Frankenstein, Guillermo del Toro (2025)

Note : 4 sur 5.

Frankenstein

Année : 2025

Réalisation : Guillermo del Toro

Avec : Oscar Isaac, Jacob Elordi, Christoph Waltz, Mia Goth, Charles Dance

Encore un petit effort et le prochain qui se colle à l’adaptation du roman comprendra que le génie de Frankenstein (et celui de Mary Shelley) tient plus de sa composition narrative que de la composition de sa créature.

Dans mon commentaire sur le roman, je m’interrogeais sur la manière dont le cinéma pourrait précisément illustrer le dilemme non seulement narratif mais linguistique de l’œuvre. Parce que Frankenstein est bien plus qu’un simple roman de science-fiction horrifique, c’est un patchwork narratif de génie qui reproduit l’éclatement cosmopolite de l’Europe du XIXᵉ siècle, une allégorie, presque, de la fécondité des relations sociales et internationales de l’époque illustrée par la créature (à travers son adaptabilité, sa sensibilité et son génie propre — Mary Shelley ne cherche pas à rabaisser la créature par l’intermédiaire de la langue, au contraire, elle l’élève à notre niveau pour en faire un alter ego).

Comme on pouvait s’y attendre, Guillermo del Toro évite de faire parler ses personnages français et les transpose vite en Grande-Bretagne. L’aspect continental, dira-t-on (voire polymorphe ou composite du roman), n’apparaît que dans l’évocation de l’enfance du docteur (sans préciser qu’il s’agit de la Suisse, sauf si cela m’a échappé), et l’on y entend quelques mots de français qui ne semble pas être un français de Suisse, ni même un français international de la haute société européenne, mais un français de personne non francophone choisi sur le tard pour le casting… Bref, il s’agit de toute façon d’une adaptation et en dehors de cet aspect étrange et difficile à transposer, c’est en revanche l’aspect narratif qui pour une fois tente un minimum de reproduire à l’écran l’écueil du roman épistolaire.

J’écrivais dans mon commentaire que le roman comptait trois voix, on n’en a plus que deux ici. Le roman est parcouru de peu de péripéties, c’est sans doute pour cette raison qu’il est à la fois si difficile à adapter « à la lettre » (en respectant l’essence polymorphe du roman) et susceptible de laisser une grande marge de créativité (Guillermo ne s’en est pas privé : il s’approprie quantité d’éléments — autobiographiques, expliquait-il à la séance — en recomposant largement les lieux et les péripéties). Le choix a pourtant presque toujours été de se focaliser sur les événements (rarement conformes à Shelley). L’intérêt du roman, comme la plupart des chefs-d’œuvre, se situe autant dans son fond (sujet, thème) que dans sa forme (narrative et symbolique). L’une des surprises à la lecture du roman après en avoir vu diverses adaptations est de voir lire la créature : voir en particulier ce que la lecture et son apprentissage ont fait d’elle (parce que c’est elle qui s’exprime, à l’écrit, dans le roman). Au cinéma, même si l’on peut s’autoriser à y voir adapté d’une manière ou d’une autre l’aspect littéraire et épistolaire du roman, cela passe forcément par la parole. Toutes les adaptations se focalisent sur la créature au moment où celle-ci parle à peine. Guillermo del Toro se contente de la faire brièvement philosopher et d’évoquer ses lectures.

Alors, gageons que la prochaine fois sera la bonne. Un récit enchâssé à la Citizen Kane apporterait quelque chose de plus à Frankenstein. Cette autre voie devrait être possible. À la fois plus fidèle et capable de moderniser le mythe en insistant sur l’aspect polyphonique (et polymorphe) du roman. La créature n’apparaît pas seulement comme un monstre à cause de sa physionomie, mais parce que partout où elle passe, elle est « l’étranger » dont on se méfie : elle « naît » en Allemagne, mais sa langue « maternelle » devient le français, et le tout doit être retranscrit… en anglais. La créature, c’est donc le migrant d’aujourd’hui, l’être cosmopolite, le savant vagabond méprisé dans les sociétés modernes, celui que l’on craint parce qu’il pourrait nous « grand-remplacer » (Guillermo del Toro, plus que Mary Shelley, joue sur la peur de voir les pauvres petites demoiselles du continent succomber au charme « monstrueux » de l’étranger, reprenant ainsi plutôt un motif de Dracula). Le rapport de la créature avec le docteur Frankenstein n’est ainsi pas exclusif. Le sujet du roman, c’est autant l’expérience de l’altérité que la quête de l’espace vital d’une créature modelée par l’homme condamnée à lui survivre. Cette altérité ne se trouve pas seulement évoquée à travers la question de l’apparence de la créature, mais aussi à travers les différentes langues diégétiques du récit, à travers les différentes classes sociales abordées, à travers les différents lieux. Compacter tous ces aspects en une seule langue, un seul lieu, une seule classe, c’est un peu réduire la créature à un vulgaire animal de compagnie, à un simple bout de viande qui se dérobe à notre fourchette.

Le film possède une autre qualité : son design. Je ne suis pas fan des lumières créées par ordinateur, mais costumes et décors valent le détour. Le château des expérimentations évoque à la fois la version de 31 (de ce que je m’en rappelle, surtout pour son entrée, son escalier) et celle de Branagh (la chambre d’expérimentation et sa tour). Quant à la créature, elle évoque plus… le Prométhée de Ridley Scott. Elle est plus proche de l’homme augmenté que de la vision néandertalienne proposée dans les précédentes versions.

Le film est long. Il aurait gagné à prendre encore plus le temps lors des grandes séquences émouvantes « créature/humain ». Les obligations hollywoodiennes… La distribution Netflix ouvrait la voie à une adaptation en deux ou trois volets… Une série, un jour peut-être…


Frankenstein, Guillermo del Toro (2025) | Bluegrass Films, Demilo Films, Double Dare You, Netflix


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Né pour tuer, Robert Wise (1947)

Note : 4 sur 5.

Né pour tuer

Titre original : Born to Kill

Année : 1947

Réalisation : Robert Wise

Avec : Claire Trevor, Lawrence Tierney, Walter Slezak, Phillip Terry, Audrey Long, Elisha Cook Jr., Esther Howard

L’intrigue mêle certains archétypes du thriller (tueur en série, ingénue, détective corrompu…) avec des éléments plus inattendus (le tueur est un psychopathe, mais aussi bel homme, ce qui lui permettra de séduire à la fois la fille de bonne famille ainsi que sa « sœurette », et toute sorte encore de détails singuliers). Certaines relations révèlent une telle originalité qu’elles pourraient sortir d’un rêve. Le récit évite pourtant de tomber dans l’invraisemblance. Les deux sœurs de lait semblent avoir bénéficié strictement de la même éducation. La divorcée reste un sujet rare au cinéma à cette époque. Le tueur en série, ensuite, est étrangement flanqué d’un confident (les tueurs pathologiques s’avèrent en général plutôt de nature solitaire, bientôt même, au cinéma, ce seront des tueurs impuissants vivant chez maman, et quand ils appartiennent à un groupe, il convient alors de parler de complices et leurs meurtres sont crapuleux). Enfin, l’enquête est commanditée par une vieille amie alcoolique d’une des victimes, non par la police (qui n’arrive dans le récit que sur le tard) ; on serait loin de penser qu’un tel personnage puisse par amitié s’impliquer autant dans la recherche d’un assassin.

Avec autant d’étrangetés, si l’on évite l’invraisemblable, on devrait au moins frôler le baroque, le mélodrame. Pourtant, tout se tient relativement bien.

Un ressort est activé pendant tout le film pour agrémenter le récit, complexifier les aspirations d’un des protagonistes, et l’on peine à concevoir qu’il ait pu passer la censure : le vice envahissant, refoulé de la sœur et qu’il faut mettre en perspective avec les propres travers pathologiques du tueur en série. Cet axe dramatique permet de faire avancer le film sur trois rails bien distincts : l’enquête à proprement parler (celle du détective embauché par la vieille amie) ; les différentes relations sentimentales ; et enfin, donc, les tendances vénales et prédatrices de la sœur divorcée qui se trouvent comme révélées par la seule présence du tueur, un peu comme un seigneur Sith qui éveillerait le côté obscur alors contenu d’un padawan… Si le tueur en série est déjà un personnage fascinant, ne répondant à aucun code, cette sœur partie divorcer à Reno ressemble à peu de personnages connus à l’époque. Le spectateur est exposé à ses penchants dès le début du film quand elle renonce à appeler la police après avoir découvert les deux corps dans la cuisine de la pension qu’elle avait occupée le temps de son divorce. Elle continue ensuite sur de dangereuses voies obscures en s’entichant de l’assassin, tout en faisant mine du contraire, et en courant un parti capable de lui assurer le confort bourgeois qu’elle a connu en grandissant aux côtés de sa sœur de lait.

Dans les films noirs, les deux « amants criminels » se disent volontiers l’un à l’autre qu’ils s’accordent comme personne. Mais ici, en dehors du renoncement initial à appeler la police, la sœur n’a commis aucun crime et c’est son cheminement intérieur vers le côté obscur qui fournit au récit une part de son suspense. Ah, si, j’oubliais : au regard du code Hays, elle est déjà coupable, puisqu’elle a divorcé.

Et selon le bon principe du code, d’ailleurs, à la dernière bobine, la « morale » sortira gagnante : la justice des balles perdues s’occupera du sort de ces déviants.

Réalisation d’un grand classicisme : on est loin des films noirs âpres et lugubres ou des séries B. On aurait plutôt affaire à un drame criminel avec de subtils accents mélodramatiques. Pour interpréter ces étranges monstres animés par on ne sait quelles pulsions destructrices, des stars auraient définitivement fait passer le film au rang de série A, mais la production a réussi malgré tout à réunir d’excellents acteurs habitués aux seconds rôles. Claire Trevor et Lawrence Tierney forment un duo de qualité, mais s’ils sont très précieux venant en appoint d’une ou deux vedettes, pour tenir ensemble le haut de l’affiche, ça manque d’un je-ne-sais-quoi.

Pour interpréter l’amie alcoolique, respect surtout à Esther Howard et à son visage de Janus (un côté de son visage semble lorgner constamment sur l’autre pour lui reprocher ce qu’il exprime). On l’aura rarement vue autant à la fête. Elle peut ici démontrer toute l’étendue de son talent jusque dans une scène émouvante où son personnage, rincé, déconfit, après avoir échappé de manière plus qu’inattendue à son assassinat, perd d’un coup sa vitalité et sa puissance habituelle pour gagner subtilement en simplicité.

Le film parvient souvent à nous surprendre d’ailleurs, mais pas dans un sens hitchcockien où les surprises se substitueraient au suspense. Ces surprises surgissent plutôt de l’écart entre les attentes du spectateur et la singularité des éléments narratifs venant leur répondre.


Né pour tuer, Robert Wise 1947 Born to Kill | RKO


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Les Révoltés de l’an 2000, Narciso Ibáñez Serrador (1976)

Note : 3 sur 5.

Les Révoltés de l’an 2000

Titre original : ¿Quién puede matar a un niño?

Titre anglais : Who Can Kill a Child?

Année : 1976

Réalisation : Narciso Ibáñez Serrador

Avec : Lewis Fiander, Prunella Ransome, Antonio Iranzo

La maîtrise formelle sur le terrain du thriller de l’auteur de La Résidence est impeccable : beaucoup de rythme, des portes qui claquent, un décor marquant… Son idée de départ pourrait gagner un concours d’accroches de cinéma (« Les enfants prennent leur revanche ! ») ; son écriture est très efficace et condensée comme il faut pendant une bonne partie du film avant que le monstre se découvre (le talon d’Achille des thrillers fantastiques et des films d’horreur, c’est qu’au bout d’un moment, il faut bien que le masque tombe ; or, en dramaturgie, ça signifie souvent la fin ; avoir repoussé l’échéance jusqu’au milieu de l’histoire relève assez de l’exploit). Parce qu’une fois que l’on entre dans le registre du sanglant, cela devient un peu n’importe quoi. Jouissif par moments, j’avoue, face à autant d’audace sadique contre des enfants (j’étais hilare une ou deux fois à la fin du film), mais toujours n’importe quoi.

Pourquoi ne partent-ils pas dès que le touriste comprend ce qu’il se passe ? Pourquoi le touriste donne-t-il des calmants à sa femme ? (Face à un danger immédiat, ne faut-il pas plutôt rester alerte ?…) Pourquoi la Hollandaise compose-t-elle au hasard des numéros sans rien dire ? (Ah oui, le motif de l’appel téléphonique tiré de Black Christmas.) Pourquoi le touriste tient-il tellement à sauver la Hollandaise (pour rester sur l’île, OK, et continuer le film, mais aussi ?), alors qu’un peu plus tard, il perd tout à coup son humanité quand la femme du pécheur se trouve mise en danger de la même manière et qu’il aurait suffi de l’inviter à les rejoindre dans la jeep pour décamper au plus vite ? (Ah, ce n’est pas une touriste, elle peut crever.) Pourquoi le touriste réagit-il à peine quand sa femme est tuée… par son fœtus alors que, disons, c’est une mort assez inattendue et violente ? (Il semble l’aimer beaucoup de surcroît, sa femme.) Pourquoi le touriste ne visite-t-il pas tout de suite la chambre 7 ? (Ben, pour y aller bien après, pardi.) La vision de la femme fragile, indéterminée, sans volonté propre qui est une sorte de sac de viande que son mari trimballe en voyage laisserait aujourd’hui le spectateur assez dubitatif. Vivement Alien (cette fois, ce sera l’homme qui « enfantera » un monstre).

Bref, il y a une pelletée de détails qui gâche la fête et qui plonge le film dans le navrant et la série B.

Pour le reste, je suis assez friand de ces excès loufoques et de ses références lourdes. Juste après Les Dents de la mer, Serrador joue sur le thème du tourisme balnéaire (il n’en reprend toutefois pas toutes les bonnes recettes, dont la plus importante : le monstre qui reste dans l’ombre). D’ailleurs, deux ans plus tard, Long Weekend jouera encore sur cette thématique de touristes lambda qui voient leurs saintes vacances perturbées par la nature sauvage. On avait déjà tout compris des excès de la société de consommation et du surtourisme dans les années 70… Il convoque et mélange aussi l’esprit des Oiseaux et celui des films de zombies qui possèdent déjà un accent espagnol en ce début de fléau (Le Massacre des morts-vivants, Une vierge chez les morts-vivants, La Chevauchée des morts-vivants, et… Romero ?) Les enfants se comportent ainsi comme une nuée de zombies revanchards mue par on ne sait quel phénomène étrange. On pourrait également songer au Village des damnés. Enfin, Serrador reprend un effet de la main qui dépasse d’un soupirail utilisé sur un carreau de porte close dans La Résidence. (La meilleure citation est encore celle que l’on se fait à moi-même.)

L’idée originale du film, c’est bien, comme dans Les Oiseaux, de proposer une revanche presque cathartique des victimes sur leurs bourreaux. L’introduction du film énumérant pendant plusieurs minutes les désastres humanitaires dans lesquels les enfants sont les principales victimes annonce la couleur. L’idée de départ (formidable, tournant vers le n’importe quoi) ressemble d’ailleurs tellement à une idée de Stephen King qu’il en proposera une relecture en 1978 avec la nouvelle Les Enfants du maïs. Il y a quelques idées pourries dans l’air du cinéma d’horreur. Elles se répandent vite, avant même que l’on ait compris qu’elles menaient nulle part. Et oui, il n’y a pas que les King qui sont champions dans le domaine des accroches en or et des espoirs déçus.


Les Révoltés de l’an 2000, Narciso Ibáñez Serrador 1976 ¿Quién puede matar a un niño? | Penta Films


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Les Femmes de Stepford, Bryan Forbes (1975)

Broligarchie

Note : 3.5 sur 5.

Les Femmes de Stepford

Titre original : The Stepford Wives

Année : 1975

Réalisation : Bryan Forbes

Avec : Katharine Ross, Paula Prentiss, Peter Masterson, Nanette Newman

Prendriez-vous un peu de science-fiction militante sans le moindre artifice en dehors d’une paire de techno-boobs fugitifs et de lentilles noirâtres pour les yeux ? Pas convaincu ? Laissez-moi vous dire que notre produit repose sur une occurrence d’un de vos thèmes favoris, j’en suis sûr, à mi-chemin entre l’horreur et la SF du « grand remplacement »… Non, non, je vous vois froncer des sourcils : point ici de grand remplacement (fantasmé) impliquant des migrants, mais d’un simple groupe de personnes, souvent à l’échelle d’une ville entière, parasité par un agent étranger, extra-terrestre ou robotique.

Cela ne vous dit rien ? Mais si, voyons. Nous sommes entre Le Village des damnés, L’Invasion des profanateurs, Les Tommyknockers, Westworld, Desperate Housewifes et Alien. Sachez-le, notre produit est garanti sans extra-terrestres. No extra. Notre agent de… remplacement ? Un robot. Mais pas d’artifices, promis. Nous vous assurons du Mary sans Shelley et du Frank sans Enstein. Qui fomente cette invasion ? Un Club de masculinistes, ou de techbros, dirait-on aujourd’hui, qui complote contre les femmes un peu trop libres à leur goût et qui rêve d’un compagnon docile, si possible livré avec une paire de gros seins. Ah, des techbros, cela commence à vous parler !

— Papa, j’ai vu un homme porter une femme toute nue !

— C’est pour ça que nous quittons New York.

Premier degré. Cet échange introduit le film et annonce parfaitement la suite.

Bref, la culture populaire s’est tellement emparée du sujet qu’il relève, dans la réalité, d’un trouble psychiatrique appelé syndrome de Capgras. Dans ce délire, le patient est persuadé que ses proches ont été remplacés par des sosies. Ou autre chose. Le personnage qu’interprète Katharine Ross va justement voir une psychiatre après que son amie a fini par adopter le même comportement d’esclave domestique et sexuel qu’elles dénonçaient toutes deux. Étonnamment, la psy entre dans son jeu sans déceler le moindre problème de névrose. « Docteur, je vois mon entourage se transformer en robot. — Comment ? Filez immédiatement ! » (C’est une psychanalyse, ceci expliquant sans doute cela).

J’aime bien creuser et forcer les comparaisons (c’est pour ça que mon ex est partie). D’une certaine manière, Horatio, l’histoire des Femmes de Stepford se présente sous la forme d’un film d’éliminations déguisé. Être ou ne pas être comparé à Alien, reste la question à laquelle je finis par tendre dans chacun de mes commentaires dédiés à la science-fiction. Dans le film de Ridley Scott, les victimes servent d’hôtes, pendant ce temps, leur comportement change… avant de disparaître une fois le monstre arrivé à maturité. Un à un. Jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un. Une femme. Dans un film d’horreur, cette dernière victime aura tendance à survivre (c’est discutable, dans Black Christmas, sorti quelques mois plus tôt, l’usage n’est pas encore formellement établi). C’est là que Les Femmes de Stepford retrouve sa radicalité de film d’anticipation : la radicalité d’une satire tech-no-bro ou d’un prospectiviste désillusionné. Pour aller au bout de l’idée, la menace technosolutionniste doit rester implacable. Les hommes fragilisés par l’émancipation des femmes pourraient s’interroger sur les limites morales d’une société réduisant les femmes à un rang inférieur ? Surtout pas, Horatio ! Regarde ce crâne de Ripley : fait-elle désormais la maligne ? Montre-t-elle les muscles face à la fatalité de son sort ? Bien sûr que non. Elle aurait dû se ranger dès le début du côté des hommes. Si les femmes restaient dévouées et obéissantes, les techbros n’auraient pas eu à se démener pour créer des robots pour les remplacer !

En 1974, la révolution culturelle est sur la bonne voie…, mais de manière assez évidente, cette histoire met en quelque sorte en garde contre le retour de bâton qui se profile. Chaque révolution appelle sa contre-révolution et ses propres mouvements réactionnaires (voir mon commentaire sur La Fille sur la balançoire). Le mouvement d’émancipation des femmes se cantonne aux grandes villes. Se retrouvent ici clairement opposés le mode de vie libéral des centres urbains et celui des banlieues conservatrices, vanté par la publicité et les films hollywoodiens des années 50. Si j’étais taquin, je me hasarderais même à voir le film comme une forme d’allégorie de la résistance du cinéma de papa face au Nouvel Hollywood (tragiquement, ce sera le « cinéma d’adolescent » qui mettra un terme à la vague contestataire). Comme un symbole, un cinéaste britannique est aux manettes (Bryan Forbes vient de réaliser l’excellent Une lueur d’espoir dans lequel Nanette Newman, ici présente, tenait le premier rôle avec Malcom MacDowel). Et l’on se rappelle qu’une partie de la révolution à Hollywood a pu se faire grâce à une forte influence britannique : de nombreux réalisateurs américains y étaient venus tourner pour échapper au carcan des studios (Lumet avec La Colline des hommes perdus, Otto Preminger avec Bunny Lake a disparu, William Wyler avec L’Obsédé, etc.) et des réalisateurs britanniques avaient fait le chemin inverse (Peter Yates avec Bullitt, Jack Clayton, avec Gatsby le magnifique, John Schlesinger, etc.). Si le cadre n’est pas tout à fait celui de l’image d’Épinal des banlieues chics de Californie qui servira plus tard de décor à Desperate Housewifes, cette banlieue new-yorkaise n’en est pas trop éloignée. On apprend même dans le film que Stepford passait pour être assez libérale avant que pour une raison inconnue ses habitantes finissent par coller aux stéréotypes conservateurs de la femme au foyer. « La contre-contre-culture, elle ne passera pas par là : ici, c’est New York ! ». La peur d’un grand remplacement flotte déjà dans l’air, mais ironiquement, la menace est celle d’une invasion conservatrice. Cette menace se révélera réelle, car même si New York et sa région font encore figure aujourd’hui de têtes de pont de la gauche américaine, un demi-siècle plus tard, les réactionnaires ont fini par envahir toute l’Amérique. Le film sonnerait presque comme une mise en garde ou une tragique prophétie.

Le film décrit une sorte de Silicon Valley avant l’heure. Et cette prophétie sera complète une fois que toutes les entreprises californiennes de la tech achèveront leur mue réactionnaire en s’établissant au Texas… Longtemps vectrices de valeurs de la gauche, ces entreprises semblent avoir pris un tournant plus assumé vers ce que l’on devine dans le film : des machines à aliéner les consciences (et à supprimer les femmes) au profit d’un petit cercle d’hommes blancs et privilégiés. La broligarchie. Alien et Terminator avaient annoncé, en montrant une image glaciale de l’entreprise, que c’était vers quoi le monde s’enfoncerait.

Montage alterné : j’en reviens à ma comparaison précédente. Quand dans l’une des dernières séquences du film le personnage de Katharine Ross se retrouve nez à nez avec le grand chef responsable des « transformations » des femmes de Stepford, Dale « Diz » Coba, il semble déjà lui-même correspondre à une sorte d’hybride de la créature d’Alien et d’un androïde quelconque de la Weyland-Yutani Corp chargé de préserver les intérêts de l’entreprise. Walt Disney en somme. Je conclus donc à mon tour : oui, Les Femmes de Stepford ferait presque figure de précurseur à Alien.

Pour ce qui est de la forme, en dehors de quelques longueurs inexplicables dans les toutes premières séquences du film (la difficulté de matérialiser l’ennui à l’écran), Forbes assure honnêtement le travail : esthétique champêtre des blés héritée d’Elvira Madigan et quelques ambiances dans le genre thriller domestique annonçant un peu cette fois Les Dents de la mer. Interprétation assez inégale : Paula Prentiss apporte un dynamisme absolument nécessaire au film (actrice au tempérament formidable) ; l’acteur interprétant Dale Coba est lui aussi parfait (mais son rôle de méchant reste très secondaire). Le reste de la distribution baisse en qualité. C’est de la SF sobre, on grimpe d’un échelon par rapport à un Corman ou à des daubes racoleuses, aucune raison de se plaindre. Les films de genre achèveront leur mue (après 2001, Bonnie and Clyde, French connexion, L’Exorciste, Black Christmas ou Le Parrain, par exemple) en passant de séries B aux séries A avec Les Dents de la mer et Star Wars. La première vague réactionnaire apparaîtra sous Reagan, tandis que le cinéma américain confortera son renouveau : le Nouvel Hollywood avait condamné les drames à la confidentialité ou à la course aux Oscars, l’époque des sujets sérieux et politiques semble révolue, et la tendance vers des films de genre visant désormais les adolescents dans les salles se confirmera la décennie suivante. Il ne sera alors plus question de SF politique sans high-tech. Même les techno-boobs fugitifs disparaîtront de l’écran.


Les Femmes de Stepford, Bryan Forbes 1975 The Stepford Wives | Palomar Pictures


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Linda Linda Linda, Nobuhiro Yamashita (2005)

Note : 4 sur 5.

Linda Linda Linda

Titre original : リンダ リンダ リンダ

Année : 2005

Réalisation : Nobuhiro Yamashita

Avec : Bae Doona, Aki Maeda, Yû Kashii, Shiori Sekine

— TOP FILMS

Formidable comédie estudiantine et musicale dans laquelle un groupe se constitue autour de la dernière venue choisie comme un défi lancé au hasard, un coup de tête mélancolique et superstitieux : « La prochaine qui passe devant nous sera la chanteuse du groupe. » Après un premier refus (« c’est nous qui posons les conditions »), le sort désigne une Coréenne en échange « interculturelle » dans leur classe. On sait à peine si la lycéenne comprend ce que ses camarades lui demandent et voilà maintenant ce groupe qui semble sortir d’une parodie de film d’Antonioni (les joies de l’incommunicabilité) se préparer pour jouer un morceau à la fête de l’école.

L’histoire ne propose rien de bien original. On prend un peu de Jeunes Filles en uniforme, de Typhoon Club, de Sunny (Kang Hyeong-Cheol, 2011), de Whiplash, et de je ne sais quoi, avec un enjeu couru (connu) d’avance et un crescendo parfaitement familier avec tous ses passages obligés : premières répétitions, découragement, entraînement solitaire au milieu de son environnement familial, conseils extérieurs, jalousie ou circonspection des camarades, rencontres amoureuses, progrès stimulants, deniers écueils et finale en apothéose. Une forme d’exercice de style en somme. Et qu’est-ce qui produit la réussite d’un exercice de style ? L’exécution, l’atmosphère, l’interprétation. Contrat rempli : on ressort du film avec la banane et la larme à l’œil.

C’est surtout dans les détails que Yamashita vise juste : les plans de coupe sur les lycéennes offrent toujours un spectacle tendre, complice et réjouissant, les gestes ou petites attentions sans dialogues illustrent cette idée (assez japonaise) que le langage non verbal, les non-dits importent plus que les vaines paroles (comme les plans sur le prof que l’on devine vivre seul et solitaire, mais qui autorise les filles à venir répéter la nuit ou à laisser les élèves — lui-même peut-être un peu envieux — s’accorder en harmonie sans trop y mettre son grain de sel). La fantaisie douce-amère, presque ozuéenne, joue également son rôle (le choix superstitieux du début, la séquence du rêve, celle de la déclaration d’amour), signe souvent d’un bon film quand les effets sont bien dosés entre comédie et drame. Distance et équilibre parfaits : cette mise à distance ironique, absurde aiguise la curiosité du spectateur. Jean qui pleure et Jean qui rit. L’incertitude profite toujours au récit.

Le montage, déjà bluffant au sein des séquences (en relevant le meilleur des regards, des attitudes et des mimiques des actrices), à l’échelle plus globale de l’écriture (tout en montage alterné et en montage-séquence), nous permet de suivre le parcours du quatuor vers le finale attendu, entre académisme d’un récit sans surprises et juste prise de risque qui vous évite de tomber dans l’effet tape-à-l’œil.

La grande idée du film consiste bien sûr à faire d’une Coréenne avec qui la communication n’est pas facile le moteur du groupe et l’élément épicé qui donne en réalité tout le sens de cette quête initiatique. On n’assiste pas seulement à la naissance d’un groupe cherchant à tirer le meilleur de lui-même pour répondre aux attentes, mais à une rencontre de l’altérité, à l’altérité vue comme un atout. On réussit ensemble, avec nos différences, nos différends. Une idée lumineuse et universelle, mais les relations Japon/Corée étant ce qu’elles sont, cette promotion de la différence exogène, de la singularité (contraire aux principes d’unité de l’esprit japonais, que ce soit au sein de la nation, de l’entreprise ou du lycée), doit avoir une saveur particulière pour les spectateurs des deux pays. Depuis 2005, l’industrie de la Kpop et des dramas a inondé l’archipel (du moins dans les jeunes générations).

(Je suis en train de lire Claudine à l’école, le ton se fait plus mélancolique, plus réservé, là où le caractère vif et rebelle du personnage principal anime le récit de Colette, mais l’un, chez moi, a sans aucun doute infusé dans l’autre…)

On y retrouve ici une interprète qui participera à pas mal de films coréens ou internationaux du début du siècle (des navets surtout) : Bae Doona (Sympathy for Mr. Vengeance, Cloud Atlas, The Host, A Girl at My Door, Je suis là, avec Alain Chabat). À mon sens, c’est de loin la meilleure performance de l’actrice (même si dans le film de July Jung, dans un registre opposé à celui qu’elle tient ici, elle était déjà remarquable malgré la faiblesse du film) : le handicap de la langue l’a sans doute obligé à s’exprimer davantage à travers les yeux et le corps. N’en faisons pas pour autant une spécificité : toutes les actrices du groupe (et les acteurs du film) semblent communiquer davantage de cette manière qu’à travers la parole. L’actrice nous dévoile par exemple son sens comique dans la scène dans laquelle un adolescent lui déclare sa flamme (à la japonaise, de manière très formelle, assez peu subtile) : d’un côté, on sent le gouffre culturel qui sépare les deux lycéens, un ou deux détails absurdes accentuent le ridicule de son aveu (il la croise près des poubelles, et elle n’a jamais prêté attention à lui) ; d’un autre, elle n’a qu’une envie, aller retrouver ses copines pour répéter (rock sororité, mec, n’encombre pas le passage).

Quelques astuces de scénario révèlent également un petit brun d’humanité (ou d’humilité) qui va bien. Après avoir répété toute la nuit, les adolescentes tombent de sommeil juste avant de passer leur chanson. Et pour couronner le tout, il pleut à verse. Dans un film américain, on aurait placé la réussite au cœur de tout. Ce qu’on honore ici au contraire, ce sont plus les clubs de musique (et tous les autres) auxquels les Japonais participent l’après-midi et les événements auxquels ils doivent prendre part tout au long de l’année dans un esprit à mille lieues de l’individualisme occidental. Le public suivait ainsi très sporadiquement les performances musicales qui se tenaient sur scène (c’est une kermesse, chaque « club » propose des activités différentes au public dans l’ensemble du lycée). Puis, avec la pluie, les visiteurs s’abritent dans la salle/gymnase. Se succèdent alors deux filles à la guitare et a cappella en attendant le groupe. Après un premier groupe de rock capté sur le tard (avec l’effet chez nous de les faire passer pour des nuls hurleurs), les deux adolescentes (que l’on avait déjà brièvement croisées au cours du récit) se pointent sur scène, et c’est dans leur simplicité qu’elles sont émouvantes. Quand le quatuor arrive enfin, le public s’est massé devant la scène, prêt à les écouter. Après une intro tranquille, le rythme s’accélère d’un coup et les spectateurs deviennent bouillants. L’art du contrepoint et de la douche écossaise (c’est le cas de le dire). La fin attendue, en apothéose. L’humanité en plus. Ce n’est pas la réussite d’un groupe, mais la réussite du vivre ensemble. Avec un brin de nostalgie : l’amour attendra.

Parmi tous les films cités, dans sa tendresse, sa simplicité, sa description des amitiés féminines, c’est encore à Sunny que le film ressemble le plus (Sunny, étant un film d’époque, il jouait davantage encore sur la fibre nostalgique).


Linda Linda Linda, Nobuhiro Yamashita 2005 | Bitters End, Covers & Co, Vap/Cave


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Top films japonais

Rehearsal movies 

À placer éventuellement dans ma liste des femmes indépendantes et célibataires

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My Young Auntie/Lady kung-fu, Liu Chia-liang (1981)

Vaudeville martial

Note : 4 sur 5.

Lady kung-fu

Titres originaux : My Young Auntie/Zhang bei

Année : 1981

Réalisation : Liu Chia-liang

Avec : Liu Chia-liang, Kara Hui, Hou Hsiao

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Quel régal… Je me répète, j’ai un faible pour les genres à la croisée des chemins, pour les prises de risque stylistiques, ou pour le simple goût du baroque (au sens premier du terme presque, quand divers genres ou thématiques peuvent cohabiter sans problèmes dans un même univers). Dans ce contexte, la dernière fois que je me suis autant régalé, c’est sans doute avec Pékin Opera Blues et Swing Kids. L’alliance du burlesque, de la screwball (où les femmes imposent leur présence ; or, ici, on frôle la comédie de remariage) et de la chorégraphie (qu’elle soit exécutée à travers un art martial comme ici ou à travers la danse comme dans Swing Kids) fonctionne pour mon plus grand plaisir.

Notons un dénominateur commun à ces films « d’humour baroque » ou de fantasme assouvi de « théâtre total » : la parfaite mise à distance avec l’impératif narratif que l’on connaît sous le terme de « suspension volontaire de l’incrédulité ». Le burlesque (qui tient ça des apartés de la commedia dell’arte) peut s’autoriser une plus grande mise à distance avec ce principe de vraisemblance et d’immersion dans le récit. C’est même souvent cette mise à distance qui provoque l’étrangeté et le rire. On dit que dans un vaudeville mieux vaut laisser le spectateur recevoir les répliques débordantes de reparties qui s’enchaînent à une allure soutenue, à défaut de quoi il peut finir noyé par le trop-plein de bons mots ou de situations hilarantes qui montent crescendo. Ce principe se retrouve dans les autres types de comédies quand elles sont réussies : la mise à distance se produit sur différents tableaux. On accorde le temps par des ruptures de rythme, et presque par de brèves mises en pause, pour que le spectateur digère, assimile et profite des effets à travers une forme de contentement de son propre rire. Il faut un certain talent pour savoir se détacher d’une situation pour ne jamais donner l’air de se prendre au sérieux et, au contraire, pour provoquer une connivence avec le spectateur. Cette mise à distance produit paradoxalement un rapprochement vers le spectateur (principe de l’aparté).

Ce n’est pas tout de ne pas se prendre au sérieux. Si du scénariste aux figurants, tout le monde doit être sur la même longueur d’onde, il faut aussi trouver le ton idéal qui suggère au spectateur que les acteurs (essentiellement) s’amusent comme des fous sur le plateau. Une réussite à mettre sans doute au crédit de Liu Chia-liang. C’était déjà la marque de son précédent film projeté dans le cadre de cette rétrospective sur le kung-fu à la Shaw Brothers : Le Singe fou du kung-fu. Si l’on reconnaît cette tonalité pince-sans-rire et généreusement facétieuse chez Liu (acteur), on se doute que c’est bien grâce à sa virtuosité à diriger ses interprètes autrement que par les chorégraphies que tous s’accordent pour proposer une même vision à base d’autodérision. Tous suivent une partition identique et renoncent à cette logique de vraisemblance stricte au profit d’un apparent « plaisir de jouer », d’un détachement ironique constant (œil qui frise, fantaisie) et de l’abandon pur et simple de toute psychologie.

La principale réussite de ce tour de force burlesque, c’est d’avoir mis au centre de cet humour une femme (ce sera le cas également dans Pékin Opera Blues). Derrière la volonté de Liu d’imposer Kara Hui, peut-être est-ce l’influence directe (ou une influence à trois bandes) de La Guerre des étoiles qui se fait ressentir : le film de Lucas venait tout juste de remettre au goût du jour la dérision typique des années 30 à Hollywood. Les incarnations féminines (et l’humour) faisaient défaut par exemple aux Cinq Venins mortels ; beaucoup de ces films d’action ou de comédies hongkongais réduisaient les rôles de personnages féminins à des héroïnes potiches quand ils n’étaient pas simplement absents. Lorsque l’on songe que l’emploi de Liu serait plutôt celui du père sage et un peu lunaire, toujours bienveillant, et que celui d’Hou Hsiao serait celui du fils exubérant, il manque en tout état de cause une figure qui représente un « yang » dominant dans cette jolie affaire familiale. Et c’est donc à une femme qu’incombe cette fonction de cheffe indiscutée. Dans une farce, cet inversement des valeurs et des stéréotypes est du pain béni. Véritable matamore au féminin, ce rôle central qui tient son petit-neveu par le bout du nez et qui tient en respect son aîné grâce à son caractère inflexible n’est pas pour autant épargné par l’esbroufe grotesque et la défiance puérile renvoyant à la réalité de sa jeunesse. Comme les deux autres, son personnage demeure ridicule, mais savoureux parce que ses intentions sont nobles et son talent martial authentique malgré ses fanfaronnades. On rit de ce trio comme on rit d’un enfant qui jouerait à botter les fesses de méchants imaginaires avec un bâton de fortune et qui finirait à terre.

On remarque donc d’un côté une connivence de rupture (avec le spectateur), et de l’autre, la connivence d’une fausse opposition entre deux personnages. Celui qu’interprète Kara Hui est censé être la tante, on comprend pourtant qu’un jeu de séduction se met vite en place entre elle et le fils de son « neveu ». La première rencontre est basée sur un quiproquo (nouvel héritage de la commedia dell’arte). La relation repose ensuite sur une confrontation joyeuse qui ne trompe personne : les deux personnages surjouent la concurrence pour cacher leur attirance mutuelle, et cette concurrence qui passe par le kung-fu fait un peu ici office de parade nuptiale. Les coups pleuvent, mais dans tous les sens du terme, cela reste du cinéma. Leur connivence est implicite, et le spectateur participe, amusé, à ce petit jeu de faux-semblants en ne pouvant être dupe de la nature « réelle » de cette confrontation.

Quand dans un film d’action les enjeux purement dramatiques reposent relativement toujours sur des schémas éprouvés, le défi consiste alors à porter un regard original sur les autres éléments du récit. Dans une comédie, cela passe encore une fois par une forme de mise en distance. Ainsi, dans My Young Auntie, lors des face-à-face avec l’ennemi, s’en joue un autre, cette fois entre la tante et le fils pour savoir qui mène aux poings. Il nous faut ainsi répondre à cette question infantile de première importance : qui possède le meilleur kung-fu entre les deux tourtereaux. Ou qui « a la plus grosse… » (Là encore, il s’agit d’un type d’écart — d’un pas de côté —, d’une dérision, déjà présente dans La Guerre des étoiles.)

Après l’humour restent les chorégraphies phénoménales de Liu, exécutées à une vitesse folle et pleines de trouvailles amusantes. Mais s’il fallait déterminer un vainqueur à ce mariage réussi, ma préférence irait définitivement à l’humour. J’adore les cabrioles spectaculaires et mixtes, mais en termes de farce et d’autodérision, on se demande parfois ce qu’on regarde (sinon un vaudeville à la sauce cantonaise) ; les audaces sont nombreuses, et Liu semble ne rien se refuser.

Communément, la comédie naît des travestissements ou des chocs de cultures. Précisons que le récit se déroule au début du XXe siècle dans la Chine profonde, que le fils revient de Hongkong (où il étudie) avec une savoureuse manie à tout tourner ridiculement à « l’américaine », et que la tante est au contraire une fille de la campagne qui découvre les bonheurs (et le bon goût) vestimentaires de l’Occident : assez pour comprendre qu’on dispose là d’une matière explosive idéale pour la farce. De Molière à Goldoni, de Feydeau à Billy Wilder, jusque dans la screwball comedy et au-delà, il est souvent question de travestissement, de déguisement, de dépassement des classes sociales, de mariage à faire (ou à déjouer) et de « voyage en terres inconnues ». On force le trait beaucoup, mais puisque la caricature s’accomplit avec détachement, et qu’on s’amuse, tout est permis. En tant que spectateur, on met bien volontiers de côté la suspension d’incrédulité parce qu’on voit bien que rien n’est réel et que la finalité est de divertir (en allant au bout dans la logique absurde de départ). On retrouve là le même nonsense que dans la screwball, la même opposition de sexe factice que dans la screwball (en guise de séduction masquée, de comédie de remariage et de parade nuptiale), les mêmes images arrêtées loufoques en rupture avec les stéréotypes que dans la screwball, les mêmes travestissements (ici aussi bien culturels, avec des Chinois qui imitent les Occidentaux, que régionaux ou sociétaux, avec la fille de la campagne mariée avec un riche propriétaire bientôt confrontée à la « modernité » du monde) que dans la screwball.

Un bonheur.


My Young Auntie/Lady kung fu, Liu Chia-liang (1981) | Shaw Brothers

Une aussi longue absence, Henri Colpi (1961)

Situations, espaces vides et montage

Note : 1 sur 5.

Une aussi longue absence

Année : 1961

Réalisation : Henri Colpi

Avec : Alida Valli, Georges Wilson, Diane Lepvrier, Jacques Harden

Moi qui suis habitué aux directions d’acteurs nettes et sans bavure de Misumi, cela fait un choc.

Colpi n’a aucun sens du rythme, ralentit l’action sans comprendre que pour la ralentir, il faut installer au préalable une atmosphère, une situation avec ses enjeux, et disposer de plans suffisants pour retravailler si nécessaire le tout au montage. Les premières minutes sont catastrophiques, il faudrait montrer le film dans les écoles de cinéma afin de leur montrer à quoi ça ressemble un film dans lequel un réalisateur ne comprend rien aux acteurs, à la situation, et plus encore au montage.

Colpi était monteur, il montait quoi au juste ? Les chevaux ? Il sort du montage de Hiroshima mon amour, on ne peut pas imaginer deux manières plus opposées pour mettre en scène un récit. Resnais illustrait les mots, les dialogues de Marguerite Duras avec des plans qui ne venaient pas se superposer à ce qu’ils donnaient déjà comme information au spectateur à travers les dialogues. C’est ce qui permettait les audaces et les possibilités au montage. Comme dans une symphonie, Resnais mêlait partition visuelle et sonore. L’harmonie vient se coller à une mélodie ; les deux se marient, se répondent, et s’agencent naturellement avec chacune leurs propriétés.

Que fait Colpi au contraire ? « J’ai une situation, je pose ma caméra, et je laisse les acteurs faire. » Que veut-il monter après ça ? Il n’a aucune matière. Livrer au spectateur des situations neutres comme on peut en trouver dans un dialogue de Duras plein champ, sans distance, sans filtre, en réalisant ça comme du Yves Robert (« C’est les vacances ! Tout le monde se barre ! »), ce n’est pas lui rendre justice. L’intérêt des mots de Duras, c’est justement ce qu’on y met entre les interstices, entre les respirations. Si en plus, il n’y a plus rien des phrases pronominales, du rythme syncopé ou de la poésie de Duras, ce n’est plus du Duras. Mais du Yves Robert un jour de relâche au mois d’août. Le mieux qu’on puisse imaginer coller le plus à du Duras à l’écran, ce serait du Michelangelo Antonioni de la même époque. Chez Duras, il y a le poids du passé et des lieux : si le bonhomme repasse tous les jours en face de ce bistro, ce n’est pas sans raison. Comment faire comprendre alors au spectateur que ce lieu doit être vu comme un personnage à part entière et comme une obsession plus ou moins conscience pour le vagabond ? À travers le montage, bien sûr. Parce que le montage peut offrir, grâce à des gros plans, grâce au collage d’un plan avec un autre, des sensations qu’en plan moyen « maître » sur un personnage, dans ce cadre, ne fera jamais transparaître. Colpi, c’est le spectateur pris au hasard à qui on remet un chapeau, une baguette et une cape de magicien à qui on dit : « Maintenant, fais-nous rêver ».

Le film n’est pas si mal écrit, mais il y avait matière à un court métrage, même en ralentissant le rythme aux moments opportuns. Ah, oui, parce que le cinéma, c’est le rythme, l’à-propos, l’art de structurer l’espace, d’user les échelles de plan afin de raconter une histoire. Le montage, quoi. Toujours. Ça dit quelque chose à Colpi, le montage ?…

Je sortais de la séance de La Princesse aveugle de Kenji Misumi. Le cinéaste a une manière bien à lui de structurer son récit à travers le montage*. Chez Colpi, rien. On illustre des dialogues en posant sa caméra en face des acteurs et on leur demande de dire ce qu’il y a écrit dans le scénario. Le montage ne sert pas à structurer le récit, mais à coller des situations mal dirigées entre elles où il ne se passe rien (le rien, comme le vide, ça ne se filme justement pas comme si ce n’était « rien » ou anodin ; le « rien » au cinéma doit devenir une force d’attraction, une illusion qui vous force à comprendre ce qu’elle cache).

*Je recopie ce que j’écris sur Misumi : un plan en introduction pour illustrer une situation, souvent en gros plan, puis il élargit, use de montage alterné si c’est possible, et il fait dialoguer ainsi toutes les ressources disponibles que le cinéma a inventées pour introduire des éléments dont on ne comprend pas forcément dans un premier temps dans quel cadre et dans quel contexte ils évoluent ; et cela, avec une vertu : quand on picore ainsi des indices, on cherche à comprendre, et il ne nous faut pas attendre longtemps pour avoir la satisfaction d’avoir bientôt une vue plus large qui donne une meilleure idée de la situation — une forme de suspense permanent en somme.

Pire que tout, puisque Colpi est un directeur d’acteurs pitoyable (il ne les dirige sans doute pas), les acteurs sont tellement à l’ouest qu’ils ne comprennent même pas la situation et semblent tout occupés à coller sans grand naturel au maigre texte qu’ils ont à dire (preuve encore une fois que du Duras, c’est fait pour être mêlé à une autre musique : il faut voir ça comme un espace vide, la chance, c’est que cela vous donne une variété infinie d’interprétations — la difficulté deviendra alors d’être sûr de la cohérence de ces choix et de s’y tenir dans la continuité du film).

Dans la seconde moitié du film, l’intrigue (entre guillemets) se resserre autour des deux personnages principaux, et au moins, on tombe alors dans le théâtre filmé. J’apprends donc à l’occasion de ce film que le théâtre filmé par un directeur d’acteurs médiocre n’est pas la pire des choses. Le pire, c’est de faire du non-cinéma (comme dans la première partie où il aurait fallu s’appuyer sur le montage et où on se noie). Faire confiance à de maigres dialogues, penser que les mots d’un auteur suffisent à remplir l’espace, c’est un défaut habituel des cinéastes de papa (ou de télévision) qui adaptent des textes littéraires à l’écran : dans un roman, on se sert des mots pour traduire une situation, là où à l’écran… on la montre. Au lieu de montrer des gens partir en vacances (ou, mieux, déjà parti), on fait dire à ces personnages secondaires qu’ils partent en vacances, et on grossit encore plus le trait en les montrant en train de partir… « C’est écrit dans le scénario, donc je montre ce qui est écrit dans le scénario. » Ce n’est pas du cinéma, c’est une école d’illustration ou de moines-copistes. Moine Colpi.

Un texte, il faut se l’approprier, le violer, ne pas le respecter. Et c’est encore plus le cas avec Duras parce que les mots creusent des espaces entre eux appelant à y voir autre chose. L’espace vide toujours.

Dans cette dernière partie du film, Colpi confirme qu’il est le champion du monde du ton sur ton. Quand le film se resserre sur les deux acteurs, c’est la même rengaine : tout est joué au premier degré, souvent en décalage avec les enjeux de départ (on joue l’instant), aucune proposition n’est faite pour jouer sur autre chose que ce que les mots révèlent dans un premier temps de la situation (une mélodie jouée en canon au lieu d’y adjoindre une harmonie). Pourquoi la femme invite-t-elle le vagabond à dîner ? Quels sont ses motivations, ses doutes, ses espoirs ? Comment le vagabond perçoit-il cette intrusion dans sa vie ? Se doute-t-il de quelque chose ou au contraire veut-il surtout manger et aller voir ailleurs ? Une situation, c’est souvent la rencontre entre deux logiques qui s’affrontent, entre les motivations d’un des personnages et ceux d’un autre. La mise en scène doit poser ces questions et répondre à certaines d’entre elles. Une mise en scène qui ne pose aucune question, c’est un thriller sans énigme. Colpi est déjà mauvais dans le découpage technique, mais il ne sait donc pas non plus mettre en scène ses personnages. Certains réalisateurs se contentent parfois de faire l’un ou l’autre, Colpi a le coude posé sur le comptoir en regardant ses acteurs se noyer.

Georges Wilson est bien décevant dans ce contexte. Grand acteur du théâtre passé par le TNP, c’est aussi une des figures du théâtre de l’absurde, je ne suis pas sûr que le minimalisme de Duras soit un registre qui lui corresponde. Un acteur de théâtre donnera toujours trop d’importance aux mots de Duras et en oubliera d’investir un espace parallèle, parfois délaissé par les acteurs « classiques » : la situation. Quand on joue une situation, les objectifs des personnages viennent souvent en contradiction avec les paroles, c’est tout l’apport des méthodes de jeu héritées de Stanislavski dont le cinéma a su profiter à plein. Parce qu’à l’écran, il n’y a plus besoin de mettre en évidence le texte pour passer la rampe ; en gros plan, tout passe beaucoup mieux, donc il faut se servir de cet espace pour exprimer autre chose, en particulier une psychologie, qu’elle soit comprise ou non du spectateur, et faire ainsi rencontrer deux espaces pour qu’ils puissent communiquer (d’un côté, la logique personnelle des personnages, souvent intérieure et que les acteurs définissent sur un plateau à travers des objectifs définis ; de l’autre, la logique des mots, celle que les personnages rendent audible ; l’opposition entre ce que l’on exprime et ce que l’on pense, au théâtre, c’est une possibilité interdite, car impossible à mettre en scène).

Palme d’or à une époque où les palmes étaient politiques. On voit ça. Le néant, mémère. La catastrophe.

À noter : des plans des anciennes usines Renault de l’autre côté de la Seine ; et la chanson Trois Petites Notes de musiques qui sera reprise par Montand, mais qui donne un peu l’impression que Colpi a voulu la planter dans son film où, pourtant, tout du long, on répète que c’est l’opéra, le dada du vagabond…


Une aussi longue absence, Henri Colpi (1961) | Procinex, Société Cinématographique Lyre, Galatea Film, Spa Cinematografica

Amerika, rapports de classe, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub (1984)

Note : 2.5 sur 5.

Amerika, rapports de classe

Titre original : Klassenverhältnisse

Année : 1984

Réalisation : Danièle Huillet et Jean-Marie Straub

L’anti-cinéma par excellence. En même temps, c’est peut-être de ce que j’ai vu ce qui se rapproche le plus du cinéma de ces deux zigotos. Si les amateurs de ce genre de films veulent en voir d’autres, ils me filent une équipe technique, un roman à adapter que je retranscrirais dans ma province et dans mon garage, et je leur en ponds quatre ou cinq par an.

Je ne sais plus où j’ai lu que le montage du film était “savant”. OK. Mais ce n’est pas le tout de le dire, les gars, il faut le prouver. Moi, quand je fais l’analyse d’un montage, je ne m’évapore pas, j’explique, j’illustre, comme sur Fleur pâle ou sur le montage de Masumura. Non, le montage d’Amerika est scolaire. Pire que scolaire, même : c’est le type de montage statique qu’on réalise quand on improvise et qu’on ne veut pas s’embarrasser avec les raccords. Plan fixe, champs-contrechamps caducs, les critiques vont adorer parce que ça leur paraîtra étrange. Oui, moi aussi quand je lis mes dissertations de CM2, il y a comme un petit quelque chose d’étrange.

Le pire est comme d’habitude pourtant ailleurs chez les deux zigotos : le jeu des acteurs. Le type qui présentait le film s’émouvait de raconter que les cinéastes avaient laissé les acteurs trouver leur propre rythme. Mec, ça veut rien dire : je suis acteur, ce que l’on voit dans le film est typique du jeu d’acteurs non dirigés. Parce qu’il y a des cinéastes qui sont avec les acteurs comme d’autres avec les femmes : ça les fige, ils ne savent pas comment il faut s’y prendre. Alors ils laissent à d’autres le soin de raconter de belles histoires sur leur manière de faire, alors qu’ils n’ont rien fait du tout, sinon contempler, impuissants et bêtes, des acteurs paumés. C’est d’ailleurs le plus souvent injouable. On pourrait croire à un moment qu’on vise une sorte de désincarnation à la Bresson, sauf que chez Bresson, tout se tient : ils adoptent tous une prosodie très particulière. Ici, on voit clairement des acteurs qui se débattent avec un texte et une situation. On imagine que les cinéastes leur demande de rester hiératiques, mais au-delà de ça, ils ne les aident pas beaucoup, et même si certains s’en sortent mieux que d’autres, ça reste une joyeuse catastrophe : « chacun pour soi, moi je vais essayer ça, tiens ». Les deux aiment le théâtre, eh bien, assumez et faites du théâtre filmé. Fassbinder l’a fait. Il y aurait au moins une cohérence. Pas de cohérence, pas de maîtrise, pas de maîtrise, pas de talent.

Le seul et maigre intérêt du film, il est au niveau de l’histoire de Kafka. Autant dire que les zigotos n’y sont pas pour grand-chose. En présentation, le même type disait qu’il y avait un côté Justine et les malheurs de la vertu. Et c’est vrai que ça y ressemble par son côté « Odyssée des supplices et des injustices sociales ». À chaque nouvelle séquence, on se demande, comme la pauvre Justine, ce qui va bien pouvoir tomber à nouveau sur le bonhomme. Au moins, l’aspect de la violence sociale transparaît bien à l’écran malgré l’absence totale de contextualisation (qui n’est même pas poussé jusqu’au bout, encore une fois, comme au théâtre, comme un Lars von Trier n’aurait pas hésité à le faire, ou d’autres, parce que mettre en scène, c’est choisir, ce n’est pas planter une caméra et attendre que ça se fasse tout seul). Et ça, on le doit surtout encore une fois à Kafka. À personne d’autre. Ah, si, à notre imagination aussi. Quand on s’ennuie, on mâte parfois les décors, ici, tant qu’à faire, on essaie de lire entre les lignes, comme avec la mauvaise dissertation d’un élève qui raconte l’histoire du roman sur lequel porte son devoir sans comprendre que ce n’est pas ce qu’on lui demande. Rechâchez encore.


Amerika, rapports de classe, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub (1984) Klassenverhältnisse | Janus Film und Fernsehen NEF Diffusion


 

 

Liens externes :


Les Inconnus dans la ville, Richard Fleischer (1955)

Un samedi de chien

Note : 4 sur 5.

Les Inconnus dans la ville

Titre original : Violent Saturday

Année : 1955

Réalisation : Richard Fleischer

Avec : Victor Mature, Richard Egan, Stephen McNally, Virginia Leith, Tommy Noonan, Lee Marvin, Sylvia Sidney, Ernest Borgnine

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Cinéma dans le miroir

Film finement baroque.

C’est d’abord le récit qui adopte une technique de destins parallèles finissant dans un climax attendu par en partager un commun. Avec ses différentes variantes, la technique est héritée des chroniques, du théâtre brechtien, des pièces de Shakespeare ou de bien autres choses encore. Au cinéma, les destins croisés ne sont pas inédits alors que le principe du montage alterné a façonné sa grammaire et son histoire : si on en reste aux destins parallèles partageant une temporalité et un espace communs, Street Scene de King Vidor, par exemple, ou Went the Day Well?, mettaient ainsi en parallèle différentes aventures urbaines.

Plus tard, ce type de récit reviendra périodiquement à la mode : alors que (de mémoire) la science-fiction des années 50 en faisait déjà usage pour montrer les effets d’une invasion au sein de la population d’une même ville (Body Snatcher, Le Village des damnés, Them!, Le Jour où la Terre s’arrêta…), le mélodrame (genre ô combien baroque), bientôt suivi par sa variante télévisuelle (le soap), l’adoptera dès les années suivantes (Les Plaisirs de l’enfer, notamment, mais aussi, la même année, La Toile d’araignée, et plus tard, La Vallée des poupées). Dans les décennies suivantes, ce sont les films catastrophes qui mettront le procédé à profit (c’est très utile pour multiplier les courtes apparitions d’anciennes vedettes : on pense à Fred Astaire dans La Tour infernale ou à Ava Gardner dans Tremblements de terre). Enfin, c’est bien entendu Tarantino qui joue pour ainsi dire presque toujours dans ses films avec les destins croisés et qui en relancera la mode dans les années 90.

Le baroque, ensuite, concernant la forme, pour le coup, inédite, du film de Fleischer. On adopte ici le Technicolor et le Cinémascope, une première pour ce type de films (thriller à petit budget avec une patte ou une ambition mélodramatique, voire sociale et psychologique, comme pouvaient l’être les films de Douglas Sirk ou certains drames de Vincente Minnelli, à commencer par La Toile d’araignée, déjà évoqué et sorti la même année).

Lors de sa longue carrière, Fleischer est connu pour avoir touché à tout, à tous les genres. Et en réalité, il est presque toujours en marge des genres qu’il aborde, travestit et entremêle. Une caractéristique du baroque. Son premier film sur le drame que vit une petite fille au divorce de ses parents était déjà, et reste encore, un film « sans genre ». Ses thrillers ou séries noires/b mêlent habilement l’âpreté du noir, la comédie avec des répliques cinglantes (Bodyguard, par exemple, ou ici avec ce Violent Saturday) et une ou deux histoires de cœur qui traînent. On retrouve ce mélange des genres ici. Film de hold-up, tout ce qu’il y a de plus traditionnel, sauf que justement, l’habituel film noir se serait focalisé sur les seuls criminels (ça ne fait pas toujours de bons films, au hasard, Le Cambrioleur, avec Jayne Mansfield et Dan Duryea).

Dans Les Inconnus dans la ville, on prend un pas de recul, et comprenant vite les intentions des malfaiteurs (suspense oblige), on regarde, attentifs, la patiente description des victimes collatérales de leur hold-up qui a de bonnes chances de tourner mal (sans quoi on n’y prêterait pas autant attention). Cette manière décalée, baroque ou épique (au sens brechtien : on refuse le spectaculaire et on cherche à dévoiler ou à analyser le cheminement social et psychologique des personnages) et que certains nomment déjà « soap », proche de la tonalité des films catastrophe des années 70 (le calme avant la tempête, les petites histoires faussement futiles des uns et des autres amenées à devenir tragiques, à la Rashômon, en croisant le chemin de quelques criminels), j’y ai vu surtout une appropriation du style Tennessee Williams.

En dehors de l’aspect moite et suintant de la Louisiane de Williams, on y retrouve la névrose des bourgeois ou des habitants d’une même communauté incapables de vivre entre eux. On y voit encore les difficultés des petites gens à préserver les apparences d’une vie ordinaire et conforme aux codes de la communauté, leur recours à des activités illicites pour s’en sortir, et surtout les amours contrariées par l’alcool et par le besoin de fuir les habitudes du cercle conjugal.

On sombrerait effectivement dans le soap si les acteurs en faisaient des tonnes. Mais Fleischer avait déjà démontré sa capacité dans ses films noirs à choisir des acteurs puissants tout en leur imposant de jouer la douceur et la finesse. Depuis l’Actors Studio, on sait que l’on n’a plus besoin de forcer pour passer à l’écran, ni même de prononcer chaque expression : la psychologie passe aussi par une forme d’incertitude et une perméabilité feinte des sentiments (appelée bientôt à craquer). On peut frimer un peu, gesticuler comme peut très bien le faire Lee Marvin (attaché à son stick déboucheur de nez depuis qu’il dit ne pas s’être remis d’un rhume refilé par son ex-femme — voilà qui est très « Actors Studio »), mais là encore, tout se fait en douceur.

Richard Egan, de son côté, en alcoolique mélancolique, charmeur et désabusé, est dans la lignée des autres personnages à la virilité affichée mais contrariée des films de Fleischer (Charles McGraw, Lawrence Tierney, Mitchum, Kirk Douglas, Victor Mature, Anthony Quinn…), capables de jouer sur autre chose que le muscle ou les vociférations.

Les coups d’éclats sont réservés aux répliques. Et si dans le récit, on retrouvait un peu de Tarantino, eh bien, dans ce baroque où les dialogues précèdent la violence, on est déjà un peu également dans du Tarantino. Ou du Sergio Leone. Voire du Charley Varrick. « Quand tu dois tirer, tire ! Cause pas ! »

De quoi peut-être se demander si ce baroque, ce n’est pas aussi finalement ce que certains nomment parfois « modernité ». Un cinéma qui se sait faire du cinéma. À la manière déjà du théâtre de Brecht, un cinéma conscient des effets qu’il produit, et ne manque pas de le faire savoir. À travers parfois des références. Car oui, je m’aventure peut-être un peu, mais à l’image d’un Tarantino, on croit presque voir dans Les Inconnus dans la ville un cinéma déjà de références, un cinéma de cinéphile conscient de l’histoire qui le précède, soucieux de rendre hommage aux films passés tout en ne manquant pas une approche nouvelle.

Même si parfois, les références que l’on pense voir au premier coup d’œil se révèlent impossibles. On est au cinéma, si on les rêve, c’est donc bien qu’elles existent.

L’acteur qui joue le môme de Victor Mature, par exemple, c’est celui de La Nuit du chasseur, un film qui commence avec les conséquences d’un hold-up ayant mal tourné. (Le film de Laughton est sorti quelques semaines après le film de Fleischer).

Sylvia Sidney, qui joue ici la bibliothécaire avec des soucis de portefeuille, avait tourné une quinzaine d’années plus tôt dans Casier judiciaire, un film de hold-up de Fritz Lang qu’elle parviendra à faire avorter grâce à une leçon de mathématiques morales.

Le personnage de héros malgré lui qu’incarne Victor Mature n’est pas sans rappeler celui de meurtrier repenti de Rock Hudson dans Victime du destin ou le shérif blessé de Duel sans merci (ici, Stephen McNally, toujours aussi flegmatique et sans la moindre once de fantaisie, passe du shérif au leader des malfrats). Lee Marvin retrouve le rôle de sadique qu’il a déjà pu jouer chez Don Siegel. Et le banquier voyeur rappelle le banquier, encore plus tordu, du Tueur s’est évadé : les mêmes limites du sadisme refoulé, le même animal à lunette (le film est tourné l’année suivante).

Il y a quelque chose de pourri à Hollywood. Les criminels reviennent à la fête. Et ils refusent de faire leur entrée par la petite porte de derrière. Et s’ils meurent, il faut que ce soit désormais en Technicolor et en Cinémascope !

Bientôt en crise, Hollywood ne sera jamais aussi bon que quand il semble porter un œil critique sur lui-même, quitte à se prendre comme référence : ce sera par exemple le cas dans un style tout aussi baroque, contemporain de Sergio Leone, de Cinq Cartes à abattre. Johnny Guitar aussi avait déjà bien montré la voie : porter un regard sur le cinéma, c’est aussi s’en moquer et prendre ses distances avec un genre pour lui insuffler une nouvelle jeunesse. Rio Bravo, quatre ans plus tard, proposera aussi une toute nouvelle conception du temps à l’écran.

Alors, oui, il pleut des références, et toutes sont un peu forcées et anachroniques. Plus que des références, alors, faut-il y voir un souffle « moderne » à Hollywood ? Se sentant mis en danger par la télévision, les studios commencent à vaciller et les restrictions du code passent au second plan. Le sadisme peut bien s’afficher plus volontiers chez Siegel, Hathaway, Aldrich et donc Fleischer, qu’importe s’il attire du public dans les salles. Et cela, jusqu’à la panne sèche. Les superhéros d’alors sont les névrosés. L’Institut Xavier réunissant la fine fleur des superhéros dans X-Men aurait été dans les années 60 un asile psychiatrique. Ainsi, au tournant de la décennie, ce qui était alors « moderne » ou « baroque » se transformera comme un vieux masque rouillé en alléluia du n’importe quoi. L’épiphanie des extravagances et des excès n’est pas pour tout de suite, si Les Inconnus dans la ville est une réussite, c’est précisément qu’il se trouve parfaitement entre les audaces nécessaires à l’établissement d’une nouvelle proposition de cinéma et les outrances répétées d’une époque ne sachant plus quelles limites dépasser pour attirer l’attention du spectateur.

On pourrait presque voir avec Les Inconnus dans la ville l’avis de décès imminent du film noir. Le genre était indissociable du noir et blanc et des stéréotypes moraux imposés par le code Hays. Le baroque (ou la modernité) du film de Richard Fleischer prouve que le thriller pur, ou le film noir (comme on ne l’a jamais appelé dans les studios), dépouillé des notes mélo-socio-psychologiques des Inconnus dans la ville, pourra tout à fait se conjuguer avec les caractéristiques que l’on croyait réservées aux séries A. Il faudra alors plus volontiers parler après de néo-noir pour les thrillers en couleurs à venir.

Quant à la violence (bien avant Bonnie and Clyde qui dépassera bien plus les usages de la violence au cinéma que le film de Fleischer), on la sent déjà poindre d’une manière qu’on n’avait peut-être plus vue depuis l’époque pré-code (du moins, dans des films de studio de premier plan). En cela, peut-être, le film (mais c’est toute l’époque qui est ainsi) annonce une ère nouvelle : l’ère où Hollywood ne peut plus composer avec la concurrence du petit écran et avec les restrictions d’un autre âge. Ce qui était autrefois réservé aux séries B va peu à peu se généraliser aux films de plus grande importance. D’où les années suivantes particulièrement baroques où des moyens bien plus colossaux que ce que l’on peut voir ici sont déployés pour illustrer des personnages toujours plus tordus et névrosés. Et la transformation sera totale dans les années 70 quand certains grands succès de l’époque seront des thrillers à grand spectacle (avec des variantes paranoïaques).

Pour finir : hommage à la technique, habile et expéditive (tout en étant non-violente) d’un des trois malfrats pour faire taire un gamin un peu trop grande gueule. Mon ex avait adopté la même technique lors de ses conférences où des gamins se trouvaient malgré elle impliqués. Elle avait même un budget alloué pour leur clouer le bec. C’est que j’en ai bouffé aussi des bonbecs. (Je ferais bien de revoir le pedigree de mes fréquentations. Qui veut finir une fourche nichée entre les omoplates ?)


Les Inconnus dans la ville, Richard Fleischer (1955) Violent Saturday | Twentieth Century Fox

Last Night in Soho, Edgar Wright (2021)

Not all men

Note : 2.5 sur 5.

Last Night in Soho

Année : 2021

Réalisation : Edgar Wright

Avec : Thomasin McKenzie, Anya Taylor-Joy, Matt Smith, Diana Rigg, Terence Stamp

 

Les joies du confusionnisme. Pendant près d’une heure, on s’agace en voyant cette pauvre gamine ne pas aller voir un psychiatre, tout dans ses visions faisant penser à de la schizophrénie. Cela n’aurait rien coûté de balayer rapidement cette hypothèse ou d’inventer un subterfuge en guise de justification pour ne pas avoir à le faire (comme on le fait pour justifier de ne pas appeler les policiers dans un film criminel). On lève alors les yeux au ciel en comprenant au moment du dénouement que ses visions s’appuient sur des événements réels… qu’elle identifiait mal. L’horreur, le fantastique, c’est bien, mais quand ça tient d’une explication moisie justifiée sur le tard, on s’enfonce rapidement dans le ridicule. Et c’est d’autant plus vrai, pardon, mon cher Edgar (pas Poe), que les hallucinations de la gamine n’ont rien de simples visions rattachées à un espace hanté ou à une quelconque sorcellerie : quand elle est dans la bibliothèque et qu’elle attaque une élève suite à des hallucinations, c’est typiquement un type de situation que l’on peut rencontrer avec des schizophrènes. Pour le coup, aucun rapport avec un passé bien réel… Ne pas donner des explications à son comportement à ce moment-là est plutôt problématique… Première confusion qui me pousse à faire “beuh”.

Second niveau de confusion : le rapport aux victimes, aux mâles comme la société actuelle ne veut plus en voir (des prédateurs, pour faire court) et aux assassins. Déflorons l’intrigue. Une étudiante s’installe dans une vieille chambre dans le quartier de Soho ; elle ne tarde pas à avoir des visions sur une aspirante chanteuse dans les années 60 et « apprend » qu’elle aurait été abusée par une série d’hommes que son manager lui aurait fait rencontrer. Ses visions lui indiquent bientôt que cette chanteuse aurait été assassinée par ce même manager parce qu’elle ne se pliait pas à ses exigences ; elle pense y voir un crime non résolu, et court en informer la police qui ne la prend pas au sérieux. Arrive le twist où les masques tombent, et patatras, l’assassin était en fait la victime, la logeuse, qui s’en serait prise aux hommes qui l’avaient précédemment abusée. Donc, quoi ? Finalement,… not all men ?

Dans ses visions, quand elle comprend que ceux qu’elle croyait être, seulement, ses bourreaux sont aussi les victimes assassinées par sa logeuse, elle refuse de les aider quand ils lui demandent son aide. Soit, c’est de bonne guerre. La réplique est amusante d’ailleurs, très esprit metoo radical. Sorte de revenge movie par procuration. Sauf que les implications dramatiques deviennent difficiles à justifier : la gamine comprend le fin mot de l’histoire alors qu’elle est censée être sous somnifère (elle retrouve toutes ses facultés, on se demande comment), et si elle refuse de venir en aide aux abuseurs devenus à leur tour victimes qu’elle voit en hallucinations…, de quel côté va-t-elle se placer quand la mamie psychopathe (victime autrefois de ces abus mais devenue par la force des choses une tueuse en série) se trouvera en face d’elle ? Tu as trois secondes pour réfléchir, lady, parce que mamie arrive enfin de sa longue montée des escaliers ! Alors ?… Inutile de réfléchir, mamie décide pour toi. Et que tu sois une fille ou un mec, pour la boomeur, ça ne change rien à l’histoire : la sororité, elle la poignarde en plein cœur ! Aucun respect pour les féministes 2.0, ces bonnes féministes des 60’s qui ont mal vieilli.

Sérieusement, faut pas pousser mamie dans les orties, ça n’a aucun sens. Confusionnisme total. L’ironie, sans doute, c’est probablement encore qu’on ait affaire ici à une sorte de justification par l’absurde du mouvement metoo par ceux qui justement sont les moins bien placés pour en justifier les excès : les hommes. Confusion et tartufferie. Si on voulait résumer en un film d’absurdité de metoo, il aurait bien sûr fallu y mettre un peu de male gaze. « Mesdames, je vais faire un film pour vous défendre, vous, les victimes. Ce sera trash. Les hommes vont en prendre pour leur grade. » « Cool. » « Et puis, le twist est génial. » « Ah ? » « À la fin, c’est la femme qui est coupable. » « Heu. »

Dans Scary Movie, parfois, on peut être amusé de ne plus savoir qui sont les assassins et les victimes. Mais c’est volontaire. Ici, on rit jaune (giallo peut-être), parce que plus personne ne semble savoir qui sont les agresseurs ou les victimes ou les deux. Le film d’une époque, assurément où chacun voudrait pouvoir prétendre juger de qui est qui alors que le monde n’est, pour nous et à notre petite échelle, qu’un grand flou halluciné. La vie n’est pas une fiction : la première chose à faire, c’est d’aller voir la police, de laisser faire la justice, et de surtout ne jamais se fier à ses intuitions. Les intuitions traduisent le monde comme on veut le voir ou comme on le craint ; elles nous rendent surtout les choses simples, créent un récit cohérent avec peu de matière. Un récit, ce n’est pas la réalité. Pas plus que la gamine dans le film, on n’est apte à juger de ce que l’on pense voir ou comprendre. Connaissant son passif familial, elle aurait dû s’en remettre à un psy, comme nous n’avons d’autre choix que de nous en remettre à la justice quand surviennent des faits dont la nature précise reste floue. Intuitions, hallucinations, même combat. Si le film pouvait au moins servir à cette conclusion, ce serait déjà pas si mal, mais je suis probablement le seul à forcer ainsi cette interprétation. Le confusionnisme a ses vertus : je m’efforcerai toujours à trouver un sens personnel à un grand n’importe quoi. (Quand le film que l’on vous propose est mauvais, tentez toujours d’y créer le vôtre.)

Tout cela est bien dommage, parce que tout le reste est parfaitement réussi (production, réalisation, interprétation, musique). Plaisant à regarder, mais indéniablement mal fichu.


Last Night in Soho, Edgar Wright (2021) | Focus Features International, Film4, Perfect World Pictures


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