïs qui le dit.

Le Japon n’a pas fini de détricoter ses mythes. S’il est si bien rentré dans la modernité, c’est justement parce que les Japonais ont un mépris certain pour ce Japon féodal et brutal.

Un revirement, il y en aura un autre à la fin. Le seigneur du fief ne faisant que ça. Mais il sera vain. Quand on décide pour de bon de vivre dans le renoncement, la simplicité, et l’humilité, il n’y a plus rien à dire.

À voir la première adaptation du roman, plus dense, plus léchée dans la réalisation, avec plus de personnages et d’ironie.

Après la pluie, Takashi Koizumi 1999 Ame agaru 7 Films Cinéma, Asmik Ace Entertainment, Kurosawa Production Co (4)_sAprès la pluie, Takashi Koizumi 1999 Ame agaru 7 Films Cinéma, Asmik Ace Entertainment, Kurosawa Production Co (5)_sAprès la pluie, Takashi Koizumi 1999 Ame agaru 7 Films Cinéma, Asmik Ace Entertainment, Kurosawa Production Co (1)_s


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Samouraï, Kihachi Okamoto (1965)

Noir Leone

Samouraï

Note : 5 sur 5.

Titre original : Samurai

Année : 1965

Réalisation : Kihachi Okamoto

Avec : Toshirô Mifune, Keiju Kobayashi, Michiyo Aratama, Yûnosuke Itô, Eijirô Tôno, Tatsuyoshi Ehara

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Formidable combinaison entre chambara, film noir, western spaghetti, tragédie identitaire…

Le film commence par une embuscade avortée à la porte de Sakura par un groupe de samouraïs visant l’assassinat du premier ministre Ii Naosuke. Cet échec va mener à une seconde embuscade, qui, elle, aboutira : l’Incident de Sakuradamon (sans doute moins connu que l’histoire des 47 Ronins). Tout l’intérêt ici est de travestir l’histoire en faisant intervenir des personnages et des incidents non répertoriés dans les livres d’histoire. Pendant tout le film, un scribe, ou historien officiel, est chargé de retranscrire par le chef des conspirateurs les événements qui feront rentrer le groupe dans la postérité. Et quand certains événements ne leur sont pas favorables, on réécrit l’histoire.

Idée géniale à la fois pour légitimer la possibilité d’une autre version de l’histoire (qui n’est qu’un prétexte à inventer de nouveaux personnages, en particulier celui de Toshiro Mifune, ou pour rappeler une nouvelle fois que ce ne sont jamais que les puissants et les vainqueurs qui l’écrivent, l’histoire), pour faire rentrer le public japonais dans un contexte historique qu’il est censé connaître (en tout cas plus qu’un public occidental), mais aussi parce que c’est de l’or pour construire une histoire épique, les déclamations de ce scribe servant tout au long du récit à intervenir pour expliquer le contexte ou accélérer l’action comme le ferait un coryphée dans le théâtre antique ou une voix off dans un péplum.

On pourrait toujours dire qu’il n’y a rien de naturel dans le récit du scribe, mais c’est justement cette grandiloquence, cette déclamation saccadée, presque criée, qui fait rentrer le spectateur dans une histoire épique. On sent donc ici toute l’influence du théâtre japonais. C’est précisément ce qu’est un jidaigeki. Pas seulement un film en costume, mais avec un style de jeu bien particulier (en dehors des films de Mizoguchi, plus réalistes). On le voit dans la première scène entre Toshiro Mifune et Keiju Kobayashi : ils discutent en marchant dans les couloirs de la résidence du chef de clan, et leur jeu n’a rien de naturel. L’idée est bien d’incarner des héros, des caricatures, et les répliques sont dites de manière outrancière. Mais c’est cette distanciation qui donne du souffle à la fable. Pourquoi se soucier de réalisme ? L’idée, ce n’est pas de rabaisser des héros à la condition de simples hommes, mais au contraire de les élever au rang de demi-dieux. L’acteur ne prétend pas incarner un personnage : il se met derrière comme un marionnettiste sans souci de cacher les artifices de son jeu.

Samouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (2)_saveur

Samouraï, Kihachi Okamoto 1965 | Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company

Cette première scène d’ailleurs n’est pas sans rappeler l’introduction, également très théâtralisée, de Kill, que Kihachi Okamoto réalisera quelques années plus tard. L’unité de lieu y fait pour beaucoup. Le récit n’est une suite que de contractions et de distension du temps. Au début, pesant, pour insister sur l’attente, l’incertitude, et ensuite, rapide. On retrouvera le même principe dans la scène finale, et trois ans plus tard dans l’introduction d’Il était une fois dans l’Ouest. L’ajout du personnage de la serveuse, outrancièrement aimable, insouciante, vient en contrepoint avec l’atmosphère lourde de la scène qui ne fait que la renforcer.

L’utilisation de la neige dans ces deux scènes d’introduction et de conclusion offre des images saisissantes (et c’est pourtant semble-t-il un fait historique : voir le lien en fin de commentaire). La neige donc, au début et à la fin ; et tout du long, une pluie incessante. Même quand on ne la voit pas, on l’entend tomber dans chaque scène, ce qui là encore ne fait que renforcer l’atmosphère apocalyptique du film. Et il s’agit bien de la fin d’un monde. L’Incident de Sakaradamon est au cœur du Kakumatsu, cette courte période de chaos succédant à l’arrivée des navires américains au Japon et mettant fin à son isolationnisme. L’une des dernières phrases d’Ii Naosuke avant de mourir, sera d’ailleurs révélatrice : « C’est la fin du Japon, la fin des samouraïs ».

Une fois que l’assassinat est reporté, le film se propose donc de revisiter l’histoire. Si on est Japonais, on sait parfaitement comment doit s’achever le film : par la réussite des conspirateurs dans leur entreprise. L’intérêt n’est donc plus politique et lié à ce seul souci de tuer le ministre (c’est bien cet aspect trop « historique », plan-plan qui m’ennuie dans l’histoire des 47 Ronins), mais de proposer une « petite » histoire à l’intérieur de la « grande ».

Si le plan des conspirateurs a échoué dans un premier temps, c’est que le ministre en avait été informé. Il faut donc trouver le traître qui se cache dans leurs rangs. La dynamique du film vient alors s’articuler autour d’une enquête jouant sur les différences de points de vue. Le personnage de Mifune et celui de Kobayashi apparaissent très vite comme les suspects principaux. On est amené à les connaître à travers l’exposé d’un enquêteur, d’un témoin, d’un ami. Chaque scène d’interrogatoire se transforme alors en flashback. On pourrait être autant dans Rashomon, Barberousse que dans un bon film noir. La même quête de la vérité (idéal pour le « récit épique » : la pièce épique par excellence étant Œdipe roi, qui est une enquête sur les origines), les mêmes mensonges, et surtout la même fascination pour ces tranches de vie racontées. Il faut comprendre les motivations de Mifune et Kobayashi à rejoindre le clan, et pour cela, on doit raconter leur histoire. Celle de Kobayashi, loin d’être une fausse piste, les mènera finalement au véritable traître, et sera surtout le prétexte, cruel, donné à Mifune pour prouver sa loyauté envers le clan…

Samouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (1)_saveurSamouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (3)_saveurSamouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (4)_saveur

Comme dans Œdipe, ce qui était d’abord une enquête pour résoudre un problème d’ordre général (le traître parmi le groupe), se transforme en une quête personnelle sur les origines. Mifune ne connaît pas son père, et comme dans toutes les familles monoparentales…, ça pose problème. Du pain béni pour l’acteur qui peut jouer son personnage favori de bougon crasseux. Seule différence avec la pièce de Sophocle, c’est le chef de clan qui mène ici l’enquête. Mifune s’est depuis un moment résolu à ne pas connaître son père. C’est donc ce chef qui va découvrir la réalité de ses origines… La dernière demi-heure met ainsi en concurrence deux aspects de la trame, que le chef de clan voudrait éviter de se voir réunis. La petite histoire ne peut devenir la grande. Et cette histoire est bien cruelle. Mifune ne connaîtra jamais la vérité. À l’image de la vérité cachée par le scribe obéissant à son chef…

La morale est claire : si on connaît les événements majeurs d’une histoire, on ne peut en mesurer tout le poids, comprendre les enjeux, et saisir les ambitions ou les histoires personnelles qui se cachent derrière chaque individu. Ce qu’on connaît de l’histoire est toujours la part émergée de l’iceberg. Le ministre a été tué, c’est un fait indéniable. Pour le reste, il suffit d’un nom barré, d’un incident évincé, pour que les raisons et motivations cachées derrière un tel acte demeurent un mystère. Cette image finale du film, qui est probablement bien ancrée dans l’imaginaire nippon*, celle de Mifune, héros hypothétique, oublié, rayé des livres d’histoire, se trimbalant glorieusement avec la tête du ministre au bout d’une pique, c’est un peu le symbole de nos craintes concernant tous les acquis qui nous précèdent : et si nous aussi ne nous trimbalions pas sans le savoir avec la tête de notre père sur une pique ? Derrière chaque événement de l’histoire se cache une ombre, un doute, des héros oubliés, des livres d’histoire trafiqués. Qu’un chambara parvienne, tout en nous proposant des scènes de katana d’une belle inventivité, à nous questionner sur le sens de l’histoire, sur la nature des héros, c’est plutôt jouissif et inattendu. Du spectacle, et du sens.

* L’incident de Sakuradamon (1860) (soierie)

Incident de Sakuradamon (1860)


Samouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (5)_saveurSamouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (6)_saveurSamouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (7)_saveurSamouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (8)_saveurSamouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (9)_saveurSamouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (10)_saveurSamouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (11)_saveur

Sátántangó, Béla Tarr (1994)

Mon petit poney

Le Tango de Satan

Satan's Tango

Note : 2.5 sur 5.

Titre original : Sátántangó 

Année : 1994

Réalisation : Béla Tarr

Avec : Mihály Vig, Putyi Horváth, László Lugossy

Quelques précisions. Jusqu’à présent concernant Tarr, je n’ai jamais entendu dire que techniquement c’était formidable, sans se donner la peine d’expliquer précisément en quoi ça l’était. La réponse est simple : ça ne l’est pas. Dans la fameuse scène des astres dans Les Harmonies Werkmeister ce qu’il fait tourner, ce sont ses prétentions. Ses admirateurs auront vite fait de se joindre à lui. Tarr, c’est un grand vide spatial et une magnifique escroquerie. Je lui reconnais au moins ce talent.

Les plans-séquences hautement revendiqués, et remarqués, comme tels, n’ont jamais rien exprimé d’autre que la haute suffisance des cinéastes qui les mettaient en scène. C’est, au théâtre, comme utiliser des acteurs nus sans justification. (Ah, d’ailleurs…) Cette justification doit se faire à l’intérieur même de l’œuvre et doit apparaître comme une évidence, et pour cela il faut que tous les éléments du récit suivent la même cohérence. S’il faut pour trouver une justification à ces prétentions chorégraphiques, feuilleter des bouquins, des interviews, ou plancher sur des thèses, ce n’est plus du cinéma, mais une sorte de cour autosuffisante qui se nourrit et produit pour elle-même. C’est ce qu’il y a de pire dans l’art. Des escrocs, et des opportunistes qui légitiment leur escroquerie en leur donnant un sens qu’ils n’ont jamais donné. Tarr peut parler à quelques-uns, c’est certain, il y a une volonté, ou une ambition, poétique, je ne le nie pas. Ce n’est pas pour autant qu’il faille y voir des prouesses techniques ou un intérêt fou. C’est du niveau de Gaspar Noé, tout en étant à l’opposé de ce que l’autre propose. Ce sont avant tout des recherches esthétiques. Et un artiste qui continue de chercher au lieu « d’avoir trouvé » pour moi reste et restera mineur. La justification a posteriori du génie, c’est de l’escroquerie. On n’est pas chez Darty : on paie pour voir quelque chose, on n’a pas à acheter en plus une brochure pour comprendre ce qu’on vient de voir. L’explication dans l’art, ce n’est pas de l’art. Si tu ne convaincs pas « pendant », rien ne te donne le droit de convaincre « après », encore moins si tu laisses les autres convaincre à ta place.

Qu’on me dise que le plan-séquence, c’est un élément de son langage cinéma…, pour moi, ça ne veut strictement rien dire, c’est du vent. On pourrait dire ça pour tout et pour rien. Suffisamment vague pour qu’on puisse y croire ou y adhérer. Eh ben, non, quitte à avoir des explications qui concernent ceux qui y trouvent un intérêt, autant que ça se fasse clairement. Le sens profond de ces hautes volées scéniques, c’est si compliqué à exprimer ? C’est impossible à relayer sommairement ? Non, il faut feuilleter un bouquin… Autant dire « nul n’est censé ignorer le talent de Bela Tarr, il est là, à qui sait… s’informer »… Le talent, il est dans ses films, ou il ne l’est pas.

Je connais parfaitement les escrocs pour les avoir suffisamment fréquentés et savoir comment ils fonctionnent. Qu’on me dise qu’il y a quelque chose qui m’échappe, c’est bien parce qu’il n’y a rien à comprendre. À part que c’est une escroquerie. Le talent d’escroc de Tarr, c’est au moins de proposer toujours la même. Qu’on me dise que Tarr se fout de l’histoire ? Qu’il cesse donc de faire des films narratifs qui pourraient laisser le contraire et fasse du cinéma explicitement non narratif. Dans le cinéma narratif, le message, s’il y en a un, en plus d’être au mieux à peine suggéré au spectateur, il se fait à travers la fable, donc l’histoire ; la mise en scène se met au service de tout ça. Le cinéma non narratif propose autre chose. Si c’est ça qu’il veut faire, qu’il le fasse. S’il ne le fait pas c’est qu’il entretient encore l’idée que ses films puissent se reposer sur l’histoire. Je doute d’ailleurs fort que lui-même et une partie de ses aficionados affirment que tout l’intérêt de ses films ne réside que dans sa mise en scène et que ces histoires ne sont que des prétextes. Certains y voient ce que lui n’aurait jamais pensé y mettre, et on lui donne des intentions qui ne sont sans doute pas les siennes ; mais ça, c’est le lot de tous les artistes, qu’ils soient talentueux ou non. Voir interpréter son travail, bien sûr que ça l’arrange, parce qu’au niveau purement technique, c’est du vide sidéral, et si on le comparait à d’autres cinéastes expérimentaux, non narratifs, ça ne pèserait pas bien lourd : des plans-séquences (dont le cinéma non narratif s’est d’ailleurs le plus souvent bien royalement foutu, et pour cause), du steadicam, un noir et blanc poisseux, et du vent d’automne balayant les routes… Oui, énorme. Faut vraiment que derrière le SAV soit bien rôdé parce que même le pire des escrocs aurait du mal à convaincre qu’il y ait quelque chose à voir. Son talent, donc, et je ne le nie pas à ce niveau, il est bien là.

Changer d’avis sur le bonhomme, ça arrive aussi parfois. Je peux le faire avec le Faust de Sokourov par exemple. Mais cette capacité-là à retourner sa veste, c’est plus le talent du spectateur que celui de l’auteur. Chacun a le droit d’être escroc à son tour… Or, c’est toujours un peu pratique de prétendre que ceux qui ne s’émerveillent pas d’un prétendu génie le détestent comme s’ils y voyaient en réalité quelque chose qui les gênait et qu’ils refusaient de voir. Non, Tarr, est pour moi, juste moyen. Je ne désespère pas, je regarde, j’espère. Le spectateur peut à tout moment changer d’idée, et même revoir ce qui l’a laissé indifférent à la lumière de ce qu’il a « expérimenté » depuis. Mais ça, si ce n’est le spectateur, c’est surtout dû à un phénomène dont Tarr peut être, à la longue, bénéficiaire, comme beaucoup d’autres : l’accoutumance. Regarder dix minutes un type assis à une table, ça peut ne pas être bien passionnant. Regarder le même type, dix minutes, à la même table, tous les jours, et on peut en redemander. Parce que l’histoire, elle est aussi dans ce qu’on se raconte. Et apparemment, il faut se la raconter beaucoup pour apprécier Tarr, mais je ne me laisserai pas si facilement embobiner. Il faut me mériter, parce que je suis spectateur, et que le spectateur se doit d’être le plus intransigeant possible quand le courant ne passe pas. Ce n’est jamais à lui de faire l’effort. Parce que l’effort, il l’a déjà fait : en regardant le film. Lui demander en plus de venir s’asseoir tous les jours à la même heure pour voir Tarr ou un autre raconter des histoires qu’on serait en plus censés inventer à sa place, ce serait pour moi pousser un peu le bouchon. J’adore les escrocs, comme les magiciens, mais je préfère qu’on me « fasse marcher », pas que j’ai moi à faire l’effort de marcher pour comprendre ce que monsieur l’artiste a bien voulu dire. Des artistes, ça court les rues, ils ont tous quelque chose à dire. Si on doit tendre l’oreille pour les petits rois, on ne s’occupe plus des artistes « du bas » qui n’ont pas la carte et qui eux font l’effort de respecter le jeu : c’est eux qui doivent nous faire marcher, pas le contraire.

(Ma caissière est Hongroise, il va bien falloir que je la fasse marcher aussi si je veux l’emballer. Je lui parlerais peut-être un jour du Cheval de Turin avec des étoiles dans les yeux comme si c’était mon petit poney…)


Sátántangó, Béla Tarr 1994 Le Tango de Satan | Mozgókép Innovációs Társulás és Alapítvány, Von Vietinghoff Filmproduktion (VVF), Vega Film, TSR

 


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Les Contes des chrysanthèmes tardifs, Kenji Mizoguchi (1939)

Mizo calligraphe

Les Contes des chrysanthèmes tardifs

Note : 4 sur 5.

Titre original : Zangiku monogatari

Année : 1939

Réalisation : Kenji Mizoguchi

Avec : Shôtarô Hanayagi, Kôkichi Takada, Gonjurô Kawarazaki

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Le fils d’un grand acteur vit dans l’ombre de son père. On rit de ses talents médiocres ; personne n’ose lui dire. Alors, il décide de partir et de se faire tout seul…

Beaucoup d’histoires nippones fonctionnent en tableaux. C’est une des meilleures manières de raconter. Cela permet un regard distant, objectif sur les événements, de ne pas forcer le trait. La compassion envers les personnages se fait petit à petit, en suivant leur destin chaotique, et non en usant de focalisations mièvres et lourdes pour appuyer, et être certain que le spectateur a compris où on veut en venir.

Le principe est simple, mais difficile à mettre en place. Le but, c’est d’avoir une situation de base dans chaque scène (tableau). Tout paraît anodin, on est au cœur de la vie du personnage, on assiste à son train-train quotidien ; ça se laisse regarder, on est comme un fantôme atterrissant au hasard sur une période de la vie d’un homme, sans comprendre au début pourquoi on est là. Sinon, par hasard.

Au bout d’un moment (et l’on peut attendre longtemps), un nouvel élément contrarie le destin des protaganistes (en général, un seul : ici, un acteur, mais ça peut être une prostituée comme dans La Vie d’O’Haru femme galante). Les personnages décident alors de l’attitude à adopter (des décisions qui poussent à un changement de vie) et là où parfois quelques récits commencent, c’est ici qu’il s’achève dans cette construction en tableaux. Dans un récit linéaire, ce qui compte c’est de montrer consciencieusement les conflits, toutes les étapes incitant les personnages à les résoudre ou à y échapper. Ici, c’est au contraire le récit qui cherche à échapper à toutes ces descriptions. Inutile de s’attarder sur les tergiversations, on sait, en gros, ce qui va se passer. Le pire, l’inattendu.

On prend donc de la hauteur. Place à l’ellipse.

Nouveau tableau, nouvelle scène d’introduction anodine. Sorties d’un contexte plus général, ces scènes n’ont aucun intérêt. C’est à nous, fantômes-spectateurs de ce destin, de faire le lien avec ce qui précède. On sait quelles décisions les personnages ont prises dans le tableau antérieur, et l’on est là pour voir si les objectifs, les attentes, les espoirs ont été atteints. L’intérêt en tant que spectateur consiste à se construire une image mentale de cette histoire, plutôt qu’elle nous soit imposée sous nos yeux. Et le plaisir, il naît de la crainte de voir les désirs des personnages se réaliser ou non. La compassion d’un dieu fantôme, spectateur des tracas des simples hommes.

Et ainsi de suite. C’est comme un château de cartes : les nouvelles se superposent aux précédentes pour former la base d’un nouvel étage et l’on se demande par quelle magie tout cela arrive encore à tenir.

Prendre ainsi de la hauteur en ne se préoccupant que de l’essentiel (les intersections de la vie des hommes), c’est surtout une manière efficace d’entrer en empathie avec ces hommes en prise avec leurs contradictions, leurs contraintes. On se demande si leurs vertus et leurs forces mentales suffiront à avancer. Au lieu de suivre en détail le parcours sur un seul épisode de la vie d’un héros, on le suit et le juge sur tout son parcours. Comme si c’était ce qui comptait vraiment. La vie comme initiation. La nôtre. Je t’ai montré le kaléidoscope de la vie d’un homme, penses-tu être capable de faire autrement ? On n’est pas loin de la distanciation qu’affectionnait Brecht. Il utilisait la même technique, et instinctivement (ou pas), beaucoup d’auteurs adoptent ce point de vue. Un point de vue qui semble au départ une omniscience confortable et dont on comprend peu à peu qu’elle n’est destinée qu’à nous interroger sur notre propre parcours. Pour remplir ce vide entre les ellipses, il faut bien y mettre un peu de logique, mais aussi beaucoup d’imagination. Et l’imagination, on ira la chercher dans notre propre expérience. Le dieu fantôme, spectateur de la vie, se rappelle son passé perdu et reprend forme humaine. Certains spectacles sont dans le « monstrer » : le monstre est devant nous, on en rit, on en a peur, l’éloigner de nous, cet étranger, c’est une forme d’identification du trouble, du non conforme ; on le voit pour ne plus le voir. Et d’autres spectacles sont dans les « démonstrer » : inutile de chercher les monstres. S’ils existent, ils sont à l’intérieur de nous. Les premiers confortent les enfants ; les seconds nous apprennent à devenir des hommes.

La mise en scène de Mizoguchi met tout en œuvre pour souligner cette distanciation. Il place loin la caméra, capte souvent toute une scène en plan-séquence, parfois même d’une pièce voisine ou de l’extérieur (la scène est une boîte confidentielle qu’il serait malvenu de venir contrarier avec des gros plans). Le rythme, il arrive à en donner dans la composition de ses plans, faits de mouvements de caméra minimalistes. Notre œil est comme jamais pris au dépourvu : quand il place une caméra à un endroit, c’est qu’il sait qu’à un moment les personnages vont y venir (même de loin) et qu’on pourra les suivre… en tournant la tête, paresseusement, de quelques degrés. Encore une fois, certains spectacles veulent donner l’impression d’improvisation en suivant les mouvements des personnages. Ici, on les précède. Comme si tout était déjà joué et que l’intérêt était ailleurs.


Les Contes des chrysanthèmes tardifs, Kenji Mizoguchi 1939 Zangiku monogatari | Shochiku


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The Man from Earth, Richard Schenkman (2007)

Le film from nulle part

The Man from Earth

Note : 4.5 sur 5.

Année : 2007

Réalisation : Richard Schenkman

Scénario : Jerome Bixby

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Film à petit budget, avec une photo TV, des acteurs de séries, un scénario écrit il y a près de quarante ans par un scénariste de Star Trek, mais… on est très très loin de la pure science-fiction. L’effet spécial, il est dans ce que raconte le personnage principal à ses amis, tous ou presque professeurs d’université, venus faire un dernier dîner chez lui alors qu’il vient de leur apprendre qu’il partait pour une destination inconnue. Il ne leur révèle rien de moins qu’il a plus de 14 000 ans…, et qu’il est Jésus — enfin presque. À partir de là, ses amis vont essayer, comme un jeu de prouver par leurs connaissances, leur logique, qu’il ment ou qu’il est fou. C’est donc un jeu d’esprit où chacun va révéler un peu de sa personnalité, de ses croyances…

Il y a deux aspects qui rendent le film réellement à part. D’abord son côté huis clos et sans high-tech, assez inhabituel et surprenant pour un film de science-fiction, si bien qu’on peut se demander s’il ne pourrait pas s’agir d’un nouveau genre. Ensuite, l’efficacité des arguments énoncés dans les dialogues qui montre une bonne connaissance scientifique (et surtout une vision détachée de l’histoire, pas centrée sur une culture, une religion).

Le huis clos, c’est d’abord ce qui va donner au récit tout son suspense, sa tension, sa structure. C’est écrit comme une pièce de théâtre, comme une pièce classique presque. Tous les événements sont concentrés dans un lieu, une action unique et un temps très court (à peine une journée). On n’est pas loin du mythe ancestral du conteur racontant ses histoires à la lumière de l’âtre incandescent. On retourne aux origines du mythe, aux origines du spectacle tel qu’on pouvait le raconter… il y a 17 000 ans. On pourrait être dans le Huis clos de Sartre, dans Art de Razmina Reza (oui, oui), on pourrait être dans une histoire de Stephen King avec une idée forte de départ et tout le reste du récit qui découle de cette seule idée.

Si on se rapproche plus du fond, on n’est pas loin non plus de ce qui ressemble à un mythe renouvelé, celui de l’homme immortel, comme une légende urbaine, et si un tel être pouvait exister, que pourrait-il nous dire aujourd’hui sur notre histoire et sur nous-mêmes ? On va au-delà du mythe dramatique fait d’action, on est dans un récit épique à la Brecht (oui, oui), fait d’analyse, de distanciation pour inciter à la réflexion ; à la Œdipe Roi, où ce qui intéresse ce sont les conséquences d’aventures passées. Ce qui intéresse c’est ce qui arrive après le « et ils vécurent longtemps et eurent beaucoup d’enfants ». C’est une nouvelle idée de la science-fiction (ou une idée revisitée, je ne suis pas assez connaisseur de SF pour savoir si ça s’est déjà fait) : une science-fiction au coin du feu, non pas basée sur l’action, l’aventure, mais le récit, les personnages, les conflits…, et une remise à plat de ce que nous connaissons, de ce que l’humanité a acquis comme connaissance, et qui à force d’accumuler, alors même qu’elle est capable de prendre conscience plus qu’à aucun autre moment de son histoire, son histoire, de comprendre le monde dans sa globalité. Elle est incapable à cause du grand vacarme de connaissances de se regarder elle-même et de faire le point sur son histoire. Ainsi, si l’idée de révéler que le personnage principal n’est autre que Jésus, on n’est pas du tout dans le grotesque : si on veut casser les mythes, montrer aux hommes leurs incohérences, il faut utiliser ce qu’il y a de plus symbolique.

Et finalement, quand on y pense, si la science s’est le plus souvent inscrite en marge des religions, en la contredisant sans pour autant chercher à le faire, on se demande pourquoi les deux, religions et sciences, n’ont pas été plus tôt mis en opposition dans un film. Peut-être ne pouvait-elle être traitée que par l’angle utilisé dans le film, peut-être que finalement on ne pourra aller plus loin. Une fois suffit. Encore fallait-il le faire, pour montrer que la science, ou l’histoire plus précisément, navigue à vue (même si le personnage principal se place de son point de vue, en réalité il ne fait que rappeler un certain nombre de mythes, et que les mythes actuels, les religions, sont basés sur très peu de concret, qu’il est impossible de dire s’il s’agit le plus souvent de faits réels ou d’allégories, de transformations de mythe à travers les cultures et le temps, comme le téléphone arabe en quelque sorte).

On n’est donc pas loin non plus du récit philosophique (n’assiste-t-on pas à un banquet ?), ce que doit être finalement une bonne science-fiction, car son but au départ ce n’est pas de s’émerveiller de ce qui est possible (à la Spielberg / Lucas, les deux qui ont changé l’essence du genre) mais au contraire de mettre en garde sur les dangers qui nous attendent (un bon vieux retour aux sources donc).

Ici, au lieu de porter un regard sur l’avenir, le film nous invite au contraire à poser notre regard sur notre passé. L’histoire, n’est pas véritablement une science, mais elle est fascinante et comporte des enjeux importants, car de la compréhension du passé dépend notre rapport au monde aujourd’hui et demain. Que pourrait-il y avoir de plus convaincant pour révéler la bêtise des religions, qu’un Jésus descendant de sa montagne et dire à ceux qui l’idolâtrent qu’ils n’ont rien compris à son enseignement ? Être aujourd’hui chrétien, musulman ou juif, tout en connaissant l’existence des autres religions, des autres cultures du monde, c’est d’une arrogance inimaginable, et pourtant si, chacun dans son coin prétend avoir raison, c’est sa version qui est la bonne… La foi est quelque chose de pathétique, d’incohérent avec l’histoire, et c’est ce que le film rappelle.

The Man from Earth, Richard Schenkman 2007 | Falling Sky Entertainment