Après la noce, Suzanne Bier (2006)

Mads Movie

Note : 3 sur 5.

Après la noce

Titre original : Efter brylluppet

Titre international : After the Wedding

Année : 2006

Réalisation : Suzanne Bier

Avec : Mads Mikkelsen, Sidse Babett Knudsen, Rolf Lassgård

Le retour du bon vieux mélodrame à l’ancienne (façon cinéma muet) :

– un milliardaire-entrepreneur sans entreprise, ni employés, ni travail (c’est beau les facilités scénaristiques).

– la révélation d’une paternité cachée depuis vingt ans.

– une maladie foudroyante diagnostiquée six mois à l’avance.

– un beau-fils intéressé que par l’argent du beau-père et qui feint d’aimer sa femme tout en la trompant (un tel machiavélisme ne se rencontre que dans les mélos, dans la réalité, les gens sont probablement cyniques, mais pas au point d’en arriver à ces extrêmes, et la naïveté de la fiancée facilite le tout).

– un bienfaiteur danois sans profession et au passé trouble exilé en Inde pour s’occuper des petits orphelins on ne sait comment (le Danemark n’est pas un ancien pays colonial, mais le film en aurait presque la couleur).

– un don bienvenu qui tombe du ciel pour régler par magie tous les conflits…

Je ne pensais pas de tels excès scénaristiques possibles au vingt et unième siècle sinon dans l’esprit d’une gamine de quinze ans qui écrit ses premières histoires.

Dans la réalisation, ce n’est pas beaucoup mieux, les inserts ou cuts de remembrances presque subliminaux sont insupportables.

Le film évite le ridicule en fait un peu grâce à son montage (à l’exclusion des cuts donc), à ses deux ou trois acteurs principaux, et à cette manière très Arte de réaliser les films pour ce qui est donc un mélodrame de bas étage (à la Lars von Trier, pourrait-on dire, lequel produit le film à travers sa boîte habituelle, et le bonhomme s’y connaît également en mélo, mais lui, il lui est arrivé à le faire avec génie, c’est-à-dire en osant toutes les audaces et n’ayant pas peur des outrances, tout le contraire ici puisque ça reste somme toute très sage et conventionnel).

À croire que Mads Mikkelsen participe à tous les films danois depuis quinze ans maintenant et que rien ne peut se faire sans sa gueule impassible et sa carrure d’athlète incongrue et faussement débraillée… J’ai dû voir trois ou quatre de ses films ces trois dernières semaines… Rarement des réussites. Druk étant sans doute le pire entre tous : moins mélo, mais à la morale franchement suspecte. (La Chasse par exemple, qui par son sujet, à la fois audacieux et resserré, unique, avait, lui, su bien plus me convaincre.)


 

After the Wedding, Après la noce, Suzanne Bier 2006 | Zentropa Entertainments, Sigma Films


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Lilja 4-ever, Lukas Moodysson (2002)

L’arche russe

Note : 4 sur 5.

Lilya 4-ever

Titre original : Lilja 4-ever

Année : 2002

Réalisation : Lukas Moodysson

Avec : Oksana Akinshina, Artyom Bogucharskiy, Pavel Ponomaryov

— TOP FILMS

Difficile de ne pas penser à Ayka de Sergey Dvortsevoy vu l’année dernière (réalisés à des époques différentes). On passe d’une jeune fille (Ayka) enceinte, trompée et rejetée de tous, qui traîne dans le froid, cherche du travail, vit dans un squat, à une adolescente (Lilya), abandonnée par sa mère, convoitée par les chiens (pardon, les hommes), et obligée par la force des choses à se prostituer (les services sociaux la laissent à son misérable sort). Elle finira abusée par un rabatteur qui lui promet la lune avant de la remettre à un proxénète dans un nouveau pays…

La même cruauté, la même violence (surtout psychologique et physique dans l’un, psychologique et sexuelle dans l’autre), et surtout la même précarité extrême pour des filles courageuses mais vulnérables (qu’y a-t-il de plus vulnérable que des adolescentes isolées dans un pays sans protection sociale ni État de droit ?). Les deux films ont cette qualité de ne pas tomber dans des excès, sans doute grâce à la manière de les réaliser et de ne jamais les quitter : un peu comme elles, on a la tête dans le sac, et l’on n’a pas les moyens de juger des brutalités stéréotypées dont elles peuvent être victimes puisqu’on les subit sans jamais disposer du regard de qui que ce soit d’autre. Aucun problème de distanciation quand on prend le parti de coller au plus près d’un unique personnage en le suivant dans ce qui s’apparente à un parcours de combattant sans fin.

Références supplémentaires : la cruauté sadique du Marquis avec sa Justine, et un film qui tire également son titre de son personnage principal féminin présent à tous les plans, Rosetta. Je vais finir par croire que j’aime voir les femmes souffrir…

Et bien sûr, on remercie la Russie de Poutine sans laquelle ces films sur la misère extrême des plus démunies ne seraient pas crédibles…


 

Lilja 4-ever, Lukas Moodysson 2002 | Memfis Film, Det Danske Filminstitut, Film i Väst



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Le Mystérieux X, Benjamin Christensen (1914)

Le classicisme à travers les âges

Note : 4 sur 5.

Le Mystérieux X

Titre original : Det hemmelighedsfulde X

Année : 1914

Réalisation : Benjamin Christensen

Avec : Benjamin Christensen, Karen Caspersen, Otto Reinwald

La supériorité du cinéma scandinave dans les années 10 sur l’ensemble des autres productions du monde n’est plus à démontrer. Cependant, voir aujourd’hui Le Mystérieux X à côté des films qui lui sont contemporains ne fait qu’appuyer un peu plus cette évidence. À l’orée de la guerre de 14, et quatre ans après L’Abysse, tous les principes de ce qui deviendra le classicisme sont déjà en place.

Le classicisme, embrassé plus tard par le cinéma hollywoodien, consiste à réaliser des films en essayant d’adopter des procédés largement compris dans le public et qui visent à présenter le sujet avec le plus de transparence possible. On évite les expérimentations techniques ou narratives, et sur le curseur identification/distanciation, la préférence va clairement vers l’identification. On propose un spectacle au public, on cherche à le distraire, certainement pas à l’éduquer ou à lui fait faire un pas de côté (en 1914, je doute cependant que ces principes, énoncés surtout après-guerre, soient volontaires).

Et pourtant, pour proposer du classicisme en 1914, il faut nécessairement adopter des procédés jugés expérimentaux pour beaucoup à l’époque. On a dépassé le stade un peu partout dans le monde où les cinéastes se contentent de plans fixes. Personne ne prend toujours conscience des possibilités narratives des outils du cinéma. Pour gagner l’adhésion du public, l’accent se porte davantage sur les décors et les péripéties. Ce cinéma-là amuse la galerie, cherche des formes nouvelles, de nouvelles audaces, et ne s’interdit pas les excès (sans toutefois se livrer encore à l’expérimentation : l’audace passe par l’écran, pas par la technique). L’époque est à la reconstitution grandiose en costumes (péplums ou collants), aux thrillers basés sur les légendes urbaines (Traffic in Souls), aux premiers longs westerns (The Squaw Man, Le Serment de Rio), aux serials à moustache façon Brigade du Tigre (Fantômas), aux slapsticks ou aux mélos familiaux ou sociaux. Je parle d’excès ; mais l’« exotisme » faisait alors déplacer les foules. Or, une particularité, me semble-t-il, marque le cinéma scandinave de cette époque et explique son influence dans l’élaboration des règles du classicisme. Celui-ci se trouve à mi-chemin entre le théâtre réaliste, bourgeois et déjà assez psychologique (Ibsen, Strindberg) et les récits folkloriques bientôt adaptés par d’autres réalisateurs scandinaves. Ces derniers se chargeront alors de creuser le filon et poseront les bases du classicisme et de la transparence.

Ainsi, le canevas du film, dans un premier temps, a tout du drame réaliste bourgeois (un théâtre qui s’applique à éviter les excès de la scène mélodramatique et populaire) : la femme d’un militaire est convoitée par un comte un brin insistant qui se trouve avoir des activités en parallèle, disons…, antipatriotiques. La femme peine à se défaire de ce comte un peu lourd et pense pouvoir s’en débarrasser en lui filant sa photo (ne faites jamais ça, mesdames). Vous donnez ça à un comte, il vous prend le bras… (et la tête). Alouette. La guerre éclate, le mari est chargé de transférer un ordre scellé vers un commandant de la marine…, mais en bon petit-bourgeois qu’il est, il passe chez lui entre-temps saluer sa chère et tendre épouse. Manque de chance, l’amant, à qui elle croyait avoir dûment présenté la porte, revient aussitôt par le placard (où tout amant qui se respecte aspire à se trouver un jour). Madame n’apprécie guère (de 14) ces manières de goujat et ne s’en laisse pas comter. « Ciel, mon mari ! »

On frôle déjà un peu le mélodrame, je le reconnais, mais Christensen n’y sombrera pourtant jamais. Comme au théâtre, le comte, pas plus que ça gêné aux entournures, se cache derrière l’encoignure formée au premier plan par la cheminée. (C’est peut-être ce qui apparaît le moins cinématographique dans le film, mais cette situation rocambolesque à peine crédible, plutôt habituelle au théâtre dans des tragédies ou des mélos, sera bizarrement compensée par le positionnement et le mouvement de la caméra.) La femme et le mari s’absentent au premier étage, et le comte, dont on sait déjà que c’est un espion, en profite pour décacheter l’ordre scellé avant de le remettre où l’avait laissé l’officier…

Le mari repart le cœur léger et la fleur au fusil ; sa femme se débarrasse une fois de plus de celui à qui elle a le plus grand mal à faire comprendre qu’elle refuse de le prendre comme amant. L’espion s’en va et rejoint le moulin où il a l’habitude d’envoyer ses messages par le biais de pigeons voyageurs. Le message est envoyé, mais peut-être déjà pas bien habile pour un amant dans le registre des portes qui claquent, il s’enferme à la cave, la trappe de celle-ci restant bloquée (là encore, je vais y revenir, on pourrait trouver ça ridicule et tiré par les cheveux, mais la mise en scène fait tout et parvient à faire ressentir au contraire une véritable tension de thriller).

Le pigeon est intercepté, l’ordre scellé semble accabler le mari, il est accusé pour trahison, bref, à partir de là, on entre peut-être un peu plus dans des péripéties dignes des mélodrames d’aventures de l’époque (comme Les Exploits d’Elaine). Pourtant, la mise en scène parvient à ne jamais y tomber complètement (le cinéaste danois parviendra, à travers le montage et le choix des plans, à faire ressortir la tension des situations sans trop en demander à ses acteurs : il en reste encore des traces dans les réactions, car au théâtre, cette tension, ne pouvant naître de la mise en scène, est accentuée par le jeu des acteurs ; mais dans l’ensemble, le réalisme l’emporte sur le mélodrame). Finalement, le mari échappera à la mort grâce à une preuve qui accablera le comte…

Voilà pour le sujet. Maintenant, comment Christensen s’y prend-il pour adopter une forme de mise en scène transparente ? D’abord, au niveau du montage alterné, la maîtrise est totale : il passe allègrement d’un lieu à un autre sans forcer des alternances répétées auxquelles certains cinéastes à l’époque ont souvent recours pour rendre spectaculaire une situation. Christensen s’en sert réellement pour faire du « pendant ce temps » ou plus simplement encore pour annoncer l’entrée future d’un personnage venant en rejoindre d’autres. Son montage alterné est ainsi permanent (comme il le deviendra presque systématiquement sous sa forme classique) et, ce qui est plus remarquable, transparent.

Au niveau des échelles de plan, notamment au début du film, la maîtrise demeure perfectible, et un visionneur actuel perd en transparence à cause de deux ou trois faux raccords (ou des sauts brutaux comme le passage direct d’un plan moyen à un insert). Mais tous les cinéastes de l’époque ne s’embarrassent pas toujours avec les échelles de plan. Une échelle de plan, on risque parfois les faux raccords, mais ça offre surtout beaucoup plus de possibilités narratives. Et notons ainsi comme seul exemple, le dernier plan du film : un raccord dans l’axe parfaitement exécuté. On n’y voit que du feu (transparence, toujours).

Les mouvements de caméra ne sont pas en reste. Transparence toujours, il s’agit de mouvements imperceptibles, d’ajustements de la caméra sur son axe (léger travelling d’accompagnement, très commun à l’époque), ou même des petits travellings de face. Le mouvement de caméra le plus étonnant reste celui qu’opère Christensen dans la séquence du moulin cité plus haut en passant de la trappe, que le comte tente en vain d’ouvrir. Ce mouvement se poursuit lentement vers la porte (que l’on voit tressauter au rythme des coups qu’envoie le comte sous la trappe), puis sur ses gonds. Le spectateur comprend alors que la porte ne peut pas être désolidarisée de ses gonds, car une sorte de loquet l’y empêche.

 

https://youtu.be/vx-wOu6UNcs?t=2431

Seul procédé étonnant à classer plutôt du côté des effets de distanciation : le recours parfois à des plans de face. Le cinéaste ne se servant de cet effet étrange qu’avec le personnage féminin (et une fois sur lui-même — puisqu’il joue le mari officier — vers la fin quand il entend le garde tirer sur son fils), difficile d’imaginer qu’il s’agisse d’un réflexe issu du théâtre. Au contraire, cela semble volontaire, un choix quasi esthétique, voire une référence à ce plan d’Asta Nielsen dans L’Abysse qui m’avait tant impressionné (pour être précis, l’actrice n’apparaissait pas de face, mais de dos, et la singularité des plans vient surtout de la symétrie qui y est recherchée). La référence aurait même presque été poussée au point de prendre une actrice qui ressemble à la star danoise. (Mais ici, le film n’étant sans doute pas assez tiré par les cheveux, c’est moi qui en rajoute peut-être un peu.)

Bref, les années 10 appartiennent aux pays scandinaves avec leurs cinéastes précurseurs du classicisme, Le Mystérieux X en est un bon exemple.


 

Le Mystérieux X, Det hemmelighedsfulde X, Benjamin Christensen 1914 | Dansk Biograf Compagni



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Le Vaisseau dans le ciel, Holger-Madsen (1918)

Géopolitique de l’exploration : sociétés et nations

Note : 3 sur 5.

Le Vaisseau dans le ciel

Titre original : Himmelskibet

Titre anglais : A Trip to Mars

Année : 1918

Réalisation : Holger-Madsen

Quelqu’un s’est-il déjà amusé à mesurer l’évolution de la conception de l’exploration spatiale dans la fiction (et tout particulièrement celle de la planète Mars) entre 1918 et ce qu’elle deviendra dans la réalité des années 50 (ou ce qu’elle est aujourd’hui) ?

Clairement, le film s’inspire à la fois des récits de Jules Verne de la fin du dix-neuvième siècle et des expéditions maritimes ou polaires, ces dernières étant contemporaines au film. Dans cette mythologie de l’exploration, même si comme chez Jules Verne le savant peut y jouer un rôle (un savant unique, visionnaire, figure patriarcale lançant la quête du « héros »), la figure du capitaine (aventurier intrépide, héros moderne) s’impose encore. Cet archétype fonctionnera jusque dans la seconde moitié du vingtième siècle, mais avec quelques ajustements face à la réalité des explorations spatiales. Mais ici, c’est l’image de l’entrepreneur que le récit met en avant. En 1918, en pleine guerre mondiale, les auteurs du film ne peuvent pas sentir le tournant qui s’opérera bientôt sur la planète. Si le film porte clairement un message pacifique, il ne voit pas venir que, désormais, les grandes avancées tant politiques (avec ses échecs lamentables : Société des Nations inopérante, Seconde Guerre mondiale, etc.) que scientifiques ou humaines (l’exploration spatiale) seront le fait des États. On sent ici l’influence encore des récits à la Jules Verne (ou à la Frankenstein) au cœur desquels se trouvent entrepreneurs, savants isolés ou capitaines courageux… Bien sûr, le cinéma continuera (pas forcément toujours pour le meilleur) à exploiter cette représentation de l’ingénieur solitaire : si l’on met de côté le cliché tout aussi fabriqué de milliardaires actuels aux prétentions martiennes, dans James Bond ou Superman, par exemple, l’archétype sera retourné et les inventions dangereuses pour l’équilibre du monde deviendront la création d’entrepreneurs mégalomaniaques.

Ainsi, si les projets pacifiques de l’entre-deux-guerres ont accouché d’une souris et si les rêves d’exploration spatiale ont tardé à se réaliser, deux événements, au milieu du vingtième siècle, semblent avoir changé la donne dans l’imaginaire collectif, reléguant le mythe des entrepreneurs ou des entreprises isolées au placard au profit des États. (Ce n’était en plus pas tout à fait une réalité historique absente jusque-là, mais disons que les récits d’exploration ont toujours préféré faire la part belle aux histoires personnelles et aux « héros ».) Ces deux événements sont le projet Manhattan (à l’origine de la bombe atomique) et le premier homme dans l’espace (ou le premier satellite, c’est au choix). J’utilise parfois l’exemple de la réalisation du canal de Panama comme basculement géopolitique amorçant la fin de l’influence française dans le monde au profit de celle des États-Unis, mais cet exemple pourrait également illustrer un autre basculement, celui de l’influence des grandes entreprises (coloniales ou non) au profit des nations. L’initiative française au Panama, issue d’une compagnie privée (voire d’une initiative personnelle), essuiera un échec : les États-Unis prendront le relais et achèveront la construction du canal. La Première Guerre mondiale, la révolution russe et le crack de 1929 appuieront encore peut-être un peu plus cette idée de la fin des entreprises individuelles ou privées vues comme moteur de grandes ambitions à venir.

Même si les États-Unis seront obligés d’une certaine manière à s’aligner sur les ambitions communistes, les entreprises privées (rarement individuelles, il faudra attendre l’avènement de l’informatique et d’Internet pour cela) passeront surtout leur temps à s’organiser dans un monde largement globalisé exclusivement tourné vers le profit et la consommation (ou la quête d’une émancipation individuelle à travers l’acte de produire, puis d’acheter et d’accumuler). Ayn Rand, après la guerre, aura beau vanter les vertus humanistes (sic) des entrepreneurs dans La Grève et montrer la voie à l’ultralibéralisme, les projets, les conquêtes, les exploits accomplis au cours de la seconde moitié du vingtième siècle seront tous le fait d’entreprises étatiques, d’initiations et d’ambitions nationales, voire internationales : le premier homme sur la Lune, l’exploration du système solaire, les grandes découvertes scientifiques ou techniques (dont Internet) qui ne seront plus le fait de scientifiques isolés, mais bien plus souvent de communautés supranationales et d’un effort de coopération entre savants.

On peut discuter de la pertinence (ou du désir) de voir des dictatures à l’origine de ces ambitions, quoi qu’il en soit, on assiste aujourd’hui à un retour en force des initiatives de grands entrepreneurs pour lancer les futurs programmes d’exploration. Le bloc de l’Est s’est effondré, le capitalisme, malgré un crack et une pandémie, ne s’est jamais aussi bien porté, et les États, minés par leur dette publique, ont laissé ces vingt dernières années une nouvelle génération d’entrepreneurs faire leur nid dans l’exploration spatiale… On en serait presque à un retour à Jules Verne et à ce Vaisseau dans le ciel… Les États délèguent aux entrepreneurs, les financent même souvent, et tardent à définir des règles pour tout ce qui est lié au spatial : des entreprises privées peuvent s’octroyer d’immenses zones en orbite pour leur constellation de satellites (au détriment ; peut-être un jour ; de l’accès à l’espace), ces mêmes entreprises ambitionnent de coloniser (et non plus seulement d’explorer à des fins scientifiques) ces nouveaux territoires (considérés parfois comme des ressources, Ayn Rand aurait été ravie), et peut-être qu’un jour ces entreprises seront les seules à disposer des capacités techniques et logistiques pour envoyer des hommes dans l’espace (les États-Unis se sont affranchis des Russes pour envoyer des hommes dans l’espace, mais se livrer aux entreprises privées n’est pas forcément mieux).

Étrange revirement : ces archétypes qui ont longtemps été passés de mode et qu’on voit aujourd’hui avec amusement dans Le Vaisseau dans le ciel, pourraient à nouveau être d’actualité si le New Space, comme on dit, continue de rogner les parts de rêve qu’on laissait jusque-là à la NASA ou aux autres agences. Attention toutefois : la Chine pourrait rebattre les cartes (Artemis, l’ambition américaine du retour sur la Lune, ne fait que répondre aux ambitions chinoises) en obligeant les États-Unis à répondre aux défis d’explorations futures. Le titre anglais de ce Himmelskibet, A Trip to Mars, peut-être que dans pas si longtemps faudra-t-il apprendre à le traduire en chinois…

Concernant le film en lui-même, ça reste tout de même un objet étrange pour 1918 : la réalisation, en dehors d’un travelling arrière d’accompagnement étonnant, ce n’est pas encore du grand art, on peut s’amuser du maquillage quasi martien de la sœurette (répondant au nom presque prophétique de Corona), et archétypes d’époque obligent, les femmes (tant terriennes que martiennes d’ailleurs) sont limitées à n’être que des esclaves volontaires et dociles, on se croirait presque dans L’Oiseau de paradis (mythe du bon sauvage en prime, version « civilisation avancée et pacifique obéissant à une religion du bonheur végétarien, mais quand même patriarcal parce que faut pas pousser les velléités pacifiques jusque dans les foyers martiens, d’ailleurs je t’ai pas dit, mais le bonheur chez nous passe par la polygamie, bref, c’est cool, ma fille va pouvoir s’envoler vers la Terre afin de répandre ma bonne parole »). Certains mythes vieillissent plus mal que d’autres.


Le Vaisseau dans le ciel, Holger-Madsen Himmelskibet 1918 | Nordisk Film

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The House That Jack Built, Lars von Trier (2018)

Où est la maison de mon ami ? (Lars)

Note : 2.5 sur 5.

The House That Jack Built

Année : 2018

Réalisation : Lars von Trier

Avec : Matt Dillon, Bruno Ganz, Uma Thurman

Il faut s’appeler Lars von Trier pour oser produire un film à sketchs sur un tueur en série. Problème inévitable, comme avec beaucoup de films à sketchs, on peine à comprendre le lien logique qui réunit cette suite de meurtres grand-guignolesques. On me répondra que ce n’est pas réellement un film à sketchs, et je dirai que je doute que Lars ait construit son film autour de ce seul fil grotesque, mystique et vaseux qui prend essentiellement sa « logique » dans son épilogue. Parce que, oui, ça ressemble vraiment à un film écrit autour de meurtres sans rapport les uns avec les autres, commis par un même personnage qu’on tend peu à peu à dessiner un profil psychologique forcément dérangé, et sur quoi on a brodé un semblant de fil conducteur pour donner à voir une unité que le film ne gagnera jamais. C’est froid et mal compartimenté comme le frigo de Jack, et probablement comme Lars : seuls la mise en scène et le récit des meurtres intéressent le cinéaste danois déjà mort depuis quelques décennies, ce qui fait que, par manque d’unité, on se moque, de notre côté aussi, des liens que leur meurtrier peut avoir avec ses futures victimes. On peine surtout à comprendre ses motivations (les explications psychologiques se révèlent laborieuses et assez peu crédibles). Les spectateurs qui prennent plaisir à se voir à la place d’un psychopathe sans aucune empathie pour ses victimes doivent être rares. En tout cas, pour moi, le cinéma a pour fonction de montrer comment les gens tissent des liens, se déchirent, se rabibochent, et pourquoi. Suivre une succession de sketchs de Grand-Guignol pour voir comment Matt Dillon va s’y prendre pour tuer ses nouvelles victimes, ça ne met franchement pas en appétit. Quant à connaître les motivations refoulées de ce charmant monsieur, ça me laisse, là encore, totalement indifférent. Le film n’aura d’intérêt que pour les maniaques de tueurs en série venant y assouvir leur curiosité morbide pour les différents modes d’exécution d’un tueur — un peu comme on regarde un film porno des années 70, construit sur le même principe dramaturgique d’une suite de saynètes ou de tableaux reliés grossièrement entre eux (une scène n’étant qu’un prétexte à mettre différents personnages dans diverses situations en train de se faire des mamours).

Un mot sur la distribution parce que je n’irai pas plus loin dans le massacre afin de ne pas réveiller les instincts masochistes de Lars (je sais que tu me lis, mon kiki). Grand plaisir de retrouver Matt Dillon avec une partition pourtant difficile : jouer l’apathie d’un psychopathe apprenant lui-même à jouer l’empathie, voilà qui relève de l’impossible gageure pour un acteur. Si ce n’est pas toujours convaincant (mais s’interroger sur les excès de l’acteur revient à s’interroger sur celles du personnage… feignant, grossièrement, des émotions), ça l’est toujours plus que la jeune actrice interprétant la simplette victime du sadisme du tueur. L’actrice semble assez mal à l’aise à l’idée de jouer une imbécile et paraît bien trop sur la retenue pour être réellement aussi bête que nécessaire. Je vante souvent le mérite des acteurs capables de jouer parfaitement les imbéciles. Il y a chez eux une forme de spontanéité, de fraîcheur et d’innocence enfantine, qui est impossible à retrouver par des acteurs en contrôle, conscient de ce qu’ils font, et donc des acteurs intelligents. L’intelligence est souvent la première ennemie d’un acteur. En voyant ce personnage, je me disais que Lars von Trier avait dû fureter sur les réseaux sociaux et tomber lors de ses recherches sur la vidéo d’un type se moquant de sa petite amie incapable de comprendre un simple jeu de division avec des portions de pizza (la vidéo est ici, et le couple propose tellement de vidéos de ce type que ça sent le fake, ce qui en serait d’autant plus bluffant : en dehors du fait que ça donne une image de la femme assez exécrable, il y aurait du génie à feindre une telle bêtise). Bref, je ne saurais trop rappeler à Lars ce qu’une actrice comme Shelley Winters a été capable de faire tout au long de sa carrière. Les acteurs chez Lars, c’est comme le décor au théâtre, quand on s’ennuie et qu’on ne prête pas beaucoup plus attention à la maison que construit Jack, on ne voit que ça… Reviens au mélodrame, Lars. Le dogme de l’horreur proposé depuis quelques films peine à combler les attentes du vieux butineur que je suis, plus attiré par la lumière que par le lugubre. Bisous.


 

The House That Jack Built, Lars von Trier 2018 | Zentropa Entertainments, Centre National du Cinéma et de l’Image, Copenhagen Film Fund


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Antichrist, Lars von Trier (2009)

S∀W

Note : 2.5 sur 5.

Antichrist

Année : 2009

Réalisation : Lars von Trier

Avec : Charlotte Gainsbourg, Willem Dafoe

Déchet publicitaire sans queue ni tête.

L’hommage final à Tarkovski est risible, il faudrait peut-être que Lars relise Le Temps scellé, parce que tous les effets de ralentis, ou autres procédés pour faire joli, qui dénaturent le rythme et la beauté intrinsèque de l’image, Tarkovski avait fini par renier certains de ces effets présents dans Le Miroir par exemple, pour leur manque d’authenticité et leurs facilités.

L’effet plutôt que les faits. Ça, c’est le péché mignon de Lars depuis trente ans. Ses histoires sont souvent vides de propos, décousues et prétexte seulement à proposer des images ou des tableaux qu’il voudrait saisissants. Seule la mise en forme l’intéresse, ce n’est pas nouveau. C’est d’ailleurs bien pourquoi il est toujours aussi tourné vers le scandale et la provocation. Quand le sujet manque de consistance ou d’honnêteté, on le cache à travers une forme de violence instantanée qui prendra l’allure d’un discours subversif, quand ce ne sera au mieux que du vent dans les forêts. Le talent visuel de Lars von Trier se rapproche de celui d’un Gaspar Noé par exemple, avec la même vulgarité pour cacher l’absence patente de fond.

Alors Lars commence à nous chatouiller les neurones du compassionnel avec la mort du môme, ça devient un film sur le deuil, mais c’est trop chiant de se contenter de ça, pas assez provocant, alors il faut envoyer ses personnages dans les bois et leur faire croiser leurs loups intérieurs. Qu’est-ce que « le loup intérieur » pour un homme qui, au mieux, et c’est triste à dire, vomit ses propres peurs et fantasmes sur pellicule ? Ben, la femme. La femme, ce monstre. Le môme est bien loin, il a servi d’amorce, de prétexte encore à embrayer sur autre chose, et maintenant on plonge gland en tête dans une histoire de sorcière bien misérable mais suffisamment vulgaire pour faire croire à notre Danois provocateur qu’il tient là son sujet.

On est désormais dans le film d’horreur, le Projet Blair Witch avec quelques élans d’images publicitaires au ralenti qu’on voudrait faire passer pour du Tarkovski. Récit et dialogues sont charcutés et jetés au rebut. Ne reste plus que la violence en action, la pornographie sanglante : la dernière demi-heure est pathétique, du Grand-Guignol puant dans lequel Lars von Trier perd totalement son sujet (ou ses sujets, vu qu’il a toujours été incapable de s’imposer un sujet dont il n’a que faire) et ne fait plus que du gore, du survival ou ché pas quoi.

La rigueur, la simplicité, l’audace et oui, le génie, de Breaking the Waves, sont bien loin. C’était là l’objet improbable et presque miraculeux d’un cinéaste qui avait perdu son temps depuis dix ans à ne proposer qu’un cinéma d’effets et d’images sensationnelles, et qui semblait s’en repentir en invoquant avec des potes la nécessité de tuer tout effet, tout artifice. Cette recherche d’épure ne le correspondait pas, mais transgressant le dogme 95, déjà, avec Breaking the Waves, demeurait la nécessité de trouver le ton juste, idéal, la forme parfaite entre simplicité et audace, et cela au service d’un sujet, d’une histoire. Breaking the Waves, le titre disait tout… Briser en soi cette volonté permanente de vouloir se faire passer pour « une nouvelle vague »… Le fracas et la douceur, la dualité composée, le juste milieu, l’art de l’harmonie… Et tout ça Lars l’a perdu en ne devenant plus qu’un vilain garçon, vulgaire et gâté, dont la seule ambition est d’attirer l’attention sur lui, quitte à utiliser les artifices les plus grossiers.


Antichrist, Lars von Trier 2009 | Zentropa International Köln, Slot Machine, Memfis Film, Trollhättan Film AB


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Pages arrachées au livre de Satan, Carl Theodor Dreyer (1920)

Satan’s Wars, Épisode I-IV : Tentathlon du schisme

Note : 4.5 sur 5.

Pages arrachées au livre de Satan

Titre original : Blade af Satans bog

Année : 1920

Réalisation : Carl Theodor Dreyer

Avec : Helge Nissen, Halvard Hoff, Tenna Kraft

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Carlito ne chômait pas pour ses premiers longs métrages… À peine un mois après sa comédie des apparences tournée pour la Svensk Filmindustri, La Quatrième Alliance de Dame Marguerite, sort cette fresque grandiose produite par la Nordisk Film, probable toutefois que le tournage de Pages arrachées au livre de Satan ait commencé avant.

Ce qui frappe d’abord dans ce premier chef-d’œuvre de Dreyer, c’est sa modernité. Le terme est souvent employé quand il est question de noter les qualités intemporelles voire les supposées avancées techniques d’un film, mais puisqu’il est rarement utilisé pour le cinéaste danois (plus volontiers qualifié d’austère), ça ne me semble ici pas inutile de le préciser.

Le défaut majeur de son premier film, Le Président, était l’intérêt assez mal dissimulé que le cinéaste avait porté au procédé du flash-back au point d’en oublier le travail auprès des acteurs, leur laisser trop peu d’aisance pour s’exprimer, et le résultat en était un manque évident d’identification, de passion, d’émotion, d’implication du spectateur dans une histoire qui en plus d’être alambiquée proposait donc trop peu de matière pour s’émouvoir ou simplement s’intéresser. Carl Th. Dreyer identifie sans doute le problème et rectifie son approche pour ces Pages arrachées au livre de Satan.

S’il garde et améliore ce qui faisait la qualité du Président (essentiellement son travail sur le montage), il prête ici une application toute particulière aux acteurs, donc aux personnages, et ce malgré, encore, un procédé narratif un peu lourd déjà employé par Griffith pour Intolérance (le montage parallèle de plusieurs histoires jamais destinées à se rencontrer au presque). Le résultat est particulièrement efficace. Étrangement, si Dreyer laisse plus de temps à ses acteurs pour s’exprimer, il emploie aussi une méthode ou des effets qu’il utilisera avec insistance dans La Passion de Jeanne d’arc jusqu’à en faire pendant longtemps la « marque » Dreyer, autrement dit les très gros plans de visages extatiques, surexposés à la lumière, avec des acteurs faisant rouler les nuages (ou les auréoles) avec leurs yeux au-dessus de leur tête. La copie restaurée étant magnifique à la Cinémathèque (et étant situé très près au second rang), ces gros plans, avec tous leurs détails, leur netteté, ça fait quelque chose…

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Gros plan de Clara Wieth (Siri) lors de son « sacrifice ».

En dehors de ces gros plans (d’ailleurs utilisés sans systématisme, mais bien toujours à bon escient, c’est presque là le génie), le film regorge d’éléments « modernes » qui poussent presque à la sidération tant le niveau de maîtrise du Danois est grand. Je reviens au montage, parce que s’il est déjà remarquable dans Le Président ou plus tard (surtout à la fin) dans Les Fiancés de Glomdal, ici, c’est du pur génie. Qu’on prête à Griffith une importance historique dans l’histoire du cinéma (et encore, il n’aura su que réemployer ou comprendre l’astuce et le potentiel de procédés imaginés par certains fantaisistes britanniques), il faut tout de même avouer que c’est un piètre metteur en scène (quoique, certains films d’après-guerre sont remarquables). Je ne ferai pas de comparaison avec Intolérance, car le Dreyer, contrairement à ce qui est parfois relevé, ne s’inspirerait pas du film, car les deux s’inspireraient en fait d’un film italien de Luigi Maggi de 1912 basé sur le même principe (Satan, montage parallèle) : Satan contre le créateur et le diable vert. On peut seulement s’appliquer à différencier Griffith et Dreyer sur un seul point : le talent. Parce que si le premier a toujours employé le même principe (et à une époque avec beaucoup de succès, comme on imagine celui qu’a pu avoir le premier singe qui s’est relevé dans la savane pour offrir au vent et aux regards de ses contemporains ses parties génitales), le second lui ne s’en est jamais servi, au milieu d’autres procédés, que pour servir le récit, et saura par conséquent s’en passer si besoin (comme le montrera la suite, au point qu’on rapprochera plus du tout Dreyer au montage alterné, et pourtant…).

Ce qu’arrive à faire Dreyer ici sur cette seule question du montage alterné est tout à fait prodigieux. Il n’invente rien, les inventeurs ne sont pas toujours les plus habiles pour manier les techniques qu’ils mettent au jour : le slapstick, le western, le thriller, le péplum (un peu), la comédie allemande, tous ces genres utilisent déjà très bien le procédé. Et pendant les trois premières histoires, Dreyer se contente (on pourrait presque dire) de montrer qu’il sait alterner d’un espace, d’un sujet, à un autre, pour donner du rythme au récit, contextualiser au mieux les personnages dans un espace plus ou moins lâche et dans une simultanéité reconstruite, ou induite (le principe du « pendant ce temps », c’est faire comprendre au spectateur que des événements sont simultanés ou quasi simultanés alors qu’on ne peut pas, à moins d’utiliser des procédés lourds comme le split screen, ou retourner au théâtre où c’est possible, montrer deux sujets en même temps). Là où ça devient de l’excellence, à la dernière histoire (il réserve le meilleur pour la fin), c’est quand Dreyer multiplie les sujets, les actions simultanées, pour augmenter la tension et le plaisir du spectateur. Là encore, il ne doit pas être le premier (je me rappelle vaguement que d’autres — mais c’est peut-être après — jouaient déjà à augmenter les actions comme on ajoute des instruments d’un orchestre de chambre pour finir par jouer une symphonie), mais ce qui impressionne, c’est l’exécution, la maîtrise, l’efficacité. Il prend son temps à décrire différents personnages qui seront amenés à intervenir à l’apogée de son film, à son dénouement, il noue, il construit, et tout d’un coup, les personnages se retrouvent ou presque (ici, il reprend les possibilités dramatiques qu’offre le télégraphe, et donc s’inspire ouvertement de Griffith) au même endroit ou au même moment pour dénouer tout ça. C’est beau comme la fin du Retour du Jedi (si, si).

On est donc complètement à ce moment dans le cinéma spectacle, le film d’action, avec lui, Dreyer, le supposé cinéaste de l’austérité ; et on a bel et bien quitté la fresque historique, le pompeux pour l’épique moderne, même si on peut aujourd’hui s’étonner d’y lire un panneau évoquer la contemporanéité des révoltes rouges (on est en 1920 et le scénario aurait été entamé pendant la guerre, et contemporain donc de la révolution russe).

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Reconstitution d’une rue sous la révolution française (troisième épisode)

Autre point fascinant dans la maîtrise dont fait preuve Dreyer, c’est la méticulosité apportée aux détails de décors et de costumes. Loin sans doute de disposer des moyens américains ou italiens, Dreyer propose des reconstitutions non pas basées sur le grandiose, mais sur le détail. Pas de plans de foule, pas de décors monumentaux, l’accent est porté au foisonnement de détails souvent significatifs (pas forcément historiquement véridiques, mais qui saura ?). Après tout, qu’on dispose d’un décor immense ou d’une petite table pour disposer des objets, la taille de l’écran est la même… L’idée est de remplir au mieux cet espace qui est le même en principe pour tout le monde, pour tous les films… Le film ne manque pas pour autant de plans d’extérieurs, au contraire, mais l’astuce encore, est de ne pas tomber dans le piège du carton-pâte. Dreyer, son credo, c’est la vie, non le bigger than life. Et pour représenter la vie, on essaie de lui être fidèle, on essaie de reconstruire un espace cohérent, pratique, vrai, usé et aux proportions justes. On soigne encore une fois les détails, comme l’herbe entre les pavés (les rues pavées dans le film sont peut-être des quartiers non reconstitués, mais pour le coup, c’est une question de choix, de repérage, et de cohérence d’ensemble), comme la cire éparse coulée d’une bougie sur une table où repose encore une « foule » de petits détails significatifs, comme les pipes fumées ici ou là et en particulier dans une auberge où on sert encore sur une barrique une liqueur servie avec une bouteille au goulot tordue… Le choix des ustensiles vaut le détour. Les costumes n’ont rien de costumes de théâtre, chacun porte des particularités qui font penser immédiatement qu’ils ont servi et habillé plus d’une journée leur propriétaire. Les acteurs d’ailleurs, s’ils usent parfois de toute la gamme pantomimique de l’époque sont toujours employés dans des emplois qui leur conviennent. Ainsi pourrait-on presque voir les mains calleuses des gens du peuple, mais n’avoir aussi aucun doute quant à la « noblesse » des personnages de l’aristocratie. Histoire de maintien, d’abord, certaines femmes savaient encore se tenir, et leur corps était forgé par les corsets. Le casting a fait fort, tous ont une autorité propre (l’actrice interprétant Marie-Antoinette par exemple est très convaincante, avec un vrai visage de femme du monde, c’est-à-dire, plus distingué que réellement joli) et l’une d’entre elles, Jeanne de Tramcourt, était même la compagne du prince de Suède. Stanley Kubrick en serait presque jaloux à voir autant de soin porté aux détails…

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Kubrick, parlons-en. Parce que si à la même époque, Abel Gance me fait furieusement penser à Coppola, Dreyer, par certains aspects, rappelle Kubrick. Quelques mouvements de caméra latéraux ou dans la profondeur pour découvrir un décor (passant d’une inscription révolutionnaire sur un mur pour s’approcher vers une porte et laisser apparaître au loin l’animation d’une auberge), décrire une situation, présenter un personnage (la femme de l’opérateur télégraphique finlandais, prise d’abord en gros plan, et la caméra s’éloignant prenant peu à peu de la distance et la regardant évoluer dans la cuisine). Mais le plus évident, c’est le choix d’une grande profondeur de champ. Quand on sait composer l’espace, le remplir de détails, bouger et couper au bon moment, ralentir aussi l’action pour offrir au regard un véritable tableau animé (Dreyer pourtant semblera dire que cet aspect du film ne le satisfaisait pas), ces deux-là, parce qu’ils savent cadrer et saisir le monde comme personne, arrivent à nous proposer quelques « compositions » sidérantes ; non par leur démesure, mais par le soin encore apporté à chaque détail comme si tous les éléments de décors trouvaient leur place à l’écran, proposant une curieuse harmonie qu’on y montre le désordre ou l’ordre des choses. La lumière, autre aspect que partagent les deux cinéastes : les ombres y sont rares, et on privilégie au contraire la surexposition (préférable quand on cherche la profondeur de champ sans doute) presque systématique (plutôt étonnant pour un film mettant en scène Satan, comme peut l’être le choix de la luminosité dans un film d’horreur).

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Naimi, avant de rejoindre l’armée finlandaise (façon princesse Leïa)

Voilà pour la maîtrise formelle. Un dernier mot sur l’histoire, parce que si aucune des quatre ne transcende réellement son sujet, l’idée de départ est plutôt osée, au point que l’église a crié au blasphème (représentation du Christ, manigances plutôt détestables de Dieu envers Satan, l’Inquisition…). C’est plutôt amusant, et ça va encore et toujours contre l’idée d’un cinéaste (Ordet et La Passion de Jeanne d’arc obligent) dévotieux. Autre blasphème, les révolutionnaires, qu’ils soient français ou rouges, sont dépeints comme des personnages antipathiques, voire malfaisants. Dreyer, le réactionnaire du centre. Ni Dieu, ni maître.

Dommage d’en rester toujours aux mêmes œuvres quand il est question de Dreyer. Comme souvent quand on creuse, on se rend compte qu’on se limite qu’à ce qui ressort de plus évident, de plus récent, ou de plus commenté. En plein âge d’or du cinéma scandinave (entre 1913 et 1924 selon certaines sources), c’est bien vilain de passer à côté de toutes ces perles. La cinémathèque proposera en été 2017 une rétrospective Mauritz Stiller[1][2] ; l’occasion donc de voir certains de ces procédés si bien maîtrisés par Dreyer, voire d’autres tout aussi efficace, ou oubliés… employés lors de cette période si cruciale dans l’établissement d’une grammaire cinématographique.

J’en ai fini avec Carlito.

SLUT


[1] rétrospective Mauritz Stiller à la Cinémathèque française (juin-juillet 2017)article de Blandine Étienne sur le cinéaste.

[2] films commentés de Mauritz Stiller

 


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Top films scandinaves

Les Indispensables du cinéma 1920

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Le Président (Praesidenten), Carl Theodor Dreyer (1919)

Le juge et l’assassine

Note : 3 sur 5.

Le Président

Titre original : Praesidenten

Année : 1919

Réalisation : Carl Theodor Dreyer

Avec : Richard Christensen, Christian Engelstoft, Hallander Helleman

On remarque déjà la science de Dreyer pour le découpage en 1919 dès son premier film, autrement dit l’utilisation quasi systématique du montage alterné au sein d’une même séquence. Procédé aussi bien utile dans les slapsticks, les thrillers de l’époque, ou comme ici les mélodrames.

Cela peut étonner aujourd’hui, le cinéaste s’orientant par la suite volontiers vers des adaptations théâtrales (tout en conservant ce savoir-faire), ou simplement bavardes à l’arrivée du parlant, mais il se pourrait bien que ce soit la norme à une époque où on découvrait les nouvelles possibilités narratives du cinéma qu’on cherchait alors beaucoup plus à rapprocher des feuilletons papiers à succès que des pièces de théâtre. En tout cas la plupart des cinéastes de talent semblent avoir appliqué la méthode au sein de productions qu’on qualifierait aujourd’hui de « commerciales ».

Le Président n’est pas autre chose.

On pourra toujours s’émouvoir de la qualité, et de l’efficacité, d’un tel montage, c’est en effet une nécessité (un peu systématique) aux premiers temps du cinéma narratif pour ne pas tomber dans l’ennui. À chaque nouveau plan ou presque, une attaque, autrement dit une action, un geste, qui vient ponctuer et lancer le plan. Pour éviter aussi les temps morts, ou les trajets flottants des personnages en marche, là encore, le montage alterné, à l’échelle de la séquence, permet d’échapper à ces moments de flou rythmique, en montrant un plan de réaction d’un acteur secondaire par exemple (plan de coupe), et en multipliant ainsi les sujets autour du sujet principal… Cela sert aussi bien à contextualiser l’espace, le rendre compréhensible, actif, chaque coupe voyant un sujet s’éclipser de l’écran pour ne plus continuer qu’à transpirer sur celui de notre mémoire, et produisant ainsi, à travers un (hors) champ reconstitué, une attention permanente du spectateur, une tension, dont le principe se retrouve dans le suspense.

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Tout est déjà là. Chaplin et Griffith avaient bien montré la voie. La popularité du cinéma scandinave à l’époque tient probablement de la connaissance et de la maîtrise parfaite de ces procédés narratifs par ses auteurs. On a affaire, c’est vrai, pas forcément à du grand cinéma — il s’agit de mélodrames où les sujets sont souvent grossiers et tirés par les cheveux pour tirer aux spectateurs ses larmes, et offrant peu la possibilité à un acteur ou à un cinéaste de s’étendre autour d’une idée ou d’un style et d’y exprimer par là une véritable ambition artistique —, mais c’est peut-être aussi en se tenant à l’essentiel qu’on évite de se mettre artistiquement parlant trop en danger et qu’on peut espérer un succès… Là encore, les recettes n’ont guère changé, au contraire des goûts du public, des usages et du monde. En 1919 pour un premier film, on n’attendait pas de Dreyer autre chose.

Le récit est articulé autour de plusieurs flash-back alambiqués, peut-être inspirés du roman que Dreyer adapte ici. Le procédé permet de donner un peu plus de rythme à l’histoire sans véritablement lui apporter l’ampleur que son auteur (Karl Emil Franzos) en aurait peut-être attendue (cet auteur semble avoir été populaire à l’époque, mais cette histoire a tout d’un roman de gare). Le film s’en trouve effectivement accéléré, mais à l’image d’un serial, c’est plutôt gratuit et ne permet guère de s’attacher réellement au personnage principal, à ses tourments, ses hésitations, ses scrupules ou ses obsessions morales (encore moins aux épreuves que doit subir sa fille).

C’est par l’humour, dès l’année suivante avec La Quatrième Alliance de Dame Marguerite, que Dreyer apprendra à prendre son temps, à adopter un rythme moins resserré et à jouer sur l’identification, donc l’émotion. Et ça, quoi qu’on en dise, on le retrouvera tout au long de son cinéma (à l’exclusion sans doute de Deux Êtres et de Gertrud).

À noter encore certains excès symboliques, « christiques », du cinéaste danois, pas forcément de meilleur goût.

 

Le Président (Praesidenten), Carl Theodor Dreyer 1919 | Nordisk Film



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Le Maître du logis, Carl Theodor Dreyer (1925)

Tatie et Grosminet

Note : 4 sur 5.

Le Maître du logis

Titre original : Du skal ære din hustru

Année : 1925

Réalisation : Carl Theodor Dreyer

Avec : Johannes Meyer, Astrid Holm, Karin Nellemose, Mathilde Nielsen

Tout dans le cinéma (et dans l’art) est histoire de malentendu (et de radotage). Quel est le sujet (voire le genre) du Maître du logis ? Est-ce que c’est un homme qui apprend à respecter sa femme quand elle n’est plus là pour la chouchouter ou lui servir même d’esclave, ou est-ce que ce sont les facéties d’une vieille nourrice qui compte bien faire la leçon à l’enfant qu’elle a éduqué et qui est devenu pour les siens un tyran ?

Bref, je me fous de l’aspect « social » ou « moraliste » du film parce qu’il ne s’agit pour moi d’une comédie (qui frise certes avec la satire, mais ça reste très gentillet). On trouve son plaisir en regardant, comme d’habitude, le film qu’on veut voir. Et à y regarder l’affiche originale (où c’est bien la nounou qui apparaît en vedette), il se pourrait bien que pour une fois, ma vision ne soit pas si éloignée de celle de Dreyer. On aurait en quelque sorte ici une variante humoristique du Kammerspielfilm, genre éphémère allemand contemporain du Maître du logis et concentrant son intrigue dans le foyer d’une famille souvent modeste. Ce Dreyer serait un succès paraît-il en France, ayant permis au cinéaste danois de venir y réaliser le film qui éclipsera tous ceux qui précèdent, La Passion de Jeanne d’Arc.

Le début pour être honnête est assez ennuyeux, à moins d’avoir certains penchants sadiques, justement parce qu’il expose une situation difficilement tenable et que la nounou n’est pas encore entrée en action. Mais dès que son show commence, tout est prétexte à se fendre la poire, et on retrouve le talent comique de l’actrice aperçue dans La Quatrième Alliance de Dame Marguerite (elle y joue la servante, où comme dans un bon Molière, sur un malentendu, elle pense que le jeune pasteur lui court après ; elle amuse avec sa vertu un peu forcée). Sans le talent « pantomimique » de Mathilde Nielsen, le film n’est pas le même, c’est elle qui lance la comédie dès que la femme, fatiguée et malade, se retire chez ses parents. Un peu comme quand dans un épisode de Titi et Grosminet, l’histoire commence dès que Mémé a le dos tourné. Arriver à jouer l’entremetteuse, la nounou faussement sévère, jouer en permanence des regards pour donner à voir, poser un regard bienveillant sur des personnages qui pourraient être antipathiques, comme souvent chez Dreyer, il y a une forme de génie à faire ça. Honneur à lui d’avoir ainsi mis en évidence une telle actrice.


Le Maître du logis, Carl Theodor Dreyer 1925 Du skal ære din hustru | Palladium Film


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Ordet, Carl Theodor Dreyer (1955)

La chasse aux certitudes

La Parole

Note : 5 sur 5.

La Parole

Titre original : Ordet

Année : 1955

Réalisation : Carl Theodor Dreyer

Avec : Henrik Malberg, Emil Hass Christensen, Preben Lerdorff Rye, Birgitte Federspiel

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J’ai vu Ordet en 1997, au tout début de ma passion pour le cinéma. Et pour avoir négligé d’en écrire à ce moment quelques mots (je commentais pourtant à cette époque d’autres films…), quand je repensais depuis à ce film de Dreyer, je peinais toujours un peu à me rappeler ce qu’il m’y avait tant plu.

En fait, dans mon souvenir, le film est resté longtemps pour moi une référence en matière de rythme et de mise en scène. C’est à cette époque que je m’amusais à séparer les types de films en fonction de leur rythme. Ainsi j’y voyais grossièrement (et quand c’était réussi) trois catégories : les films rapides (les +1, allant parfois à définir certains films en +2), les films 0 (sans rythme ou presque, avec une volonté de captation, ou de retranscription, du rythme « naturel » des relations, et un montage, un enchaînement des situations, calqué sur un rythme cardiaque apaisé), et les films lents (les -1, voire les -2).

Pour le reste, lié au sujet du film, mes craintes, ou mes interrogations quant à ma fascination pour le film après tant d’années sans m’en souvenir précisément du contenu, se basaient sur la seule idée, ou préjugé, que le film ne pouvait être qu’un film mystique. Or je suis un indécrottable athée. Je ne l’étais peut-être pas autant qu’aujourd’hui, et j’avais donc un peu peur d’y avoir été fasciné par une forme de spiritualité qui serait incapable de me séduire à la revoyure. Deux préjugés ici. Celui lié à l’image qu’on se fait du film de Dreyer quand on ne le connaît pas (ou quand on ne le comprend pas tel que je l’ai « compris », c’est-à-dire traduit, en le revoyant) ; et celui lié à l’image que je pouvais porter sur le cinéphile (ou l’homme) que j’étais il y a de ça maintenant vingt ans.

À la revoyure, je suis rassuré. En plus des qualités de mise en scène du cinéaste (je ne parle pas des mouvements de caméra ; on fait un peu trop passer à mon sens de simples mouvements d’ajustement pour du génie), qui là encore n’ont pas changé ma perception après révision du film, je ne pourrais affirmer avec certitude que c’était déjà ce qui m’avait séduit alors, mais en tout cas tel que le film s’est à nouveau présenté à moi, je n’y ai vu aucune trace de mysticisme.

Non, non.

Je rappelle souvent être fasciné par la manière dont chaque spectateur peut percevoir un film, par notre capacité à ne jamais voir le même, et par cette idée fabuleuse qui, par elle seule, fait tout le charme de l’expérience, qu’elle soit cinématographique ou plus généralement artistique : que tout dans l’art, dans la perception de ses productions, n’est que malentendu. Il est difficile d’expliquer une œuvre, parce que l’art (celui de la représentation en tout cas) est très fortement lié à la notion de perception personnelle, d’expérience, de subjectivité, de goûts. Pourtant, pour exprimer notre amour d’une œuvre, on en vient un peu trop souvent à prétendre y trouver des indices indéniables, objectifs, de ses qualités ; par conséquent, ceux qui viendraient contredire cela seraient forcément de mauvaise foi, des idiots ou des insensibles. Parmi les outils cherchant à mettre en scène une forme d’objectivité hypocrite, ou malvenue, il y a l’utilisation en commentaires de film (et plus encore en « critique ») de la troisième personne du singulier. Y préférer le « je » dénoterait bien trop ostensiblement la marque, indéniable, là, d’une subjectivité, qui, parce qu’elle ne vaut, par définition, que pour celui qui l’exprime, serait moins légitime que d’autres qui s’efforceraient de passer pour autre chose. (Au troisième visionnage, il me sera impossible de comprendre cette dernière phrase…)

J’utilise parcimonieusement le « je » dans les commentaires, mais c’est sans doute plus par pudeur parce que ce n’est pas toujours chose facile d’évoquer ce qu’on aime à travers le prisme forcément intime de la première personne. Mais je ne me l’interdis pas, car j’ai l’avantage d’écrire mes commentaires d’abord pour moi, justement, beaucoup, parce que j’ai souvent laissé passer l’occasion d’exprimer (de m’exprimer à moi-même) en quoi une œuvre pouvait me toucher. La mémoire me fait souvent défaut, et il y a une forme de nostalgie mêlée de regrets à savoir qu’une œuvre nous a touchés sans nous rappeler précisément pourquoi. Je n’écris pas de critiques, j’en serais incapable, je ne sais même pas ce qu’est une « critique », mes commentaires sont des notes de visionnage. Là encore, tout n’est que malentendu ; ce serait une escroquerie de prétendre le contraire. Et il n’y a jamais eu pour moi, je l’espère, une quelconque volonté de faire passer mes notes pour autre chose.

Tout ça pour dire que ma perception du film de Dreyer est très personnelle, et qu’il serait idiot de me passer ici du « je ». J’ai conscience que mon interprétation du film est sans doute très éloignée de ce qu’en font d’autres cinéphiles, peut-être même de celle que Dreyer aurait voulu suggérer dans son film (et elle-même peut-être encore bien éloignée de la vision initiale de Kaj Munk). Mais c’est tant mieux. Parce que c’est ça le cinéma. Des malentendus, parfois forcés, qu’il faut assumer, parce qu’on ne justifie pas d’avoir trouvé dans une œuvre des éléments qui nous touchent, peut-être même, en contradiction avec la logique propre du film (que personne ne saura d’ailleurs établir).

Un film donne-t-il à voir une morale ? Une intention ? Je me répète, mais Douglas Sirk explique admirablement sa vision du cinéma : ici. On ne force pas la main du spectateur, on ne lui apprend rien. Le film (ou l’auteur à travers lui) ne peut que suggérer des idées, des conclusions, aux spectateurs, car ils ne se laisseront jamais convaincre par un film, même si les thèses qui y sont exposées sont celles qu’ils partagent. C’est une affaire de suggestion, d’humilité, de bonne distance et de confiance en la seule imagination et intelligence du spectateur.

En dramaturgie, on parle souvent de « fable » pour définir une « histoire », suggérant par là que toute histoire possède intrinsèquement une « morale ». C’est un peu vrai, il me semble, mais au contraire de la fable (dans laquelle, on pourra d’ailleurs toujours interpréter la morale en question), dans un film, cette morale n’est pas forcément exprimée ou perçue comme telle. Une fable au cinéma se contente de présenter un montage de séquences où des personnages se font face, et la moindre phrase, la moindre situation, peut alors être interprétée à un moment ou à un autre (plus souvent à la toute fin bien sûr) comme une « morale », une conclusion significative. Et s’il y a du mysticisme chez Ordet, il y en a dans tout l’art. Et si l’on y traite de la foi, ce n’est rien d’autre comme dans tout l’art qu’une volonté de croire en sa capacité, réelle, d’émerveillement et d’éducation, quand la vie même trop souvent s’en rend incapable. Ainsi, ceux qui voudraient voir dans le monde des coïncidences significatives feraient bien mieux de fermer leurs livres de prières et de se rattacher à la beauté de l’art où seules ces coïncidences peuvent « exister ». Elles existent justement parce que l’art force, et permet, ces interprétations, jusqu’aux moins improbables, que c’en est le seul mystère, et que la réalité n’y est qu’un mirage. Ah, si nous pouvions autant douter dans le monde réel que nous le faisons au cinéma !…

À chacun le soin, avec Ordet (comme avec la plupart des chefs-d’œuvre possédant cette capacité de lecture multiple), de proposer et d’y voir la conclusion qu’il souhaite, voit et comprend. C’est le petit privilège du spectateur. En termes de bonne ou de mauvaise foi, le spectateur a toujours « raison ». Il défend sa perception d’un film qui, s’il est bon, ne « dit rien », ou « ne nous apprend rien » par lui seul, comme dirait Sirk. Ce qui serait malhonnête en revanche, serait de chercher à tordre la perception des autres, affirmant que sa lecture, sa compréhension, est meilleure ou plus légitime qu’une autre. Je le répète, un film n’a pas à être « expliqué » : une interprétation, aussi singulière soit-elle, n’a pas à être justifiée quand elle s’oppose aux autres. Ceux qui pensent tomber d’accord, sur la perception d’une œuvre comme sur la liturgie qu’ils ont le plus souvent en héritage, devraient y regarder de plus près, car ils se rendraient compte aussi qu’en détail, leur interprétation est sujette aux mêmes malentendus. C’est cette particularité de lectures qui fait la force de l’art. Or, trop souvent, on oublie à quel point il est vain de chercher à se heurter à la perception de cet étranger qui voit pourtant le même film, qui le perçoit d’une manière qui ne sera jamais la même que celle d’un autre, sinon pour en mesurer seulement la différence, afin que son « étrangeté » devienne moins un motif de peur ou de mépris.

Vois-je en Ordet autre chose qu’un film sur la foi (religieuse), un film mystique ? Oui. Et pour cause : la foi, je m’en moque. Je suis athée, et ce film n’aura jamais remis en question en moi cette « foi ». Chacun sa capacité, en tant que spectateur, à tordre ce qu’il voit à sa convenance. Je profite de ce privilège, et je tords sciemment ce que je vois. Ce que je me refuse à faire dans la vie, je le fais en tant que spectateur. Je force les interprétations, et je m’aide à croire en ce que je veux voir. Ce n’est peut-être pas si éloigné que ça de l’esprit du film.

Comme dans les meilleures fables, la clé de voûte qui rend toute la logique cohérente de cette histoire se trouve à la fin. Ordet fait la même chose, et c’est bien, à mon sens (en interprétant l’intention de « l’auteur »), pour prendre à contre-pied une dernière fois les attentes du spectateur. Si la fin est dominée par le retour de Johannes à l’enterrement de sa belle-sœur, et si toute la question alors est de comprendre pourquoi cette dernière ressuscite, on a vite fait, effectivement, de poser la question de la foi, et de se rallier en somme à la croyance populaire qui dit que si le Christ revenait sur terre, il serait pris pour un fou… Avant, peut-être, de se lancer dans le marché des miracles. Dans cette logique, d’accord, le sujet du film, c’est la foi, et tout est bien « logique ».

Or, il y a un autre personnage essentiel dans cette fable, ou ce conte philosophique, c’est le médecin. Voilà une autre clé du film, située plus tôt, et qui peut-être permet à toute la structure de tenir debout dans mon esprit : la science, à travers la médecine, échoue, car elle pose un mauvais pronostic et ne voit pas venir le pire. Est-ce qu’après avoir moqué les différentes églises, le film (ou Dreyer) se mettrait à moquer les principes de la science… au profit d’une foi, ou d’une croyance, encore différente ? C’est une possibilité, mais je l’ai surtout vu comme une attaque plus générale contre les certitudes. Ainsi, si l’on replace cet épisode dans le contexte qui précède, à savoir une critique des différentes religions censées parler d’un même Dieu, mais incapables de faire la paix, tout s’éclaire. Car si l’on oublie la religion, seules restent les certitudes qu’elle produit sur les uns et les autres. Mystique ou non, la cohérence propre du film, en tout cas pour moi à cet instant (vers le milieu du film), c’est une critique des dogmes, ainsi que des hommes si prompts à adhérer à des principes ou des croyances pourris de l’intérieur (à l’image de Hamlet disant que tout est pourri au Danemark, Johannes parle vers la fin de pourriture du monde en s’adressant au cadavre d’Inger et lui demande presque de pourrir à son tour ; ce qu’elle fait, puisqu’elle revient à la vie…). L’homme suit son berger comme un mouton, et c’est bien là le problème. En réalité, j’aurais été encore plus comblé si à travers le film, ce n’était pas seulement les certitudes religieuses et scientifiques qui y étaient pointées du doigt, mais également les certitudes politiques, philosophiques, morales, idéologiques ou esthétiques. Deux suffiront à mon bonheur et pour me convaincre (deux coïncidences, au cinéma, c’est déjà assez pour les rendre significatives). Chacun ses certitudes. Je ne fais encore que jouir de mon pouvoir tout puissant de spectateur, libre, seul, d’interpréter ce qu’il voit.

Là où ça devient amusant, c’est qu’on peut également retraduire le film, en particulier son dernier acte « pascal », en fonction de cette idée : si la morale du film, c’est qu’il ne peut y avoir de certitudes et qu’il faut se « consacrer » à des choses simples, comme vivre (dernier mot du film), alors pourquoi devrait-on se mettre alors à « croire » à cette seule idée ? C’est un pied de nez plutôt nihiliste qui revient à dire, au début du film : « La fin du film vous dira la bonne parole, la vraie », et arrivant à la dernière phrase attendue du film, on dirait alors : « Il ne faut pas croire toutes les affirmations gratuites », en particulier celles illustrées dans le film, et peut-être plus encore la première qui y est exposée… Un paradoxe qui a lui seul pousse à un certain relativisme, au doute, et qui rend impossible toute adhésion réconfortante à une idéologie ou une croyance.

Voilà mon Ordet. La seule logique du film, c’est qu’il n’y en a aucune. Et ça vaut autant pour les religions, la médecine et la cohérence même dramatique, logique, du film. Transposée à la foi, cela revient à dire qu’il n’y a de foi que si l’on veut y croire. Fin de l’histoire, merci : vivre, c’est être leurré, apprendre à tâtonner dans le brouillard, et la seule foi, véritable, palpable, elle, est dans les efforts que l’on fait à survivre et à chercher à croire. La réalité ne peut être que dans la quête, car chaque fois que l’on pensera avoir trouvé, on pourrait être certain que l’on ne fait rien d’autre que nous tromper. Ceux qui savent sont des imposteurs ; la seule foi honnête, c’est le doute, peut-être même le paradoxe, comme celui de ce « mystère » final, car il questionne en interdisant toute interprétation unique, donc toute certitude.

Ainsi, cette pirouette finale jugée souvent comme une « adhésion » à une certaine forme de mysticisme, je la vois surtout comme une volonté de dire « même à propos de ce film, n’adhérez pas en sa logique propre, ne vous laissez pas prendre par sa cohérence, parce qu’elle ne saurait être qu’une arnaque, comme pour le reste ». Et de se dire, au fond, que le seul miracle, c’est bien celui de la fin, mais non pas du réveil de la morte, mais celui qu’elle évoque elle-même pour en finir : vivre. Ou, dit autrement : le miracle de la vie. A-t-on besoin d’être convaincu d’autre chose ? Après tout, c’est une morte, elle doit en savoir long sur les réalités du monde… La bonne parole sort de la bouche des ressuscités.

Ce qui est étonnant encore, c’est la manière dont Dreyer semble nous (moi) évoquer cette logique de l’incohérence et du doute, à travers une satire douce et presque bienveillante, des hommes de foi. Cela peut paraître improbable, mais le film est aussi immensément drôle. La scène des deux vieux qui se toisent comme des vieux coqs fatigués en se jetant à la figure leurs vérités sur leur foi respective est hilarante. La chute de la séquence est admirable, digne des meilleures screwballs : le fils revient leur demander s’ils se sont mis d’accord sur son mariage… et l’on sent dans le regard des deux vieux, comme un petit quelque chose de : « Peut-il nous ennuyer, celui-là, avec ses questions triviales, alors que l’on parle de la seule chose qui compte : Dieu ! » C’est à la fois absurde et plein de tendresse pour ces personnages tout aussi à l’ouest que Johannes. L’humanité de Dreyer. Le regard qu’il porte sur ses personnages est toujours tendre. Ordet est un de ces films rares où il faut chercher longtemps, malgré ses quelques notes satiriques, des personnages antipathiques. (La séquence des deux amoureux réunis autour d’une table et chaperonnés dans la joie est toute aussi hilarante.)

Il est fascinant qu’un film puisse offrir une telle diversité d’interprétations. Aucune n’est meilleure qu’une autre. Elles enrichissent le film à leur tour. Le tout est… d’adhérer le plus honnêtement possible à ce que l’on pense jaillir du film, même si ce n’en est pas que du bien. En revanche, sur la question de la certitude, c’est déjà un travail plus difficile à opérer pour un spectateur honnête… Commencer à douter, ou être conscient que cette adhésion ne regarde que nous-mêmes et que s’il y a échanges entre cinéphiles, l’idée de composer un consensus et de s’entendre sur des qualités objectives d’un film est parfaitement vaine. C’est un peu ça aussi la morale qu’on pourrait tirer du film : vivre, accepter de vivre, c’est comprendre qu’il n’y aura jamais personne capable d’adhérer pleinement à ce que l’on pense. La communion n’est jamais qu’un mirage. Un homme, comme un cinéphile, comme un croyant, n’est jamais qu’un animal solitaire. On rêve d’échapper à notre solitude, à travers la communication, la communion, l’adhésion, et en fait non, on doit se résoudre à n’être toujours que seuls face à nous-mêmes, étrangers aux autres. Vivre, oui, parmi les mensonges, les trahisons, les faux-semblants, parce qu’il n’y a rien d’autre. La vérité est bien ailleurs, un horizon inatteignable. Autant s’y résoudre.

Un mot sur le contexte puis sur la mise en scène. La pièce a une première fois été adaptée du vivant de son auteur (Kaj Munk) par la Svensk Filmindustri en 1943 alors que le studio pouvait probablement jouir du statut de neutralité de la Suède pendant la guerre quand le Danemark était lui occupé par les nazis (Munk sera assassiné avant la fin de la guerre à cause de ses prises de position — il était pasteur — contre l’occupation allemande). Difficile de comprendre comment et pourquoi la SF s’est emparée à cette époque du projet mettant en vedette Victor Sjöström, quoi qu’il en soit, c’est bien un peu plus de dix ans plus tard que Dreyer reprend la pièce. Reste à connaître les différences de traitement des différentes versions, car si le spectateur a tous les droits dans son interprétation d’un film, une mise en scène, voire une adaptation, constitue déjà à elle seule une première interprétation… Cette version de Gustav Molender est une curiosité à ajouter sur les tablettes donc (à mettre d’ailleurs plus au crédit, peut-être, de Rune Lindström qui en avait assuré l’adaptation en suédois et qui y jouait le rôle… de Johannes — étrange mise en abîme, ma parole !…).

Quelles que soient les interprétations ou modifications apportées par Dreyer dans sa version, il en garde l’esprit théâtral. Ce genre d’exercices peut parfois se révéler délicat, mais le maître danois dirige ses acteurs à la perfection et imprègne son film d’un rythme (-2, donc) fascinant. Le piège est souvent de tomber dans le bavardage, dans les excès de jeu. Pourtant, Dreyer résiste à tous ces écueils, c’en est bluffant. Le travail sur le son par exemple dénote une volonté de casser subtilement avec les contraintes de l’enfermement théâtral. Au lieu de proposer des plans à l’extérieur des habitations où se tiennent les différentes scènes (et en dehors de l’intro dunesque, certes), Dreyer se contente de suggérer un hors-champ par quelques éléments sonores : le bruit du vent, celui d’un moteur de voiture… Autant de procédés déjà utilisés au théâtre et qu’il fallait oser employer dans un film alors qu’on dispose bien sûr des outils propres au cinéma… Dreyer respecte ainsi de la meilleure manière l’origine théâtrale de son film, et sans chercher à la renier, en fait même une force…

J’évoque brièvement plus haut comment Dreyer arrive à rendre sympathiques des personnages crédules ou fous. On dit souvent qu’un acteur (et a fortiori un metteur en scène) doit défendre son personnage. On est tout à fait dans cette logique. La tentation parfois pour un acteur est de jouer la caricature, le premier degré, et en oublie toute idée de mesure, qui seule peut arriver à offrir au spectateur une interprétation du personnage non biaisée. Ce que dit Sirk concerne tout autant le metteur en scène que l’acteur : un acteur ne doit pas porter de jugement sur son personnage (autrement que pour le défendre, puisqu’évidemment, la mauvaise foi du personnage, ses crédulités, ses petites folies, l’acteur doit s’en faire l’avocat) et laisser l’interprétation se faire à travers la compréhension, l’intelligence et l’imagination du spectateur.

On pourra trouver de la théâtralité dans cette manière de jouer, mais je n’y verrai toujours qu’une qualité, parce que dans cette façon dont Dreyer et l’ensemble de sa distribution maîtrisent leur art, et pour connaître un peu des difficultés de ce travail, je n’y vois que du génie. C’est l’exercice le plus compliqué à rendre au cinéma, c’est même plutôt rare au théâtre, et pourtant tout est parfait. La question de la théâtralité au cinéma ne renvoie jamais à l’idée de trop ou de pas assez*, mais toujours à la « justesse » de jeu. Pour l’interprétation d’un fou par exemple, rien de plus compliqué pour un acteur d’arriver à trouver la justesse ; on tombera vite dans le grotesque et l’excès. Et c’est d’autant plus difficile à retranscrire que dans la dernière scène, quand Johannes réapparaît, il semble tout d’abord avoir recouvré ses esprits. Voilà une nouvelle subtilité, un nouveau pied de nez…, car il n’est pas revenu à la raison, ou peut-être que si… Mystère.

* À noter toutefois que selon une source invérifiable Dreyer aurait coupé une grosse partie des dialogues de la pièce (le film aurait sans doute alors duré six heures).

Il faut voir aussi comment Dreyer dirige ce même acteur accompagné d’une fillette qui, pas plus que les autres acteurs, montrera des failles dans son interprétation. La même aisance, la même justesse, la même sensibilité tout en retenue, la même humilité… Quand tous les acteurs arrivent ainsi à se mouler dans la même logique de jeu, c’en est presque jouissif. Sans compter l’habilité de Dreyer à ralentir le rythme sans que ça paraisse trop artificiel. On accepte le principe, on peut même parfois en rire dans les situations clairement ironiques du film qui prêtent plutôt à la brutalité, aux envolées, aux excès. Avant même qu’on se moque des films, et du rythme, des films de Bergman (à voir l’excellent De Düva* où les acteurs anglo-saxons imitent, déjà en 1968, les films du cinéaste suédois en parlant en yaourt), Dreyer semble déjà lui-même ralentir un peu plus le rythme, accentuer la pesanteur, pour se moquer de l’austérité des bigots. On ne retrouve pas forcément cet humour d’ailleurs chez Bergman, sa lenteur supposée me semblant toujours être légitimée par une situation ; alors que Dreyer joue la carte avec subtilité de la théâtralité, donc de l’artificialité, capable d’offrir un regard tronqué d’une situation… Et qu’est-ce qu’un regard volontairement tronqué sinon de l’humour ?

* À voir sur youtube


 

La Parole, Ordet, Carl Theodor Dreyer 1955 | Palladium Film

Vu le : 31 mars 1997

Revu le : 12 octobre 2016


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