Salò ou les 120 journées de Sodome, tragédie ou farce ?

Salò : Tragédie ou farce ? Distanciation analytique ou satire ratée ?

Si on suit les principes énoncés par Aristote, étant donné que le film traite de personnages « bas » et « laids », il ne s’agit pas de tragédie. Dans une perspective classique, ce serait donc plutôt une comédie, voire une satire. La terreur et la pitié sont réservées à la tragédie. La comédie, elle, est dans le ridicule, l’excès. On rit du laid, des bassesses des personnages, quand les personnages de la tragédie se distinguent au contraire par leurs qualités. Ce sont des héros, des demi-dieux, et ne sont pas responsables de leur destin souvent marqué par le sort. Le contraire des personnages bouffons et escrocs de la comédie. C’est une autre forme de catharsis. Au lieu d’avoir en pitié, on se moque et on montre du doigt les excès de la bassesse des hommes. Donc s’il faut trouver un lien entre Salò et les textes antiques, il faudrait plutôt regarder du côté d’Aristophane, voire de véritables satires (je n’en connais pas).

Le problème du film, à mon avis, et pour rester dans l’approche classique, c’est la distanciation. Je ne sais pas si Pasolini voulait proposer une sorte de comédie épique au public, un peu à la manière de l’Arturo Ui de Brecht, et donc s’il avait l’intention de suivre des préceptes de la distanciation du théoricien et dramaturge allemand, afin de forcer une analyse du fascisme. Le problème avec une telle fable grotesque, c’est que plus c’est gros et excessif, plus il va falloir en retour faire des efforts pour retourner cette distance prise naturellement avec des personnages aussi « pitoyables » (dans le sens moderne du terme) pour les rendre un minimum sympathiques, sans quoi le film est une torture (ce qu’il est, au sens cinéphile du terme). Même dans la distanciation, même dans le grotesque, même dans la dénonciation, il y a toujours une part d’identification : Arturo Ui, on le suit, on le regarde, pour ce qu’il est, un monstre.

Or, qu’est-ce qu’on ressent devant ces personnages excessifs et laids de Salò ? De l’amusement ? De la fascination ? Très peu. Surtout du dégoût. Et le dégoût produit peu ou pas d’analyse puisque la seule envie qu’on ressent devant un tel spectacle, c’est de détourner les yeux et de se pincer le nez. La catharsis, dans le théâtre antique, est un exutoire à la fois pour le héros et pour le public. Ce qu’on a ici est différent puisque l’exutoire des personnages est une sorte de happening coupé du public, qui se moque de lui, le terrorise et le dégoûte. C’est le même principe que pour les acteurs : s’ils n’arrivent pas à défendre et à aimer les personnages qu’ils représentent, la partie est presque toujours perdue. Même les personnages les plus grossiers, il faut arriver finalement à les rendre sympathiques, à les défendre, à leur laisser une part d’humanité. S’ils n’ont jamais de circonstances atténuantes, s’ils ne se retournent jamais, l’auteur ne fait que vomir sur la bassesse des hommes, et c’est un constat facile, un type de dénonciation qui provoque rarement l’intérêt ou le questionnement du spectateur (pour rester dans Brecht). Ce dernier n’a alors aucune raison d’adhérer à une histoire qui ne transcende pas le réel, car c’est le rôle de toute histoire de chercher à nous divertir ou à nous éduquer. (C’est peut-être ce que Pier Paolo Pasolini a essayé de faire au cours du film, mais j’avoue ne pas me rappeler. Il aurait sans doute fallu du génie pour rendre sympathiques, dans le sens « visibles », ces personnages. Et ici, « Triple Pet » en a manqué.)

L’un des premiers effets, parfois assumés, de la théorie de la distanciation, c’est l’ennui. C’est logique, si l’identification procure du plaisir, la distanciation s’en éloigne. Pour certains spectateurs, l’ennui va conditionner le rapport qu’ils ont avec le film : si le film est ennuyeux, il est mauvais. Si on utilise la distanciation, ce n’est pas toujours dans l’optique bien brechtienne d’analyser, ça peut faire partie paradoxalement d’une volonté de spectacle, mais où l’ennui agirait comme une fascination, un mystère, un peu comme un film mis en apnée.

Tonino Guerra a été, par exemple, scénariste d’Antonioni. Quand tu regardes Lavventura, tu suis comme dans Salò, un groupe de personnes, à la recherche d’une femme dans un lieu improbable. Tu t’ennuies, on est en plein dans la distanciation, mais tout vise à renforcer l’effet de mystère, d’incompréhension, sans doute pour exprimer une seule idée, l’incommunicabilité chère à Antonioni. Mais en dehors de ça, l’œuvre suit des principes d’une écriture parfaitement classique : un personnage disparaît, on le recherche et, comme dans toute quête, on y trouve autre chose. Tout le reste est dans la brume, mais c’est suffisant pour éveiller une certaine fascination. Le talent de Guerra et d’Antonioni fait le reste.

Le problème de Salò, au-delà du rejet de son sujet et de ces personnages « bas » « laids », je ne pense pas que ce soit tant que ça l’ennui. Le problème, c’est qu’on ne comprend pas l’idée de départ, l’événement qui déclenchera la quête et instillera une idée unique, mais indispensable capable d’instaurer pour plus tard un mystère, un mouvement, un désir chez les personnages (ce que j’appelais autrefois « action dramatique »). L’avventura, une femme disparaît, on la recherche. C’est simple et clair, c’est le reste qui est dans le brouillard. Mais pendant qu’Antonioni s’évertue à fondre le spectateur dans une « action d’ambiance » permanente, le spectateur ne perd jamais de vue cette première idée motrice de l’action, qui est la disparition. Même 2001, l’Odyssée de l’espace, le film le plus chiant de la terre s’appuie sur ce même principe : quelques événements symboliques et historiques, puis un départ d’exploration vers Jupiter. Voilà « l’action dramatique », clairement énoncée, Kubrick peut ensuite faire glisser son film dans une lenteur morte, désincarnée, et pourtant fascinante, faite seulement « d’actions d’ambiance », parce qu’on garde toujours à l’esprit ce spectre de la « destination ».

Ici, j’ai comme l’idée que Pasolini a voulu reprendre l’idée de départ de Buñuel pour L’Ange exterminateur où des bourgeois se réunissaient dans une maison et n’arrivaient plus à en sortir. Le film marchait parce que l’idée de départ était simple. Absurde, mais simple. Et comme pour L’avventura où il est inutile d’expliquer les raisons de la disparition de la femme, dans le Buñuel, il était inutile d’expliquer la raison du phénomène étrange interdisant les convives de quitter les lieux. Le respect de ces codes n’est qu’une clé pour permettre d’exprimer chez l’un son goût pour le surréalisme, l’absurde et la critique d’une société, chez l’autre, Antonioni, son goût pour l’impossibilité des êtres à se retrouver, se comprendre. L’idée n’est donc pas si éloignée de L’Ange exterminateur, mais ce n’est peut-être pas le dégoût le principal problème du film, et si ce n’est pas non plus l’ennui, ça ne peut être qu’une chose : une idée de départ trop confuse. Si même après avoir lu les explications de Pasolini, on n’a toujours pas compris où il venait en venir ici, c’est peut-être un peu aussi qu’il a voulu dire trop de choses, qui de toute façon restaient incompréhensibles pour le spectateur. Que Pasolini cherche à dénoncer, pousse à l’analyse ou provoque, dans tous les cas, c’est raté.

Reste qu’il peut toujours y avoir un « génie » qui m’échappe dans tout ça. Beaucoup y trouvent leur compte. Lire une œuvre, la comprendre, ça reste de toute façon une affaire personnelle. Il suffit d’être réceptif à une seule idée qu’elle nous ait été évoquée grâce au « génie » d’un cinéaste ou qu’on se soit fait notre film tout seul, pour que notre regard sur une œuvre soit chamboulé. Le même Pasolini a fait L’Évangile de saint Matthieu, et le film est plus appréciable. J’aime bien également Théorème. Quand tu joues avec les effets de distanciation, quelle que soit l’intention, tu prends le risque de ne pas être compris, d’être ennuyeux ou de paraître trop « élitiste ». Mais ça reste toujours une expérience qu’il faut vivre parce que parfois, elles peuvent arriver à évoquer en nous quelque chose. Toutefois, si Pasolini avait une démarche militante, politique, dans ses films, ça n’aurait aucun sens d’utiliser la distanciation. L’intention de Brecht était bien d’éveiller les consciences politiques des spectateurs, elle était en ce sens démocratique et didactique, mais si Pasolini cherchait à faire des œuvres communistes (et je n’ai aucune idée de ses intentions), c’est totalement raté. Ce serait même ironique, parce que l’ouvrier, le « peuple » quand il voit ce genre de films, la première chose qui lui vient à l’esprit, c’est « élite ». Pas celle qui apparaît à l’écran, mais celle à qui serait adressé ce film.


Salò ou les 120 journées de Sodome, Pier Paolo Pasolini (1975) | Produzioni Europee Associate, Les Productions Artistes Associses


En rab : distanciation ou « élévation » dans L’Évangile selon saint Matthieu.

Oui, pas meilleure élévation que de regarder au ciel quand on fait caca au seuil d’une nouvelle religion. Sauf si on considère que le plus beau, c’est encore de savoir qu’après deux mille ans d’histoire, l’élévation se fera en sens inverse et portera les mêmes adorateurs à embrasser la même foi tout juste tombée à terre et à la manger ce qui en signera le crépuscule définitif. Ou temporaire. (Le problème avec la foi, c’est qu’une fois tous les siècles, il faut passer au cabinet pour s’en soulager. Et certains n’en démordent pas.)

Tout ça pour dire que, perso, c’est justement le caractère totalement profane d’un sujet éminemment religieux qui rend le film “beau” : n’en faire ni des prophètes ni des escrocs, mais peut-être tout bonnement des gens simples, c’est une manière de contrarier nos certitudes sur un sujet où a priori on part avec des idées déjà bien établies. C’est beau, parce que ça nous force alors à remâcher nos certitudes en permanence avant de les faire avaler aux autres. Chacun sa forme d’élévation.

Pasolini, je le vois comme un disciple de Brecht : il use de certains effets de distanciation pour porter à réfléchir, en particulier selon un prisme social. La plupart de ses directions d’acteurs fonctionnent avec ce même refus de l’identification, que ce soit en adoptant l’exagération jusqu’au grotesque, ou que ce soit dans le minimalisme comme ici. Ce qui peut être confondu (et c’est une confusion bienvenue, car elle peut faire sens pour certains) avec une représentation de la foi. Derrière L’Évangile selon saint Machin, reste toujours une dernière vision, celle qui reçoit la bonne parole et la traduit à sa convenance. « C’est selon », voilà ce qui pourrait presque être une définition de l’art, ce qui n’est pas vraiment en adéquation avec le principe de la religion où une vision unique est censée faire “foi” (ce qui ironique, vu que tous ces charmants garçons se sont contentés de proposer des reboots d’une vieille série de science-fiction).



Autres articles cinéma :


Identification des braves, dans Panique, de Julien Duvivier

Réponse à la critique d’oso sur Panique, de Julien Duvivier, et à son joli incipit :

Maudit soit celui qui porte avec fierté sa différence et mort à celui qui ose braver la norme en se moquant des murmures qui fleurissent sur son passage. Pas assez jouasse au goût de son boucher, lequel encaisse pourtant sans vergogne le billet que l’indésirable lui tend, avare en « bonjour » lorsqu’il croise les adultes et jugé trop avenant envers les enfants, le barbu solitaire du coin inquiète.

Les misanthropes, parfois, chacun aime un peu se définir ainsi, un peu comme les gens qui ne sont jamais seuls et qui te lancent tout d’un coup un « oh, moi, je suis un grand solitaire ». Il doit y avoir de ça, dans cette capacité à s’identifier avec des personnages tout de même en marge (la seconde phrase de l’entame, il n’y a déjà plus que des sales types comme moi à qui ça correspond). Et cette capacité qu’ont les histoires à nous émouvoir, ou à nous intéresser, avec des types pour qui dans la vie, on se complaira à ne jamais aller au-delà des apparences. Une identification réussie, c’est quand une histoire arrive à proposer un tel grand écart. Elle est censée nous aider, au fond, à changer nos comportements, mais cela, ce serait croire que l’art ou les films peuvent changer quoi que ce soit à nos vies une fois qu’on doit lutter : on aura toujours tout intérêt à voir des monstres et à trouver des têtes de Turc ou des boucs émissaires. Parce que quand la foule désigne un coupable, on gagne toujours à ne pas être celui-là. Il n’y a dans les films que les apparences ou les injustices sont révélées. Et si on s’y retrouve, c’est plus à cause de notre peur panique de nous trouver dans cette situation (et tout dans notre vie concourt à créer un voile d’apparences contraires susceptibles de nous en prémunir) que parce qu’on prend soudain conscience que dans notre vie, bien plus qu’être à la place du misanthrope, on participe à la foule. On s’identifie toujours à la victime, parce qu’on se sent tous victimes, et on s’identifie toujours au solitaire, parce qu’au fond on l’est tous (même celui qui n’a donc pas une minute à lui). Elle est sans doute là l’arnaque, il doit être strictement impossible de s’identifier aux bourreaux, à la foule. La révolution pourtant, elle serait plus là. Et je reviens à la première phrase qui doit trouver un écho chez tellement de monde…, c’est un peu un principe dans les disciplines frauduleuses (et l’art en est une) : il faut flatter celui à qui on s’adresse avec des phrases qui lui parlent en lui donnant l’impression qu’elles ont été écrites spécialement pour lui. On voit ça chez les manipulateurs-gourous ou les astrologues par exemple.

On serait tous des Monsieur Hire ? Mon cul, oui. Monsieur Hire, c’est l’ombre dont on a peur quand le jour nous éclaire et que tout va bien, et c’est celle qu’on piétine sans états d’âme quand plus rien ne va. On croit que c’est nous parce qu’elle ne nous quitte jamais, mais en réalité, elle a une seule utilité, qu’elle reste toute dévouée à notre seule présence, comme un prétexte à nous grandir quand on regarde en nous-mêmes.


Panique, Julien Duvivier 1946 | Filmsonor


Les incohérences dans Gone Girl : la grossesse simulée

blig :

Amy pour se faire passer pour enceinte de 6 semaines vole l’urine d’une voisine pleine comme un œuf… […] son dossier médical annonce 6 semaines de grossesse alors que la voisine est déjà bien établie dans son troisième trimestre. Alors quand elle pisse sa citronnade on devrait avoir un niveau de hCG (à moins qu’on ne dose la progestérone à ce moment-là, je ne sais pas trop) qui indique 6-7 mois de grossesse !

C’est comme un tour de magie. Deux incohérences gomment la plus grosse. À ce moment, qu’est-ce qu’on regarde ? Le bide énorme de la voisine. On voit aussi qu’il s’agit d’un postiche, et le temps que tu te dises ça (et que tu l’acceptes comme tu l’as accepté mille fois dans des films précédents, tu ne fais pas attention à la cohérence des semaines — surtout quand on ne fréquente pas des femmes enceintes tous les jours). C’est magique. A-t-on besoin de dire : « Hé, les mecs, en fait David Copperfield, il n’avait pas fait disparaître la tour Eiffel pour de vrai ! ».

Des incohérences, il y en a plein de référencées. C’est le jeu, si on ne voit plus que ça, on ne voit plus rien.

À mon avis, le truc tient moins de l’erreur dans le scénario que de l’accessoiriste qui a pris le « postiche grossesse » sans se soucier du détail (et personne ne vérifie derrière).

On décide, à partir d’un certain point, d’entrer dans le film ou pas. Cela fait partie du contrat. Les problèmes de vraisemblance existent dans tous les films, qu’on les voie pour x raisons, qu’on soit plus ou moins tolérants, au bout du compte, ça sert parfois de prétexte à rejeter tout un film. On aurait tort de nous en priver ; le spectateur a tous les droits. Il y a le niveau de la perception, celui de la connaissance, et puis celui, au bout du compte, du crédit donné au film ou à l’auteur. On peut tout à fait tout jeter pour des « petites raisons » comme on peut jouer le jeu et adorer malgré de gros défauts avérés. C’est aussi pourquoi il est souvent un peu vain de comparer les erreurs des uns et des autres. Ça sert à mesurer bien plus ce sur quoi on se focalise dans une œuvre, plus qu’à parler de l’œuvre elle-même.

Parler “objectivement” d’un film, même dans le détail, ça ne veut rien dire. C’est toujours conditionné par le reste. Les œuvres nous révèlent plus qu’elles se révèlent elles-mêmes, ou pire, leur auteur. Mais on se plaît, même ça, à le croire. Ce serait fatigant si on avait conscience en permanence que ces œuvres ne sont que des miroirs où on se dévoile complètement nus. C’est bien plus séduisant de se laisser leurrer par des histoires qui ne cessent de nous mentir 24 images par seconde. Autrement on n’aurait aucun plaisir à regarder des films d’horreur ou des astronautes passer derrière le placoplâtre de la chambre de sa fille pour lui souffler de bien faire ses devoirs… “Objectivement”, quel intérêt si ça ne révèle pas, précisément, quelque chose sur nous-mêmes ? Dis-moi ce que tu aimes, et je te dis qui tu es… Eh ben, voilà, les uns s’affirment en vénérant certains objets stellaires, et d’autres s’ébrouent sur quelques tests de grossesse.

Objectivement, je vais passer un test de diarrhée. J’en ai mis partout là.

Tout le monde n’a pas la même tolérance aux supposées incohérences. Question de niveau de perception. Tu peux certes chercher à définir “objectivement” certaines de ces incohérences, sauf qu’à la fin, c’est ta perception seule qui décide de la voir comme un frein ou pas à la vraisemblance. Le cinéma est par essence une incohérence ; le montage est une incohérence ; un acteur pour interpréter un personnage est une incohérence… Tu trouveras toujours matière à incohérence, et au final, ton contrat, tu le signes avec une impression d’ensemble plus vague et plus générale. Ce qui veut dire qu’on fait chacun le choix de ne pas voir la plupart de ces incohérences, et que c’est seulement quand notre impression d’ensemble change et qu’on décide de ne plus entrer dans le jeu proposé (toujours pour des bonnes raisons), qu’on finit par ne plus voir que ces incohérences.


Fallait-il choisir une star pour 2001 : L’Odyssée de l’espace ?

Qu’est-ce qu’un Steve McQueen (par exemple) viendrait faire dans un tel film ?

Kubrick voulait plonger le spectateur dans l’espace avec le plus de réalisme possible. D’où la lenteur. Au début, il y a un côté documentaire qui rend impossible, voire inutile, l’identification à un personnage. Ensuite, Kubrick adopte volontairement une mise à distance avec les personnages avec un récit dramatique toujours pour se concentrer sur une forme de réalisme et forcer ainsi la sidération face à un tel sujet et à de telles images.

Ce ne sont pas les acteurs qui manquent de charisme, c’est la mise en scène qui ne le met pas au centre de tout. Ils font partie du décor. Et quand l’action se concentre à la fin sur un seul personnage, ça n’a aucun intérêt de lui filer une carrure, une existence propre, une crédibilité, de le rendre sympathique, beau, intelligent, courageux ou intéressant. Il est là, et on ne lui demande pas autre chose. Parce que ce n’est pas un personnage en particulier à qui on chercherait à s’identifier. C’est l’Homme qui pris par la main marche vers la prochaine étape de son développement. Ce n’est pas un héros. C’est tous les hommes. Et pour être tous les hommes, il faut une absence de caractérisation. Un jeu neutre, effacé qui s’incruste dans un décor plus qu’il n’en prend le contrôle. Et pour le spectateur, un manque de repères personnels qu’un acteur connu lui aurait offerts à travers ses rôles précédents.

La dernière image ne dit pas autre chose, c’est une image d’Épinal : le surhomme, le nouvel homme, peu importe, se retrouvant face à (l’image immobile de) la Terre, celle à la fois qui l’a vu naître, celle dont l’orbe rappelle sa propre vulnérabilité, et celle qu’il va devoir à son tour protéger comme elle l’a protégé jusqu’à son développement. L’humanité et son berceau… Tout cela est figé pour rappeler à la fois la poésie, mais surtout la fragilité de notre existence. Pas de charisme sans immobilisme, sans économie de mouvement.

Si on revient à la scène du vieillissement, il faut un excellent acteur pour arriver à réduire à peu de chose ce qu’il montre, rester immobile, avancer lentement, tenir la pause… Oui, Harrison Ford levant les bras au ciel en disant « mais dans quelle baraque j’ai atterri ?! », ça ne manquerait pas de charisme. Mais ici, il n’est pas question d’être au service d’un personnage (ou d’un acteur), mais bien d’une histoire qui transcende l’humanité.

Heureusement, il y a des films dans l’histoire qui savent s’affranchir du star-system.


Keir Dullea (Dr. Dave Bowman) dans 2001: L’Odyssée de l’espace (1968) 2001: A Space Odyssey | Metro-Goldwyn-Mayer, Stanley Kubrick Productions

Perception d’images arrêtées sur Himiko, Shinoda (1974)

—— Perception d’images arrêtées ——

En réponse à des commentaires censés faire la preuve des qualités esthétiques du film de Shinoda à travers de simples captures d’écran.

Himiko, Shinoda 1974 | Toho Company, Art Theatre Guild (ATG), Hoygensha


C’est amusant, je ne trouve pas ces images incroyables. On y retrouve la même froideur typique des pellicules japonaises des films des années 70. Bien sûr, prendre au hasard quelques images du film donnera une idée de ce à quoi il ressemble, mais je pense surtout qu’elles prouvent la manière dont on perçoit l’esthétique d’un film. Le mouvement a une grande importance dans cette perception de l’environnement d’un film : il permet de se construire une image mentale à l’intérieur du champ, puis à l’extérieur, ce qu’une image arrêtée est incapable de proposer. L’esthétique des films ne peut pas être pensée en dehors de l’effet Koulechov, ainsi que du récit. Le mouvement implique le temps et le montage. Je suppose que c’est ce que cherchait à faire Brakhage dans ses films en adoptant certaines techniques du cinéma à la peinture (en particulier le mouvement et le montage).

Chaque personne réagira différemment à la vision d’une simple image (capture) de film sans rien connaître au contexte ou à la situation. Je parie que plus on contextualise une image, plus le matériel extérieur à cette image, c’est-à-dire le hors-champ et tout ce qui précède dans le temps cette capture, affecte la perception inconsciente et esthétique qu’on a de cette image arrêtée.

Je ne parle même pas de la musique ou du son qui doivent à leur manière également jouer un rôle dans cette perception.

Réaliser un grand film, ce n’est pas simplement créé de belles images en marge d’un bon scénario ou d’une bonne histoire. Faire un film, cela implique nécessairement la compilation des différents aspects d’un film, comme dans une symphonie, et le cinéaste doit s’évertuer à les arranger de la meilleure manière qui soit. L’image n’est qu’un de ces éléments, et si les autres éléments ne sont pas satisfaisants, ils peuvent affecter négativement la perception des images. Imaginons seulement 2001, Odyssée de l’espace, sans la musique, sans le mystère, sans ses grandes prétentions, sans ses décors et sans le sens du rythme de Kubrick. Ces images du film qui nous fascinent, on les verrait différemment si tous ces autres éléments ne nous convainquaient pas de la même manière.

Le cinéma ce n’est pas seulement de belles images de cartes postales. C’est aussi écrire, raconter, couper, monter, faire du bruit, diriger des acteurs, mettre une musique de bonne facture, etc.

(Je préfère les bruits que Shinoda produisait dans les années 60.)

Ridley Scott est-il un auteur ?

— Ridley Scott est-il un auteur ? —

Commentaire rédigé suite à la vision de Seul sur Mars en 2016.

Il y a, et il y aura toujours, un malentendu concernant Ridley Scott si on considère qu’il faut juger une œuvre à travers… son auteur. Les Cahiers du cinéma ont initié la politique des auteurs, à laquelle on ne peut plus échapper depuis plus d’un demi-siècle. Et même quand on pense s’affranchir de leur logique, elle est partout. Ridley Scott n’a jamais été un auteur, il ne l’a jamais été pour ses films, encore moins qu’un Hitchcock par exemple. Il ne saurait être tenu pour principal responsable des qualités ou défauts scénaristiques, dramaturgiques, des films dont il est… responsable. Il faut revenir à la bonne vieille définition du régisseur au XIXᵉ siècle pour comprendre le travail de Scott, et l’apprécier peut-être presque autant qu’un costumier ou un décorateur sur un film. Scott supervise. Il réunit des équipes, fait des choix, mais il n’écrit pas les histoires qu’il met en scène. Son cinéma n’a aucune thématique définie, aucun motif récurrent, aucune obsession d’auteur. Il fait comme vous et moi, il lit un truc, il regarde un film, et hop, il se dit qu’il a envie de faire la même chose. (La seule différence, c’est peut-être bien que, lui, aura les moyens de reproduire ce qu’il a déjà vu ou lu.)

Scott reproduit, il n’a jamais fait que ça, comme n’importe quel bon régisseur. Et c’est un des meilleurs. Mais ce n’est pas un auteur.

C’est donc, à mon sens, en oubliant que Scott puisse être un auteur (puisqu’il ne l’est pas) qu’il faut voir ses films, et celui-ci, Seul sur Mars, en particulier. Il s’est emparé d’un des bouquins en haut de la pile des adaptations à faire, et n’a probablement rien changé. Lui prêter des intentions d’auteur, qu’il n’a jamais eu, c’est un peu lui reprocher la baisse ou la hausse du chômage quand il y est pour rien. Les intentions, les trucs, les astuces, des invraisemblances, tout ça dans un scénario, c’est à mettre au crédit (avant d’accabler Ridely Scott) du type qui a écrit le bouquin. C’est le film, seul, qu’il faut arriver à juger, et laisser Scott là où il est. Parce que toutes ces critiques, visant le film, seraient sans doute plus claires si elles n’étaient pas toujours rattachées à celui qui en serait le grand responsable.

Il y a un peu de De Palma chez Scott, c’est amusant. Ridley Scott commence sa carrière en voulant imiter Kubrick comme De Palma cherchait à ressembler à Hitchock ; puis il surfe comme beaucoup sur la vague SF, mais non pas celle de Star Wars, enfantine, mais sur celle, moins fantaisiste, puisqu’il adapte une histoire de Dan O’Bannon, qui avait écrit une histoire très similaire pour Carpenter : Dark Star. Il continuera d’ailleurs dans cette logique (d’auteur) en adaptant Philip K. Dick. Je ne doute pas, par exemple, que Scott aurait pu réussir là où Carpenter s’est planté (à mon humble avis), et ce serait sans doute là son unique talent à Scott. En somme, il sait mettre en scène les idées des autres. Je ne dis même pas « met en image », parce qu’il a toujours laissé des directeurs de photo le faire à sa place (à ce sujet, voir le commentaire de Cutters’ Way) : là encore, son génie, sa réussite, c’est sans aucun doute de savoir choisir des techniciens de talent et de réunir des équipes dans une certaine forme de cohérence pour travailler sur un même projet. Parce que si on en vient ensuite à Blade Runner, K Dick, c’est une chose, mais le scénario n’a finalement plus grand-chose à voir avec le roman. Ce n’est pas Scott qu’il faut créditer pour ce travail, au mieux a-t-il supervisé et donné la direction à suivre (et ce n’est pas rien, mais ce serait plus le job d’un producteur que d’un… auteur). Les commentaires de Ridley Scott quant à l’identité de Dekkard sont assez révélateurs : il n’a rien compris de la réussite dramatique et des portes laissées ouvertes dans son film. Quant au rendu visuel, je l’ai longtemps mis à son crédit, mais c’était avant que je découvre le travail de Jordan Cronenweth sur Cutter’s Way, tourné juste avant Blade Runner et sorti pendant le tournage de Blade Runner. Or, beaucoup des éléments visuels qui font le succès de Blade Runner, mis à part tout le high-tech, sont déjà dans Cutter’s Way alors que celui-ci n’a rien d’un film de science-fiction, ou même d’un film noir (Jordan Cronenweth, à ce propos, ne vient pas seul, puisqu’il a embarqué une partie de son équipe technique du film d’Ivan Passer). C’est tout con, mais quand une équipe vient disposer des fumigènes sur un plateau, poser un projecteur ici plutôt que là, placer la caméra à telle distance plutôt qu’à une autre, bah ça crée des habitudes, et on peut facilement comprendre que sur le prochain film l’équipe opérera de la même manière. Scott regarde faire son directeur photo, et n’aura plus qu’à dire : « OK, c’est ce que je veux. » Le voilà son talent. N’oublions pas que Blade Runner a longtemps été considéré comme un échec, et c’est bien pourquoi Scott s’est tant d’années détourné de la SF. Scott n’est pas un auteur, il flaire les modes, ne les précède jamais, et s’engouffre dedans, parfois pour le meilleur, d’autre fois pour le pire. Chacun sera juge pour Seul sur Mars, mais il serait bon de juger les films d’abord pour eux-mêmes plutôt qu’en fonction d’un auteur hypothétique qui en serait responsable.

Ce n’est à mon sens pas moins gratifiant pour un professionnel d’être considéré comme un superviseur, un régisseur, plutôt que comme auteur.

Avant les Cahiers, personne ne considérait le réalisateur comme l’auteur des films (ou un peu déjà chez la critique française, mais cette notion d’auteur s’est répandue dans toute la cinéphilie du monde grâce à eux, au point que ce terme, auteur, signifie en anglais, cinéaste). Cette idée est venue polluer tout l’imaginaire qu’on se fait du cinéma, et jusque dans la tête de ceux qui le font dans les studios en Californie. Il y a des auteurs, il y en a eu, plus ou moins à Hollywood ou ailleurs, mais considérer que le réalisateur d’un film est systématiquement un auteur, c’est une grosse erreur. Qui est l’auteur d’Autant en emporte le vent ? Personne. C’est le film seul qu’on juge. Se questionner sur les intentions d’un hypothétique auteur serait parfaitement vain. Scott, comme Hitchcock ou comme O. Selznick, s’ils ont une intention, elle n’a pas à chercher dans le “sens”, mais dans le “combien” : face à un choix, ceux-là n’iront jamais se demander si c’est le “sens” qui leur convient, mais si le “public” adhérera ou pas.

Et Ridley Scott n’est pas un auteur, parce qu’il ne fait pas, et n’a jamais fait, (même si on a pu penser le contraire à un moment) d’art. Depuis le début du cinéma ou presque, il y a deux visions qui s’opposent. Ces deux notions sont nées en France, bien avant les Cahiers du cinéma. Les Lumière ne faisaient pas d’art, on est d’accord ? Méliès, c’est plus discutable aujourd’hui, mais il proposait bien des divertissements assez peu considérés à l’époque (et à l’époque, le cinématographe attire surtout l’attention des forains et des illusionnistes). C’est seulement avec les Films d’arts, les bien nommés, que des producteurs ont souhaité faire des films plus ambitieux, d’auteurs, peu importe comment on les appelle, non plus proposés par des saltimbanques mais par la crème des acteurs du français (en particulier). Bref, à cette époque, l’art, c’est la Comédie française, donc on appelle ces acteurs et on les fait jouer devant la caméra… Pas bien passionnant, mais tout d’un coup, la “haute” prend plus au sérieux ce bidule cinématographique. Avant ça, un film, c’est un produit, comme une soupe, et celui qui en est “responsable”, c’est une sorte de cuisinier qui doit faire sa bouillabaisse au public. Est-ce qu’un cuisinier est “auteur” de la recette de la bouillabaisse qu’il propose ? Non. Tout artisan qu’il soit, il s’empare d’un produit et on l’a chargé de la proposer. Si on lui demande de créer sa propre soupe, ce n’est pas pour autant qu’on le considérera comme auteur, parce que tout appétissante que soit sa soupe, ça reste un produit de consommation. Un réalisateur, c’est alors le plus souvent un chef cuisinier qui se charge de faire la popote d’une franchise McDo. Depuis, les Films d’art sont nés, et ils ont toujours pris des formes diverses à travers l’histoire (après-guerre, c’est encore en France que naîtra l’avant-garde, le surréalisme, etc.). Les soupes commerciales n’ont jamais cessé d’être, et pour cause… Une soupe, c’est fait pour être consommé, c’est la loi du marché. C’est sur ce principe que des industriels, puis des studios, se sont créé, parfois même à la limite de ce qu’on considère comme de l’art aujourd’hui. C’est un biais historique : tout, aujourd’hui au cinéma, apparaît comme de l’art, alors que peu de ceux qui le produisaient à l’époque considéraient faire de l’art. Cette mentalité, en particulier à Hollywood, a prévalu jusque dans les années 50-60, avec la génération de cinéastes (auteur, donc en anglais) tant vantée par les Cahiers. Même actuellement dans le monde cinéphile anglophone, on parlera moins d’art en évoquant le terme “director”, et il y a encore un très grand nombre de films qu’on va voir pour être une adaptation d’un roman à succès dont on se fout pas mal de qui a réalisé (celui-ci en fait partie), ou d’un scénario original remarqué. Chez les anglophones, chez les cinéphiles (et le monde anglophone est beaucoup moins “cinéphile” que le nôtre), pour parler d’un auteur metteur en scène, on emploiera donc, et avec beaucoup moins d’ambiguïté, ce terme, “auteur”. Ça veut tout dire. Si nous avons encore bien du mal à voir qu’il y a un bon gros schisme entre ceux qui font de la soupe et d’autres qui prétendent à faire de l’art (et on peut faire de l’excellente soupe comme on peut faire de l’art pauvre), au moins chez les anglophones, les termes aident à faire une différenciation bien plus nette qui me semble plus conforme à la réalité. Pour nous, tout est art, donc tout réalisateur est de fait un auteur. Eh bien non, un réalisateur de films ostensiblement commerciaux, n’est pas un auteur.

Pour évoquer plus en détail, Seul sur Mars, on peut l’apprécier, justement peut-être parce qu’on n’attend rien de spécial du bon père Scott. Qu’y a-t-il de Scott là-dedans ? D’ailleurs, c’est quoi la petite touche de Ridley Scott dans ses films ? Scott est un opportuniste, de talent, mais un opportuniste. Seul sur Mars aurait pu être mis en scène par n’importe quel réalisateur de talent, il est probable que la machine aurait été de toute façon assurée non seulement par le script de départ, puis par la machine de studio derrière capable de produire visuellement la soupe proposée. Vu le nombre de merdes sidérales qui circule depuis toujours dans le genre SF (et dont Scott participe assez souvent), on m’excusera de me satisfaire de celui-là. C’est l’objet filmique que je juge, Scott, je n’en ai rien à foutre.

Ce n’est pas parce que la notion d’auteur est essentielle (on pourrait rajouter souhaitable et nécessaire), qu’elle a de fait un sens dans un monde (Hollywood, le plus souvent, et plus globalement celui des mégaproductions), Scott gardant me semble-t-il son indépendance vis-à-vis des studios qui au mieux participent au financement de ses films jusqu’à un certain point et se contentent ensuite de le distribuer, et qui peut totalement s’en affranchir, et l’a le plus souvent fait. Ce n’est pas en disant qu’à travers une conception du cinéma d’auteur, on propose autre chose qu’un simple produit industriel qu’on impose cette conception à un monde qui n’en a rien à foutre et qui obéit à ses propres règles.

Prétendre que le cinéma a besoin de cette conception pour identifier des “auteurs” au sein de ces productions, c’est pour moi à la fois inutile, une facilité, et une absurdité. C’est ignorer l’un des aspects les plus importants de la créativité : le hasard. On ne décide pas tout d’une histoire, on ne soupèse pas tous les éléments dramatiques d’un scénario ou de la production d’un film, quand bien même on en serait responsable de près ou de loin, on fait des choix, certes, mais on pioche ici et là, on copie, on reproduit, on innove le plus souvent sans même s’en rendre compte, et c’est même parfois impossible de pouvoir prétendre définir une cohérence, une intention, pendant l’acte créatif… Bref, créer, c’est parfois un gros bordel, le et les responsables sont très souvent inconscients de ce qu’ils font, ou quand ils le voudraient, ils sont — en particulier au cinéma où la question du technique « possible/pas possible » est bien plus présente, que dans une autre œuvre — obligés de composer avec les collaborateurs ou l’environnement (budget, climat, moyen, désirs des uns et des autres) qui font que, de fait, si on peut trouver toujours un responsable, il n’est pas maître de tout. C’est même une grande marque du génie, parce qu’on peut toujours chercher ce qui explique le talent des uns et des autres à composer des schémas, des méthodes ou des œuvres, avec la même réussite, le plus souvent ce qui caractérise le génie est indéfinissable, impalpable. Beaucoup pourraient s’accorder pour dire qu’untel ou untel a du talent, mais en les questionnant sur les raisons de ce talent, ils s’accorderaient rarement sur la même chose. C’est bien que si derrière cette notion d’auteur, tout est fumeux, tout est aussi confus dans le processus créatif. Chercher à tout prix à vouloir définir des “auteurs”, sortes de dieux omniscients de l’objet créatif, c’est accorder aux créateurs, ou aux responsables, un pouvoir ou des intentions qu’ils n’ont pas. Ce qui fait que Blade Runner soit un chef-d’œuvre ? (ou pas d’ailleurs) Chacun pourrait y aller de son commentaire, et même en s’accordant sur la qualité du film, ceux qui le louent seraient incapables de s’accorder sur le pourquoi de cette réussite. Mieux, ils seraient finalement incapables d’attribuer à untel ou à untel le mérite, d’auteurs, qui leur revient. Parce que très souvent, il n’y a personne à bord. On crée, on collabore, et plus que dans n’importe quel art (puisque c’est aussi un produit de consommation de masse, pas un objet culturel produit et réalisé par une seule tête), le produit final dépendra d’une alchimie improbable due beaucoup plus au hasard ou à la combinaison de choix non conscients qu’au pouvoir décisionnaire d’un seul homme, d’un “hauteur”. Au cinéma, de tels miracles sont fréquents. Et si, dogmatiquement, on pense que c’est une bonne chose qu’il y ait toujours au cinéma un auteur, je pense exactement le contraire, qu’il y a de la beauté, et quelque chose de profondément juste, conforme à ce qui se passe dans la vie, à voir des objets, qu’on les regarde comme des produits culturels ou de simple consommation, qui puissent avoir une cohérence propre. Plus que bien d’autres arts, le cinéma est une expérience, et en cela, il peut nous en apprendre sur nous-mêmes et sur le monde ; or pour profiter d’une expérience, nul besoin de cet “auteur” pour diriger des intentions que le public se plaira à deviner. Ces intentions, surtout quand elles ne nous sont pas imposées, c’est bien nous qui arrivons à les voir. C’est bien ça toute la magie du cinéma. L’auteur, il est bien plus en nous, qu’en un responsable technique ou un ayant droit.

Godard, par exemple, est un auteur, parce que poète. La question du sens n’en a en fait pas beaucoup dans son cinéma. Plus amusant encore, c’est un poète qui s’ignore. Parce qu’il voudrait à la fois être cinéaste, théoricien, historien de l’art, philosophe, psychanalyste de la psychanalyse, politique, etc. Alors qu’il est rien de tout ça. Seulement, en prétendant l’être, il peut au moins prétendre à la poésie. Son discours se perd en volutes élégantes et parfois remarquables, parce qu’il use de bons mots, plus que parce qu’il touche à la réalité. Dans la poésie, oui, tout peut faire sens. L’art est une escroquerie, Godard aussi. (Donc Godard est un génie, avant d’être un auteur de génie.)

Ridley Scott quant à lui n’invente rien, ne crée rien, n’est l’auteur de rien, et surtout n’a aucune prétention à dire quoi que ce soit. Ses volutes remarquables, on les trouve dans les fumigènes produits par son chef op. Il combine, il compile au mieux, tel un maître de cérémonie. Et c’est bien souvent ce qu’on demande (dans un système de studio) à un réalisateur-producteur. Au même titre que de savoir choisir ses acteurs, il faut savoir choisir ses sujets, son équipe technique, et se placer dans la continuité de produits ou d’œuvres précédentes qu’on cherche à reproduire. Scott est d’autant moins auteur qu’il n’y a qu’une logique dans sa démarche : la réussite, le profit. On est très loin du cinéma d’auteur.

Le cinéma français souffre-t-il d’un complexe d’infériorité ?

Cinéma en pâté d’articles

SUJETS, AVIS & DÉBATS

complexe d’infériorité et cinéma français

La question est naïve, innocente, et je m’étonne de la retrouver souvent dans la bouche du consommateur de films français, tout tourné vers la marchandise américaine, et se désolant de la “qualité” des produits bien de chez lui. Si la question peut paraître au premier abord un peu idiote, il faut reconnaître que, comme pour toutes les questions des enfants, elle en dit long sur autre chose. Car si la qualité du cinéma hexagonal est ce qu’il est, peut-être pourrions-nous aussi nous interroger sur ceux qui le regardent, et donc, ceux qui produisent et distribuent des films pour ceux-là. Parce qu’au fond, système d’aide ou pas, il y a toujours un consommateur qui demande, et un distributeur qui offre.

Comparer, c’est exister.

D’abord, il faut peut-être reconnaître que se poser une telle question, c’est déjà admettre qu’on puisse comparer « cinéma français » avec « cinéma américain » (puisque c’est bien de celui-là dont il s’agit ; une telle question ne viendrait pas à la tête du cinéphile qui mange du film sans discerner l’origine de ce qu’il regarde). Dans certains pays, même la plupart, la question ne se poserait pas ainsi. Au lieu d’opposer « cinéma domestique » et « cinéma américain », on opposerait plutôt « cinéma mondial » (world cinema) et « cinéma américain » (entendu Hollywood, les majors).

Parce que si dans l’esprit du même consommateur étranger (non anglophone), le monde est tout aussi binaire que celui du petit Français innocent, il se limite donc bien là à “Amérique” contre le « reste du monde ». Le reste du monde, pour le Français, c’est la France. Parce qu’à ses yeux, le monde n’est composé que de deux types d’individus : les Américains cools et les Français ringards. Le complexe est déjà là. À celui-là, on pourrait lui parler du système social américain qu’il serait persuadé que c’est mieux juste parce que c’est américain. J’exagère à peine. Être capable de se poser une telle question, c’est déjà préjuger qu’il y a ceux qui font de bonnes choses parce qu’ils vivent là-bas, et ceux qui n’ont rien compris, parce qu’ils vivent ici.

Mais en un sens, notre arrogance, ou notre ignorance, du « reste du monde », permet au moins d’être lucide si une chose. Le cinéma français existe bel et bien.

Que compare-t-on ?

Le seul problème, c’est que ce cinéma-là est jugé en fonction des critères “américains”. Le mangeur de hot-dog pourra toujours manger une salade niçoise qu’il trouvera ça fade parce que, selon ses critères, une salade ne peut tout simplement pas concurrencer avec un bon et gros hot-dog.

La question, on le comprend, concerne uniquement la “qualité” (ou l’état…) de l’industrie cinématographique française face à l’américaine. Il n’est pas question ici d’histoire ni même des chefs-d’œuvre passés. Ironiquement, même, ce qui passerait ici pour une qualité indéniable aux yeux de l’Américain ou du Reste du monde, serait perçu par une insulte passéiste, ou une preuve même, que le cinéma français… c’était avant. Or, le consommateur s’attache lui aux produits bien frais. Pourquoi irait-il se gargariser d’histoire ou de grands films qui ne sont plus à faire et dont il se moque de toute façon ?

Le critère ici est donc non seulement l’industrie, mais encore, il faudrait encore se restreindre, dans l’esprit de ce consommateur innocent français, à la production des gros films locaux, ceux que son multiplex lui propose et qu’il verra quelques mois ou années après avec mamie au salon. Autrement dit, la comédie produite autour de vedettes du petit écran, qu’il déteste, mais vers lesquels il est le premier à se ruer dès sa sortie pour s’en moquer (syndrome Cinquante Nuances de Grey, qui n’a rien de français par ailleurs, mais on excusera mon ignorance en la matière, je regarde peu de films récents, peu de films français récents, et peu de comédies françaises récentes calibrées avec des vedettes de la télévision), ou parce que par ailleurs, ce qu’on irait lui proposer en salle… de français, c’est cette sorte de cinéma intello infecte qu’il connaît trop bien pour s’être toujours refusé de s’y intéresser (selon le principe « le cinéma américain, c’est cool, le cinéma français, c’est ringard : et moi, je suis cool »).

La France ne produit donc, certes, pas de grosses machines telles que les Américains sont capables de nous offrir, mais est-ce juste alors, d’attendre du cinéma français ce que d’autres font mieux ? Est-ce qu’il faut rajouter un peu de saucisse dans notre niçoise pour satisfaire aux goûts de notre bon gros consommateur de hot-dog, ou est-ce que chaque plat n’a-t-il pas ses spécificités, ses qualités, ses défauts ?…

L’originalité.

Parmi les critères de qualité étrangement affectés au cinéma américain, on trouve… l’originalité. Ce n’est pas une blague. En fait, il faut entendre là, peut-être, une recherche sophistiquée, ou une diversité, dans les différents pouvoirs dont un super-héros sera pourvu…

Sérieusement, par définition, l’originalité, on la trouverait plutôt dans des exceptions, des miracles, et ces générations presque spontanées, je ne suis pas certain qu’un certain type de production nationale soit plus apte à les favoriser… Quand on parle d’industrie, on parle de films formatés. Et le formatage, c’est bien sûr le contraire de l’originalité. Après, on peut bien sûr chercher à savoir en quoi le nouvel Iphone est original… par rapport au précédent… On reste, comme on dit chez les mecs cools, dans le mainstream. Au mieux pourra-t-on parler de capacité d’une industrie à renouveler ses formats, ses clichés… On peut bien croire ici que l’industrie américaine soit mieux lotie que d’autres, mais c’est un peu la marque des industries en position de force, voire de quasi-monopole, d’être capable d’imposer ses critères. Sur notre territoire. Parce qu’on pourrait aller parler de la force de l’industrie américaine en Inde qu’ils n’en auraient rien à battre. Là encore, le complexe d’infériorité est moins dans le système français que dans l’esprit du spectateur dont l’attention est toute tournée vers un système, qui se trouve être celui de « là-bas ».

Un peu d’histoire.

Je m’en veux de devoir faire un peu d’histoire, mais ça me semble nécessaire pour mieux cerner la perception de certains problèmes ou idées reçues.

Si la France ne produit pas de films de super-héros, on pourrait se dire que c’est tout naturellement parce que ce n’est pas dans sa culture, parce qu’on n’en a jamais produits, que tout cela est une invention de l’Oncle Sam, qui d’ailleurs, s’il est leader, chez nous, ou ailleurs (en Amérique, donc le Reste du monde), c’est parce qu’il a toujours joui d’une position dominante. Et si un jour la France était leader en quoi que ce soit, c’était un peu parce que ça concernait tout ce qui aujourd’hui pourrait sembler ringard…

Eh ben, pas tout à fait. S’il faut s’ôter de la tête que le cinéma est une invention française (le Cinématographe oui, mais le “cinéma” ne veut rien dire de bien précis avec une date de naissance bien déterminée), il faut reconnaître au cinéma français d’avoir été, un jour, l’industrie leader dans le domaine. Je parle bien d’industrie. Quant au domaine, je ne parle pas de films d’art ou autres machins dédiés aux vieux schnocks à moustache, mais bien de « grosses productions », de films populaires, et même, au hasard, de films de super-héros. Eh oui, fut un temps où l’industrie cinématographique était leader, et l’était même en proposant aux spectateurs du monde des feuilletons où la notion « d’auteur » était parfaitement, alors, inexistante. Et puis la guerre est passée par là, et l’industrie s’est écroulée, laissant la place au futur leader… Et puis le parlant est arrivé, et comme pour le reste, le cinéma parlant français n’a pas résisté à un certain effritement de la parole française dans le monde…

Tout cela est vrai, mais il ne faut pas oublier que ce prestige passé, il en reste encore quelque chose. Et qu’il devrait au moins nous convaincre qu’il serait possible de proposer une industrie cinématographique basée sur des critères bien français. Tout en reconnaissant, et c’est important, que oui, l’importance de la parole et de la culture française dans le monde n’est plus la même qu’il y a un siècle. Il serait idiot de comparer la France (nous les nuls) avec les autres qui comptent, seuls, dans le monde, l’Amérique (les cools). Doit-on pour autant s’en accabler ? Est-ce que le déclin de « l’empire français » n’a profité qu’à l’essor du seul « empire américain » ? Peut-être serait-il temps de ne plus regarder le cinéma comme autant de systèmes locaux et de le voir comme un ensemble capable de produire ici et là des “produits” de qualité. Alors, certes, il n’y a guère plus qu’Hollywood pour créer des super-héros (bien que Mad Max, tout en n’étant pas vraiment un super-héros, ne soit pas non plus Américain), mais le cinéma du monde se porte excellemment bien, merci pour lui.

N’y a-t-il donc pas de problème ?

On peut toujours améliorer les choses bien sûr, espérer qu’un système évolue pour répondre à nos goûts. Et ici, s’il y a des regrets à avoir, je pense qu’il concernerait surtout la diversité. C’est un comble, la France est censée faire de cette diversité un “critère” bien français, donc forcément, universel, et notre industrie, ou système, souffrirait, là, de manque de diversité ?

Là encore, on pourrait voir une sorte de dualité coupable dans ce qu’on produit en France. D’un côté les grosses productions calibrées par et pour les chaînes de télévision, et de l’autre, les films intellos parlant toujours des mêmes histoires personnelles dont le spectateur (de télévision) se fout pas mal. C’est peut-être binaire, mais il y a, pour une fois, un peu de ça.

Notre système produit certainement un certain nombre de films en marge, plein « d’originalité », reste que les films qui comptent, ceux qu’on remarque, ne reste bien que les deux types de films décrits plus haut. Et là, force est de constater, que même en oubliant la diversité des super-héros, notre industrie manque pour le moins de cinéma de genre. Autrement dit, le cinéma bis est totalement inexistant. Ces petits films produits en marge qui sont censés être des laboratoires, des moteurs à idées, des supports ou des prétextes à audace ou à expérimentation, ne sont en fait produits que dans le seul but de devenir du cinéma A, qu’il soit celui d’auteur, ou celui de masse.

S’il y a un problème majeur dans notre système, en oubliant le « reste du monde » et la qualité bonne ou mauvaise de nos « hauts de l’affiche », c’est qu’il se tient sans base. Comment tient-il alors ? Eh bien la culture, le cinéma, bénéficie sans doute de ce que celle (de culture) des agriculteurs ne dispose plus : d’aides et d’un système d’exception…

Et les règles d’exception… Est-ce que le système est bon parce qu’il permet à toute une industrie de se maintenir à flot, ou est-ce que des initiatives ne pourraient pas être mises en place pour faire en sorte qu’une réelle industrie de base puisse se développer sans le concours de qui que ce soit d’autre que le simple spectateur ?

La responsabilité des industriels.

Avoir une industrie cinématographie, c’est bien. Ce serait mieux, donc, si elle faisait en sorte qu’elle ne soit plus dépendante d’un système d’état. Le problème, c’est bien que ceux qui bénéficient d’un tel système n’ont aucun intérêt à ce que d’autres, ou certains d’entre eux, prennent des risques… Imaginons qu’ils réussissent ? Sortir de la dépendance, ça peut faire mal. Être aidé plus qu’on s’aide soi-même, c’est toujours plus confortable, alors pourquoi tenter le diable ?…

En gros, on a donc le système suivant : beaucoup de blé d’aide et d’investissements pour un nombre restreint de films (la mise de départ servant à minimiser les risques) et beaucoup moins pour beaucoup de productions mineures dont la vocation à rester mineure est sans faille (peu d’investissements, c’est peu de pertes, et c’est ça qu’on appelle l’aide à la culture, Arte, etc.).

Entre les deux, il n’y a rien. Autrement dit, personne ne va placer un peu d’argent pour des produits qui ne casseront pas la baraque, mais qui resteront rentables. C’est d’eux pourtant que peut surgir cette “originalité”. Surtout, personne n’a intérêt à proposer autre chose, de peur que le château de cartes ne s’effondre. On sait toujours ce qu’on perd, on sait jamais ce qu’on gagne… Et ça pourrait être pire…

Est-ce que c’est la faute du système d’aides ? Hum, plutôt celle des industriels, des initiateurs, ces conservateurs… Le manque d’originalité vient de là. On peut toujours rêver et voir quelques entrepreneurs débarquer de Mars et se lancer de zéro en produisant leurs films de genre bien de chez nous… On peut aussi rêver que les industriels, ou les acteurs économiques du secteur qui ne sont pas leaders et qui auraient intérêt à bousculer les lignes en travaillant à la base d’une production, plutôt que, comme ça arrive trop souvent, en cherchant à se frotter tout de suite aux sommets.

Un film a vocation commercial, dans notre idée, doit forcément être une grosse production. Là encore, notre point de vue est très probablement altéré par ce qu’on voit du système américain. C’est oublier qu’eux aussi ont des productions intermédiaires, une base, et que ce que l’on voit et qui débarque chez nous, c’est seulement les productions dédiées au marché international, ou les petits miracles. Les Américains aussi ont leurs comédies lourdingues avec les habituelles vedettes du petit écran. Mais ils ont aussi, c’est vrai, tout un système de base (même si ça me semble de moins en moins le cas) dont on ne voit pas grand-chose, et qui est apte à produire de « nouveaux produits ». Parce qu’il n’y existe pas de système d’aide, et parce que les Américains sont cools et ils ont solution à tout.

Des grands films, en France, je suis persuadé qu’on en fera toujours. À quel rythme, c’est une autre histoire, mais je crois toujours aux miracles de la création, et quand on produit, arrive toujours ces engins étranges qui peuvent creuser leur sillon dans l’histoire… Ce qui manque en revanche, ce sont…, j’insiste, des petits films. Non pas des petits films produits et distribués comme des grands, mais bien des films sans prétentions, s’adressant à un public de niche.

Le problème, en dehors du manque d’audace peut-être des industriels, c’est aussi sans doute que ces niches existent déjà et que leur attention est déjà toute tournée vers des produits étrangers, pas forcément américains, mais « reste du monde ». Pourquoi regarder un film d’horreur à deux balles français quand on peut voir un film d’horreur à deux balles coréen ?

Alors pour changer les idées reçues, les habitudes. Une seule alternative. Le super-héros, le vrai, le seul, que le cinéma ait connu : le créateur.

La responsabilité des créatifs.

Où sont-ils ceux-là ? Parce que rejeter la faute sur les industriels, leur frilosité, c’est bien joli, mais encore faudrait-il qu’ils aient de petites mains pour faire le boulot. Or, y a-t-il des créateurs pour un cinéma de la base ? Pour un cinéma sans prétentions ? Peu cher mais rentable ? Peu cher et… sans grande qualité ? Du cinéma pop-corn… ou plutôt jambon beurre ? Pas sûr… Si rares sont déjà sans doute ceux qui rêveraient d’être Carpenter, encore plus rares sont ceux probablement qui rêveraient d’être ce que Carpenter cherchait, seulement, à être à ces débuts : un simple faiseur de films. Faire, rentrer dans ses frais, faire un autre film… Produire, rentabiliser, oublier, produire… Qui rêverait aujourd’hui de passer à la trappe ? Parce que pour mille petits Carpenter, il y a certes un gros Carpenter, mais pour certains créatifs, il ne serait pas question d’être les 999 autres. Malgré ce que ceux-là prétendraient, ce qu’ils aiment en Carpenter, ce n’est pas sa capacité tout ouvrière à bâtir des églises filmiques en papier, mais bien l’auteur (reconnu comme tel). Ah, on peut cracher sur les Cahiers, on n’en reste pas moins toujours assujetti à leur système de pensée. On pousse même le vice, comme eux, à mettre en avant les auteurs tout en se moquant de ce que cela peut bien vouloir dire…

Parce que, chers spectateurs innocents, ce qui différencie cinéma cool américain et cinéma ringard français, c’est qu’au-delà des productions, il y a des créateurs qui connaissent leur travail. Raconter des histoires, c’est connaître et comprendre les règles d’une dramaturgie. Or, quand on se balade sur des forums ou quand on questionne des spectateurs, des cinéphiles, des cinéastes en devenir…, tous ont le même intérêt pour une seule chose : l’intention de l’auteur. Tout ce qu’on retient d’un film, et en premier lieu notre adhésion à ce qu’il propose, donc sa qualité, est lié à cette seule intention de l’auteur. Le quoi, plus que le comment.

Or, le charpentier, pour bâtir ses petits trésors en papier, commence par le comment. C’est bien beau de savoir ce qu’on veut construire quand on a aucune idée de comment on fait. Non, il ne suffit pas d’assembler des bouts de bois et de prier pour que cela tienne tout seul.

Certains font quand d’autres se contentent de penser.

Et le créatif en France, il pense. (Et on n’en est pas pour autant convaincu qu’il existe.)

Les règles, les principes, les structures, tout ça c’est du travail de chantier et ça nous répugne. Bien plus gratifiant (pour les “créatifs”, ces “auteurs” avec leurs belles intentions, ou pour les spectateurs qui commentent) de s’interroger sur la philosophie du pourquoi plus que sur le comment. Dans les querelles de chapelles, ce qui compte, c’est moins les plans que les idéaux. Sans la croyance en un bon Dieu, les hommes n’auraient jamais eu l’idée de construire des cathédrales. Sauf que les cathédrales, on les veut, on les espère, mais elles ne se construisent pas avec les belles intentions d’un missel ou d’un bréviaire.

Remarque il y a aussi un intérêt à ça. Voir des Américains, super cools dans leur genre, faire des films noirs, et avoir aucune idée qu’ils sont en train de faire des films noirs ; puis voir les Français dire « ça, c’est des films noirs ! » ; bah, c’est presque aussi beau que le prophète qui dit qu’il faudrait une maison de Dieu digne du Seigneur, qui part un demi-siècle poursuivre les chèvres et les bergères, et qui revient de sa montagne une fois que d’autres se sont chargés du travail : « eh ben, voilà ! ça, c’est… une cathédrale ! » « Ah ? Nous, on pensait juste faire une grande église, mais cathédrale, ça sonne pas mal, ouep. »

On peut aussi regretter que le système mette à l’honneur des créatifs « vu à la TV », ou des cinéastes qui ont « la carte », et qu’au final le même conservatisme se retrouve chez ces créatifs. Ils pourraient bien sûr se plaindre que les distributeurs (les chaînes surtout) ne leur permettent pas de développer leurs projets les plus subversifs, les plus… originaux, c’est peut-être aussi que ces aristocrates du divertissement ou de la culture ne sont pas les mieux placés pour proposer des “produits” réellement en marge, audacieux ou… personnels ; et que s’ils avaient une réelle volonté de proposer autre chose, s’adresser aux mêmes canaux qui ne s’intéressent qu’à la distribution de masse n’est pas la meilleure preuve de leurs audaces ou de leur volonté (voire capacité) de “créer”. Ce qui manque surtout, c’est donc bien encore la présence d’acteurs économiques intermédiaires, indépendants non seulement de la course au succès (se contentant tout juste de rester dans leurs frais) ou des aides à la créativité (dont le cinéma de genre, de la marge, est presque par définition exclu).

Mais ce manque d’audace, de créativité, de diversité n’existerait pas sans un spectateur… aux basses exigences.

La responsabilité du spectateur.

L’offre… et la demande. Si un certain type de cinéma peut se maintenir grâce aux aides et ne pas se soucier alors des souhaits du public, et que cela offre plus ou moins de la qualité, c’est plutôt une bonne chose, même si le système peut avoir certains effets pervers. De l’autre côté, en revanche, on peut se demander ce qui pousse le spectateur à courir dans les salles où on lui donne à manger le dernier film français « à succès » dont il sait déjà qu’il ne fera que le convaincre de la suprématie du cinéma cool américain… Tout ce qui brille n’est pas d’or… Or, il faut le reconnaître, ce spectateur français qui se rue facilement dans les salles pour voir ce qu’il sait déjà être médiocre aime à se laisser prendre par la publicité, ne jure que par ce qui “buzze”, et ne cesse de vomir sur un « autre cinéma » qu’il méprise sans même daigner lui porter la même attention que le cinéma médiocre qu’il aime détester.

C’est qu’on va moins au cinéma, on regarde moins un film, on consomme moins, pour la qualité, pour ce qu’on pourrait y trouver pour soi-même, que pour la nécessité de communier avec les siens autour d’une même messe que l’on sait ennuyeuse et inutile, mais qui est toujours un bon prétexte à se retrouver… La critique étant, dit-on, plus facile, on peut même craindre que ces spectateurs prennent goût à voir des films médiocres rien que pour se conforter dans leurs idées qu’ils ont raison… Qu’auraient-ils à dire ceux-là devant un film qui leur plaît ? Pire : regarder un film d’auteur chiant, français, et se surprendre à aimer ça ! La honte… La risée de la jungle ! mes amis Facebook ne le comprendraient pas !…

Parce que, amis spectateurs…, si vous ne jetiez pas votre fric dans ces poubelles que vous êtes les premiers à dézinguer, et privilégiez des œuvres qui vous plaisent plus, même américaines, on n’en serait peut-être pas là, à parler de la lourdeur des comédies françaises préfabriquées pour le succès parce qu’aucune ne serait jamais rentable. Le spectateur se plaint toujours du faible choix qui lui est proposé quand le choix au contraire n’a jamais été aussi grand (sauf en matière de cinéma bis, donc). Encore une fois, ce qui intéresse ce spectateur, c’est la culture de l’instant, celle qu’on lui sert toute faite et qui se relaie, bonne à être cliquée et partagée, sur les réseaux sociaux. Voir un film français dont tout le parle, c’est exister ; voir un film hongrois qui nous passionne, seul, c’est prêcher dans le désert. Et on veut exister.

Si on n’existe pas en pensée… peut-être peut-on compenser nos faibles existences en… consommant et en communiant ?… J’existe parce que mon voisin peut me confirmer que j’existe. J’existe parce que j’ai des contacts dans mon réseau. J’existe parce que quand je parle d’un film dans un dîner en ville, chacun sait de quoi je parle, alors que celui qu’on avait invité la dernière fois et qu’on ne se hasardera plus à inviter, lui, dès qu’il parlait d’un film, ça nous faisait lever le sourcil… Non mais pour qui se prenait-il celui-là ! Et il prétendait en plus voir de bons films… hongrois ! ou qu’il y en avait tout autant de français d’intéressants et qu’on refusait de voir, même s’il regrettait l’absence d’un cinéma de genre bien de chez nous… Mais genre, nous, on sait que ce cinéma-là dont il parle et prétend aimer ça parle que de cul et de journal intime ! On le sait !… parce qu’on ne veut pas savoir !… Et parce que, mince, comment une niçoise pourrait être aussi nourrissante qu’un hot-dog ? Putain, mais c’est pas crédible !… (Vous avez reçu 50 likes et vous avez supprimé l’aut’ snob de votre liste de contacts. Vos 498 autres contacts “aiment” que vous ayez supprimé l’aut’ snob de votre liste de contact. Vous êtes très populaire. Voulez-vous regarder la bande-annonce du dernier film de Benoît Poelvoorde ? Seuls les plus cools pourront accéder à l’avant-première de cette bande-annonce exclusive, êtes-vous cool ?)

Qu’on cesse de dire que ce n’est la faute que des distributeurs. On est encore libre d’éteindre le robinet, de sélectionner ses contacts, ses informations, ses centres d’intérêt, et faire le choix d’exister pour soi-même et non pour les autres. Quand on n’en est pas à interpréter les intentions d’un auteur, il faut encore qu’on vienne avec ses propres prétentions : je consomme, donc j’existe.

Et il y a pire que de ne plus voir de films de super-héros français. Croire que regarder, et apprécier, un film franco-hongrois de qualité, ce serait ne pas exister.

Pour exister, il faut cesser de penser ; et commencer, pour les uns, par regarder, pour d’autres, par faire, et encore pour d’autres, par se risquer.

Si on regardait des œuvres pour elles-mêmes (ou au moins pour ce qu’elles pourraient nous apporter de personnel) et non pour les autres, on aurait plus à se plaindre de la qualité de ce qu’on nous fait manger. Il n’y a guère que celui qui regarde TF1 qui se plaint que certains regardent trop cette chaîne… Prends un balai. Perso, je n’ai certes pas à me plaindre de la qualité des comédies françaises, ou de l’industrie du cinéma hexagonal, pour ce que j’en vois… Nul besoin de devoir se taper mille merdes pour espérer voir un bon film, quand on ne cherche que le meilleur, français, américain ou reste du monde, peu importe.

Parce que quand je tombe sur un Tomboy, par exemple, je n’ai pas à me dire « putain, enfin un bon film français », parce que je n’en ai rien à faire de la nationalité du film, de qui l’a financé ou réalisé. Je veux juste voir un bon film.

Et ça, je ne suis pas persuadé que les cools Américains soient plus aptes à faire ce genre de films. Quand je vois à côté les films de Linklater, je préfère encore voir les histoires de fesses bien de chez nous.

Chacun ses super-héros.

Pour rester sur le même sujet, réponse à cet article de BFM : Pourquoi le cinéma n’attire plus le public en salle ?

J’ai du mal à suivre. Au final, on ne sait pas si le problème, c’est la baisse des entrées ou la baisse de la qualité du cinéma domestique.

Pour les entrées, ben, il y a comme une pandémie. Quand je lis que les spectateurs n’ont peut-être pas envie de mettre un masque… heu…, peut-être surtout qu’il y en a beaucoup qui sont raisonnablement prudents et qui ne font pas se fourrer dans un lieu public clos où les gens ne sont pas contrôlés s’ils portent un masque ou non et où rien n’est fait pour améliorer ou informer sur la qualité de l’air. Les gens sont probablement moins idiots qu’on voudrait le laisser penser. Il y a une pandémie, les mesures sont, au mieux, inadaptées, aucune raison de prendre des risques et d’en faire prendre aux autres. Le cinéma est avant tout une activité conviviale, j’ai comme l’impression que le cinéma n’est pas la seule victime de cette pandémie. Et encore une fois, au lieu de nier à la suite du gouvernement les risques liés à l’enfermement deux heures dans un lieu clos potentiellement vecteur de virus, peut-être que le public n’aurait pas été aussi méfiant si on avait arrêté de le prendre pour un con et que d’un côté on prenait des mesures pour améliorer l’accès et la qualité de l’air, et d’un autre on informait ce public des mesures prises. Ç’aurait été tout à l’honneur des exploitants de ne pas être rangés du côté des multiples désinformateurs que le pays a compté.

S’il est question en revanche dans l’article de pointer du doigt l’éternelle médiocrité de la production française, ben oui, ça doit probablement faire 90 ans que le cinéma français n’est plus à la pointe.

Pourtant il y a du bon et du moins bon. Quant à savoir si c’est toujours pire qu’avant, je crois que faire confiance à des critiques de cinéma pour porter un regard pertinent sur le cinéma actuel, celui de notre époque, quand eux voient cinquante merdes par semaine, je crains qu’ils manquent un peu du recul nécessaire pour répondre à la question (n’ayant pas compris la question originale, il me semble toutefois que nombre de leurs réponses pourraient être valides ponctuellement… selon de quoi on parle — je suis sûr que Dupieux voit où je veux en venir). Autant demander à des économistes de prévoir des crises.

Dans le positif, on pourrait dire que malgré tout, la production reste, il me semble, assurée (grâce à un système que les pays ne pouvant même pas assurer une production de basse qualité nous envient ; c’est un luxe que tous les fils à papa sortant de la FEMIS ou autre puissent financer leurs films avec l’argent des pauvres venus acheter une place pour voir un Marvel). Que, malgré tout, la production dispose d’une certaine diversité (une certaine, pas idéale) grâce notamment au nombre important d’acteurs dans le secteur de la production et de la diffusion. La TV continue, malgré tout, encore, de produire du cinéma, et si on peut évidemment se plaindre des facilités des chaînes de merde, on peut faire confiance sans doute à Arte, mais à un nombre fou d’acteurs divers, pour aider au financement à des trucs qui, pardon, mais depuis trente ans ne se serait jamais fait sans elle. Cela vaut pour le cinéma domestique, mais il me semble que la place d’Arte dans le financement à l’étranger est encore plus indispensable Arte, c’est le Minitel qu’il ne faudrait pas bousiller sous prétexte que Netflix, c’est américain donc forcément mieux.

Et puis, j’ai un certain mépris pour toutes les écoles de cinéma à papa, mais au-delà du fait qu’on n’y entre probablement pas quand on vient d’une cité ou de la campagne, qu’on n’y apprend sans doute que dalle sinon à se branler en famille en louant les vertus de la consanguinité, eh ben ce sont des structures qui permettent à ces gosses de riche de tisser leur réseau. C’est une sorte de mélange de corps diplomatique et de start-up nation qui a son lot de réussite. Ou son utilité. Et parfois, sur un malentendu, certains arrivent à conclure. Parce que le cinéma indigeste français, ç’a encore souvent un certain cachet dans les mêmes types de cercles « bobos » internationaux. Vous pourriez mettre l’odeur de Paris en flocon et appeler ça « L’égout de Paris », que ça fera un tabac parce que « de Paris », ça fait encore autorité dans les milieux aisés étrangers. La nouvelle vague, c’est un peu ça. Quand il est rappelé que dans les années 60, tout le monde parlait des films de Godard, pardon mais j’ai un doute. D’ailleurs, personne n’allait (plus) voir les films de Godard (après trois ou quatre films). Et même son invention, la nouvelle vague, a été créée par une journaliste qui n’était pas critique, pour des critiques faisant du cinéma, sans doute un peu pour remarquer la cassure, sans doute un peu salutaire, par rapport à un fonctionnement qu’elle avait elle-même connu dans ses débuts (le parisianisme est un petit monde). Elle en a donc inventé le terme, mais par la suite, son histoire, a surtout été écrite à travers les yeux des critiques internationaux. Dans les années 60, alors que le public allait voir des comédies en couleurs dans les salles (la mode n’a pas changé), la critique en dehors des frontières regardait leurs collègues parisiens faire mumuse avec leurs nouveaux jouets. C’est un peu détestable, mais ça marche. Et aucune raison que ça marche moins aujourd’hui qu’hier. On peut ne pas apprécier, mais tant que les films de Claire Denis ou que des films comme Portrait de la jeune fille en feu écriront l’histoire du cinéma français… ailleurs, faut prendre.

Là où ça devient plus dramatique, c’est probablement le niveau du cinéma de genre en France.

Même en comédie où on monte des films sur un nom (vu à la TV) ou sur un scénario. Le moteur des comédies, c’est soit des pièces à succès, soit des acteurs : et on tente depuis des années de faire avaler des Lino Ventura dans La Grande Vadrouille. Pardon, mais si le grand acteur comique de notre époque c’est Jean Dujardin, il y a effectivement un problème.

Il paraît qu’il y a du léger mieux au rayon du fantastique et de l’horreur, tant mieux, je n’y connais rien. Et je n’ai pas été convaincu par ce que j’ai vu. À vue de nez, toujours le même problème : on ne sait pas choisir entre film d’exploitation résolument, d’abord, mauvais, mais qui en donne à son argent au public qui sait ce qu’il va falloir et l’accepte, et film d’auteur. Si vous vendez à un fan de films d’horreur, et que ça se révèle être un film d’horreur intello, le fan, il ne revient pas. Pour deux ou trois miracles dans une génération de cinéastes dans une production d’exploitation, il y a des tonnes des navets insipides qui plaisent à un certain public. Sans eux, pas de miracles. Or, ne pas choisir entre exploitation et films d’auteur, ça revient toujours à dire que c’est un film d’auteur, parce que l’auteur mise toujours sur la possibilité de conclure avec un critique sorti de nulle part criant au génie, et ça finira dans les festivals, et ça deviendra des chefs-d’œuvre pour tous les autres critiques pète-culs pas habitués à voir des zombies en salle.

J’ajoute que pour les places à 10 €. Ben, vous les foutez à 15 €, et puis…, la place ouvre automatiquement à un abonnement non renouvelable illimité pour le mois en cours. Fini le ticket unique, finie l’obligation des abonnements : la place unique est chère, mais incite à revenir, justement parce que ce n’est pas un ticket d’entrée qu’on achète mais un abonnement direct et sans engagement d’un mois. La fête du ciné continuelle en somme.


Usage de la psychologie dans les contes à travers l’exemple de La Nuit du chasseur

Le personnage de Robert Mitchum dans La Nuit du chasseur est-il nihiliste ?

Si on considère La Nuit du chasseur comme un conte cauchemardesque et s’il joue donc sur la simplicité à travers des archétypes, à travers une forme assumée de manichéisme (plus encore que de dichotomie), on peut bien sûr y voir du nihilisme chez le personnage de Mitchum, mais est-ce qu’il est opportun de faire de la psychologie dans un conte ? Je n’en suis pas certain. C’est comme se demander si le loup dans le petit chaperon rouge est sadique et éprouve du plaisir dans son travestissement. Ce sont des personnalisations du mal, des ombres malveillantes. Ce n’est qu’un rêve, et derrière lui toutes les interprétations, personnelles, sont possibles. Mais les personnages, eux, n’ont aucune psychologie en dehors du stéréotype qu’ils représentent, et ce serait peut-être une erreur de leur en donner ou de prêter une trop grande attention à cet aspect du film.

Si La Nuit du chasseur est un conte cauchemardesque, c’est aussi un peu une ode à la naïveté de l’enfance. La fin est finalement positive, c’est comme si l’histoire du petit chaperon rouge était inversée, le loup arrivant chez la grand-mère après l’arrivée de la fillette. Du coup, l’histoire se repose naturellement plus sur elle, la grand-mère, sa sagesse, son savoir, son courage très américain, et le faux prophète apparaît alors comme le perturbateur nécessaire pour que la protection de la grand-mère ait un sens. C’est basique, le Bien contre le Mal. On peut renforcer l’histoire en y apportant (ou en cherchant à y voir) des particularités psychologiques, mais elles resteront limitées car personnelles. Plus que du nihilisme, je verrais dans le personnage de Mitchum un motif crapuleux (une idée fixe) et une incarnation du psychopathe, sorte d’ogre moderne (avec un trait psychologique quasiment unique : l’absence d’empathie).

Tout personnage est-il doté d’une psychologie ?

Pour moi, non. Les personnages ne sont pas des êtres vivants, pas des personnes, ils n’ont que la psychologie que les spectateurs leur prêtent. Décrire l’état psychologique d’un personnage, suivre le sillon déjà bien établi d’un archétype, ce n’est pas créer une psychologie. Encore moins pour un conte où les personnages n’ont pas vocation à donner l’illusion du réel. Une histoire dessine et suggère des traits psychologiques principaux, ce sont ensuite à la fois à l’acteur et au spectateur de faire le reste du travail.


La Nuit du chasseur, Charles Laughton 1955 The Night of the Hunter | Paul Gregory Productions, Criterion Collection trailer

Roméo et Juliette sont-ils des jeunes cons ?

 

Théâtre   

 

 

Roméo et Juliette, Franco Zeffirelli 1968 | BHE Films, Verona Produzione, Dino de Laurentiis Cinematografica

(Réponse à un commentaire réduisant les deux jeunes amoureux de Shakespeare a des personnages de soap opera.)

Il est, semble-t-il, assez difficile d’apprécier la naïveté dans un monde où même les femmes tendent à avoir des couilles, de l’assurance, des certitudes. La connerie, c’est bien, c’est beau. Aussi.

Que la pièce souffre de sa réputation de drame amoureux à l’eau de rose, c’est probable, sauf qu’il faut apprendre à s’écarter de ses préjugés pour lire les œuvres autrement. Roméo et Juliette ne sont pas des adolescents ? Le concept d’adolescence n’existait pas à l’époque de Shakespeare ? Eh bien, changez “adolescence” par “jeunesse” et ça revient au même. Ce qui compte dans la pièce, c’est leur innocence, pas pour en faire de parfaits imbéciles, mais pour coller à l’archétype des jeunes premiers devant s’intégrer à un monde. Et là, le monde, c’est le monde politique qui oppose leurs deux familles. Il faut voir ça comme une tragi-comédie à la Corneille dans laquelle devoir et passion s’opposent. Ce sont moins des jeunes cons que les victimes du monde auquel ils appartiennent.

La lecture que vous faites de la pièce peut être légitime, toutes les interprétations personnelles le sont, mais ça paraît tout de même assez loin de l’univers de Shakespeare. Paradoxalement, en dénigrant le fait que la pièce vaille que dalle parce que son sujet serait « l’amour magnifique et pur », vous appuyez un peu plus la mauvaise réputation qui est faite à cette pièce et qui est limitée en général à ceux qui ne la lisent pas. C’est une tragédie opposant cet amour magnifique et pur (si vous voulez) à celui de la filiation, au monde, aux règles auxquelles il faut se conformer, malgré ses passions. Au lieu d’être des idiots, ce sont au contraire plus que des adolescents, parce qu’ils se révoltent contre des guéguerres de familles. La morale pointe surtout du doigt la folie, pour ne pas dire la bêtise, des jeux politiques. L’innocence des jeunes amants ne sert que de révélateur de cette folie. Elle est un moyen, non la finalité pour dire : « Oh, que l’amour à vingt ans, c’est beau et pur ! ». C’est d’ailleurs ce qui fait souvent le génie de Shakespeare : cette manière, comme Molière par exemple, d’appuyer là où ça fait mal. Ce n’est pas une ode à la beauté de l’amour naissant, c’est une épingle dans le cul des imbéciles et des querelleurs. Et ce n’est pas non plus le Twilight de la fin du XVIᵉ…

Je ne parle pas ni de parents, ni de réaction, je parle d’opposition, d’une part, entre deux familles (pas dans le sens de « parents », mais dans le celui de « clans »), donc c’est plus la politique qui compte, c’est-à-dire l’idée que deux groupes peuvent s’opposer l’un à l’autre, très violemment, pour des raisons ridicules (il est à parier par exemple que la pièce ait déjà été adaptée en utilisant au hasard une famille musulmane ou palestinienne, à une autre juive ou israélienne) ; et d’autre part l’opposition des deux amants face à cette folie (politique, familiale, clanique). Je ne parle pas de révolte de l’adolescence face à leurs parents. Il est bien question d’une tragédie à la Corneille : la passion face au devoir. Ça se retrouve dans la structure de la pièce. Au début, on a une situation conflictuelle stagnante : les deux familles (clans) se détestent. Un élément va perturber ce monde stable : l’amour improbable entre deux de leurs enfants. Et à la fin, face à la tragédie de la disparition de leurs enfants, on arrive à une « autre normalité » qui va servir de morale à l’histoire : les deux familles vont se réconcilier. La morale de l’histoire ce n’est pas : « Oh putain, on était jeunes et beaux, et on est morts idiots et jolis ! » Non, l’histoire d’amour n’est qu’un prétexte (ce n’est d’ailleurs qu’une infime part des thèmes de la pièce, qui comme toujours chez Shakespeare, sont assez abondants) pour appeler les hommes à ne pas se quereller pour des broutilles, parce que voilà la conséquence de la bêtise humaine : nos jeunes, donc notre avenir, en souffrent. Il y a un peu une resucée là-dedans de La Guerre de Troie et sans doute de bien autres mythes encore.

La question du malentendu, c’est une constante très importante dans l’art. Perso, c’est une question qui me passionne et j’aurais plutôt tendance à penser que toutes les interprétations, même les plus étonnantes, se vaillent. Si un lecteur/spectateur grossit un des traits ou même y voit quelque chose qui n’apparaît pas aux autres, peu importe, parce que l’intérêt d’une œuvre est avant tout qu’elle parle et éveille quelque chose dans l’esprit de celui qui la lit/regarde. Et on le voit ici, ça peut provoquer des “débats”. Même les “spécialistes” pourraient se crêper le chignon sur l’interprétation à faire concernant des détails. Or, je me trompe peut-être, mais un chef-d’œuvre, sa particularité par rapport à d’autres, c’est sa capacité à susciter différents niveaux de lecture et d’interprétation. Surtout chez Shakespeare. Alors que Roméo et Juliette souffre paradoxalement d’être perçue comme une bluette pour adolescents à côté de pièces comme Hamlet ou Le Marchand de Venise, dont la réputation tient beaucoup justement à la manière dont on peut les interpréter, ça ne me pose pas tant que ça de problèmes. Les véritables amateurs de la pièce sauront l’apprécier pour ce qu’elle est, ceux qui n’y voient qu’une tragédie amoureuse n’ont pas plus tort ou raison que d’autres (ils y trouvent leur compte), et ceux qui ne s’y intéressent pas parce qu’ils se font une mauvaise idée de la pièce s’en détourneront et ils auront bien tort de se laisser ainsi avoir par la réputation faite à la pièce… Ça résume pas mal le destin de milliers d’œuvres, victimes de la mauvaise interprétation qu’on en fait. Tant que la pièce est là, que certains peuvent l’apprécier (ou pas), ça reste le principal. Le malentendu est partout, et dans l’art, il est parfaitement sans conséquence. Autant en profiter.

Citizen Kane est réduit à sa mise en scène, Star Wars à ses effets spéciaux, Titanic à Céline Dion, Céline à son antisémitisme… On ne taille des costards qu’à des vedettes. Il vaut mieux être réduit à un cliché qu’à rien du tout et être oublié. Justement parce que chacun peut juger… sur pièce.


 

Théâtre   

 

 

Détournement du regard, travestissement et monstres dans Elephant man

Cinéma en pâté d’articles 

SUJETS, AVIS & DÉBATS

Commentaires simples et réponses

Elephant Man, David Lynch 1980 | Brooksfilms

Réponse aux deux phrases suivantes écrites au sujet du film de David Lynch Elephant Man :

Ce qui importe c’est de comprendre que le regard des autres définit celui que l’on porte sur soi-même. Merrick s’affirme humain quand il ressent la sincère affection de l’infirmière.

Il me semble que c’est tout à fait le contraire. Les rôles sont inversés. Le monstre nous apparaît humain, et ce sont ceux qui le regardent qui ne le sont plus. Ce n’est donc pas Merrick qui tout à coup devient humain à travers l’affection de l’infirmière, mais l’infirmière qui devient humaine en le regardant comme nous le voyons. C’est un jeu d’inversement des rôles et de travestissement, un procédé habituel dans l’art. C’est aussi son rôle : si on peut arguer que l’art est politique, c’est qu’il nous aide beaucoup à changer de perspective pour voir les choses et ainsi mieux prêter attention à des sujets que l’on verrait différemment si l’art ne nous avait pas aidés à le faire.

Merrick ne devient pas humain, il l’a toujours été, et l’expérience du film doit nous aider à l’être plus (humain). Nous avons beau être des animaux sociaux, nous ne nous identifions essentiellement qu’à des individus. Et c’est là encore l’avantage de l’art (et des récits) : il illustre des principes et des problèmes généraux en mettant en scène des individus. Mais ce regard porté sur un individu auquel on s’identifie peut être à double tranchant : on peut estimer qu’on a affaire à un cas isolé et ne pas extrapoler ainsi à un groupe social ou à un type d’individus partageant le même sort que le personnage ainsi mis en lumière.

Parfois, l’important, c’est aussi que les films soient capables « d’affirmer » ce que l’on pense déjà, rappeler certaines évidences ou certaines valeurs que l’on prétend être au cœur de nos sociétés. Les meilleurs films savent rester en retrait et laisser croire à ceux qui se laissent convaincre qu’ils vont droit dans leur sens. Les monstres, ils sont là, ce sont les artistes. Ils passent leur temps à jouer pour se jouer de nous. Ils posent un miroir devant nous et nous disent : « Maintenant, regarde-toi. » Merrick, on le voit, sa monstruosité que l’on pense évidente parce qu’elle est ostensible n’en est en réalité pas une. Les véritables monstres sont ceux qui savent se cacher, adopter des masques que la société a parfois façonnés pour ne pas les voir, ce sont ceux qui passent pour des anges, mais qui par leurs actions sont tout le contraire. Toujours la même rengaine : tout est question d’apparences. Un jeu entre ceux qui savent en jouer et ceux qui en seront toujours victimes. À la manière d’un tour de magie, avec un artiste qui pose un miroir face à nous-mêmes, on sait que c’est un jeu, un détournement. Un jeu de révélation. Pas un jeu de dupes où celui qui (se) joue est le seul à savoir qu’il joue



Cinéma en pâté d’articles 

SUJETS, AVIS & DÉBATS

Commentaires simples et réponses