L’audace au cinéma

Cinéma en pâté d’articles   

SUJETS, AVIS & DÉBATS   

Lolita, Stanley Kubrick (1962) | A.A. Productions Ltd., Anya Harris-Kubrick Productions, Transworld Pictures

 

L’exemple de Lolita

(Brève et à revoir.)

Le génie, ce n’est pas l’audace. Censure ou pas, ce n’est pas l’âge de la gamine dans Lolita de Kubrick, le courage d’un cinéaste à s’expatrier pour mener à bout un projet, le degré de liberté de mœurs d’une époque, qui font de grands films. La version d’Adrian Lyne est-elle meilleure que celle de Kubrick en allant volontairement plus loin ? À la même époque, au début des années 60, on propose en Europe et au Japon des films bien plus audacieux que Lolita, plus explicites, et ça n’en fait pas pour autant des chefs-d’œuvre. Le pire de l’audace crétine, on le trouve peu de temps après, au Japon, avec L’Empereur Tomato-Ketchup avec des scènes érotiques pédophiles. Cela a-t-il un intérêt ? Non. Des films pornos audacieux, il en existe depuis le début du cinéma. Des films traitant ouvertement de la sexualité d’une blondasse à se taper, on l’avait déjà vu avec Baby Doll quelques années auparavant.

C’est sans doute une erreur commune de croire que le sens de l’histoire va toujours vers plus de liberté et d’audace. La morale, la censure, ce qui est réactionnaire, choquant, pour certains, dans certaines conditions, ne le sera pas pour d’autres. Jamais le contexte historique, social ou moral de la société dans laquelle a été tourné un film ne jouera sur sa qualité.

Parfois même, les malentendus persistent. Kubrick peut être qualifié d’innovateur, mais ce n’est pas un provocateur qui cherchait à faire des « coups ». À la sortie de Eyes Wide Shot, Gaspar Noé était déçu parce qu’il trouvait que Kubrick n’allait pas assez loin ; du coup, il a fait son film scandale avec Ir-regardable. Derrière l’audace grossière du film, il reste quoi ? L’audace n’est même pas un sujet, ce n’est qu’une posture. Le pire point de départ pour monter un film.

On revisite aujourd’hui la perception des films de Kubrick qui n’était probablement pas celle de l’époque. Bien sûr, le film a fait scandale. Partout ? Selon quelles proportions ? Dans quels pays ? Pendant les années 60-70, des scandales, il n’y a que ça. Beaucoup de films de Kubrick ont été « scandaleux » (Les Sentiers de la gloire, une scène de Spartacus, Orange mécanique, Docteur Folamour…), ça alimente le mythe peut-être, mais faut-il réduire ces œuvres, aux remous qu’ils ont suscités. Donc la question pour Lolita, c’est : Est-ce que le film aurait été meilleur en respectant l’âge de l’héroïne ? Non.

Dans aucun de ses films, Kubrick n’a cherché à choquer. Une des règles de la dramaturgie, c’est la bienséance. Chacun la sienne. Elle s’adapte à la morale de chacun, mais il y a des modes. C’est comme au foot, porter des shorts courts, c’est devenu contraire à la bienséance… en quelque sorte. Pour éviter de penser que c’est un recul de la « morale », on trouve le prétexte du ridicule. Pourquoi pas. Quoi qu’il en soit, l’audace, trop d’audace, va rendre plus probable la non-adhésion à une grande partie du public. Or Kubrick a toujours été un auteur, mais un auteur populaire. Il n’adapte pas Nabokov, il n’adapte pas King, il n’adapte pas Burgess, il n’adapte pas Schnitzler, il les sublime. Il est capable de faire de Shining une œuvre hautement cinématographique en se détachant de King (qui réalisera lui-même une daube pour prouver qu’il avait raison), et de proposer une vision personnelle de Lolita en lui appliquant l’audace qui lui convient, celle dont il sait qu’elle aura le plus l’adhésion du public. Adhérer, non pas pour faire du blé, pour scandaliser, faire parler ; mais adhérer véritablement dans son sens noble : convaincre, fasciner. Il n’est pas question d’audace, mais de juste proportion, et de bon goût. L’audace de Lolita, elle est dans son sujet. Être entre le trop et le pas assez, savoir se situer dans une sorte de croisement de la bienséance qui serait toute harmonie, c’est le nombre d’or du bon goût. Lolita montre les travers de nos sociétés. Ça, ce n’est pas être audacieux, c’est être juste et témoin de son temps. Et ça, c’est une des marques des génies.

Non. L’audace, c’est bon pour les cinéastes de séries B comme Gaspar Noé. La fascination qu’éprouve le spectateur d’aujourd’hui pour le film tient pour beaucoup dans la sympathie qu’il a pour Humbert. Kubrick, s’il arrive à rendre le personnage intéressant (tout comme celui de Lolita), c’est qu’il est toujours sur une corde raide. On le regarde se balancer, incertain, et on finit à notre tour par ne plus savoir sur quel pied danser. Les génies ont ce talent pour nous faire apparaître un personnage d’une manière, à un moment, puis d’une autre au moment d’après, et cela sans que cela nuise à la crédibilité du personnage. Parce que nous sommes tous multiples et contradictoires. C’est l’insaisissable qui fascine, et le regard lucide qui parvient à nous rendre moins flous ce qui l’était alors. L’audace, ou l’audace muselée, ne fascine qu’un instant. Poliment.

L’exemple Thé et Sympathie.

La censure, et donc les limites forcées de l’audace, et sous toutes ses formes (comme celles imposées par un studio), peut rendre dans certains contextes service aux œuvres et à leurs créateurs. Elle oblige parfois à contourner ces interdits et à faire preuve de finesse qu’un traitement frontal n’aurait pas rendue possible.

À chaque époque, à chaque société, ses tabous. On ne parle pas de la même manière d’un tel sujet (l’homosexualité) à Hollywood dans les années 50 qu’au Japon dix ans après ou même aujourd’hui. Il faut remettre le film dans son contexte. À la même époque, il y a La Rumeur, traitant lui aussi de l’homosexualité. La subtilité de traitement des deux films permet à un public initialement pas forcément acquis de s’identifier aux situations et aux personnages. Garder le flou permet une incertitude qui laisse une plus grande part à l’imagination du spectateur. Si ensuite, le sujet devient plus évident, le spectateur a eu le temps de s’y faire et est déjà en sympathie avec les personnages.

On peut comprendre que pour un spectateur actuel ces films ne soient pas assez audacieux, mais ils ont l’audace qui correspond à leur époque et au monde dans lequel ils ont été tournés. La force du film de Minnelli, c’est qu’on peut interpréter la situation bien autrement, différentes lectures sont possibles. On peut concevoir le drame du personnage principal comme un mal être né de sa mise à l’écart. En présentant les raisons, les conséquences de cet ostracisme, et non en en montrant les causes supposées, c’est laisser le spectateur s’identifier à ce qu’il ressent, non à sa nature d’homosexuel supposé : il fait de la couture, il refuse de jouer dans l’équipe de foot du lycée…, on peut interpréter ça comme des signes patents de son homosexualité comme on peut n’y voir que de l’habillage pour illustrer l’injustice de son traitement, lequel nous inspire bien de la pitié pour lui, non pas parce qu’il est homosexuel, mais parce qu’il est mis à l’écart et est incompris des autres, et ça, avant peut-être de compatir à sa nature d’homosexuel, c’est le faire parce qu’il n’est rien de plus qu’un être humain. Le traitement, en étant plus subtil, gagne en profondeur, en nuance, et au lieu de mettre la sexualité au centre de tout, place les problèmes des homosexuels aux côtés de n’importe quel autre individu. Leur différence, leur mise à l’écart, devient celle de tout le monde, au lieu d’être présentée d’abord comme étrangère. Ça permet au moins de faire un premier pas vers l’acceptation de l’autre. Tous les autres dans leurs différences. Y compris donc les homosexuels. Aujourd’hui, un tel film n’aurait pas le même sens même s’il est probable que ce que certains voient comme un manque d’audace rende un tel film toujours aussi efficace (l’audace, comme hier, ne rendrait que plus lourd le film) ; à l’époque, il fait partie d’un ensemble d’œuvres qui ont participé à changer les consciences.

La question du coup, c’est peut-être aussi de savoir si ce supposé manque d’audace ne relève pas simplement de l’approche subtile inhérente à n’importe quelle œuvre, et sur n’importe quel sujet. Et on revient aux questions sur Lolita : un film est-il rendu meilleur parce qu’il prétend être plus audacieux ? Ce n’est pas parce que c’est plus compliqué de le faire accepter au public, qu’on bouscule ses certitudes (et est-ce qu’on aurait besoin aujourd’hui d’un tel sujet aussi exposé frontalement alors que les mentalités, au moins telles qu’exposées dans l’art ou les médias, ne souffrent d’aucune forme de censure ou de crispation), encore moins parce qu’on traite d’un sujet en imposant une seule lecture, qu’un film en est meilleur. Au contraire sans doute.


> le commentaire d’époque de Thé et Sympathie (dénué là encore de toute référence à l’homosexualité du personnage).