L’universitaire et le zététicien

ou la rencontre improbable entre la tenante de la « science folle » (historienne du cinéma amoureuse de Freud) et le réalisateur amateur qui tel Monsieur Jourdain fait du cinématographe sans le savoir

Commentaire, donc, suite à la vision de la table ronde « Les films qui disent la VERITE ».

La vidéo : 


Rencontre étonnante et improbable de deux mondes rarement appelés à se rencontrer. Il y a quelque chose d’assez truculent à voir jaillir tout d’un coup la croyance d’une intervenante en une pseudoscience dans une conférence dédiée aux dérives de la désinformation. Ou comment foutre un gros malaise au détour d’un commentaire que l’on croit anodin et qui met presque en perspective l’idée d’emprise mentale propre aux dérives sectaires. C’est aussi d’un côté une sorte de Madame Jourdain qui applique sans le savoir les méthodes des pseudosciences et de l’autre un Monsieur Jourdain, s’amusant avec une caméra pour moquer les codes des faux documentaires, et à qui on dit qu’il est cinéaste. « Par ma foi, il y a plus de quarante ans que je fais du cinéma sans que j’en susse rien, et je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela. »

Pour illustrer le sujet de la table ronde, un documentaire contenant des passages parodiques des documentaires complotistes réalisé par l’équipe de la Tronche en biais est donc présenté. Après le film et quelques minutes d’échanges, de manière quasi anodine, Ania Szczepanska (historienne du cinéma, maîtresse de conférences et visiblement spécialiste des documentaires du monde de l’Est) questionne le choix jugé problématique de mêler tout à coup vrai et faux* en prenant comme exemple le discours d’un des intervenants expliquant qu’il avait commencé à déconstruire ses propres croyances quand il a douté de la psychanalyse. Idée qui semble bien saugrenue à notre universitaire, troublée que l’on puisse considérer la psychanalyse comme une pratique à laquelle il faudrait se détourner. Un échange un peu surréaliste commence alors avec Alexis Seydoux (vice-président de l’Association de Lutte contre la Désinformation en Histoire, Histoire de l’art et Archéologie) et Thomas C. Durand (« réalisateur » du film en question, créateur de la chaîne La Tronche en Biais et membre de l’Association pour la Science et la Transmission de l’Esprit Critique).

*Le documentaire est pourtant assez clair. Il reproduit plus ou moins les codes des documentaires de télévision (plus rarement de cinéma) dans lesquels divers experts sont amenés à être interrogés sur un sujet spécifique. Et pour illustrer la crédulité des spectateurs à croire en des théories alternatives, le film est ponctué par des séquences censées, elles, reprendre les codes des faux documentaires (c’est une parodie, une exagération, la part documenteur du documentaire). Les intentions du film sont clairement définies en présentation, puis rappelées en guise de conclusion, face caméra. Ce n’est pas un film d’art, mais bien en document à visée éducative : les auteurs du film partagent les orientations des experts sélectionnés, mais le discours est bien celui des experts, et en dehors des impératifs du montage qui par essence ne peut produire l’intégralité d’un discours, on peut difficilement suspecter une intention de travestir leurs propos ou une volonté d’en tirer un discours propre. Aucun sens caché, donc, à chercher derrière les effets produits, les choix de mise en scène, les cadrages, etc. Le film est à voir ici.

Thomas Durand semble totalement décontenancé par la défense d’une pratique dont il s’applique depuis des années à relever le caractère non scientifique et qu’il ne pensait sans doute pas trouver ainsi aussi bien défendue lors d’une conférence dédiée à la désinformation. L’autre intervenant semble moins surpris, peut-être plus habitué à voir des tenants de la psychanalyse dans les cercles universitaires. Aidée par quelques étudiants outrés dans la salle, Ania Szczepanska vient alors à questionner le travail de Thomas Durand sur le film et la pertinence de choisir son film pour introduire la table ronde. Le Youtubeur se trouve alors sommé de justifier ses choix de mise en scène (sic), et le voilà, expliquant un peu incrédule qu’il n’est pas professionnel du cinéma, que les sujets ou les intentions qu’on lui prête en tant que réalisateur ne sont pas les siennes. On lui rétorque qu’en tant que réalisateur, son devoir serait d’être conscient des effets qu’il produit… Il aura beau expliquer, tel un lapin aux yeux ahuris qui ne comprend pas ce qu’il se passe quand une voiture lui fonce dessus, qu’il n’est question que d’une… parodie, d’un film qui ne se prend pas au sérieux et qu’il n’a aucune prétention « artistique », le malentendu est consommé. Deux mondes ne parlant pas la même langue se rencontrent et ce n’est pas beau à voir.

Une réalisatrice de films documentaires pour le service public vient un peu à la rescousse du vulgarisateur cueilli par les critiques déplacées dont il fait l’objet, mais le mal est fait si on peut dire, et ces interventions lunaires de « sachants » montrent à quel point, encore, le monde universitaire est gangrené par une logique interprétative des œuvres qui se voudrait objective alors que c’est impossible. Tous les ingrédients des déviances que l’on pourrait retrouver dans la psychanalyse.

Quand je vois que ce petit monde est encore autant imprégné par cette idée que l’étude d’un film se fait uniquement à travers les signes, les symboles ou les intentions révélés de ceux qui font les films, interrogeant perpétuellement l’auteur et non le film même, s’interdisant d’accepter l’idée que leurs interprétations ne puissent être que purement spéculatives, le plus souvent sans aucun rapport avec les intentions parfois exprimées des cinéastes, je me dis qu’il y aurait encore pas mal de travail à faire pour « débunker » ces dérives au sein de ce milieu. J’en parle souvent ici, mais ce discours hautement interprétatif qui baigne aussi tout le milieu critique du cinéma pose un véritable problème tant il est envahissant, voire exclusif quand il est question d’analyser ou de parler des films. C’est ce qui arrive quand on ne maîtrise aucune technique de l’art qu’on commente, qu’on refuse obstinément de se placer à la même hauteur que n’importe quel spectateur, et que pour légitimer son droit à présumer des intentions d’un auteur, du message d’un film ou de la nature universelle des effets produits, on en vient à développer toute une « science » ne reposant sur rien. La ressemblance avec la psychanalyse est ironiquement… troublante. Pas mieux qu’une conférence où l’on se fait rencontrer deux mondes pour parler de désinformation pour mettre en lumière l’absurdité de cette « science folle » que peut parfois être l’exégèse cinématographique. (Je dis bien « parfois », car les universitaires ou les critiques, quand ils en viennent à analyser l’esthétique d’un film, sa forme, ses techniques, peuvent au moins faire reposer leurs commentaires sur des éléments concrets, lesquels peuvent ainsi être réfutés ou questionnés. Mais comment réfuter quelqu’un qui prétend étudier les « signes », les intentions ou le message d’un film oubliant qu’une œuvre d’art n’est pas un discours ? Et cela, encore plus quand il est question d’un documentaire de forme télévisuelle où le discours s’attache à reproduire au plus près à celui des experts : pas de voix off, pas d’effets de mise en scène, une structure à l’arrache et des intentions clairement définies qu’on peut difficilement suspecter de chercher à faire dire autre chose de ce qui est montré à travers un montage ou une mise en scène prétendument porteuse de sens forcément caché…)

On n’aura jamais aussi bien démontré, à travers une simple rencontre que l’on pensait anodine, en quoi certaines méthodes d’analyse des films dans le milieu universitaire et critique ressemblent à celles utilisées par la psychanalyse. Il serait temps que le milieu « critique » du cinéma procède à une évaluation de ses propres méthodes. Ce qui reste hautement improbable : comme dans n’importe quel milieu de ce type, faire la critique de ceux qui vous précèdent, c’est s’en exclure automatiquement. Seuls ceux qui obéissent au dogme, en acceptent les règles de l’entre-soi peuvent prétendre à en faire quelques critiques. Mais elles ne viendront jamais bousculer les principes qui reposent sur du flan : faire de l’auteur l’élément central d’un film (et non le film lui-même, voire celui qui le regarde, voire le contexte dans lequel il a été produit) et axer toute son analyse sur ce que celui-ci aurait « voulu dire ». Une fois qu’on a décidé que l’art avait toujours un discours, même caché, la partie est finie. Et pour justifier cette erreur (ou cette prétention) initiale, tous les instruments que l’on déploie pour appuyer ses prétendues analyses n’ont plus aucun sens. Et dès lors, ironiquement ou perversement, les critiques venant seules de l’intérieur finiront par créer… de nouvelles obédiences, avec de nouvelles propositions d’interprétation, mais avec jamais aucune remise en question du fondement infondé sur lequel repose tout cet univers. En psychanalyse, on voit alors Jung, puis plus tard Lacan débarquer. Mais ça reste les mêmes balivernes. Nul doute que l’on connaît les mêmes querelles de chapelle dans le milieu de l’analyse filmique.

L’incapacité à sortir de cette logique interprétative expose ceux qui en sont esclaves à sortir des âneries qu’une personne extérieure décèlerait tout de suite (voire à se protéger mutuellement, comme dans toute logique sectaire). On le voit par exemple ici. L’universitaire et les étudiants mélangent les différentes formes de « documenteurs » en ignorant, volontairement ou non, qu’il y a tout simplement des films qui ont vocation à tromper (s’il est question de parler des intentions des auteurs, ça la fout mal) et qui sont l’œuvre de charlatans ou de manipulateurs, et des films qui ont vocation à tromper pour parodier ou pour mettre en garde contre la crédulité du spectateur. En principe, un documenteur, c’est un film qui ne ment pas sur ses « intentions » : il fait du documentaire, il use des outils et des codes du documentaire, mais n’affirme pas que ce qui est présenté dans le film est vrai. Le film d’un charlatan a au contraire vocation à révéler des réalités cachées et prétend donc être dans « le vrai » (sans l’être). Pas étonnant, remarque, que des tenants de la psychanalyse aient quelques problèmes pour distinguer « pseudo ou faux documentaire » et « documenteur », tant leur perception du vrai et du faux pose problème… Ça interroge aussi leur capacité à comprendre les « intentions » des auteurs alors que c’est le cœur de leur travail et alors même qu’ils sont incapables de distinguer les intentions implicites d’un documenteur et celles d’un documentaire réalisé par un escroc.

Il y a également une confusion entre documentaire et films de propagande quand il est question des films d’Eisenstein : il faut que l’autre universitaire lui rappelle que le cinéaste soviétique réalisait des… fictions. Quand on en arrive à ce niveau de confusion, c’est qu’on a beau déployer tous les efforts pour construire un discours cohérent, tout ne sera jamais qu’illusion et prétentions. Triste monde, et tristes étudiants condamnés à errer toute leur vie dans les limbes d’un univers parallèle qui ne les connectera jamais au monde réel. Une secte, en somme. Belle ironie quand on voit le sujet du jour.


Table ronde & débat organisé à l’Institut National d’Histoire de l’Art (Les films qui disent la VERITE)



Autres articles cinéma :


Mud and Soldiers, Tomotaka Tasaka (1939)

« Tu n’as rien vu à Nankin. Rien. »

Note : 2 sur 5.

Mud and Soldiers

Titre français : Terre et soldats

Titre original : 土と兵隊 /Tsuchi to heitai

Année : 1939

Réalisation : Tomotaka Tasaka

Avec : Shirô Izome, Ryôichi Kikuchi, Isamu Kosugi

Deux heures de propagande à destination des soldats et des familles afin de les convaincre des bienfaits d’une guerre d’occupation. Certes, le réalisateur s’y donne à cœur joie : il faut noter la minutie avec laquelle il reconstitue l’environnement militaire (les assauts, tout particulièrement). Le fait, pour le Japon expansionniste, d’avoir commencé la guerre bien avant d’autres a permis aux réalisateurs japonais de montrer la guerre moderne comme on ne l’avait plus montré depuis la Première Guerre mondiale, le son et les nouveaux usages en prime. Je n’ai pas souvenir par exemple qu’il y ait des films en Espagne montrant aussi bien depuis l’intérieur la réalité d’une guerre moderne. Il y a donc un côté immersif certain dans le film, mais il ne faudrait pas s’y tromper : le naturalisme n’est pas la réalité. Une guerre sans morts, sans souffrance, sans perdants, c’est une guerre vue par un faussaire. Car si on y voit des soldats souffrir, on ne manque pas de les montrer, surtout, dépasser cette souffrance. En toutes circonstances, l’idée du film est de montrer les personnages héroïques aller toujours au-delà de leur fatigue, positiver coûte que coûte. Les soldats sont invariablement volontaires au combat, prennent soin les uns des autres ; ils sont dociles envers l’autorité qui n’est jamais discutée, enjoués à l’idée d’aller retrouver la prochaine ville ou (comme c’est dit dans une chanson qu’ils beuglent comme des étudiants à la sortie de l’école) tout heureux « de venir apporter la paix en Asie ».

On est à un haut niveau de foutage de gueule. Si on est bien dans de la propagande pure malgré le talent indéniable de mise en scène de Tasaka (et ce malgré un scénario qui tient en trois lignes), c’est que tout est fait pour gommer les aspects négatifs et pourtant bien réels d’une guerre (de surcroît une guerre expansionniste — on peut faire le parallèle avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie) : les soldats qui renoncent, les conflits et les violences au sein d’un même groupe de soldats, l’abus d’autorité, les blessures qui s’infectent, les morts dont on ne prend pas soin (en deux heures, un seul mort, on croirait presque à une exception, et le chef du bataillon se bat, bien sûr, pour qu’il soit incinéré et que ses cendres soient rapportées au pays), l’absurdité des ordres, la confusion, les tirs amis, la faim ou la maladie, le moral à zéro, les cons, et accessoirement… les combattants du camp d’en face et la population autochtone.

Ne cherchez pas. Les troupes japonaises victorieuses progressent héroïquement dans des villes « libérées » de leur population. On se demande bien pourquoi. Et il paraît tout à fait naturel pour ces soldats d’avancer et de prendre possession de villes vidées de leurs habitants. Un petit mensonge par omission, c’est toujours un moindre mal : on échappe aux violences des soldats sur les villageois, à l’accueil froid, voire hostile, aux vols (quoique, si, on vole, mais les butins de guerre, même dérisoires, comme une chèvre ou du parfum, sont montrés positivement — déshumanisation parfaite de la population occupée) ou à la destruction systématique des villes (il y a une certaine indécence à montrer des quartiers entiers et des maisons réduits en ruines, des bâtiments dont on peut deviner l’ancienneté — chose qu’un Japonais aura du mal à saisir dans un pays où les villes sont reconstruites dans leur totalité sur une génération). Par deux fois seulement, on croise des Chinois. Une première fois, la troupe de vaillants soldats entend venir au loin un groupe de ce qu’ils décrivent comme des réfugiés et dont ils prétendent qu’ils subissent les tirs issus de leur propre camp. Évidemment, montrer les forces occupées comme des sauvages, c’est une constante dans la propagande de l’agresseur (ou du colonisateur) ; ça justifie qu’on vienne apporter la « civilisation » à tous ces peuples incapables de faire les choses par eux-mêmes. Et puis, une autre fois, je ne suis pas sûr d’avoir bien compris l’image, mais dans un bunker dont les héros japonais ont réussi à prendre possession, le dernier combattant chinois est montré… enchaîné à sa position. Les méchants petits Chinois qui forcent leurs soldats à se battre dans un terrier contre les gentils Japonais venus leur apporter paix et sérénité.

On rappellera qu’avant que l’Europe remette le couvert des atrocités de la guerre totale, le Japon s’était fait remarquer en se rendant coupable de nombreuses atrocités en Chine. La guerre ne profite jamais à ceux qui la font au nom des autres ; elle ne profite qu’à ceux qui la décident et qui en font la publicité. Combien de généraux impérialistes japonais sont morts sur le front ? Probablement pas beaucoup. Le film pourrait leur être dédié. Il montre la guerre telle qu’ils voudraient qu’elle soit vue. Et le film fait au moins l’économie, par omission, de ne pas les montrer (à décider des actions des autres dans leurs quartiers préservés, voire à profiter des femmes locales dans un bordel construit pour eux).

Après-guerre, les films japonais seront bien plus honnêtes en dépeignant la réalité et l’absurdité de la guerre. Dans un conflit, personne n’en sort vainqueur, seulement celui qui passe pour le vaincu portera étrangement un regard plus juste que celui qui pensera l’avoir gagnée. On ne rappellera jamais assez cette évidence : un bon film de guerre est un film antimilitariste. On peut glorifier la violence dans des films historiques, la distanciation nécessaire y est toute naturelle ; d’ailleurs, par sa manière frontale de montrer les choses tout en en cachant d’autres, le film rappelle certaines images de films de samouraïs muets. Mais glorifier la violence d’une guerre actuelle, c’est de l’indécence pure et de la basse soumission à un oppresseur. Rien ne doit rendre acceptable le fait d’aller tuer son voisin ou de lui piquer sa terre. Tout film qui en fait la promotion est une saloperie. Parce que si un auteur ou un cinéaste n’a pas à faire dans la morale, on ne peut accepter qu’il soit soumis à une force supérieure qui lui souffle quoi faire à l’oreille et qu’il fasse la publicité de sa lâche soumission à travers une œuvre destinée à tromper les masses. On se rend alors complice des atrocités que l’on cache en montrant une réalité tronquée qui ne profitera qu’aux puissants exemptés, eux, de champ de bataille. L’art n’a pas à être moral, mais il doit être juste et traiter du réel. Maquiller des crimes de guerre en joyeuse fantaisie dans la boue entre camarades, ce n’est pas traiter le réel. C’est se placer du côté de l’oppresseur et de l’injustice.

L’année précédente, Tomotaka Tasaka avait réalisé un autre film de guerre de propagande, tout aussi prisé par la critique domestique de l’époque (prix du meilleur film de l’année pour la Kinema Junpo), et tout aussi peu intéressant : Les Cinq Éclaireurs. C’est seulement après la guerre et après quelques années de repos forcé (il aurait été victime du bombardement d’Hiroshima) que Tasaka reprend du service. Dans cette nouvelle vie, il y a au moins deux films à noter : L’Enfant favori de la bonne et A House in the Quarter. Un cinéma à l’image de son pays en somme…


Mud and Soldiers, Tomotaka Tasaka 1939 Tsuchi to heitai | Nikkatsu


Sur La Saveur des goûts amers :

Le cinéma doit-il être moral ?

Les antifilms

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Ascension, Jessica Kingdon (2021)

Ascension à la marche

Note : 2.5 sur 5.

Ascension

Année : 2021

Réalisation : Jessica Kingdon

Pas très friand de ces films à la Koyaanisqatsi/Samsara qui visent l’exhaustivité des sujets en assenant à renfort de musiques lourdingues un discours obscur car indirect qui démontre surtout le cynisme et l’hypocrisie de ceux qui les font.

Quand ils sont sans paroles, je préfère de loin les documentaires avec un sujet unique qui peut au moins laisser deviner une identification et une empathie avec les sujets présentés (et éventuellement dénoncer des pratiques de personnes favorisées, non toute une population ou une culture). Ce qui est loin d’être le cas quand on butine d’un sujet à un autre en les intégrant à un autre plus général, souvent idéologique, qui a en plus le bon goût (ou le courage) de laisser la musique porter un jugement sur les images plutôt que d’utiliser le verbe pour assumer son point de vue. Cela permet d’être plus insidieux, on dira…

On nous montre ainsi la société chinoise par les mille petits bouts de la lorgnette. Génie du hors contexte qui sert un sujet qui les dépasse. On pourrait montrer autant de cynisme et de mauvaise foi en montrant une société différente. Jessica Kingdon n’est pas Chinoise, assurément. Et c’est un peu ironique de traiter au fond tous ces individus d’esclaves quand on se sert de leur image, de leur présence, de leur naïveté et de leur travail pour illustrer un propos qui les dessert. On imagine combien une telle démarche a pu être appréciée aux États-Unis, le documentaire pointant du doigt les méfaits d’une culture de la surconsommation quand cette culture prend précisément modèle sur la sienne… Les images d’étudiants faisant la fête par centaines dans des piscines géantes, les mêmes faisant du rafting dans le toboggan surdimensionné d’un parc d’attraction, des travailleurs exploités, des managers en bullshit, ce n’est certainement pas dans le pays de l’oncle Sam qu’on trouverait ça…

J’ai été par le passé assez conciliant avec ce genre de démarche documentaire faussement exhaustive (je devrais parler de cherry picking documentary en fait) et sans parole mais avec un discours en creux qui passe par l’émotion (guidée par la musique, le plus souvent). Je crois que c’est avec Samsara que j’ai compris l’hypocrisie de la chose. On échappe ici aux belles images, mais la musique qui dirige les émotions est là, ainsi que l’exhaustivité des sujets qui picore ici ou là pour illustrer un vague mépris pour la nouvelle société à abattre (c’était les rouges, puis ç’a été les musulmans, maintenant c’est les Chinois).

Nominé aux Oscars, what else. Moi aussi, quand j’ai des copines qui médisent sur une ex, je leur lance des lauriers.

La plus grande audace encore, c’est de donner un titre pareil à un tel film. Un petit quelque chose de sarcasme jaloux de la part de la première puissance économique du monde face à celle qui la dépassera bientôt. On peut aussi retrouver une forme de filiation avec le cinéma documentaire expérimental des années 20, sauf qu’il y avait une démarche esthétique et poétique qu’on ne trouve pas ici ; et pour cause, la volonté de donner un sens à ce kaléidoscope de situations sans rapport les unes avec les autres dévore toute possibilité de s’intéresser à autre chose.

Que les cinéastes condamnent courageusement les travers de leur propre société au lieu de cracher sur celle des autres. Pour commencer. On n’a pas besoin, en plus, du cinéma pour cracher sur le voisin.


Ascension, Jessica Kingdon 2021 | Mouth Numbing Spicy, CrabXTR


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Le Plus Dignement, Akira Kurosawa (1944)

Tout le monde travaille

Note : 3.5 sur 5.

Le Plus Dignement

Titre original : Ichiban utsukushiku / 一番美しく

Titre alternatif : Le Plus Beau

Année : 1944

Réalisation : Akira Kurosawa

Avec : Takashi Shimura, Sôji Kiyokawa, Ichirô Sugai, Yôko Yaguchi, Takako Irie

Il y a film de propagande et il y a film de propagande. C’est assez amusant de voir comment des cinéastes arrivent à détourner certains impératifs des films de commande pour en faire des films à valeur universelle. Inévitablement, certains détours narratifs poussent le bouchon de la dévotion patriotique un peu loin, mais si on arrive à mettre de côté ces aspects du film, on peut prendre plaisir à suivre ces histoires d’ouvrières dévouées. Propagande ou pas, le spectateur appréciera toujours de voir des personnages volontaires cherchant à dépasser leurs limites. C’est peut-être quand certaines de ces limites sont justement dépassées qu’on lève les sourcils, mais Kurosawa semble avoir très bien compris combien ce caractère décidé pouvait être cinématographique. À côté de cela, le discours antiaméricain est quasi absent, pas plus qu’on y trouve de personnages va-t’en guerre ou haineux.

Tout cela ne serait pas possible sans des acteurs remarquables : Kurosawa leur donne l’espace et le temps nécessaire pour exprimer toutes les nuances et les subtilités de leur jeu, et il sait, lui, jouer d’ellipses et de concision pour faire avancer le récit quand il faut. J’aurais toujours du mal à ne pas apprécier un film laissant autant de place à de si remarquables acteurs…


Le Plus Dignement, Akira Kurosawa 1944 Ichiban utsukushiku | Toho


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1944

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La Neuvième Symphonie, Douglas Sirk (1936)

Propagande et robe à fleurs

Note : 2.5 sur 5.

La Neuvième Symphonie

Titre original : Schlußakkord

Année : 1936

Réalisation : Douglas Sirk

Avec : Willy Birgel, Lil Dagover, Mária Tasnádi Fekete, Maria Koppenhöfer

La logique de la politique des auteurs jusqu’à l’absurde. Rétrospective Douglas Sirk à la Cinémathèque : film allemand de 1936, mélo qui sent bon la propagande, tendance soft power, mais propagande quand même, avec la mise en avant des valeurs nazies. Fin de projection : des spectateurs applaudissent. J’entends même à la sortie quelqu’un dire que c’est rafraîchissant de voir un film en allemand (j’espère que quelqu’un lui a soufflé que Sirk était Allemand…). Les gens comprennent ce qu’ils regardent, sérieux ? On peut louer les qualités intrinsèques d’un film tourné sous la censure nazie, s’imaginer, pourquoi pas, que des artistes soient parvenus à la déjouer (tout est lisse dans le film, donc rien à déjouer), mais d’une part, quand ça fait la promotion justement de ces valeurs, et même si on y trouve ces audaces qu’on supposera toujours à des « auteurs », de la décence, merde. Ça reste un film de propagande répondant à tous les principes que le pouvoir voulait voir développé dans la production domestique : en 36, les juifs sont déjà interdits de travailler dans l’industrie du cinéma, et on est prié de proposer (comme on le fera plus tard avec les films de la Continental en France occupée) des films intemporels et divertissants. C’est peut-être pas Le Juif Süss, mais c’est pas non plus M le maudit. Pas besoin qu’un film soit antisémite pour être de la propagande, et le film de Lang peut difficilement être fait contre les nazis à l’époque où il a été réalisé… La Neuvième Symphonie serait un chef-d’œuvre « intemporel et divertissant » comme peut l’être par exemple Sous les ponts de Helmut Käutner, tourné en toute fin du régime, pourquoi pas, mais qui irait prétendre que ce film de Sirk en soit un ?…

Parce qu’au-delà de ça, le scénario n’a donc aucun intérêt. Avant d’avoir fait la promotion de la société américaine et de sa (haute) société de privilégiées / de la consommation, Sirk a fait celle de la société aryenne allemande. J’attends qu’on m’explique s’il y a une logique auteuriste là-dedans. En détail, on remarquera les ficelles grossières d’un mélo comme on n’en osait plus depuis le muet : une mère indigne qui abandonne son gosse en Allemagne pour se tirer en Amérique, et qui de retour dans la mère patrie débarque ensuite chez le gentil Allemand de l’orphelinat où elle avait laissé son film et qui se trouve être le meilleur ami d’un chef d’orchestre fameux ayant précisément adopté son gamin (celui-là même responsable de la captation de la symphonie du titre et qui aurait sauvé la vie de la mère en entendant sa musique en Amérique…) ; le gentil Allemand propose à cette mère qui veut se racheter une conscience (trompée sans doute par les vaines promesses de l’Amérique) de rentrer au service du chef d’orchestre pour s’occuper de son propre film (sans révéler bien sûr à son ami que la nounou qu’il lui conseille est la mère de l’enfant, tu parles d’un ami) parce que, « tiens, justement, ça tombe bien, je reçois un appel de lui qui cherche une nounou pour le petit ». Concours de coïncidences malheureuses et heureuses, on force sur les extrêmes (les très riches sont des génies ou des escrocs, les très pauvres, des mères indignes en quête de rédemption poussée par l’instinct maternel allemand sans doute) : un vrai mélo du muet.

Non, l’intérêt, si on veut, car il y en a un, est ailleurs. Sirk se débrouille pas mal du tout pour mettre tout ça en place : c’est jamais statique, y a du rythme, c’est élégant, bien dirigé. Mais le gros plus, c’est évidemment les moyens et la qualité du design (décors et costumes). Ce n’est pas qu’une question d’opulence et de volonté sans doute du pouvoir de divertir avec du beau. Vouloir, c’est une chose, mais on est en train d’assister à la mort de tout un savoir-faire allemand qui finira par disparaître durant les années du pouvoir nazi. Jamais plus le cinéma allemand ne connaîtra ce génie esthétique, cette élégance (ce qui est allemand, sera bientôt froid, rigoureux et efficace). Les tyrannies ont décidément un art certain pour saper des décennies de génie et de bon goût. Certains « art directors » sont passés en Amérique (je dois avoir des entrées dans mon Hollywood Rush), c’est pas le cas ici : mais le travail de Erich Kettelhut est assez exceptionnel. Erich Kettelhut a travaillé sur les films muets de Fritz Lang que le régime appréciait beaucoup, et en 1944, il fera les décors d’un des derniers films nazis qu’on voit subrepticement dans Dix-Sept Moments du Printemps quand l’espion soviétique passe son temps libre à voir le même film nazi qu’il déteste : La Femme de mes rêves (je l’avais ajouté dans ma liste à voir parce qu’on semble bien y danser et le tacle d’une dictature à une autre était suffisamment savoureux pour que le film mérite un peu d’attention). Y a guère que la MGM à l’époque sans doute pour afficher un tel luxe sans frôler le mauvais goût : le risque quand on a les moyens (d’un film de dictature), c’est de faire nouveau riche, d’en mettre partout, de voir plus grand que nécessaire. Ici, c’est dans tous les détails que le design impressionne. Chaque élément de décor semble être minutieusement pensé, et si on omet peut-être les reconstitutions de New York au début du film, tout est parfait. Les robes de la nounou sont peut-être un peu trop travaillées pour ses moyens, mais il faut voir la qualité des tailles et des matériaux, l’inventivité des coupes (l’art des robes, un peu comme celui des chapeaux, c’est pas dans l’audace ou l’originalité qu’il s’exprime le mieux, mais plutôt dans cette manière d’arriver à proposer toujours quelque chose de légèrement différent, voire d’évident, pour finalement toujours la même chose : elle a une robe noire avec un assortiment de fleurs factices blanches quand elle va à l’opéra par exemple, je serais une dame, je voudrais la même…).

Encore heureux qu’on n’évalue pas un film en fonction de son design… Et puis, je ne serai pas aussi élogieux avec le directeur de la photo, Robert Baberske, qui laisse apercevoir trois ou quatre fois les ombres des micros ou de je ne sais quel élément électrique censé rester hors champ. Au rayon des acteurs, on peut remarquer la partition relevée, digne d’une marche funèbre, de Maria Koppenhöfer en gouvernante qu’on aime détester.


 

La Neuvième Symphonie, Douglas Sirk 1936 Schlußakkord | UFA


Sur La Saveur des goûts amers : 

Les Indispensables du cinéma 1936

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La Victoire des ailes (ou Le Triomphe des ailes), Satsuo Yamamoto (1942)

Note : 3 sur 5.

La Victoire des ailes

Titre original : Tsubasa no gaika

Année : 1942

Réalisation : Satsuo Yamamoto

Avec : Ranko Hanai, Jôji Oka, Takako Irie

Une distribution remarquable, un savoir-faire évident, des scènes d’aviation… de haut vol, mais un sujet insipide qui vole, lui, pas bien haut.

Au niveau du casting, c’est vrai que ça fait plaisir de retrouver Takako Irie dans le rôle de la mère fragile, mais étonnamment face au reste de la distribution (essentiellement des enfants au début du film), je la trouve très en dessous dans son phrasé. Le sourire est toujours là, ainsi que le petit air de pas y toucher qui fait sans doute le charme de pas mal de ces actrices japonaises de l’époque. Les autres acteurs sont bien aussi, en particulier les acteurs interprétant les deux frères. Si le phrasé n’est là pas toujours au rendez-vous (tout ce petit monde est surtout fort sympathique dans les rares mais formidables séquences de famille, à plaisanter autour d’une table), l’autorité, le charisme, sont impressionnants (faut bien fabriquer des héros en celluloïd pour les futurs champions prêts à jouer les kamikazes pour l’empereur).

Là où le film est notable encore aujourd’hui, c’est au niveau de la technique. Tant sur le plan de l’ingénierie tout terrain qui leur a permis d’étendre leurs ambitions impérialistes sur le continent dans les années 30 que sur le plan cinématographique, en dehors du retard pris au début de la décennie au niveau du parlant. Certains films de propagande étonnent par leur vivacité, leur maîtrise aussi bien technique que dramaturgique… En moins de dix ans, le cinéma japonais semble avoir gagné ce que d’autres gagnent en un demi-siècle.

Dramaturgiquement parlant donc, on emploie les méthodes hollywoodiennes, dites classiques, pour tendre à fond vers une identification maximum : des scènes courtes, une introduction sur l’enfance des deux frères aviateurs qu’on suivra par la suite, développement de plusieurs personnages d’une même famille (on retrouvera ce principe dans L’Armée), l’ambition de décrire d’abord chronologiquement l’évolution de ces personnages, puis on assiste à un resserrement de l’action autour d’un événement “catastrophique” (c’est comme ça qu’on dit en dramaturgie, jeune homme) sur lequel on pourra broder par la suite des séquences analytiques (comprendre les raisons d’une telle catastrophe) et émotionnelles (le héros impétueux face aux membres de sa famille) ; le dernier acte servant à l’aîné de réhabiliter son cadet en empruntant le même chemin que lui… Ce n’est pas bien original, c’est même foutrement rasoir et lisse (on cherche encore les opposants ou les points de friction qui feraient battre de l’aile toute cette belle perfection), mais c’est bien foutu. Parce que derrière la technique suit.

Le classicisme à la Walsh, Yamamoto il connaît. Ses séquences sont rapides, son montage transparent, et pourtant inventif (avec pas mal de mouvements de caméra d’ajustement à la Ophüls – ceux qu’on ne remarque pas, pas ceux qui ont fait sa réputation). Sa mise en situation est foutrement rapide : on comprend en moins de temps qu’il en faut pour le dire, et il ne s’attarde pas pour développer des considérations accessoires, psychologiques ou contemplatives. Droit au but. Et bien sûr, outre les séquences dialoguées parfaitement menées (souvent en montage alterné pour accentuer la tension, quand ce n’est pas une ou deux fois en montage séquence, surtout au début), restent les séquences de pure action : celles où les pilotes procèdent à des essais en vol sur leurs fameux chasseurs zéro (qui auraient été, encore à l’époque du film, supérieurs aux chasseurs américains) ou de guerre (si on ne voit rien de l’attaque de Pearl Harbor, le film s’achève sur une jolie chasse contre un Boeing quadrimoteur servant de cible aux zéros comme dans un jeu vidéo).

À noter, parce que ça m’a amusé, un mouvement de caméra là encore imperceptible, mais qui ne pouvait pas passer inaperçu pour un amoureux comme moi de Goldorak. Cette série animée était en partie connue pour une séquence dans laquelle le héros passait sans quitter son siège d’un poste de pilotage à un autre selon que son engin passait d’une configuration vol ou robot. On voyait alors le siège de pilotage d’abord suivi en travelling dans la profondeur tournicoter au rythme d’une musique ou d’un bruitage électro rudimentaire. Eh ben, c’est peut-être stupide, mais Yamamoto use d’un tel travelling, très léger (transparence oblige), quand le frère cadet, alors assis sur une chaise roulante, s’avance vers son aîné : le travelling d’accompagnement a cela d’impressionnant qu’il semble lié à la chaise roulante, et l’acteur ne procédant pas tout à fait à un mouvement rectiligne mais plus ou moins courbe, la caméra reste mobile sur lui alors que le décor alentour file en panoramique. Ça ne dure pas plus d’une seconde, mais c’est magique (on se souvient qu’au temps du muet dans les films d’Ito, le chef opérateur fixait la caméra sur sa poitrine à l’aide d’un harnais). Toute l’ingénierie japonaise…


La Victoire des ailes (ou Le Triomphe des ailes), Satsuo Yamamoto 1942 Tsubasa no gaika | Aviation HQ of the Aviation Bureau of Army, Toho Film


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Nuits de Chine, Osamu Fushimizu (1940)

Note : 3 sur 5.

Nuits de Chine

Titre original : Shina no yoru

Année : 1940

Réalisation : Osamu Fushimizu

Avec : Kazuo Hasegawa, Shirley Yamaguchi, Tomiko Hattori

Ça tient à rien un film. Comme en cuisine, savoir faire monter les œufs en neige, disposer de la bonne liste d’ingrédients, de la bonne recette, d’avoir les bons temps de cuisson, ce n’est rien face au petit grain de sable qui peut tout foutre en l’air en une seconde. Le grain de sable ici, ce sont ces détours mélodramatiques incessants et assez peu crédibles qu’on nous impose à la fin. Vingt minutes avant la fin du film, nos deux tourtereaux se marient, on pourrait finir ici, mais non, tout le monde regarde sa montre, certains quittent même la salle, s’étirent, et ça recommence pour un tour. On en a pour la Nuit.

Je m’en vais dévoiler toutes ces horreurs parce que c’est risible (une manière aussi d’exorciser un film que j’avais jusque-là apprécié).

On en est donc au soir du mariage. Un officier vient prévenir notre amoureux (marin d’eau douce) qu’il a quarante minutes pour se préparer et partir au front (rires dans la salle). Une fois parti, c’était prévisible, son steamer est attaqué par ces inhospitaliers Chinois (conduit, on ne sait trop pourquoi ni comment, par le méchant bonhomme qui s’opposait à son mariage et clairement meneur d’une sorte de triade d’insurgés). Il meurt en héros, l’arme à la main (et quelle arme : une énorme mitraillette qui fera des décennies plus tard les joies des héros du Vietnam). C’est du moins ce qu’on pense à ce moment-là. Ce qu’on espère même. Parce que dans un film de guerre, on aime les héros morts (un peu moins les revenants, ce qui constituait une des lourdes ficelles propagandistes dans Les Cinq Éclaireurs parmi lesquels aucun ne périra, comme une sorte de Dix Petits Nègres à l’envers : on croit que tout le monde est mort, et ils reviennent tous l’un après l’autre pour reconstituer tout un bataillon de miraculés).

La femme chinoise de notre amoureux batailleur (merveilleuse Shirley Yamaguchi) apprend qu’elle ne consommera jamais son mariage avec son homme (de la meilleure des façons puisqu’elle vient l’accueillir sur le quai, regarde tous ses potes retrouver leur famille, et là un type, après une demi-bobine, daigne enfin lui dire que son bonhomme il est mouru…). Une petite Chinoise n’est rien sans son glorieux mari nippon (c’est qu’il avait une grosse mitraillette le bougre), alors pour se consoler de ne pouvoir ambitionner à la noble vie japonaise, elle retourne sur le lieu de son idylle champêtre (si jamais votre mari nippon est tué à la guerre, ce n’est pas un truc à faire ça). Là, déprimée comme une Chinoise abandonnée par son maître-mari, elle décide de se suicider dans la rivière (la censure laisse faire, vu qu’elle, elle n’a pas la force de caractère des femmes japonaises, elle est faible, ce n’est qu’une Chinoise qui n’a seulement qu’effleuré la dignité et la force du caractère japonais). Mais ô surprise, avant qu’elle rejoigne pour de bon son canotier de mari, ah bah non, le voilà justement qui arrive, le bras en écharpe… à bord d’un véhicule de l’armée.

Juste à temps. Un peu plus, et on aurait presque trouvé ça formidable.

C’était vingt minutes de trop. Peut-être faut-il y voir là les commandes spécifiques de la censure (du pouvoir, du bureau d’information, peu importe) pour qu’y soient plus franchement incorporés quelques messages bien lourds de propagande. Quelque chose comme : un Japonais, même le jour de son mariage, rejoint avec ardeur le front où on l’envoie ; les femmes japonaises qui accompagnent sa vie sont alors fières de le voir ainsi honorer sa patrie, et s’il y meurt ce serait un plus grand honneur encore… Ah, et pis, en fait…, les soldats japonais meurent peu au front. Si, si, c’est vrai. Ce n’est pas avec l’acupuncture qu’on gagne des guerres…

Avant ce désastre dansant, c’était pourtant follement original. Ça ne ressemblait à rien, avec des décors intérieurs et de magnifiques extérieurs qu’on voit rarement dans les films japonais (plus tard, Naruse tournera probablement sur place quelques scènes de la même manière en Chine pour Nuages flottants), on pourrait être presque par le charme champêtre des images dans Le Printemps d’une petite ville (tourné presque dix ans plus tard), les séquences chantées sont merveilleuses, et avant que le film tourne à la catastrophe, on avait même eu droit à un tournant « noir » tout à fait étrange. Il faudrait songer à créer un bureau de censure centennal chargé de couper les séquences navrantes ruinant tout un film…

Un cinéma hybride, nourri de multiples influences et styles, voué à l’oubli, à la stérilité, incapable lui-même d’influencer quoi que ce soit. Un monde à part, comme une boule à neige.


Nuits de Chine, nuits câline, nuits d’amoursur la rivière entendez-vous ces chants doux et charmants (la-la-la-la… même que Jacques Brel il chante Nuits de Chine quand il se demande Comment tuer l’amant de sa femme… et que Bebel et Gabin les chantent aussi dans Un singe en hiver… toute une histoire ces Nuits de Chine.)


Nuits de Chine, Osamu Fushimizu 1940 Shina no yoru / China Nights | Manchuria Film Productions


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La Bataille navale à Hawaï et au large de la Malaisie, Kajirô Yamamoto (1942)

La Bataille navale à Hawaï et au large de la Malaisie

5/10 IMDb

Réalisation : Kajirô Yamamoto

aka Hawai · Maree oki kaisen

aka Les Volontaires de la mort

Ça aurait pu s’appeler Le Jour le plus con, le film faisant le récit entre autres de la bataille de Pearl Harbor qui fera entrer les USA dans la guerre et précipitera trois ans après ce film le Japon impérialiste dans la défaite. Qui s’y frotte s’y pique.

Récit froid et souvent impersonnel des préparatifs de guerre faisant légèrement penser à Full Metal Jacket dans son déroulé. Discours militariste navrant (avec, à noter toutefois, une différence avec les mêmes objets de propagande occidentaux : ce discours lourd et imposé s’oriente surtout sur la glorification de l’honneur rendu à la hiérarchie et en particulier à l’empereur, jamais contre l’ennemi qui n’existe pour ainsi dire pas beaucoup, et les seules fois où il est évoqué, c’est avec amusement voire respect). Complaisance totale, aucune part laissée à l’humain, encore moins à la subversion aussi subtile soit-elle. Y préférer pour cela L’Armée de Kinoshita.

(Il ne faut pas le dire trop fort, le film est abondamment référencé et compte parmi des listes de chefs-d’œuvre japonais.)


La Bataille navale à Hawaï et au large de la Malaisie / Hawai, Maree oki kaisen, Kajirô Yamamoto 1942 The War at Sea from Hawaii to Malaya aka Les Volontaires de la mort


L’Armée, Keisuke Kinoshita (1944)

Larmes étouffées

Rikugun

Note : 4 sur 5.

L’Armée

Titre original : Rikugun

Année : 1944

Réalisation : Keisuke Kinoshita

Avec : Kinuyo Tanaka, Chishû Ryû, Ken Mitsuda, Kazumasa Hoshino, Ken Uehara, Haruko Sugimura, Shin Saburi, Eijirô Tôno

— TOP FILMS

Beau boulot. Dans un film de propagande, il faut du génie pour à la fois respecter le cahier des charges imposé par les donneurs d’ordre (ils sont désignés ici dans le titre), mais surtout détourner astucieusement la finalité première d’un tel exercice pour y placer au compte-gouttes des touches plus personnelles, des notes subtiles qui émoustilleront à peine la censure (à peine parce que Tadao Sato ou Donald Richie je ne sais plus, écrivait que la fin avait eu du mal à être digérée : une mère y est montrée angoissée à l’idée de voir si son fils revenait de la guerre avec les compagnons de son régiment, alors que tout au long du film, on explique avec force combien les parents doivent se montrer fiers de l’embrigadement de leurs gosses et occulter toutes considérations personnelles susceptibles de ne pas faire honneur à l’empereur). Kinoshita, aidé par des acteurs là aussi de génie, n’en est donc pas dépourvu (de génie).

C’est vrai, dans cette séquence finale de la mère à la recherche fébrile de son petit, il démontre déjà ce qu’il saura par la suite faire le mieux dans le registre du lyrisme lacrymal, mais il parvient aussi, et c’est peut-être plus surprenant de sa part, à apporter pas mal de notes d’humour. L’humour, c’est même presque ce qui dirige un certain nombre de séquences opposant le personnage joué par le pas encore fétiche ozuen Chishū Ryū et celui tenu par Eijirô Tôno, tous deux interprétant deux pères voyant leur fils enrôlé dans l’armée au même moment mais assignés à des missions différentes. Le dilemme humoristique, l’enjeu franchement satirique, étant alors d’accepter de voir son fils partir là où c’est le plus honorable pour un soldat…, si tant est qu’on puisse être en mesure de se mettre d’accord sur ce qui le serait… De là quelques séquences loufoques, pas loin de ridiculiser en filigrane les prétentions suicidaires et aveugles que la propagande espérerait voir se « démocratiser » dans l’attitude du bon Japonais. On pourrait être déjà chez Ozu avec des chamailleries d’adultes préférant se mépriser dans l’indifférence plus que dans l’opposition directe (sorte d’opposition entre deux chats boudeurs). Sauf que chez Ozu, ces petits jeux amusants sont sans conséquences ; ici l’humour est sur le fil du rasoir.

Avant la séquence finale qui a fait la réputation du film, Kinuyo Tanaka (qui joue donc la mère) offre comme toujours un mélange étrange d’humour (ses humeurs de femme contrariée, indignée, et elle aussi silencieuse), de force et de gaieté flottante, proche de la tristesse (on comprend pourquoi son couple fonctionne si bien avec Chishū Ryū). On la voit notamment remarquable dans une séquence, là encore vers la fin, où la petite famille se retrouve pour la dernière fois autour d’un repas avant le départ du fils : tous les dialogues sentent bon le moralisme va-t-en-guerre, mais à cet instant les images semblent se séparer du discours, et ce qui y est dit n’a plus d’importance : seule compte la situation tendue jouée en sous-texte, le visage de chacun, leur tristesse de se savoir là pour la dernière fois, et le plaisir malgré tout de pouvoir savourer un dernier instant en commun. Car pour illustrer cette paix familiale appelée à disparaître, les enfants se mettent à masser leurs parents. Ce sont alors les images qui parlent, les visages faussement joyeux, plus que les paroles niaises. Déjà, pas de grandes effusions stupides, mais une larme discrètement séchée par une Kinuyo Tanaka tête baissée, sourire de circonstance aux lèvres.

La première partie du film vaut également le coup d’œil : le principe initial du film était semble-t-il d’illustrer le parcours de l’armée nippone au cours de l’histoire. On dispose ainsi par saut de puce d’un montage historique pas dénué d’intérêt. Les séquences mettent en situation les personnages d’une même famille au fil des diverses époques lors des glorieuses avancées du Japon vers la bêtise impérialiste. Tout cela avec le savoir-faire de Kinoshita en matière de placement de caméra. Même si plus on arrive vers la Seconde Guerre mondiale, plus le discours devient aujourd’hui risible tant il paraît forcé, c’est toujours assez subtil, mettant en avant plus volontiers le sort des personnages que l’idéologie censée être véhiculée.


L’Armée, Keisuke Kinoshita 1944 Rikugun | Shochiku


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1944

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Operation Abolition, Fulton Lewis III (1960)

Operation Abolition

Note : 0.5 sur 5.

Année : 1960

Réalisation : Fulton Lewis III

Écrit par J. Edgar Hoover

Il y a quelque chose de reposant à regarder certaines horreurs. Surtout quand elles ont un demi-siècle d’âge. On se dit « quelle époque formidable ! fallait pas être con ! ». Et pourtant, ce n’est pas mieux aujourd’hui (cf. la pitoyable guerre Dieudonné-Valls). Mais ça fait du bien de se moquer et de se laisser prendre aux jeux des évidences.

operation-abolition-1960

Si on cherche donc des clichés, des champions de la mauvaise foi, du discours de propagande invectivant la supposée propagande d’un ennemi imaginaire, si on veut voir toute la splendeur de la paranoïa en action, ces 45 minutes sont un régal.

Le film use des plus grosses ficelles, sans honte, et c’est ça qui est amusant (et pitoyable). Pour convaincre, il suffit d’être assis derrière un bureau, d’avoir le drapeau américain dans un coin et le Capitole dans le dos. La rhétorique fait tout dans la finesse : « la conspiration communiste », « les agitateurs », « agent communiste (pour membre du parti communiste) », « agent communiste international (!) », « communisme en action », « agitateurs spécialement entraînés », « la presse pro-communiste / la presse de propagande communiste », « quatre étudiants ont souffert de blessures légères tandis que huit policiers ont dû être hospitalisés (avec la jolie contradiction des images montrant les agitateurs traînés par la peau des fesses, poussés dans les escaliers, hors de l’hôtel de ville) ». Bel usage pendant ces arrestations d’une musique digne d’un film d’épouvante de la Hammer.

On voit d’où vient Fox News. Vive l’Amérique.

Le film :