Les incohérences dans Gone Girl : la grossesse simulée

blig :

Amy pour se faire passer pour enceinte de 6 semaines vole l’urine d’une voisine pleine comme un œuf… […] son dossier médical annonce 6 semaines de grossesse alors que la voisine est déjà bien établie dans son troisième trimestre. Alors quand elle pisse sa citronnade on devrait avoir un niveau de hCG (à moins qu’on ne dose la progestérone à ce moment-là, je ne sais pas trop) qui indique 6-7 mois de grossesse !

C’est comme un tour de magie. Deux incohérences gomment la plus grosse. À ce moment, qu’est-ce qu’on regarde ? Le bide énorme de la voisine. On voit aussi qu’il s’agit d’un postiche, et le temps que tu te dises ça (et que tu l’acceptes comme tu l’as accepté mille fois dans des films précédents, tu ne fais pas attention à la cohérence des semaines — surtout quand on ne fréquente pas des femmes enceintes tous les jours). C’est magique. A-t-on besoin de dire : « Hé, les mecs, en fait David Copperfield, il n’avait pas fait disparaître la tour Eiffel pour de vrai ! ».

Des incohérences, il y en a plein de référencées. C’est le jeu, si on ne voit plus que ça, on ne voit plus rien.

À mon avis, le truc tient moins de l’erreur dans le scénario que de l’accessoiriste qui a pris le « postiche grossesse » sans se soucier du détail (et personne ne vérifie derrière).

On décide, à partir d’un certain point, d’entrer dans le film ou pas. Cela fait partie du contrat. Les problèmes de vraisemblance existent dans tous les films, qu’on les voie pour x raisons, qu’on soit plus ou moins tolérants, au bout du compte, ça sert parfois de prétexte à rejeter tout un film. On aurait tort de nous en priver ; le spectateur a tous les droits. Il y a le niveau de la perception, celui de la connaissance, et puis celui, au bout du compte, du crédit donné au film ou à l’auteur. On peut tout à fait tout jeter pour des « petites raisons » comme on peut jouer le jeu et adorer malgré de gros défauts avérés. C’est aussi pourquoi il est souvent un peu vain de comparer les erreurs des uns et des autres. Ça sert à mesurer bien plus ce sur quoi on se focalise dans une œuvre, plus qu’à parler de l’œuvre elle-même.

Parler “objectivement” d’un film, même dans le détail, ça ne veut rien dire. C’est toujours conditionné par le reste. Les œuvres nous révèlent plus qu’elles se révèlent elles-mêmes, ou pire, leur auteur. Mais on se plaît, même ça, à le croire. Ce serait fatigant si on avait conscience en permanence que ces œuvres ne sont que des miroirs où on se dévoile complètement nus. C’est bien plus séduisant de se laisser leurrer par des histoires qui ne cessent de nous mentir 24 images par seconde. Autrement on n’aurait aucun plaisir à regarder des films d’horreur ou des astronautes passer derrière le placoplâtre de la chambre de sa fille pour lui souffler de bien faire ses devoirs… “Objectivement”, quel intérêt si ça ne révèle pas, précisément, quelque chose sur nous-mêmes ? Dis-moi ce que tu aimes, et je te dis qui tu es… Eh ben, voilà, les uns s’affirment en vénérant certains objets stellaires, et d’autres s’ébrouent sur quelques tests de grossesse.

Objectivement, je vais passer un test de diarrhée. J’en ai mis partout là.

Tout le monde n’a pas la même tolérance aux supposées incohérences. Question de niveau de perception. Tu peux certes chercher à définir “objectivement” certaines de ces incohérences, sauf qu’à la fin, c’est ta perception seule qui décide de la voir comme un frein ou pas à la vraisemblance. Le cinéma est par essence une incohérence ; le montage est une incohérence ; un acteur pour interpréter un personnage est une incohérence… Tu trouveras toujours matière à incohérence, et au final, ton contrat, tu le signes avec une impression d’ensemble plus vague et plus générale. Ce qui veut dire qu’on fait chacun le choix de ne pas voir la plupart de ces incohérences, et que c’est seulement quand notre impression d’ensemble change et qu’on décide de ne plus entrer dans le jeu proposé (toujours pour des bonnes raisons), qu’on finit par ne plus voir que ces incohérences.


Gone Girl, David Fincher 2014 | Twentieth Century Fox, New Regency Productions, TSG Entertainment



Autres articles cinéma :


Fallait-il choisir une star pour 2001 : L’Odyssée de l’espace ?

Qu’est-ce qu’un Steve McQueen (par exemple) viendrait faire dans un tel film ?

Kubrick voulait plonger le spectateur dans l’espace avec le plus de réalisme possible. D’où la lenteur. Au début, il y a un côté documentaire qui rend impossible, voire inutile, l’identification à un personnage. Ensuite, Kubrick adopte volontairement une mise à distance avec les personnages avec un récit dramatique toujours pour se concentrer sur une forme de réalisme et forcer ainsi la sidération face à un tel sujet et à de telles images.

Ce ne sont pas les acteurs qui manquent de charisme, c’est la mise en scène qui ne le met pas au centre de tout. Ils font partie du décor. Et quand l’action se concentre à la fin sur un seul personnage, ça n’a aucun intérêt de lui filer une carrure, une existence propre, une crédibilité, de le rendre sympathique, beau, intelligent, courageux ou intéressant. Il est là, et on ne lui demande pas autre chose. Parce que ce n’est pas un personnage en particulier à qui on chercherait à s’identifier. C’est l’Homme qui pris par la main marche vers la prochaine étape de son développement. Ce n’est pas un héros. C’est tous les hommes. Et pour être tous les hommes, il faut une absence de caractérisation. Un jeu neutre, effacé qui s’incruste dans un décor plus qu’il n’en prend le contrôle. Et pour le spectateur, un manque de repères personnels qu’un acteur connu lui aurait offerts à travers ses rôles précédents.

La dernière image ne dit pas autre chose, c’est une image d’Épinal : le surhomme, le nouvel homme, peu importe, se retrouvant face à (l’image immobile de) la Terre, celle à la fois qui l’a vu naître, celle dont l’orbe rappelle sa propre vulnérabilité, et celle qu’il va devoir à son tour protéger comme elle l’a protégé jusqu’à son développement. L’humanité et son berceau… Tout cela est figé pour rappeler à la fois la poésie, mais surtout la fragilité de notre existence. Pas de charisme sans immobilisme, sans économie de mouvement.

Si on revient à la scène du vieillissement, il faut un excellent acteur pour arriver à réduire à peu de chose ce qu’il montre, rester immobile, avancer lentement, tenir la pause… Oui, Harrison Ford levant les bras au ciel en disant « mais dans quelle baraque j’ai atterri ?! », ça ne manquerait pas de charisme. Mais ici, il n’est pas question d’être au service d’un personnage (ou d’un acteur), mais bien d’une histoire qui transcende l’humanité.

Heureusement, il y a des films dans l’histoire qui savent s’affranchir du star-system.


Keir Dullea (Dr. Dave Bowman) dans 2001: L’Odyssée de l’espace (1968) 2001: A Space Odyssey | Metro-Goldwyn-Mayer, Stanley Kubrick Productions

Perception d’images arrêtées sur Himiko, Shinoda (1974)

—— Perception d’images arrêtées ——

En réponse à des commentaires censés faire la preuve des qualités esthétiques du film de Shinoda à travers de simples captures d’écran.

Himiko, Shinoda 1974 | Toho Company, Art Theatre Guild (ATG), Hoygensha


C’est amusant, je ne trouve pas ces images incroyables. On y retrouve la même froideur typique des pellicules japonaises des films des années 70. Bien sûr, prendre au hasard quelques images du film donnera une idée de ce à quoi il ressemble, mais je pense surtout qu’elles prouvent la manière dont on perçoit l’esthétique d’un film. Le mouvement a une grande importance dans cette perception de l’environnement d’un film : il permet de se construire une image mentale à l’intérieur du champ, puis à l’extérieur, ce qu’une image arrêtée est incapable de proposer. L’esthétique des films ne peut pas être pensée en dehors de l’effet Koulechov, ainsi que du récit. Le mouvement implique le temps et le montage. Je suppose que c’est ce que cherchait à faire Brakhage dans ses films en adoptant certaines techniques du cinéma à la peinture (en particulier le mouvement et le montage).

Chaque personne réagira différemment à la vision d’une simple image (capture) de film sans rien connaître au contexte ou à la situation. Je parie que plus on contextualise une image, plus le matériel extérieur à cette image, c’est-à-dire le hors-champ et tout ce qui précède dans le temps cette capture, affecte la perception inconsciente et esthétique qu’on a de cette image arrêtée.

Je ne parle même pas de la musique ou du son qui doivent à leur manière également jouer un rôle dans cette perception.

Réaliser un grand film, ce n’est pas simplement créé de belles images en marge d’un bon scénario ou d’une bonne histoire. Faire un film, cela implique nécessairement la compilation des différents aspects d’un film, comme dans une symphonie, et le cinéaste doit s’évertuer à les arranger de la meilleure manière qui soit. L’image n’est qu’un de ces éléments, et si les autres éléments ne sont pas satisfaisants, ils peuvent affecter négativement la perception des images. Imaginons seulement 2001, Odyssée de l’espace, sans la musique, sans le mystère, sans ses grandes prétentions, sans ses décors et sans le sens du rythme de Kubrick. Ces images du film qui nous fascinent, on les verrait différemment si tous ces autres éléments ne nous convainquaient pas de la même manière.

Le cinéma ce n’est pas seulement de belles images de cartes postales. C’est aussi écrire, raconter, couper, monter, faire du bruit, diriger des acteurs, mettre une musique de bonne facture, etc.

(Je préfère les bruits que Shinoda produisait dans les années 60.)

Usage de la psychologie dans les contes à travers l’exemple de La Nuit du chasseur

Le personnage de Robert Mitchum dans La Nuit du chasseur est-il nihiliste ?

Si on considère La Nuit du chasseur comme un conte cauchemardesque et s’il joue donc sur la simplicité à travers des archétypes, à travers une forme assumée de manichéisme (plus encore que de dichotomie), on peut bien sûr y voir du nihilisme chez le personnage de Mitchum, mais est-ce qu’il est opportun de faire de la psychologie dans un conte ? Je n’en suis pas certain. C’est comme se demander si le loup dans le petit chaperon rouge est sadique et éprouve du plaisir dans son travestissement. Ce sont des personnalisations du mal, des ombres malveillantes. Ce n’est qu’un rêve, et derrière lui toutes les interprétations, personnelles, sont possibles. Mais les personnages, eux, n’ont aucune psychologie en dehors du stéréotype qu’ils représentent, et ce serait peut-être une erreur de leur en donner ou de prêter une trop grande attention à cet aspect du film.

Si La Nuit du chasseur est un conte cauchemardesque, c’est aussi un peu une ode à la naïveté de l’enfance. La fin est finalement positive, c’est comme si l’histoire du petit chaperon rouge était inversée, le loup arrivant chez la grand-mère après l’arrivée de la fillette. Du coup, l’histoire se repose naturellement plus sur elle, la grand-mère, sa sagesse, son savoir, son courage très américain, et le faux prophète apparaît alors comme le perturbateur nécessaire pour que la protection de la grand-mère ait un sens. C’est basique, le Bien contre le Mal. On peut renforcer l’histoire en y apportant (ou en cherchant à y voir) des particularités psychologiques, mais elles resteront limitées car personnelles. Plus que du nihilisme, je verrais dans le personnage de Mitchum un motif crapuleux (une idée fixe) et une incarnation du psychopathe, sorte d’ogre moderne (avec un trait psychologique quasiment unique : l’absence d’empathie).

Tout personnage est-il doté d’une psychologie ?

Pour moi, non. Les personnages ne sont pas des êtres vivants, pas des personnes, ils n’ont que la psychologie que les spectateurs leur prêtent. Décrire l’état psychologique d’un personnage, suivre le sillon déjà bien établi d’un archétype, ce n’est pas créer une psychologie. Encore moins pour un conte où les personnages n’ont pas vocation à donner l’illusion du réel. Une histoire dessine et suggère des traits psychologiques principaux, ce sont ensuite à la fois à l’acteur et au spectateur de faire le reste du travail.


La Nuit du chasseur, Charles Laughton 1955 The Night of the Hunter | Paul Gregory Productions, Criterion Collection trailer

Roméo et Juliette sont-ils des jeunes cons ?

 

Théâtre   

 

 

Roméo et Juliette, Franco Zeffirelli 1968 | BHE Films, Verona Produzione, Dino de Laurentiis Cinematografica

(Réponse à un commentaire réduisant les deux jeunes amoureux de Shakespeare a des personnages de soap opera.)

Il est, semble-t-il, assez difficile d’apprécier la naïveté dans un monde où même les femmes tendent à avoir des couilles, de l’assurance, des certitudes. La connerie, c’est bien, c’est beau. Aussi.

Que la pièce souffre de sa réputation de drame amoureux à l’eau de rose, c’est probable, sauf qu’il faut apprendre à s’écarter de ses préjugés pour lire les œuvres autrement. Roméo et Juliette ne sont pas des adolescents ? Le concept d’adolescence n’existait pas à l’époque de Shakespeare ? Eh bien, changez “adolescence” par “jeunesse” et ça revient au même. Ce qui compte dans la pièce, c’est leur innocence, pas pour en faire de parfaits imbéciles, mais pour coller à l’archétype des jeunes premiers devant s’intégrer à un monde. Et là, le monde, c’est le monde politique qui oppose leurs deux familles. Il faut voir ça comme une tragi-comédie à la Corneille dans laquelle devoir et passion s’opposent. Ce sont moins des jeunes cons que les victimes du monde auquel ils appartiennent.

La lecture que vous faites de la pièce peut être légitime, toutes les interprétations personnelles le sont, mais ça paraît tout de même assez loin de l’univers de Shakespeare. Paradoxalement, en dénigrant le fait que la pièce vaille que dalle parce que son sujet serait « l’amour magnifique et pur », vous appuyez un peu plus la mauvaise réputation qui est faite à cette pièce et qui est limitée en général à ceux qui ne la lisent pas. C’est une tragédie opposant cet amour magnifique et pur (si vous voulez) à celui de la filiation, au monde, aux règles auxquelles il faut se conformer, malgré ses passions. Au lieu d’être des idiots, ce sont au contraire plus que des adolescents, parce qu’ils se révoltent contre des guéguerres de familles. La morale pointe surtout du doigt la folie, pour ne pas dire la bêtise, des jeux politiques. L’innocence des jeunes amants ne sert que de révélateur de cette folie. Elle est un moyen, non la finalité pour dire : « Oh, que l’amour à vingt ans, c’est beau et pur ! ». C’est d’ailleurs ce qui fait souvent le génie de Shakespeare : cette manière, comme Molière par exemple, d’appuyer là où ça fait mal. Ce n’est pas une ode à la beauté de l’amour naissant, c’est une épingle dans le cul des imbéciles et des querelleurs. Et ce n’est pas non plus le Twilight de la fin du XVIᵉ…

Je ne parle pas ni de parents, ni de réaction, je parle d’opposition, d’une part, entre deux familles (pas dans le sens de « parents », mais dans le celui de « clans »), donc c’est plus la politique qui compte, c’est-à-dire l’idée que deux groupes peuvent s’opposer l’un à l’autre, très violemment, pour des raisons ridicules (il est à parier par exemple que la pièce ait déjà été adaptée en utilisant au hasard une famille musulmane ou palestinienne, à une autre juive ou israélienne) ; et d’autre part l’opposition des deux amants face à cette folie (politique, familiale, clanique). Je ne parle pas de révolte de l’adolescence face à leurs parents. Il est bien question d’une tragédie à la Corneille : la passion face au devoir. Ça se retrouve dans la structure de la pièce. Au début, on a une situation conflictuelle stagnante : les deux familles (clans) se détestent. Un élément va perturber ce monde stable : l’amour improbable entre deux de leurs enfants. Et à la fin, face à la tragédie de la disparition de leurs enfants, on arrive à une « autre normalité » qui va servir de morale à l’histoire : les deux familles vont se réconcilier. La morale de l’histoire ce n’est pas : « Oh putain, on était jeunes et beaux, et on est morts idiots et jolis ! » Non, l’histoire d’amour n’est qu’un prétexte (ce n’est d’ailleurs qu’une infime part des thèmes de la pièce, qui comme toujours chez Shakespeare, sont assez abondants) pour appeler les hommes à ne pas se quereller pour des broutilles, parce que voilà la conséquence de la bêtise humaine : nos jeunes, donc notre avenir, en souffrent. Il y a un peu une resucée là-dedans de La Guerre de Troie et sans doute de bien autres mythes encore.

La question du malentendu, c’est une constante très importante dans l’art. Perso, c’est une question qui me passionne et j’aurais plutôt tendance à penser que toutes les interprétations, même les plus étonnantes, se vaillent. Si un lecteur/spectateur grossit un des traits ou même y voit quelque chose qui n’apparaît pas aux autres, peu importe, parce que l’intérêt d’une œuvre est avant tout qu’elle parle et éveille quelque chose dans l’esprit de celui qui la lit/regarde. Et on le voit ici, ça peut provoquer des “débats”. Même les “spécialistes” pourraient se crêper le chignon sur l’interprétation à faire concernant des détails. Or, je me trompe peut-être, mais un chef-d’œuvre, sa particularité par rapport à d’autres, c’est sa capacité à susciter différents niveaux de lecture et d’interprétation. Surtout chez Shakespeare. Alors que Roméo et Juliette souffre paradoxalement d’être perçue comme une bluette pour adolescents à côté de pièces comme Hamlet ou Le Marchand de Venise, dont la réputation tient beaucoup justement à la manière dont on peut les interpréter, ça ne me pose pas tant que ça de problèmes. Les véritables amateurs de la pièce sauront l’apprécier pour ce qu’elle est, ceux qui n’y voient qu’une tragédie amoureuse n’ont pas plus tort ou raison que d’autres (ils y trouvent leur compte), et ceux qui ne s’y intéressent pas parce qu’ils se font une mauvaise idée de la pièce s’en détourneront et ils auront bien tort de se laisser ainsi avoir par la réputation faite à la pièce… Ça résume pas mal le destin de milliers d’œuvres, victimes de la mauvaise interprétation qu’on en fait. Tant que la pièce est là, que certains peuvent l’apprécier (ou pas), ça reste le principal. Le malentendu est partout, et dans l’art, il est parfaitement sans conséquence. Autant en profiter.

Citizen Kane est réduit à sa mise en scène, Star Wars à ses effets spéciaux, Titanic à Céline Dion, Céline à son antisémitisme… On ne taille des costards qu’à des vedettes. Il vaut mieux être réduit à un cliché qu’à rien du tout et être oublié. Justement parce que chacun peut juger… sur pièce.


 

Théâtre   

 

 

Détournement du regard, travestissement et monstres dans Elephant man

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Elephant Man, David Lynch 1980 | Brooksfilms

Réponse aux deux phrases suivantes écrites au sujet du film de David Lynch Elephant Man :

Ce qui importe c’est de comprendre que le regard des autres définit celui que l’on porte sur soi-même. Merrick s’affirme humain quand il ressent la sincère affection de l’infirmière.

Il me semble que c’est tout à fait le contraire. Les rôles sont inversés. Le monstre nous apparaît humain, et ce sont ceux qui le regardent qui ne le sont plus. Ce n’est donc pas Merrick qui tout à coup devient humain à travers l’affection de l’infirmière, mais l’infirmière qui devient humaine en le regardant comme nous le voyons. C’est un jeu d’inversement des rôles et de travestissement, un procédé habituel dans l’art. C’est aussi son rôle : si on peut arguer que l’art est politique, c’est qu’il nous aide beaucoup à changer de perspective pour voir les choses et ainsi mieux prêter attention à des sujets que l’on verrait différemment si l’art ne nous avait pas aidés à le faire.

Merrick ne devient pas humain, il l’a toujours été, et l’expérience du film doit nous aider à l’être plus (humain). Nous avons beau être des animaux sociaux, nous ne nous identifions essentiellement qu’à des individus. Et c’est là encore l’avantage de l’art (et des récits) : il illustre des principes et des problèmes généraux en mettant en scène des individus. Mais ce regard porté sur un individu auquel on s’identifie peut être à double tranchant : on peut estimer qu’on a affaire à un cas isolé et ne pas extrapoler ainsi à un groupe social ou à un type d’individus partageant le même sort que le personnage ainsi mis en lumière.

Parfois, l’important, c’est aussi que les films soient capables « d’affirmer » ce que l’on pense déjà, rappeler certaines évidences ou certaines valeurs que l’on prétend être au cœur de nos sociétés. Les meilleurs films savent rester en retrait et laisser croire à ceux qui se laissent convaincre qu’ils vont droit dans leur sens. Les monstres, ils sont là, ce sont les artistes. Ils passent leur temps à jouer pour se jouer de nous. Ils posent un miroir devant nous et nous disent : « Maintenant, regarde-toi. » Merrick, on le voit, sa monstruosité que l’on pense évidente parce qu’elle est ostensible n’en est en réalité pas une. Les véritables monstres sont ceux qui savent se cacher, adopter des masques que la société a parfois façonnés pour ne pas les voir, ce sont ceux qui passent pour des anges, mais qui par leurs actions sont tout le contraire. Toujours la même rengaine : tout est question d’apparences. Un jeu entre ceux qui savent en jouer et ceux qui en seront toujours victimes. À la manière d’un tour de magie, avec un artiste qui pose un miroir face à nous-mêmes, on sait que c’est un jeu, un détournement. Un jeu de révélation. Pas un jeu de dupes où celui qui (se) joue est le seul à savoir qu’il joue



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Visionnage de films en cours

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Je suis contre.

Je n’ai jamais compris la nécessité de montrer des œuvres de cinéma dans le cadre scolaire. Et j’ai encore moins compris le fait de faire participer des « acteurs de l’histoire ». Si c’est en marge des cours, pourquoi pas, comme on monte des clubs d’astrologie ou de théâtre, mais un cours doit rester objectif. Or, une œuvre, ou un témoignage direct, c’est de la pure subjectivité. Et on change les classes pour en faire des cafés du commerce. Ce n’est pas le rôle de l’école. Autrement, pour sortir de l’émotion et du racolage moralisateur qui sont tout sauf de l’histoire, il faudrait également illustrer un cours en diffusant aux élèves Le Juif Süss. Pas sûr que ce soit bien perçu à la fois par les élèves, leurs parents ou les professeurs. Quoique… On comprendrait alors qu’on ne fait qu’illustrer un cours d’histoire en se forçant à prendre du recul par rapport à une œuvre.

Est-ce qu’on pousse à la distance quand on regarde un film ? J’en doute. Il faudrait alors précéder ce visionnage d’un cours d’histoire de l’art ou de philosophie, c’est sans fin.

Je me souviens avoir également vu Germinal à l’école pour justifier de je ne sais quel cours. Et ça ne fait là encore qu’enfoncer le clou sur l’incohérence d’un système scolaire qui se veut désormais grand maître de la morale et des consciences en remplacement des religions. Tout faux. Va expliquer ensuite à un môme la cohérence des prises de position de l’État sur tel ou tel sujet, comme ces derniers jours sur la différence de traitement de Charlie Hebdo et Dieudonné concernant la liberté d’expression. L’école délivre des savoirs objectifs, non des niaiseries plus ou moins grandes au service d’un pouvoir, d’une idée ou d’une morale.

Qui va les définir ces valeurs humanistes ? Chaque professeur dans son coin ? Désolé, j’ai eu des professeurs communistes, racistes, anarchistes, cathos et sans doute bien autre chose, et tout en s’en défendant, chacun utilisait des œuvres pour illustrer leurs croyances personnelles ou leurs valeurs. Les élèves n’ont pas à être abreuvés de telles conneries. C’est déjà assez compliqué de proposer un regard objectif sur l’histoire pour qu’en plus les professeurs se permettent d’utiliser des œuvres comme support de leurs seules convictions. Il n’y a pas à s’étonner ensuite que ces élèves en aient après « l’autorité ». Pourtant les professeurs n’ont fait que propager la bonne parole, ils ne comprennent pas…

J’ai bien compris que c’était ce vers quoi l’éducation nationale tendait depuis 30-40 ans, et je comprends que pour des professeurs, c’est plus valorisant de procéder ainsi. Seulement, pour moi, il est bien là l’échec du système basé sur l’enseignement de principes vaporeux dont l’interprétation est laissée aux professeurs, non sur la transmission stricte d’un savoir. Même en sciences humaines. Ça part de bonnes intentions, toujours, et toujours on en finit par tomber dans les mêmes mièvreries qui dénaturent la réalité des faits. Ça, c’est le rôle de l’art, donc d’un film.

Le problème de la mise en avant de la subjectivité du professeur (ou des élèves, puisqu’ils sont invités à réagir, et comble de l’horreur pour moi qui refusais de participer, on te fait bien comprendre, et on te note en fonction de ta capacité à participer à ces brèves de comptoir…), c’est que quand tu réveilles tout à coup un ou deux élèves qui jusque-là n’étaient pas intéressés, tu en perds quelques autres pour les mêmes raisons. C’est ainsi que les profs font appel à l’affect, aux sensibilités et finalement aux affinités et au copinage pour intéresser les élèves, et que par conséquent, on en vient à se plaindre que trente élèves (potes) par classe, c’est trop. Forcément, si être treize à table, c’est déjà le maximum, trente, c’est plus possible. Que certains élèves, à cause d’un manque d’affinité avec tel ou tel professeur, décrochent complètement, on s’en fout pas mal parce qu’on ne veut voir que ceux qui tout à coup s’intègrent dans le beau mythe du « j’ai été sauvé par mon prof de… ». Et ça entretient l’idée que dans sa vie professionnelle, pour réussir, il faut pratiquer le copinage et accepter les usages de “cour”. Ça ne me paraît pas tout à fait cohérent avec les « valeurs humanistes » ou républicaines qu’on voudrait nous inculquer par ailleurs. Il y a même peut-être là-dedans une des raisons pour lesquelles les étudiants français sont parmi ceux qui décrochent le plus à la fac. Quand tu te retrouves là, pour le coup (et ça concerne aussi les sciences humaines), dans des amphis sans possibilité réelle de t’acoquiner avec le professeur, ça peut faire un choc (c’est combien la limite en amphi ? trente ?).

Et je ne parle pas des élèves, certes en minorité, qui ne sont pas réceptifs du tout à ce qui est “subjectif”, qui s’ennuient comme des rats morts en cours, et qui parce qu’ils attendent en vain l’apparition de faits objectifs au milieu d’un habillage de chantilly bon à amadouer les papilles des autres élèves, finissent eux aussi à décrocher (quand on ne leur demande pas de sortir tout simplement). Quand tu présentes un film à des élèves et que tu le fais précéder ou suivre d’un débat, d’un recadrage ou de je ne sais quoi, certains, avec ce mélange de subjectivité et d’objectivité, finissent par être complètement perdus à ne plus savoir ce qui est en rapport avec l’art, la poésie, la suggestion, l’émotion, et ce qui est en rapport avec le fait historique. A+B+C+D, quelque chose de carré, de concret. Or, même sans utilisation de support… (comment disent-ils déjà ?) transversal (peu importe), comme un film, certaines disciplines (humaines) sont parasitées par une approche qui pour certains ne fait absolument pas sens. L’intervention du subjectif jusque dans des savoirs pratiques, concrets, dans ce qui doit pourtant servir de base pour la suite à ces élèves ne fait que parasiter le savoir qu’on est censé leur prodiguer. Quand tu apprends la grammaire, l’orthographe, tu as besoin qu’on t’entoure tout ça de mièvreries subjectives ? Non. Alors pourquoi arrivés au collège ou au lycée, tout à coup, on en vient à tremper tout ça dans un bol de subjectivité ? Dans certaines disciplines, au bout du compte, les élèves ne savent plus si on leur demande de reproduire des faits objectifs, des connaissances, ou « un avis sur ». Et finalement, tu résumes l’enseignement à une trajectoire absurde que tu peux résumer ainsi : Question : « que pensez-vous de… ? » ; puis vient la correction contradictoire : « il ne maîtrise pas les savoirs fondamentaux de la discipline ».

Il y a des cours qui font appel directement et pleinement à la subjectivité ; ce sont les disciplines liées à la créativité (dessin, théâtre, cinéma…). Mais pour des disciplines comme l’histoire, le français ou la philo, qu’on ne me fasse pas croire qu’il n’y a pas des savoirs concrets délivrés en priorité aux élèves.

Enfin bon, je vois avec un immense plaisir que depuis vingt ans les méthodes n’ont pas changé. Je me sentirais toujours aussi peu concerné aujourd’hui (surtout lors des projections de films ou de ces horribles débats où tout à coup la classe s’anime comme au bistro du coin). « Ne semble pas bien concerné par ce qui se passe en classe. » Non, je confirme. Sans doute plus intéressé par les écureuils qui chahutent dans les arbres du parc (oui, j’ai eu de la chance) que par la « séquence émotion » du jour.

« On ne prépare pas des futurs citoyens en leur apprenant uniquement à gober et ingurgiter le savoir du professeur comme on le faisait avant, ça ne marche plus. »

Il est bien là le problème pourtant. La mission de l’école n’est pas de former des citoyens, mais de transmettre des connaissances. Avant oui, on ne faisait qu’ingurgiter le savoir et on retenait mieux les leçons. Manifestement, cette leçon qui ressort sur le niveau des élèves français, études après études, est une leçon difficile à ingurgiter.

C’est sur France Inter et l’émission « Pendant les travaux, le cinéma reste ouvert » qu’il y était question de l’enseignement du cinéma par des professeurs. C’était follement intéressant de voir l’un des deux présentateurs s’insurger que cet enseignement soit fait par des professeurs d’un peu toutes les matières après des stages sommaires (voire aucun sans doute, je n’ai pas beaucoup de souvenirs). Je ne vois pas bien ce qu’on peut apprendre à des élèves si on se contente de faire un cours basé sur le principe de café du commerce ou si l’œuvre ne sert elle-même que de support à une autre discipline.

Pourquoi pas après tout. Si les profs sont convaincus que leur méthode est la meilleure et que si elle largue une partie des élèves, c’est parce qu’ils ne font pas preuve de bonne volonté (quand l’autre partie arrive à suivre parce qu’aidée à la maison).

On me répond : « Ta conception en dit très long sur l’invasion des sciences expérimentales et de leur logique froide sur le reste du savoir (sauf que même cette prétendue “logique” est en fait absente des sciences expérimentales quand on les étudie en profondeur). Or, l’histoire ne fonctionne pas sous cette forme de logique. L’enseignement des langues ne fonctionne pas avec cette logique non plus. »

Oui, j’ai en effet pu m’apercevoir que, par exemple, en anglais, l’apprentissage de la langue procédait à une logique propre. Une prononciation correcte doit certainement obéir à une science qui doit rester étrangère au professeur. Et gare aux intrépides élèves qui y décèleraient les incohérences d’un professeur à l’autre. Après tout, chacun sa méthode, chacun sa prononciation. L’anglais, c’est un état d’esprit, une façon d’être ; les langues ne fonctionnent pas avec la logique d’une science… (Yes, that’s a straw man; I’m a bit sarcastic.)


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Le jeu d’acteur outrancier dans Rashômon

Les canons du jeu d’acteur et jeu d’acteur supposé outrancier dans Rashômon

Réponse apportée sur le type de jeu au Japon dans les films historiques au milieu des années 50.

Les canons de beautés évoluent selon les époques et les cultures. Mais j’espère que tu ne crois pas que le monde décrit dans le film est celui du Japon des années 50. C’est bien un film d’époque. Les États-Unis a ses westerns, la France ses films de cape et d’épée ou du siècle romantique, il y a le péplum… et d’une manière générale (parce que je ne suis pas spécialiste de l’histoire asiatique), les Chinois et donc là les Japonais, parlent le plus souvent d’époque du Moyen Âge (pour reprendre un cadre historique européen), et ça peut monter jusqu’au XIXᵉ (après pour voir la différence, chaud).

Parfois donc, il faut donc un peu avoir l’esprit ouvert pour reconnaître que des beautés d’autrefois puissent paraître affreuses aujourd’hui. On connaît l’exemple, parce qu’on le voit assez souvent, des femmes enveloppées d’avant le XXᵉ siècle qu’on voit dans toutes les œuvres d’art occidentales. Alors comme on peut comprendre ça, on ne doit pas être surpris quand dans certaines cultures on doit se cisailler les dents, se trouer le nez, voire autre chose, pour correspondre aux canons de beauté… Alors au Japon de l’époque Heian (merci, Google), les femmes bien nées (l’intérêt du film, c’est aussi l’opposition entre le brigand affreux et le couple d’aristos) se rasaient les sourcils, se fardaient la peau en blanc (comme en Europe, c’est le signe qu’on se distingue des paysans qui rôtissent au soleil), et on relève des sourcils factices. J’ai cru comprendre qu’à l’époque on trouvait que la position des sourcils était manifestement trop basse et que c’était une erreur de la nature. Et c’est vrai qu’en y pensant bien si on comprend le visage dans son entier, il serait plus harmonieux de les voir plus haut (il suffit de les voir dans certaines représentations de dessins animés : pour exprimer la douceur et l’harmonie d’un visage, on met bien les sourcils haut). Kurosawa si son récit se déroule à cette période, l’utilise. Mais on peut aussi le remercier, parce qu’un autre signe distinctif de ces femmes, c’était qu’elles se noircissaient les dents ! Je me rappelle avoir vu ça dans certains films, ça fait édenté, et là pour le coup, ça fait peur. Kurosawa ne l’utilise pas parce qu’il représente une idée que son public se fait de cette époque. Ces sourcils haut sont parfaitement connus des Japonais parce qu’ils ont été repris dans la culture du théâtre. Que ce soit dans le kabuki où le visage est effectivement peint en blanc, où souvent des marques sont dessinées pour spécifier un type de personnages traditionnel (à une certaine période comme durant le siècle élisabéthain avec les pièces de Shakespeare, c’était même des hommes qui jouaient les rôles de femme), ou que ce soit dans le nô où on reproduit les mêmes codes de maquillage, mais avec des masques. Tout est codifié au Japon, et on donne même un nom à ce masque inspiré du visage angélique de cette période Heian, masque connu : un masque de visage parfaitement ovale, blanc, aux lèvres rouges, qu’on appelle ko-omote. Le problème, c’est que ces codes de la beauté traditionnelle ont parfois été assimilés dans des œuvres plus contemporaines au genre d’horreur… Or, c’est vraiment une perversion du code, un peu dans notre culture les petits anges blonds du Village des damnés. Les beautés évoluent en partie aussi parce qu’on détourne les canons de beauté. Donc là, on peut ne pas trouver ça très joli, mais on doit s’efforcer de comprendre que c’est bien un code de beauté pour l’époque du film, voire un signe de noblesse.

Pour le jeu des acteurs, pour moi, encore une fois, on peut ne pas aimer, mais ne pas comprendre pourquoi c’est joué ainsi, ça me dépasse. Le jeu comme on le conçoit aujourd’hui doit être une reproduction la plus identique possible de nos comportements réels. Il y a deux raisons majeures à ça : le travail de Stanislavski et l’illusion de réalité qu’apporte intrinsèquement le cinéma. Stanislavski est peut-être le premier metteur en scène, comme on l’entend aujourd’hui : avant lui, il n’y avait que des régisseurs et les acteurs étaient jugés sur des questions parfaitement illusoires aujourd’hui, voire mystérieux (j’ai essayé de retrouver les codes d’autrefois, les techniques, parce que c’est une de mes passions… ça semble être perdu) : le rythme, le timbre, la diction, le phrasé, la posture… L’acteur était presque un chanteur, du moins dans le répertoire « grave », parce que pour ce qui était du répertoire « léger », ce qui commandait la réussite d’un acteur, ça devait être sans doute plus son intelligence à faire passer la situation, à rendre le rythme. Là, Stanislavski arrive donc et il doit mettre en scène les pièces de Tchekhov. Le dramaturge prétendait à l’époque que ses pièces étaient des comédies (dur de le concevoir aujourd’hui, sauf pour ses pièces en un acte), mais surtout elles sont incroyablement réalistes. Je ne suis pas un énorme spécialiste de l’histoire du théâtre, mais c’est une chose qui est venue au fur et à mesure. Le théâtre a très longtemps été un art officiel, régie par l’Église ou par le pouvoir (la plupart du temps, il était interdit d’écrire et de représenter des pièces contemporaines, ça pouvait être compris comme un acte politique, subversif, donc c’était un art très codé, le plus souvent). Mais pour ce qui est de la France en tout cas, on a peu à peu cassé les règles du théâtre classique : Hugo y a fourré son nez en cassant les vers et en ajoutant du réalisme, puis les représentations se sont démocratisées : de nouveaux théâtres s’ouvrant alors, il fallait écrire de nouvelles pièces, et au XIXᵉ siècle, cela a été l’explosion. Les pièces sont devenues de plus en plus réalistes, voire naturalistes, drames et comédies mélangées. Il était inévitable qu’à un moment donné, il y ait un homme chargé de faire le lien entre les acteurs et le dramaturge : les personnages et les situations étant plus complexes, il fallait coordonner tout ça. Il fallait créer de nouveaux codes de jeu, liés sur plus de réalisme, vu que les pièces elles-mêmes étaient réalistes. Autrefois, le théâtre était un art de la suggestion. Sur la scène du Globe durant les pièces de Shakespeare, une simple pancarte sur laquelle était inscrit « un champ de bataille » servait de décor. Aujourd’hui, ça ferait intello de vouloir faire ça.. Le code aujourd’hui, c’est de coller à la réalité. On aurait dit peut-être à l’époque qu’une telle représentation manquait de style, de pudeur, de respect pour l’œuvre…, un peu comme aujourd’hui, certains ne peuvent pas voir un film français parce qu’ils trouvent ça trop cru, parce que ça ne fait pas assez rêver, parce que les images sont moches et parce que les situations décrites sont trop naturalistes, trop « vie quotidienne ». Vient ensuite la révolution du cinéma en même temps que celle initiée par Stanislavski (tout se nourrit de tout…). Pendant la période muette, la technique d’alors obligeait d’utiliser la pantomime pour faire passer des sentiments et des situations au spectateur, sans son. Pendant un certain temps, on reste encore un peu dans l’évocation, plus que dans la reproduction. Puis le cinéma se fait parlant. On est obligé de faire appel aux acteurs de théâtre et aux dramaturges pour monter de nouveaux films. Or, à ce moment-là, justement la révolution (qui s’est donc nourri déjà du cinéma) c’est de jouer plus… naturellement. On cherche non plus à suggérer, à évoquer, on veut créer une illusion : faire croire au spectateur qu’il a réellement face à lui les personnages (alors qu’on est dans l’illusion d’une technique où l’acteur n’est pas présent et où avant comme j’ai dit le spectateur faisait parfaitement la distinction entre l’acteur et le personnage, il y avait une distance nette entre les deux, un peu comme un raconteur d’histoires révélant ce que tel ou tel personnage a dit sans pour autant les imiter, et prenant pour ce faire une voix pour chacun…, le simple pouvoir d’évocation suffit au bonheur du spectateur). En France, le cinéma se nourrit de l’expérience et de l’exigence « naturaliste » du Cartel, et c’est tout naturellement que Jouvet se retrouve au cinéma (on trouve ça affreusement artificiel aujourd’hui, mais après le muet, on peut concevoir que ça doit être une claque de réalisme). Et un peu plus tard, la méthode de jeu de Stanislavski fait son chemin et atterrit à New York où Elia Kazan a créé l’Actors Studio. Depuis ce temps-là, on n’a de cesse de chercher à rendre le cinéma plus « vrai », de coller toujours plus à la réalité.

Alors, regarder un film de 1950 et s’étonner du jeu des acteurs, c’est oublier tout ça…

Dernière chose : Kurosawa a beau être très au fait de la culture occidentale, la révolution du théâtre « naturaliste » est purement occidentale (il faudra attendre Mishima, je crois, pour sortir du nô et du kabuki, même si évidemment il y a le cinéma). Mais c’est aussi une question de style. Si on regarde un film comme La légende du grand judo qui précède Rashômon, le jeu y est assez « réaliste », si on regarde des films Ozu ou des films Naruse, on est tout autant dans la recherche du « vrai » qu’on a à cette époque en occident. Ce qui change, ce n’est rien de moins la nature et le style du film : l’adaptation d’un classique de la littérature (1915) dont l’histoire se déroule au « Moyen Âge ». Il faut imaginer Cyrano de Bergerac joué par Ben Stiller ou Dustin Hoffman dans un style ultra naturaliste et on comprendra le jeu d’acteurs dans Rashômon que certains trouvent outrancier (sans oublier tout mon tunnel pour expliquer que le Japon n’a pas eu le même cheminement et la même perception de l’acteur). Tu ne joues pas petitement, « réalistiquement », des histoires telles que celles-ci qui ont un style déjà « artificiel ». Voir de l’artificialité dans ce jeu d’acteur n’a juste aucun sens, ce serait comme se plaindre que les acteurs dans les films muets soient… muets.

Je conçois tout à fait qu’on puisse ne pas aimer ça parce qu’on n’y est pas préparé, parce qu’on manque de culture, parce que ce n’est pas sa culture, mais qu’on fasse un effort pour comprendre que ce n’est pas un défaut et surtout qu’on essaie de concevoir que ce type de jeu puisse avoir des codes tout comme le jeu d’acteur d’aujourd’hui possède les siens. Et pour être franc, j’ai fait assez le tour de la question pour avoir mouillé dedans pendant dix ans, et j’ai un goût prononcé pour ce genre de jeu, perdu aujourd’hui, qui ne consistait pas comme on voudrait le faire croire à rouler des yeux et à surjouer. Je préfère toujours voir un mauvais acteur qui joue avec ces codes, avec ces styles, qu’un petit con d’acteur qui surjoue le « réalisme » aujourd’hui et qui roule des yeux à sa manière… sans aucun style, les mains dans les poches. Au moins, les défauts des mauvais acteurs d’autrefois étaient masqués par un savoir-faire et des codes visuels, un body language parfaitement codifié qui exprimait malgré tout quelque chose derrière le mauvais acteur, quand un acteur qui reste les mains dans ses poches pour faire « réel », n’exprime que dalle. Certains oublient de plus en plus qu’un film, c’est moins être que raconter une histoire. On reproche suffisamment à certains films d’ailleurs d’être trop proches du réel et de ne pas s’attacher suffisamment à nous raconter une histoire… Pour moi, ça tient du même problème, à une échelle différente. Je suis incapable de juger de la performance ou de la justesse de jeu des acteurs de ce film, tout comme je suis bien incapable de juger du talent d’acteur de Cary Grant par rapport à Gary Cooper… parce que ce n’est pas ma langue maternelle et parce que j’ai appris que dans ces situations nouvelles, pour juger un acteur, il fallait comprendre toutes les subtilités et les nuances de la langue qui ne sont pas seulement faites de mots, mais d’accents, de musiques, de rythme, d’envolées d’intention, d’expressions ou d’intonations typiques ayant leur propre sens, de… codes. Comment juger un acteur étranger qui parle une langue, des codes donc, que je ne comprends pas.

Reste tout ce qui est visuel… Et là, du moins pour ça, pour moi, de ce que je peux en juger dans ce film, les acteurs sont tout bonnement exceptionnels, Mifune en tête : parce que, toujours, les codes d’autrefois, dits « jeu théâtral » aujourd’hui (mais je vous rassure — malheureusement — plus personne ne sait jouer comme ça au théâtre aujourd’hui… le cinéma a tué tout cet art codé et méprisé), expriment cent fois mieux, avec plus de puissance, d’efficacité, qu’un jeu qui parait juste… réel. Question de rythme, d’accent corporel, de poésie, de folie. Bien sûr…, mettre tout ça dans une interprétation ne serait pas crédible, vu qu’on cherche à être naturaliste, donc crédible, donc au fond anecdotique, insipide. J’ai arrêté le jeu d’acteur en partie à cause de la disparition et du mépris que tous avaient pour ces techniques… l’art de la représentation a perdu énormément en ne proposant qu’un seul type de jeu. Pourquoi à une époque le péplum est-il mort ? Justement parce que plus personne n’était capable de jouer avec un maintien suffisant des textes non creux, personne n’avait la carrure, et quand on faisait jouer ça devenait ridicule. Il en est de même avec le film noir : quel acteur aurait suffisamment de retenue, de mystère, de poésie, de maintien pour jouer comme dans les années 40 où le jeu d’acteur de Marlon Brando qui se gratte les fesses n’avait pas encore envahie tous les cours d’acteur. Montez un film comme Le Pacte des loups en France, et tu te retrouves avec l’actrice des Dardenne dans un rôle où il faut savoir porter robe flottante à longue traîne, jupons et paniers et qui te mâche les mots comme une pétasse de fin de XXᵉ. Je ne comprends pas un mot de ce que raconte Mifune dans ce film, mais pour moi, même s’il est mille fois moins « naturel » que la Rosetta, il est mille fois plus « juste ». Je préfère la justesse à la réalité du cinéma. L’un des deux au moins n’est pas une supercherie.

Tout ça sent parler bien sûr du génie par ailleurs du film… C’est un film que je revois régulièrement avec toujours le même plaisir de découvrir de nouvelles choses (c’est étonnant, un film qu’on aime et qu’on revoit cent fois avec un acteur qui se gratte le cul pour faire naturel, on finit par s’en lasser ; un autre qu’on aime avec des acteurs qui utilisent des gestes qui ont un sens et qui nous semblaient peut-être au début surfaits, trop accentués, on ne s’en lasse jamais : c’est comme un dribble improbable qui, au basket, mène un joueur au panier, on trouve ça irréel, et c’est ça qui fait la magie du geste…).

 

Fiche Akira Kurosawa


 

Rashômon, Akira Kurosawa 1950 | Daiei


Ed Wood, précurseur, et le foisonnement d’idées

Capter les idées qui sont dans l’air (de préférence avec un réfracteur rachidien), c’est à la portée de n’importe qui, surtout des fous ou des gens qui n’ont aucune limite. Raconter une histoire, ce n’est pas faire le compte de ces idées à la portée de tous, d’être le premier à les assembler pour être “précurseur” (ce qui est en plus assez discutable) ; c’est raconter quelque chose qui a du sens et qui arrive à convaincre son public. Et il suffit alors souvent que d’une idée. Nul besoin alors qu’elle soit originale pour pondre un joli film.

Ed Wood est tordu, ses films n’ont aucune tenue, c’est de la bouillie éructée en pleine poire. Là où il a été précurseur, c’est que sans doute encore personne n’avait osé aller aussi loin dans le débile. C’était à la fois un âne et un fou, et le seul spectacle qu’il avait à offrir, c’était celui de sa propre bêtise.

Je serais même bien amusé de connaître quelles sont ces fabuleuses idées de SF dont il serait le précurseur. Mais c’est certain, les idiots sont plus sensibles aux idées abracadabrantes qui circulent…