L’Incident, Larry Peerce (1967)

Note : 4.5 sur 5.

L’Incident

Titre original : The Incident

Année : 1967

Réalisation : Larry Peerce

Avec : Tony Musante, Martin Sheen, Beau Bridges, Brock Peters, Ruby Dee, Jack Gilford, Thelma Ritter, Gary Merrill, Jan Sterling, Donna Mills

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Variation new-yorkaise et brutale du Crime de l’Orient-Express. Le film reprend un des gimmicks favoris du cinéma qui consiste à développer une poignée de personnages avant de les réunir dans un même espace (la réunion se passe dans une rame de métro, pile à la moitié du film). Le procédé sera particulièrement apprécié dans les futurs films catastrophe des années 70 et connaîtra un regain d’attention avec des variations moins « chorales », plus narratives, dans les années 90 avec les films de Quentin Tarantino. Autres références et sous-genres associés : le film de transport. De Lifeboat (canot) à Airport (avion) en passant par H-8 (bus), quel que soit le moyen de transport, le huis clos (souvent partiel) fait toujours son effet. On pense également ici particulièrement aux Pirates du métro (1974). En général, les récits qui mêlent ces deux thèmes narratifs procèdent de manière opposée : on passe du transport à un autre huis clos. Le modèle du genre est Boule de suif, qui a inspiré consciemment ou non Les Huit Salopards, de Quentin Tarantino. Ici, le récit se construit plutôt dans une logique de convergence dans laquelle différentes lignées finissent par se ramifier en un seul point (une spécialité d’Agatha Christie, même si cette convergence a toujours lieu au début – ici, elle intervient au milieu du film).

Dans ce genre d’exercice périlleux, tout repose sur un bon scénario, mais surtout sur une distribution parfaite. Le spectateur entre de plein fouet dans une situation que l’on comprend n’être qu’un prétexte à définir le caractère des personnages. Avant que tout ce petit monde se retrouve confiné dans un même espace, tout l’intérêt de l’intrigue repose non pas sur l’action, sur une suite d’événements, mais sur la personnalité et le talent des personnages et de leur interprète. Les acteurs ont toujours adoré ce type de rôles qui les remettent au centre du jeu. On est à New York, ça ne devait pas être bien difficile de trouver des acteurs de talent issus des nouvelles méthodes de jeu. En dehors d’un ou deux vieux dont le jeu caractéristique de l’ancienne école (l’inusable Thelma Ritter par exemple), avec leurs tunnels pas forcément maîtrisés, passe assez mal la rampe (de métro), les acteurs sont remarquables une fois réunis. Ils aident ainsi à parfaitement retranscrire la tension de la situation.

Sur le fond, le sujet peut également être vu comme une allégorie de nos sociétés égocentriques, surtout citadines, dans lesquelles on se laisse aliéner par nos terreurs individuelles et finit par montrer notre impuissance à faire « société » au milieu d’individus hétéroclites. Depuis, me semble-t-il, ces réactions apathiques ont été étudiées par les comportementalistes en confirmant qu’à partir d’un certain seuil ou en fonction de conditions spécifiques, les responsabilités se diluent et personne n’agit, surtout si aucun des témoins ne tire l’alarme en premier pour appeler « à faire bloc » contre un danger ou pour aider au contraire une personne en danger (les deux cas se présentent dans le film : d’abord avec l’ivrogne inconscient laissé pour mort dans l’indifférence générale, puis avec les agresseurs qui s’en prennent tour à tour à chaque entité de la rame).

En faisant quelques recherches, je tombe sur ce papier qui stipule que les travaux de ce type ont commencé après un fait divers étant survenu… à New York en 1964 : une femme aurait été tuée sans qu’une trentaine de témoins osent intervenir. (Le film n’a rien à voir, c’est un remake d’un film de télévision diffusé en 1963, mais la coïncidence mérite d’être notifiée.) Dans ce papier, on peut ainsi lire : « En présence de témoins passifs, une personne tend à rester elle-même passive, et d’autre part, des groupes de trois individus ont moins de chance de rapporter l’incident que des individus isolés. » (C’est significatif, mais dans le film, la question se pose d’intervenir directement, donc de se mettre soi-même en danger. L’étude date un peu, compte tenu des difficultés à faire des expériences sociales, possible que des travaux plus récents montrent des informations plus éclairantes.)

À supposer que dès qu’un premier témoin montre la voie, tous les autres suivent, ici, au bout d’une demi-heure de terreur et d’agressions diverses, c’est l’un des plus « démunis » qui finit par lever la main (sa seule valide) pour s’opposer aux agresseurs, tandis que les autres resteront les bras ballants. Jusque-là d’ailleurs, c’était presque toujours ceux que l’on considère comme les plus faibles qui osaient le plus répondre aux agresseurs : une vieille dame qui donne une claque à l’un des deux voyous, une autre qui se lève pour leur demander d’arrêter d’importuner l’un d’eux. Les hommes (et plus encore le soldat valide) se distinguent pour leur lâcheté. Un événement subtil à la fin du film témoigne également des tensions raciales de l’époque : quand les passagers arrivent enfin à stopper le métro et à appeler la police, instinctivement, les agents appréhendent le seul Noir de la rame… (Ils s’en prenaient aux Noirs sans tabou.) C’est peut-être un détail, mais ça veut dire beaucoup…

Autre allégorie possible (plus hasardeuse encore, mais jouons les « critiques de cinéma », rarement à court d’audaces interprétatives…) : la rencontre tumultueuse entre la jeunesse turbulente et insaisissable qui s’emparera bientôt d’Hollywood et toutes les figures conservatrices du cinéma de papa. Le vagabond (qui fait faux bond) ; le Noir qui ne veut pas faire de vague parce qu’il se sait sur la sellette (figure classique de Sidney Poitier depuis Graine de violence) ; le rebel without a cause affublé de sa veste coupe-vent inspirée des letter jackets d’université ; le bon soldat en permission ; l’homosexuel forcément tourmenté ; l’ancien alcoolique à l’affût d’une seconde chance ; la femme de professeur insatisfaite ; la mère écervelée qui a le cœur sur la main ; le couple de vieux qui se chamaille depuis le premier jour de leur mariage et qui déteste voir que le monde leur échappe…

Parce qu’effectivement, le cinéma est à un tournant. Le film est sorti en 1967, année charnière dans la production américaine : Hollywood sort enfin la tête de l’eau avec Bonnie and Clyde et Le Lauréat. L’Incident n’a pour autant pas grand-chose à voir avec le Nouvel Hollywood. Filmé sur la côte est, il aurait d’abord été financé de manière indépendante avant que Zanuck sauve le film de la faillite et en assure la distribution pour la Fox. Le film n’en reste pas moins le produit d’une époque qui, par contraste, éclaire l’éclosion de ce nouveau système.

Martin Sheen sera une des figures du Nouvel Hollywood, un peu plus tard, avec La Balade sauvage, de Terrence Malick (sorti en 1973). Beau Bridges sera vite employé à Hollywood, mais pas vraiment dans de grands films représentatifs de l’époque comme ce sera le cas pour son frère (il faudra attendre Norma Rae, de Martin Ritt, en 1979, mais une autre ère a déjà débuté). Brock Peters a souvent tourné dans des films avec Charleton Heston (allez savoir pourquoi) et est apparu dans des films d’Otto Preminger (Carmen Jones, Porgy and Bess), de Lumet (Le Prêteur sur gages) ; il tenait un rôle clé dans Du silence et des ombres (l’un des seuls acteurs noirs de premier plan à cette époque avec Sidney Poitier – qu’il a croisé sur Porgy and Bess). Quant à Larry Peerce, il suivra une carrière de réalisateur à Hollywood plutôt anecdotique selon les standards actuels (loin du Nouvel Hollywood, les studios continuent à produire des films de supermarchés, éventuellement rentables, mais ne laissant aucune trace dans l’histoire). Notons toutefois Un tueur dans la foule pour lequel il renoue avec le thriller confiné, mais dans un genre opposé (grand spectacle) et dans lequel, presque dix ans après L’Incident, il s’offre à nouveau les services de Brock Peters et de Beau Bridges.


L’Incident, de Larry Peerce 1967 The Incident | 20th Century Fox, Moned Associated


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L’Étrangleur de Boston, Richard Fleischer (1968)

La 13e Femme de Barbe-Bleue

Note : 3 sur 5.

L’Étrangleur de Boston

Titre original : The Boston Strangler

Année : 1968

Réalisation : Richard Fleischer

Avec : Tony Curtis, Henry Fonda, George Kennedy

Je ne suis décidément guère convaincu par les variantes chez Fleischer des étrangleurs…

Le film est étrangement construit, ce qui peut facilement s’expliquer : en suivant le cours des événements tels qu’ils se sont réellement passés, il est prisonnier d’une structure imposée par le hasard (celui du réel), non par des nécessités narratives. Les histoires vraies (et sordides) font rarement de bonnes histoires (à moins de prendre des libertés avec les faits). L’un des principaux écueils qu’une telle adaptation pose, c’est l’absence d’un personnage principal au centre des attentions. Il n’est pas impossible de concentrer son récit sur plusieurs personnages, mais dans une fiction, on cherche au moins un équilibre ou une logique narrative dans l’apparition et l’usage des personnages. Imaginons par exemple que dans la réalité, un enquêteur meure d’un accident et que cet accident n’ait strictement aucun rapport avec l’enquête qui deviendra plus tard le sujet d’un film : si on retranscrit telle quelle la réalité, le spectateur cherchera forcément une logique, un design secret, derrière cette mort. Alors que ce ne serait qu’un malheureux hasard.

Le film est ainsi conçu autour de trois parties distinctes, qui, elles, sont bien déterminées par la volonté d’un auteur de basculer d’un point de vue à un autre. Mais c’est encore une maigre intrusion (même si elle est importante), ou liberté, que peut s’autoriser la fiction dans l’univers imposé des événements.

D’abord, les débuts de l’enquête, la paranoïa en ville, puis la désignation d’un super enquêteur qui aura la somptueuse idée de faire appel à un médium pour trouver le coupable… À la lecture d’un scénario, s’il n’y avait aucun rapport avec une réalité des événements, on ne manquerait pas de trouver toute cette partie anecdotique et donc inutile. Le fait que cela se soit réellement passé, on se trouve alors face à un dilemme : soit on en fait l’économie et on se prive de deux ou trois séquences amusantes, soit on décide que ce n’était pas significatif et on se prive d’une certaine matière qui pouvait au moins avoir comme atout qu’elle illustrait le fait que les enquêteurs étaient tellement dans la panade qu’ils étaient prêts à suivre n’importe qui prétendant pouvoir les aider… Dans une fiction, tout doit être logique et proportionné. Dans la réalité, les choses peuvent n’avoir aucun sens, sembler irréelles ou absurdes.

On passe dans un second temps au contrechamp de l’affaire, tout en restant dans une continuité temporelle et en adoptant le point de vue du tueur en série. L’approche est plutôt originale, car bien que ne nous mentant pas sur les agissements du tueur (largement supposés, ce qui pose la question des limites de la fiction et de l’interprétation dans ce qu’on prétend être une reconstitution fidèle des événements), on sort là encore des archétypes et de l’image préconçue que l’on pourrait se faire d’un tel criminel, car très vite s’impose à nous la question de l’état psychologique du meurtrier. On est déjà loin du code Hays et de ses impératifs de la représentation à l’écran des criminels, mais cette empathie, voire ce côté didactique de la description mentale d’un criminel, malgré ses intentions évidentes (et plus tard explicites) de compréhension des crimes à travers un exemple devenu célèbre, aurait de quoi décontenancer le spectateur déjà troublé par l’absence d’unité narrative. Jusque-là, pourquoi pas, mais la multiplication des « expérimentations » narratives et didactiques du film m’a assez vite laissé sur le carreau (et peut-être qu’à la revoyure, mettant de côté cet aspect, passés la surprise et l’inconfort que cela produit, me laisserais-je convaincre par les autres aspects du film).

Enfin, un troisième acte s’occupe de mêler tout ça. Là encore, la réalité des événements aurait de quoi étonner le spectateur. Les coïncidences au cinéma, on aurait plutôt l’habitude de mal les accepter. Le fait que ce soit par un étrange hasard que les enquêteurs tombent dans un ascenseur sur le suspect, on peut l’accepter si l’on sait que le film dépeint des événements issus de la réalité ; il n’en reste pas moins que dans une fiction, a fortiori dans ce qui reste un crime film (une enquête policière), cela produit sur le spectateur une étrange impression. Tout cela est cependant assez conforme aux habitudes de Fleischer et à son goût pour les expérimentations. Mais il y a certaines audaces qui prendront toujours le risque de laisser certains spectateurs sur le bas-côté. Il faut donc croire que s’agissant des films criminels (ou plus spécifiquement des films sur des tueurs en série), le spectateur que je suis a une préférence pour le conventionnel… À moins que ce soit en réalité le sujet qui, quoi que le film propose par ailleurs, produise chez moi une certaine défiance ou un désintérêt. Il me semble pourtant que l’approche humaniste du film pourrait se rapprocher de celle du Fils du pendu qui au contraire de beaucoup d’autres m’avait plutôt emballé (peut-être justement parce qu’on n’a pas affaire à un tueur en série et qu’on n’est pas du tout sur le terrain de la psychologie, mais de la perception des criminels).

Même tributaire des caractéristiques d’un film inspiré de faits réels, le film, dans sa première partie, répond à un certain nombre de codes du genre tout en effectuant quelques propositions qui seront vite (ou étaient déjà) adoptées. Le fait de ne pas savoir où chercher un criminel, par exemple, amène à adopter une vision hyperpériphérique, presque sociale, multipliant les points de vue pour contextualiser au mieux « l’époque » qui agitait la ville. L’influence de la télévision dans les foyers permet également de dépasser l’espace local qui cantonnait les films noirs à des localités plus réduites, à une plus grande confidentialité des événements. Le temps de l’information est également chamboulé : ce qui apparaissait alors dans les journaux du soir ou faisait l’événement du lendemain peut être traité en direct sur les chaînes de télévision. C’est grâce à ce moyen de diffusion rapide que le genre se fait naturellement plus paranoïaque : si les informations passent mieux et s’étendent plus largement dans toutes les strates de la société, la peur aussi. Je n’ai pas souvenir qu’il y ait eu par le passé des films capables de simuler ainsi une panique ou une agitation à différents niveaux d’une société, sinon à l’échelle d’une plus petite ville dans Les Inconnus dans la ville qui, du fait de la taille limitée de l’espace, son isolement, adoptait (au moins sur ce point) plus les codes du western. On retrouve ce principe dans de nombreux polars des années 70 et cela reviendra souvent de Zodiac, à Gone Girl, en passant par Seven (même dans ses autres films, Fincher adopte presque toujours cette vision périphérique du récit : les espaces visités doivent être denses et multiples pour donner cette impression que les événements contaminent presque un espace étendu — cela marche aussi avec le nombre de seconds rôles). Entre le thriller paranoïaque et le thriller panoramique, il n’y a qu’un pas.

Richard Fleischer semble même s’amuser à expérimenter les nouvelles possibilités offertes par la télévision. Alors que le film est donc censé retracer fidèlement des faits réels, sur le plan formel, il s’autorise quelques innovations, parfois étonnantes. Je parle un peu plus tard du split screen (ou « écran fragmenté »), mais on peut évoquer aussi cette interview du super inspecteur interprété par Henry Fonda qui à peine nommé est interrogé par un journaliste, depuis son bureau, au milieu des enquêteurs. Le dispositif employé est manifestement celui de la télévision, mais les codes appartiennent à quelque chose d’autre : pas de caméra apparente, mais un regard caméra assez troublant (en général, on répond à un journaliste hors-champ) et un retour en plateau derrière le journaliste et en grand écran. On se croirait presque à ce moment dans Soleil vert ou dans n’importe quel autre film d’anticipation.

Toute cette première partie, basée donc sur une enquête qui fait chou blanc, je me demande si elle ne finit pas par fusionner avec un autre genre (et on sait que Fleischer adore le mélange des genres). J’ai parlé de la multiplicité des espaces, mais allons plus loin : le polar n’est-il pas en train de devenir (ou n’était-il déjà pas) un road movie déguisé ?

Formellement, la suite est, de mon point de vue, beaucoup moins intéressante — grossièrement, dès que Tony Curtis entre en jeu. La performance de l’acteur est exceptionnelle, tout en retenue, en hésitation et en fragilité (le sens psychologique et l’humanisme de Fleischer parlent sans doute ici, comme en attesteront les dernières phrases du film), mais Fleischer laisse peut-être justement trop de place au talent de l’acteur. C’est long, c’est lent, c’est répétitif, on regarde Curtis, on a du respect pour ce qu’il propose, mais il n’y a plus aucune fascination pour un personnage ayant perdu sa part d’inconnu et surtout de danger. Le suspense et le mystère retombent, et on passe d’un film d’enquête à un film psychologique qui a au moins le mérite d’annoncer certains films futurs au lieu de se ranger du côté des films névrotiques excessifs de la décennie. Mais ce manque d’unité dessert de mon point de vue le film : il n’y a pas d’action unique, pas de personnage principal, c’est donc assez déroutant pour le spectateur.

Je finis sur l’usage du split screen* qui est loin de me convaincre. Si dans Suspense de Lois Weber, l’effet se justifie et permet de concentrer l’action en opposant deux événements appelés à se rencontrer, la réinvention et surtout l’amélioration du procédé lors de l’expo de Montréal en 1967 avec le film Dans le labyrinthe semble avoir donné des idées à la fois à Norman Jewison et à Fleischer qui l’adopteront chacun pour leur prochain film. Si l’effet me semble pertinent dans un générique ou dans un film documentaire (William Greaves l’adopte la même année dans Symbiopsychotaxiplasm), grâce à ses qualités illustratives, quand il officie en revanche comme un montage-séquence, en en reprenant tout le ressort narratif sans en montrer la même créativité, sans avoir les mêmes exigences, cela apparaît comme une facilité technique et narrative qui a certes le mérite d’avoir été testé, mais qui fait justement la preuve de son inefficacité narrative. Et si dans le film de Weber, le procédé sert à concentrer une action en temps réel, l’usage qui en est fait ici sert au contraire à diluer l’action et à atomiser le suspense. Non seulement il n’est qu’illustratif, mais en plus il est utilisé comme un autre procédé (le montage-séquence) avec une efficacité moindre. Principe du rasoir d’Ockham : si un procédé avec des propriétés narratives similaires a vocation à en remplacer un autre, aucune raison qu’il le remplace s’il n’apporte aucune plus-value significative et s’il réclame au spectateur une attention décuplée. Et il ne l’a jamais remplacé.

*Note : le split screen a également été employé dans Kohraa, un sombre film indien de 1964.


L’Étrangleur de Boston, Richard Fleischer 1968 The Boston Strangler | Twentieth Century Fox

La Fille sur la balançoire, Richard Fleischer (1955)

Baby Doll in Red Velvet

Note : 4 sur 5.

La Fille sur la balançoire

Titre original : The Girl in the Red Velvet Swing

Année : 1955

Réalisation : Richard Fleischer

Scénario : Charles Brackett & Walter Reisch

Avec : Ray Milland, Joan Collins, Farley Granger

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L’art est-il cyclique ?

L’art, comme l’histoire, est-il cyclique ? Probablement pas. Du moins, pas en partie. C’est d’abord sans doute une vue de l’esprit, mais puisque c’est aussi une vue des esprits qui décident des choses de leur temps, il est probable que la perception qu’on se fait de son époque vienne à vouloir y répondre en prenant le contre-pied des usages alors en vigueur, initiant ainsi des mouvements contraires et un nouveau cycle.

Parmi ces modèles cycliques, le plus évident est peut-être celui de la Contre-Réforme. Après la Réforme et l’austérité du protestantisme, l’Église se lance dans une contre-attaque qui sera la Contre-Réforme : l’opulence répond à l’austérité, l’art baroque apparaît. Réforme/Contre-Réforme, un enfant de quatre ans peut comprendre la logique.

Selon le même principe, on parle parfois d’époque fin-de-siècle, et tout particulièrement au cinéma, on distingue une forme de classicisme imposé par les studios (notamment la MGM) dès l’époque du muet. Viennent ensuite les quelques avancées libérales en matière de mœurs et les scandales à Hollywood : c’est ce qu’on appellera plus tard, la période pré-code. Puis le code Hays sera appliqué au milieu des années 30 jusque dans les années 60 tout en étant de moins en moins suivi au fil des décennies. Les années 60 marquent une époque de crise des studios que certains qualifieront de « Hollywood décadent ». Le Nouvel Hollywood donnera un nouvel élan au cinéma américain avec une approche à la fois plus réaliste et tout aussi brutale. Cette période sera à son tour marquée par une sorte de tournant contraire quand ce cinéma jugé trop sombre par une poignée de réalisateurs, tels que Spielberg ou Lucas, s’adressera davantage aux adolescents soucieux de trouver dans les salles des divertissements enthousiasmants, pleins de fantaisies et d’optimisme. Une norme qui a encore cours actuellement.

Il n’y a donc pas de cycle…, mais force est de constater qu’un certain esprit de contradiction souffle souvent entre les générations et que par voie de conséquence, on est bien tenté de ne plus voir que ce qui jure par rapport à ce qui précède en regardant certains films hollywoodiens du milieu des années 50. L’ambiance fin-de-siècle, elle semble avoir en réalité touché Hollywood en plein milieu du siècle… Tourné juste avant La Fille sur la balançoire, on n’était déjà pas loin d’un frétillement (baroque) avec Les Inconnus dans la ville du même Fleischer : il y a quelque chose dans l’air qui laisse penser que quelque chose est en train de changer, quelque chose qui annonce les dérives ou les incompréhensions des années de crise qui suivront, et quelque chose qui semble donc répéter un schéma éprouvé :

Excès/Décadence/Réforme/Austérité/Contre-réforme/Excès/Décadence…

Et cela semble s’appliquer à pas mal de choses : les libertés sexuelles, les mouvements en art, la morale civile ou religieuse, les modes vestimentaires, etc. Bien sûr, toutes ces perceptions sont souvent un peu forcées, mais quand ces « mouvements » viennent aussi parfois explicitement en réaction à un usage devenu obsolète, on ne peut pas les ignorer.

« Prête à vous envoyer en l’air ? »

Assiste-t-on pour autant à une réaction volontaire à l’austérité appliquée depuis le milieu des années 30 à Hollywood avec ces deux films de Fleischer ? Certainement pas. La réaction sera beaucoup plus marquée quelques mois plus tard en France avec la nouvelle vague, en réaction, non pas à un code qui ne s’applique pas à son industrie, mais à une « qualité française » dont on peut toutefois reconnaître des similitudes formelles avec le cinéma de la même époque à Hollywood.

Mais c’est peut-être quand ces mouvements sont involontaires qu’ils sont peut-être les plus intéressants à décrypter. Parce qu’au milieu des années 50, si Hollywood fait le diagnostic qu’une réforme est nécessaire, il ne fait pas forcément toujours les bons choix ou ne reconnaît pas forcément son principal concurrent : la télévision était peut-être moins à craindre que l’émergence de nouvelles cinématographies venues d’Europe ou du Japon. Au lieu d’aller vers plus de simplicité, plus de réalisme (pourtant initiés par certains acteurs de la scène new-yorkaise, mais vite chassés comme des sorcières), Hollywood fera bientôt le choix des outrances. Ce sera rococo party. En dix ans, on basculera peu à peu des audaces acidulées des Plaisirs de l’enfer aux excès grotesques de La Vallée des poupées, et de La Vallée des poupées aux surenchères parodiques (ou pas) de Beyond the Valley of the Dolls.

En 1955, on n’en est pas encore là. La Fille sur la balançoire précède de deux ans Les Plaisirs de l’enfer. Tous deux restent donc dans les clous. Mais Hollywood est en train de créer sans le savoir les conditions qui favoriseront ses échecs futurs… tout en tendant la main à quelques cinéastes (puisque tout désormais devra passer par eux) qui auront les clés pour sortir de l’impasse dans les années 70.

Fait notable : contrairement aux Inconnus dans la ville, La Fille sur la balançoire n’est pas un film contemporain. Il raconte l’histoire vraie, sordide, d’un fait divers ayant fait la une des journaux au début du siècle. Le film est donc réalisé à une époque où on sent le classicisme, ses codes, ses usages commencer à se fracturer. Mais le fait de raconter une histoire pleine de brutalité prenant place à une époque qui illustre un moment charnière d’une époque qui basculera bientôt dans la guerre ne fait que renforcer, comme en écho, cette impression que ce sont les années 50 et toute la haute société américaine qui pourraient imploser comme elle l’avait fait un demi-siècle plus tôt.

La Belle Époque sur la côte est des États-Unis n’est peut-être pas la Belle Époque qu’on a connue à Paris, mais telle qu’elle nous est représentée dans le film, ça y ressemble… Ce petit parfum de scandale permanent qui amusait encore jusqu’à la fin du siècle qui précède quand des hommes riches et célèbres s’affichaient avec des horizontales, des demi-mondaines, des comédiennes qu’on prenait pour maîtresses et qu’on entretenait, quand ces petits arrangements entre dominants/dominés poussent au crime, cela ne fait plus beaucoup rire grand-monde ; et la société semble découvrir à l’occasion d’un grand déballage et d’un procès toute la vulgarité et les outrances de son époque (et de ses élites). Derrière le parfum vulgaire des cocottes, c’est toute la misère humaine qui finit par vous claquer d’un coup à la figure.

Parler de cocottes n’a peut-être pas de sens appliqué à la société new-yorkaise de la Belle Époque, on évoquera alors plutôt les Gibson Girls, mais leur sort était probablement identique. Avec la guerre, au moins en apparence, ce sera une tout autre société (avec ses nouveaux usages, ses nouvelles modes) qui s’imposera. (Et avant que les Ziegfeld Girls, showgirls ou chorus girls prennent le relais.)

Cette ambiance « fin-de-siècle » bavant jusqu’au milieu des années de la première décennie du siècle, avec ses outrances d’une époque qui ne peut plus cacher ses limites, les outrances de ses élites, ses hypocrisies et ses destins brisés, c’est un peu l’ambiance qui commence à poindre à Hollywood au milieu des années 50, et c’était déjà celle des années 20 jusqu’à l’application du « code ».

(Et c’est un peu celle que l’on connaît aujourd’hui, parfois dépeinte, encore timidement, dans la fiction, qu’elle soit volontaire — comme dans Don’t Look Up, The Boys ou Extrapolations — ou involontaire — comme dans Matrix Resurrections, Avatar 2, Star Wars : L’Ascension de Skywalker, Doctor Sleep, Once Upon a Time in… Hollywood, Le Loup de Wall Street… Reste à savoir jusqu’où on peut aller dans les outrances, la surenchère, la répétition, avant que quelque chose de réellement neuf apparaisse et amorce un nouveau tournant…)

« Juste un doigt ? »

En 1955, le classicisme a fait son temps. Les thrillers se font désormais en couleurs ; le Cinémascope s’impose aux séries B ; et Fleischer dévoile même dans son premier film une passion adultérine sans que cela fasse des deux amants pour autant des criminels (Child of Divorce). Ce que certains appellent « modernité » pointe le bout de son nez. Aldrich, Fuller et donc un peu Fleischer donnent les clés qui ouvriront les portes d’un cinéma sans limites. Pourtant, chez Fleischer en tout cas, ce que certains appellent modernité, je m’amuserais plutôt à décrire ça comme étant du « baroque ». Fini, la mesure du classicisme, la mise à l’honneur des bonnes âmes (surtout quand elles appartiennent à la classe supérieure) ; fini, les dérives que l’on acceptait seulement quand elles appartenaient au monde interlope des personnages louches et qu’on ne saurait montrer positivement ou impunies ; fini, les rapports stéréotypés et convenus. C’est la foire aux monstres. Place à la névrose, aux ambitieux, aux pervers, aux alcooliques, aux escrocs ou aux truands (pas de l’ombre, comme il était admis de les montrer, mais de la haute société) ; et au lieu de montrer les demi-mondaines, à leur balcon, cracher discrètement du sang dans un mouchoir, on les montre chassant les cœurs des hommes mûrs au portefeuille garni ou à la réputation bien faite. Le vice, partout, tout le temps, et en Technicolor s’il vous plaît. Le vice comme effet spécial des années 50 et 60 est censé attirer les foules dans les salles de cinéma. Hays est mort, vive le vice !

Selon Bernard Benoliel qui présentait la séance à la Cinémathèque, le film aurait laissé coi Darryl F. Zanuck, le patron historique de la Fox. On le serait à moins. Si le film précédent avait déjà un côté sadique qui jouait sur ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, La Fille sur la balançoire suggère fortement certaines situations qui frôlent la vulgarité. Le ton aussi frappe par sa noirceur. Et si les cocottes apparaissent traditionnellement dans les fantaisies du cinéma classique toutes fraîches et innocentes, et ce, jusqu’à Gigi peut-être (façon hypocrite de montrer la prostitution et de créer des stéréotypes auxquels les petites filles polies et sages seront appelées à s’identifier), l’image que l’on donne d’elles ici est bien plus scabreuse.

Evelyn est ambitieuse, et malgré ses seize ans, pas tout à fait innocente : si le scénario de Brackett, Walter Reisch, et Fleischer laissent entendre qu’elle aimera son amant et protecteur, on peut douter de son honnêteté (la véritable Evelyn aurait officié sur le film en tant que conseillère technique). Comme beaucoup de petites filles pauvres de l’époque, devenir actrice, se faire repérer par un riche protecteur et gagner ainsi son indépendance dans un monde qui ne leur promet en dehors de cette situation que la misère, c’est hautement compréhensible. Difficile à accepter aujourd’hui ou en 1955 : c’est peut-être paradoxal, mais pour ces filles pauvres, se faire l’esclave d’un riche protecteur était surtout l’occasion de gagner leur indépendance à une époque où l’accès aux études était impossible et où surtout les femmes n’avaient tout bonnement pas les mêmes droits que les hommes.

C’est une lutte des classes, peut-être, mais d’abord, surtout, une lutte individualiste, une quête personnelle vers l’émancipation. Le riche a ce qu’il veut quand il se laisse séduire par une cocotte, et la cocotte, en échange de la fraîcheur de ses joues, gagne sa « liberté » dans une prison dorée.

La réalité montrée est brutale, terriblement sombre malgré les couleurs chatoyantes et les décors somptueux du film, et c’est sans doute déjà ça qui a pu interloquer le public habitué aux reconstitutions donnant une bonne image de la haute société d’alors et idéalisant leurs bonnes manières comme le code ne cessait de vouloir le répéter depuis vingt ans. Fini les frous-frous, les grands sourires de façade, les ronds de jambe affriolants, les rangées de chorus girls et les fantaisies : le luxe est toujours là, mais on passe désormais aussi à la couleur. Les vraies couleurs, celles de la vérité. Et la vérité de l’époque n’est plus « belle » à voir. C’est un monde qui s’écroule sous le poids de ses artifices, un monde qui se dévoile dans toute sa grossièreté et son hypocrisie derrière les détails scabreux d’un fait divers. Le film s’ouvre sur une image du procès et une présentation des faits, donc on ne nous ment pas sur l’inéluctabilité du drame qui se noue devant nous. Les personnages, eux, ne verront rien venir.

Les allusions sexuelles parsèment chaque séquence du film. Cela reste toujours plus subtil que les dérives « décadentes » des films futurs produits à Hollywood, mais on en annonce déjà un peu la couleur… Tout commence par le titre (beaucoup plus explicite, moins euphémique, en anglais) qui renvoie à une séquence et à un décor d’une symbolique sexuelle évidente. (Même si on laisse encore le spectateur innocent jouir d’une autre interprétation).

En le disant, cela passera toujours moins bien que dans le film où, parfois, plongés dans la situation, on n’en mesure pas forcément l’outrance grossière (qui n’est pas celle du film, mais bien celle du personnage, représentant bien réel des outrances de sa classe et de son époque) : un riche architecte tout ce qu’il y a de plus respectable, une sommité de son temps, dispose d’un appartement secret dans l’arrière-salle d’un magasin… de jouets. Il y reçoit des amis pour faire la fête et, on le devine assez bien, régulièrement, des actrices. Ouvrez la porte d’un premier secret, c’est presque un labyrinthe gigogne à la Fellini (ou à la Break-Up, érotisme et ballons rouges) qui se déploie devant vos yeux. Derrière une seconde porte, une perversion un poil plus tordue vous attend : monsieur n’est pas architecte pour rien, une porte, un escalier en colimaçon, et après une dernière porte, une garçonnière, un loft reproduisant sous une grande voûte une forme de jardin symbolique. En son centre, pas un lit, non, on n’est pas dans La Vallée des poupées, on prétend encore à la subtilité, même si on s’apprête à en casser joliment le plafond de verre… Pas un lit donc, mais une balançoire. Après le magasin de jouets, la balançoire… Tu le sens le malaise ?

(À toutes fins utiles, je précise que le scénario a été coécrit par Charles Brackett et que le riche protecteur est interprété par un de ses acteurs fétiches, Ray Milland, qui avaient « commis » treize ans plus tôt avec leur complice, Billy Wilder, l’excellent, mais un peu tordu, The Major and The Minor.)

Le clou du spectacle, il se trouvera donc là, sur cette balançoire en velours rouge suspendu à la voûte du luxueux nid d’oiseaux de monsieur l’architecte. L’oiseau voulait y entrer ; Evelyn y découvre l’amusante balançoire ; son hôte la rejoint ; séduite pour un rien, à peine présentés, elle lui demande de l’embrasser… ; et là où tous les films jusque-là coupaient et imposaient une ellipse qui ne trompait personne, on nous fait bien savoir que l’objet suspendu détourné de son sens initial est bien ce que l’on avait suspecté : on ne suggère plus, on montre. Tout en se réfugiant derrière la métaphore.

Le film ne cédera qu’une seule fois à cet excès, et en ça, on peut dire que le baroque de Fleischer frôle le rococo sans s’y vautrer. Il annonce en tout cas les excès beaucoup plus répétés des films de la décennie suivante. Vas-y que je te pousse, et tiens, essaie de toucher avec ton pied la lune que tu vois là-haut. Et la lune en question est une sorte d’oculus translucide, une membrane blanche ouvrant vers le septième ciel qu’elle tente donc de toucher à force de poussées répétées… Plus l’architecte la balance, plus on se demande (et on craint) qu’elle ne perce cet œil translucide, symbole presque de sa virginité… O colus persus/in nubilis devenus, comme on dit dans la langue de Virgile.

Je ne sais pas si c’est de l’audace ou de la vulgarité, mais j’aurais presque envie de dire à Brackett : « Attention, l’oiseau va sortir ! ».

On évitera de nous rappeler cet épisode édifiant de la balançoire au tribunal que les journaux de l’époque n’ont sans doute pas manqué, eux, de rappeler, mais à la fin du film, on évoquera très subtilement (enfin, pas tout à fait) cette séquence censée représenter un grand moment de joie pour elle (c’était sa première fois, hein), façon Lola Montès, et dans une scène qui se rapprocherait pour le coup plus du chef-d’œuvre des exhibitions pré-code : Freaks.

Zanuck, perplexe, dites-vous ?

« Gare aux cigares qui sifflent dans vos bouches, petites garces… ! — Oh, je m’égare ! Pardonnez ces écarts ! »

Le film connaît par ailleurs d’autres grands moments de « modernité » ou de « rococo », si on peut dire, avec l’épisode du cigare : Evelyn allume le cigare de son riche architecte, ce dernier s’étonne de la voir si habile, et la jeune fille lance alors dans un petit sourire : « C’est que je les ai souvent allumés pour mon père. Il me laissait même parfois en prendre quelques bouffées. Et jamais je n’ai recraché la fumée. »

Rococo comme de la fumée sortant en arabesque folle de la bouche d’une enfant… Que font les ligues de vertu ?

Bref, je reprends mon idée saugrenue de départ. S’il y a quelque chose de cyclique en art comme en histoire, il s’agit toujours de venir « reformer » la période précédente, si bien qu’au bout de deux réformes, on en vient finalement à une révolution. Un petit tour par atavisme et puis s’en va.

L’émancipation des années 70 et 80 qu’on peut lire chez Maupassant, puis les excès arrivant façon « atmosphère fin de siècle », ceux-là mêmes qui sont dépeints dans le film, puis la guerre et son austérité, puis les années folles, populaires, jusqu’aux excès d’une certaine Europe et au conformisme dans le cinéma hollywoodien, puis l’austérité d’une nouvelle guerre, la flamboyance du renouveau d’après-guerre, la couleur, les audaces nouvelles avec ses excès…, et cela jusqu’à aujourd’hui, où on se demande quand tout cela prendra fin.

Et aujourd’hui, comme en 1905, comme en 1955 à Hollywood, on s’habitue à la médiocrité. Pourtant, rien n’atteint les élites : ceux qui autrefois s’entretuent en duel pour les beaux yeux d’une cocotte, ceux qui se livraient à des « crimes passionnels » en public, on ne les voit jamais vaciller face au scandale. DSK s’en tire à bon compte ; les petites fortunes à la Epstein se suicident en prison ; mais le peuple, au lieu d’appeler à une contre-réforme se laisse prendre par les fausses pistes de la désinformation et regarde ailleurs. Au lieu de vouloir la tête de ces élites quand elles fautent, au lieu de leur demander des comptes à l’heure des crises qui se suivent alors qu’elles sont l’occasion pour elles de s’enrichir, le peuple succombe aux mythes de la désinformation et regarde ailleurs.

C’est peut-être ça finalement la fin de l’histoire. Faire en sorte que tout se perpétue comme avant, voire que, malgré les crises, les classes dominantes se « régénèrent » au détriment des plus faibles. En 1905, le scandale augure d’un changement d’époque. En 1955 aussi. Il faudra attendre dix ans. Aujourd’hui, on attend encore. Le cinéma illustre de cette stagnation : plus rien ne surprend, on ne réforme plus rien, on régénère les succès d’hier. On préfère les franchises à l’honnêteté. Jusqu’à quand ? Faudra-t-il une nouvelle guerre pour que les élites soient remplacées par d’autres, pour que la société, l’art, se réforme ?

Les « jeunes Turcs » d’autrefois, on leur dirait aujourd’hui de rentrer chez eux, dans leur pays. Mais cela voudrait dire quoi au juste de notre temps ? Est-ce le conservatisme ou l’excès qui prévaut ? Il est peut-être là le souci. Un peu des deux. Entre 1955 (où le public serait resté perplexe devant un film aussi misanthrope dressant un portrait guère flatteur du monde où chacun, quelle que soit sa classe, tire un bénéfice de l’autre) et 2024, il n’y a pas tant que ça de différences. Difficile aujourd’hui de se laisser émouvoir par le sort de l’amant tué, lui, l’hypocrite bien éduqué qui prétendait vouloir résister au charme de sa cadette, mais qui mettait tout en œuvre pour que de jolis oiseaux viennent se perdre dans la cage dorée qu’il avait bâtie pour elles. La balançoire, elle est faite pour les amies de sa femme qu’il prenait pour maîtresse peut-être ?…

Émus, on aurait pu l’être en voyant chez Evelyn une victime de l’appétit des hommes, une victime de la classe dominante ne lui laissant pas l’occasion d’être autre chose qu’une proie. Mais en fait, non. Evelyn est bien trop volontaire pour être une innocente victime : hameçonner un gros poisson, c’était sortir d’une misère assurée, presque commune. Malgré sa déchéance et son brutal retour à la normalité, plaint-on réellement la femme d’un assassin qui a touché du doigt (ou du pied) la vie de confort espérée en échange d’un amour supposé et bienvenu avant de livrer son cœur à un autre plus offrant ? Est-on victime quand on a eu ce qu’on cherchait ? Les jupes des cocottes étaient-elles trop courtes en 1905 ?

Donc, oui, sans doute, pour nous aussi, autant qu’en 1955, on se réveille du cauchemar des autres sans avoir su à qui donner notre sympathie. C’est l’humanité dans son ensemble qui en ressort écornée. Au fond, comme dans une guerre, il n’y a jamais de gagnant. Dans cette lutte de classes ou dans cette lutte des sexes, tout le monde y perd. Et c’est peut-être mieux qu’un seul justement n’en sorte jamais vainqueur. À la société de limiter les conditions favorisant les scandales qui provoqueront sa chute… Force est de constater qu’on fait aujourd’hui tout le contraire. La réforme arrivera fatalement un jour, reste à savoir sous quelle forme : guerre, faillite, lent essoufflement…

Je parierai sur un essoufflement, une implosion sans vague. Le film annonce les crises futures des années 60, mais il n’aura fallu que quelques années pour que Hollywood s’écroule, et se relève presque aussitôt. Farley Granger a de méchants airs de Hayden Christensen, tiens. Si la série des films Star Wars a été le point de départ d’une ribambelle de films à grands effets spéciaux et à superhéros, on se demande aujourd’hui si tout cela aura en réalité une fin. À quand l’implosion du système hollywoodien (et des autres) au profit de propositions et d’approches nouvelles ? N’a-t-on pas déjà dépassé les limites ? Ou la « régénération » invoquée par certains nous a-t-elle déjà irrévocablement rendus amorphes ?

« Cul-y, cul cuit. »

Tiens, pourquoi ne changerions-nous pas les rôles, rien que pour voir ? Plaçons Ray Milland sur la balançoire et faisons en sorte que Evelyn le pousse, encore et encore, jusqu’à ce qu’il casse le plafond de verre et fasse une révolution. Excessif ? De quoi précipiter la chute de l’empire occidental ? Que serait un Anakin Skywalker dans l’excès (si, c’est possible) ? Un superhéros de The Boys ?… Même pas. C’est affolant. Tous les excès ont déjà été faits. Cela voudrait donc dire que l’on vit une période… conservatrice ? Non, je suis perdu.

Bref, je ne sais pas si c’est la fin de l’histoire, la fin d’un cycle, en tout cas, cela semble bien être le chaos.

— Oh, j’ai la tête qui me tourne ! Arrêtez de pousser ! Cessez, je vous dis ! Vous poussez l’audace bien trop fort !

— Comment ? Mais n’êtes-vous pas venu pour cela ?

— De l’air. Faites-moi descendre.

— Un cigare ? J’ai cru comprendre que vous ne crachiez jamais la fumée.

— Oh, non ! De l’air ! De l’air !

— Ouvrez l’oculus. Si vous arrivez à l’atteindre, peut-être auriez-vous un peu d’air. C’est bien ce à quoi toutes les femmes aspirent ?

— Ah, vous croyez ? Là, comme ça ?

— Oui, un peu plus fort. Là, encore.

— Mais cela fait mal, voyons ! Et je m’essouffle d’autant plus.

— Encore.

— J’ai la tête qui tourne.

— Encore !

— Qu’hymène me suive ! Oh, que dis-je ?

— Le cigare vous monte à la tête, Evelyn.

— Quel cigare ?

— Celui que vous avez dans la bouche.

— Ah !

(Elle casse l’oculus en forme de lune. L’architecte la fait descendre de la balançoire.)

— Vous avez tapé trop fort.

— Non. Ce n’est pas ça.

— C’est fait. Voyez, l’air peut passer maintenant. Vous respirez complètement. Vous êtes une femme désormais.

— Ah, goujat !

— Un bonbon ?

(Elle se redresse.)

— Oui, merci. Oh, comme c’est joliment torsadé ! Parfaitement rococo.

— Tout ici n’est que sucrerie. Ceux-ci, ce sont des berlingots.

— Des berlingots ?

— Oui. Regardez celui-ci. C’est mon sucre d’orge.

— Oh, comme il est mignon !

— Le suceriez-vous pour moi ?

— Oh, je préférerais le croquer !

— Faites donc, ma jolie ! Maintenant que vous avez décroché la lune, tout vous est permis.

— Tout ?

— Tout. Mais c’est un secret. Ne révélez à personne nos petits secrets !

Doit-on vraiment en arriver là ?

Bref. Il n’y a pas que le music-hall (le vaudeville) qui a tiré misérablement profit (avec la principale intéressée) du scandale de cette histoire. Dix ans après, le cinéma s’était lui aussi engouffré dans la brèche :

Une preuve que la guerre n’a rien résolu et que les cycles sont des vues de l’esprit ? (Le film est aujourd’hui perdu.)


La Fille sur la balançoire, Richard Fleischer (1955) The Girl in the Red Velvet Swing | Twentieth Century Fox



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Les Inconnus dans la ville, Richard Fleischer (1955)

Un samedi de chien

Note : 4 sur 5.

Les Inconnus dans la ville

Titre original : Violent Saturday

Année : 1955

Réalisation : Richard Fleischer

Avec : Victor Mature, Richard Egan, Stephen McNally, Virginia Leith, Tommy Noonan, Lee Marvin, Sylvia Sidney, Ernest Borgnine

— TOP FILMS

Cinéma dans le miroir

Film finement baroque.

C’est d’abord le récit qui adopte une technique de destins parallèles finissant dans un climax attendu par en partager un commun. Avec ses différentes variantes, la technique est héritée des chroniques, du théâtre brechtien, des pièces de Shakespeare ou de bien autres choses encore. Au cinéma, les destins croisés ne sont pas inédits alors que le principe du montage alterné a façonné sa grammaire et son histoire : si on en reste aux destins parallèles partageant une temporalité et un espace communs, Street Scene de King Vidor, par exemple, ou Went the Day Well?, mettaient ainsi en parallèle différentes aventures urbaines.

Plus tard, ce type de récit reviendra périodiquement à la mode : alors que (de mémoire) la science-fiction des années 50 en faisait déjà usage pour montrer les effets d’une invasion au sein de la population d’une même ville (Body Snatcher, Le Village des damnés, Them!, Le Jour où la Terre s’arrêta…), le mélodrame (genre ô combien baroque), bientôt suivi par sa variante télévisuelle (le soap), l’adoptera dès les années suivantes (Les Plaisirs de l’enfer, notamment, mais aussi, la même année, La Toile d’araignée, et plus tard, La Vallée des poupées). Dans les décennies suivantes, ce sont les films catastrophes qui mettront le procédé à profit (c’est très utile pour multiplier les courtes apparitions d’anciennes vedettes : on pense à Fred Astaire dans La Tour infernale ou à Ava Gardner dans Tremblements de terre). Enfin, c’est bien entendu Tarantino qui joue pour ainsi dire presque toujours dans ses films avec les destins croisés et qui en relancera la mode dans les années 90.

Le baroque, ensuite, concernant la forme, pour le coup, inédite, du film de Fleischer. On adopte ici le Technicolor et le Cinémascope, une première pour ce type de films (thriller à petit budget avec une patte ou une ambition mélodramatique, voire sociale et psychologique, comme pouvaient l’être les films de Douglas Sirk ou certains drames de Vincente Minnelli, à commencer par La Toile d’araignée, déjà évoqué et sorti la même année).

Lors de sa longue carrière, Fleischer est connu pour avoir touché à tout, à tous les genres. Et en réalité, il est presque toujours en marge des genres qu’il aborde, travestit et entremêle. Une caractéristique du baroque. Son premier film sur le drame que vit une petite fille au divorce de ses parents était déjà, et reste encore, un film « sans genre ». Ses thrillers ou séries noires/b mêlent habilement l’âpreté du noir, la comédie avec des répliques cinglantes (Bodyguard, par exemple, ou ici avec ce Violent Saturday) et une ou deux histoires de cœur qui traînent. On retrouve ce mélange des genres ici. Film de hold-up, tout ce qu’il y a de plus traditionnel, sauf que justement, l’habituel film noir se serait focalisé sur les seuls criminels (ça ne fait pas toujours de bons films, au hasard, Le Cambrioleur, avec Jayne Mansfield et Dan Duryea).

Dans Les Inconnus dans la ville, on prend un pas de recul, et comprenant vite les intentions des malfaiteurs (suspense oblige), on regarde, attentifs, la patiente description des victimes collatérales de leur hold-up qui a de bonnes chances de tourner mal (sans quoi on n’y prêterait pas autant attention). Cette manière décalée, baroque ou épique (au sens brechtien : on refuse le spectaculaire et on cherche à dévoiler ou à analyser le cheminement social et psychologique des personnages) et que certains nomment déjà « soap », proche de la tonalité des films catastrophe des années 70 (le calme avant la tempête, les petites histoires faussement futiles des uns et des autres amenées à devenir tragiques, à la Rashômon, en croisant le chemin de quelques criminels), j’y ai vu surtout une appropriation du style Tennessee Williams.

En dehors de l’aspect moite et suintant de la Louisiane de Williams, on y retrouve la névrose des bourgeois ou des habitants d’une même communauté incapables de vivre entre eux. On y voit encore les difficultés des petites gens à préserver les apparences d’une vie ordinaire et conforme aux codes de la communauté, leur recours à des activités illicites pour s’en sortir, et surtout les amours contrariées par l’alcool et par le besoin de fuir les habitudes du cercle conjugal.

On sombrerait effectivement dans le soap si les acteurs en faisaient des tonnes. Mais Fleischer avait déjà démontré sa capacité dans ses films noirs à choisir des acteurs puissants tout en leur imposant de jouer la douceur et la finesse. Depuis l’Actors Studio, on sait que l’on n’a plus besoin de forcer pour passer à l’écran, ni même de prononcer chaque expression : la psychologie passe aussi par une forme d’incertitude et une perméabilité feinte des sentiments (appelée bientôt à craquer). On peut frimer un peu, gesticuler comme peut très bien le faire Lee Marvin (attaché à son stick déboucheur de nez depuis qu’il dit ne pas s’être remis d’un rhume refilé par son ex-femme — voilà qui est très « Actors Studio »), mais là encore, tout se fait en douceur.

Richard Egan, de son côté, en alcoolique mélancolique, charmeur et désabusé, est dans la lignée des autres personnages à la virilité affichée mais contrariée des films de Fleischer (Charles McGraw, Lawrence Tierney, Mitchum, Kirk Douglas, Victor Mature, Anthony Quinn…), capables de jouer sur autre chose que le muscle ou les vociférations.

Les coups d’éclats sont réservés aux répliques. Et si dans le récit, on retrouvait un peu de Tarantino, eh bien, dans ce baroque où les dialogues précèdent la violence, on est déjà un peu également dans du Tarantino. Ou du Sergio Leone. Voire du Charley Varrick. « Quand tu dois tirer, tire ! Cause pas ! »

De quoi peut-être se demander si ce baroque, ce n’est pas aussi finalement ce que certains nomment parfois « modernité ». Un cinéma qui se sait faire du cinéma. À la manière déjà du théâtre de Brecht, un cinéma conscient des effets qu’il produit, et ne manque pas de le faire savoir. À travers parfois des références. Car oui, je m’aventure peut-être un peu, mais à l’image d’un Tarantino, on croit presque voir dans Les Inconnus dans la ville un cinéma déjà de références, un cinéma de cinéphile conscient de l’histoire qui le précède, soucieux de rendre hommage aux films passés tout en ne manquant pas une approche nouvelle.

Même si parfois, les références que l’on pense voir au premier coup d’œil se révèlent impossibles. On est au cinéma, si on les rêve, c’est donc bien qu’elles existent.

L’acteur qui joue le môme de Victor Mature, par exemple, c’est celui de La Nuit du chasseur, un film qui commence avec les conséquences d’un hold-up ayant mal tourné. (Le film de Laughton est sorti quelques semaines après le film de Fleischer).

Sylvia Sidney, qui joue ici la bibliothécaire avec des soucis de portefeuille, avait tourné une quinzaine d’années plus tôt dans Casier judiciaire, un film de hold-up de Fritz Lang qu’elle parviendra à faire avorter grâce à une leçon de mathématiques morales.

Le personnage de héros malgré lui qu’incarne Victor Mature n’est pas sans rappeler celui de meurtrier repenti de Rock Hudson dans Victime du destin ou le shérif blessé de Duel sans merci (ici, Stephen McNally, toujours aussi flegmatique et sans la moindre once de fantaisie, passe du shérif au leader des malfrats). Lee Marvin retrouve le rôle de sadique qu’il a déjà pu jouer chez Don Siegel. Et le banquier voyeur rappelle le banquier, encore plus tordu, du Tueur s’est évadé : les mêmes limites du sadisme refoulé, le même animal à lunette (le film est tourné l’année suivante).

Il y a quelque chose de pourri à Hollywood. Les criminels reviennent à la fête. Et ils refusent de faire leur entrée par la petite porte de derrière. Et s’ils meurent, il faut que ce soit désormais en Technicolor et en Cinémascope !

Bientôt en crise, Hollywood ne sera jamais aussi bon que quand il semble porter un œil critique sur lui-même, quitte à se prendre comme référence : ce sera par exemple le cas dans un style tout aussi baroque, contemporain de Sergio Leone, de Cinq Cartes à abattre. Johnny Guitar aussi avait déjà bien montré la voie : porter un regard sur le cinéma, c’est aussi s’en moquer et prendre ses distances avec un genre pour lui insuffler une nouvelle jeunesse. Rio Bravo, quatre ans plus tard, proposera aussi une toute nouvelle conception du temps à l’écran.

Alors, oui, il pleut des références, et toutes sont un peu forcées et anachroniques. Plus que des références, alors, faut-il y voir un souffle « moderne » à Hollywood ? Se sentant mis en danger par la télévision, les studios commencent à vaciller et les restrictions du code passent au second plan. Le sadisme peut bien s’afficher plus volontiers chez Siegel, Hathaway, Aldrich et donc Fleischer, qu’importe s’il attire du public dans les salles. Et cela, jusqu’à la panne sèche. Les superhéros d’alors sont les névrosés. L’Institut Xavier réunissant la fine fleur des superhéros dans X-Men aurait été dans les années 60 un asile psychiatrique. Ainsi, au tournant de la décennie, ce qui était alors « moderne » ou « baroque » se transformera comme un vieux masque rouillé en alléluia du n’importe quoi. L’épiphanie des extravagances et des excès n’est pas pour tout de suite, si Les Inconnus dans la ville est une réussite, c’est précisément qu’il se trouve parfaitement entre les audaces nécessaires à l’établissement d’une nouvelle proposition de cinéma et les outrances répétées d’une époque ne sachant plus quelles limites dépasser pour attirer l’attention du spectateur.

On pourrait presque voir avec Les Inconnus dans la ville l’avis de décès imminent du film noir. Le genre était indissociable du noir et blanc et des stéréotypes moraux imposés par le code Hays. Le baroque (ou la modernité) du film de Richard Fleischer prouve que le thriller pur, ou le film noir (comme on ne l’a jamais appelé dans les studios), dépouillé des notes mélo-socio-psychologiques des Inconnus dans la ville, pourra tout à fait se conjuguer avec les caractéristiques que l’on croyait réservées aux séries A. Il faudra alors plus volontiers parler après de néo-noir pour les thrillers en couleurs à venir.

Quant à la violence (bien avant Bonnie and Clyde qui dépassera bien plus les usages de la violence au cinéma que le film de Fleischer), on la sent déjà poindre d’une manière qu’on n’avait peut-être plus vue depuis l’époque pré-code (du moins, dans des films de studio de premier plan). En cela, peut-être, le film (mais c’est toute l’époque qui est ainsi) annonce une ère nouvelle : l’ère où Hollywood ne peut plus composer avec la concurrence du petit écran et avec les restrictions d’un autre âge. Ce qui était autrefois réservé aux séries B va peu à peu se généraliser aux films de plus grande importance. D’où les années suivantes particulièrement baroques où des moyens bien plus colossaux que ce que l’on peut voir ici sont déployés pour illustrer des personnages toujours plus tordus et névrosés. Et la transformation sera totale dans les années 70 quand certains grands succès de l’époque seront des thrillers à grand spectacle (avec des variantes paranoïaques).

Pour finir : hommage à la technique, habile et expéditive (tout en étant non-violente) d’un des trois malfrats pour faire taire un gamin un peu trop grande gueule. Mon ex avait adopté la même technique lors de ses conférences où des gamins se trouvaient malgré elle impliqués. Elle avait même un budget alloué pour leur clouer le bec. C’est que j’en ai bouffé aussi des bonbecs. (Je ferais bien de revoir le pedigree de mes fréquentations. Qui veut finir une fourche nichée entre les omoplates ?)


Les Inconnus dans la ville, Richard Fleischer (1955) Violent Saturday | Twentieth Century Fox

Beyond the Valley of the Dolls, Russ Meyer (1970)

Satire + satire = 0

Note : 2.5 sur 5.

La Vallée des plaisirs

Titre original : Beyond the Valley of the Dolls

Titre français alternatif : Orgissimo

Année : 1970

Réalisation : Russ Meyer

Avec : Dolly Read, Cynthia Myers, Marcia McBroom, John Lazar,

De quelle manière peut-on voir aujourd’hui un film parodique dont son modèle est largement oublié ? Je ne sais pas quelle lecture peuvent en faire les spectateurs qui ne connaissent pas La Vallée de poupée, quoi qu’il en soit, qu’on ait la référence en tête ou non, le film est rarement drôle.

Je me demande même si, à la limite, le film original ne l’était pas déjà assez (poilant malgré lui), tant les outrances y étaient extrêmes. Pour parodier un film ridicule, on se trouve un peu comme coincé à ne plus faire que dans la surenchère. Autre problème : la parodie, sans son modèle, ne peut tenir que par lui-même. Si pendant deux heures le film multiplie les références en en adoptant pratiquement la même tonalité, la même grossièreté, la même échelle dans l’excès, on n’y apporte pas grand-chose de plus. Et si on me répond que c’est plus subtil que ça, non, il n’y a jamais rien de bien subtil dans une parodie. Une parodie reste une comédie. Ça marche ou ça ne marche pas. Il faut revoir le film de Robson, tout y est reproduit en détail. Il y a donc bien une volonté parodique. On retrouve le trio féminin arrivant à Hollywood pour entamer une carrière, A Star is Born, puis elles déchantent, tout n’est que vice et névrose dans la ville des anges, et bientôt, elles seront touchées à leur tour pour ces mêmes problèmes. Le même trio de filles se retrouve sur des photos promotionnelles assises sur un lit comme sur une des photos (et une des affiches) du film. Les mêmes plans ridicules sur des pilules qui traînent sur une table de nuit réapparaissent quasiment à l’identique. Même l’affiche fait référence explicitement à l’original en en adoptant le même graphisme. Behond The Valley of The Dolls n’est pas une suite comme initialement il devait l’être, c’est bien une parodie qui en reprend le schéma en en grossissant encore les travers (on tombe très vite dans la débauche, le succès est immédiat, les coïncidences grossièrement heureuses vous font opportunément hériter d’un joli pactole, la solitude, la détresse psychologique, etc.).

À la rigueur, la seule chose qui manque au film de Russ Meyer, ce sont les extérieurs du film de Robson. Une partie du succès, aussi, de La Vallée de poupée, c’est son nombre important de décors intérieurs et extérieurs. Déjà, le public sent peut-être inconsciemment que certains films tournés en studio sentent le renfermé, et probablement les films qui s’en tirent encore le mieux dans ces grosses productions sont ceux qui donnent de l’air au spectateur en lui proposant beaucoup d’alternatives dans les lieux proposés. Pas besoin d’aller bien loin en extérieur, pas besoin de faire du David Lean, mais des « locations » diverses qui ne peuvent pas être reproduites en studio, un rapport entre intérieur/extérieur qui fait la preuve d’un passage possible ou prochain (de mémoire, c’est ainsi que commence Bonnie and Clyde : Bonnie s’ennuie dans sa chambre, elle regarde par la fenêtre, elle interpelle son futur amoureux qui s’apprêtait à voler la voiture de sa mère, il l’invite à le suivre, et l’aventure criminelle et géographique peut se faire). Or, ne disposant sans doute pas du même budget, le film de Meyer dispose probablement beaucoup moins d’extérieurs que son film référent. Dans un système de studio à l’époque, on est encore dans la logique de la surexposition de tous les plans (l’ombre, comme désormais le noir et blanc laissé au cinéma indépendant sont à bannir), et sortir tout l’arsenal technique pour aller tourner des extérieurs même à quelques kilomètres, ce n’est pas anodin, les équipes sont monstrueuses, et on y préfère encore par conséquent les intérieurs des studios (on rappelle qu’à l’origine le monde du cinéma nord-américain s’installe en Californie pour ses extérieurs…). Malgré le luxe qu’on aperçoit ainsi beaucoup dans le film, je ne suis pas certain que le film ait coûté grand-chose (le budget est estimé au cinquième de ce qu’était celui du film de Robson), probablement bien moins que The Party par exemple tourné un peu avant et tourné essentiellement dans un même espace. Au-delà de ce côté plus cheap, donc (on aurait insisté sur les décors intérieurs et la photographie pour retrouver la même pâte du film de Robson), tout fait référence à La Vallée des poupées. Ebert peut se défendre d’avoir voulu faire un simple spoof movie, je ne vois pas bien le sens de faire dans la satire de ce qui en était déjà une (mauvaise). Il est peut-être là le problème majeur du film, d’ailleurs : que l’on ne sache vraiment qui en était aux commandes entre Ebert et Meyer… Ne filez jamais les clés d’un film à un critique.

Et si Meyer a réalisé le film tel que pensé par Ebert, sa conception de la mise en scène n’en est pas beaucoup plus savante. J’apprends à la projection que le bonhomme aurait choisi de diriger ses acteurs sans leur révéler la nature réellement parodique du film. Erreur majeure. C’est ce qu’on pense être la solution quand on ne sait pas comment marche un acteur. Un mauvais acteur ne sera jamais crédible dans un rôle… de mauvais acteur. Une parodie, c’est rire aux dépens d’un modèle, la connivence est totale avec le spectateur. Si on rit des acteurs choisis pour leur incompétence, à leurs dépens, il n’y a plus de parodie. À la même époque, le cinéma italien multiplie les parodies ou les satires, et s’il le fait, c’est essentiellement grâce à ses acteurs de génie. Ces acteurs sont capables de jouer ce qu’il y a de plus dur : la bêtise. Il faut une énorme dose de sincérité pour jouer les imbéciles, or les mauvais acteurs en sont totalement dépourvus, c’est même souvent à ça qu’on les reconnaît au premier coup d’œil. Prendre de mauvais acteurs pour jouer de mauvais acteurs pour une parodie, c’est s’assurer surtout d’avoir… de mauvais acteurs. Verhoeven fera la même erreur avec Show Girl, et peut-être dans une moindre mesure avec Starship Troopers. Parodie ou satire, tout est question toujours de dosage, de finesse. Beaucoup moins qu’avec un drame, on a droit à l’erreur. C’est drôle, c’est piquant, ou ça ne l’est pas.

Ainsi, même en connaissant le film adapté d’un grand succès de librairie américain aujourd’hui oublié, même en en reconnaissant les références, le film n’a, à cause du manque de finesse et de savoir-faire de Meyer, de Ebert et des acteurs, rien d’amusant. C’est même seulement un peu vers la fin où les outrances sont les plus osées qu’on commence tout juste à frétiller. On pouvait certes imaginer une lente montée vers la parodie en se contentant jusque-là d’une satire, le problème, c’est que le film original était déjà une satire du monde du spectacle. Une satire de la satire d’un miroir aux alouettes, on ne sait plus où donner de la tête. On peut imaginer également que Meyer n’ait pas osé (ou n’ait pas suffisamment eu les coudées franches pour) proposer un scénario ouvertement parodique du film de Robson, mais avoir Roger Ebert (le plus fameux critique de cinéma américain) comme scénariste (et donc dialoguiste, on peut l’imaginer), ça ne laisse pas présager d’une grande rigolade. Meyer n’est pas Myers. Ni même Jerry Lewis. Or, à part une franche parodie, je ne vois pas quelle autre possibilité Meyer pouvait avoir en proposant une fausse suite à La Vallée de poupée. (Cette manière de croire qu’on peut réaliser des comédies autour d’un scénario écrit par quelqu’un qui n’a rien de drôle, ça rappelle ce qu’on fait en France depuis des années, cf. La Loi de la jungle. Vous voulez produire une comédie à la fin des années 60 ? Faites plutôt confiance à Woody Allen qu’à un critique de cinéma.)

Dernière chose, pour le coup ironique, voire tragique : dans le film original, la seule qui était parfaitement dans le ton de la satire, avec une forme de second degré implicite qui parvenait tout à la fois à moquer l’archétype qu’elle représentait, sans pour autant le faire méchamment, car elle le faisait avec humanité, c’était Sharon Tate. Elle avait cette sincérité, cette fraîcheur au premier degré qui, paradoxalement, pouvait ouvrir la voie à un second degré, et donc à la satire que le film en lui-même n’avait jamais réussi à être puisqu’il sombrait dans le mélodrame grotesque (une satire qui manque d’humanité et de distance, de second degré, c’est au choix, un film réactionnaire ou un mélodrame inoffensif et grossier). Et pour le coup, les excès sanglants présageant peut-être un peu les slasher movies à venir, sachant que le film a été tourné quelques mois après l’assassinat de Sharon Tate, peut-être que Ebert a un humour particulier, mais ça ne fait pas vraiment rire. Ces excès malvenus font beaucoup plus directement référence à une réalité tragique qu’aux outrances ridicules du film original. On peut rire du « je vais te faire goûter le sperme noir de ma vengeance » ; on rit déjà beaucoup moins quand la vengeance surgit sous la forme d’un massacre cathartique, transphobe et idiot.


Beyond the Valley of the Dolls, Russ Meyer 1970 La Vallée des plaisirs / Orgissimo | Twentieth Century Fox


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1970

Liens externes :


Avatar : The Way of Water, James Cameron (2022)

Viriland

Note : 1 sur 5.

Avatar 2

Titre français : La Voie de l’eau

Année : 2022

Réalisation : James Cameron

Avec : Sam Worthington, Zoe Saldana, Sigourney Weaver

Image de la virilité 

Qu’est-ce qui faisait la qualité de Terminator ? La vulnérabilité de l’humain venant du futur, nu et désarmé, venant y affronter une machine à l’apparence d’un zombie ou d’un Argonaute de Ray Harryhausen quasiment invulnérable.

Par la suite, dans le cinéma de James Cameron, en dehors de quelques éléments qui, épisodiquement, permettaient à ses films de sortir de l’ordinaire, il y a toujours eu cette marque très prononcée de la virilité envahissante (quitte à y intégrer des personnages féminins plus virils encore, cf. Vasquez dans Aliens ou un autre dans Abyss). Cameron a beau avoir mis en scène le second Alien, il n’en a probablement jamais reconnu la spécificité ; en tout cas, il lui avait apporté une touche supplémentaire, virile et belliqueuse, dont la franchise aurait pu tout autant se passer (même si l’idée de laisser des cinéastes poser leurs pattes sur la franchise donnera le ton pour les suivants).

Il y a chez Cameron un côté Roland Emmerich qui, en dehors de ses qualités intrinsèques, m’a toujours un peu rebuté. L’Allemand, comme le Canadien, cherche à se présenter plus américain que les Américains. Cameron semble ainsi être toujours dans la surenchère : ses femmes soldats doivent être plus badass que Ripley, ses effets spéciaux, plus innovants, et donc ses Américains, plus Américains que la moyenne, et plus cools aussi… Le personnage de Cameron, le prototype du personnage cameroonesque, c’est l’homme viril du Sud. C’est le soldat qui partage les valeurs de camaraderie, presque sportives, avec ses partenaires (tout dans les gesticulations des personnages de soldats rappelle l’univers du foot américain). On peut y voir une forme de constance et mettre ça au crédit d’un « auteur », mais à quel moment cela devient-il la spécificité, la marque d’un cinéaste, et à quel moment ce cinéaste se réfugie-t-il derrière des modes, des futilités ou des facilités en reproduisant des codes répétés par d’autres (Oliver Stone et John McTiernan en particulier), et à quel moment commence-t-il à se parodier lui-même ou à ânonner une partition lui ayant assuré un succès passé ?

On n’est plus en 1980. De Abyss à Titanic, Cameron a parfois su proposer autre chose que ces pitreries virilistes d’un autre siècle, ce qui lui permet (lui, au contraire d’autres cinéastes des années 80) de continuer à proposer ses horreurs bleutées au public. Et s’il le suit, c’est probablement uniquement parce qu’il s’intègre dans une autre mouvance du cinéma américain qui est celle des fantaisies (rendues possibles par les avancées technologiques dont, c’est vrai, il a participé). Si la mode s’essouffle un jour ou si, au contraire, d’autres viennent combler les failles des productions précédentes, rien ne dit que les « grands bleus » de Cameron fassent date. Justement, tout ce qui restera de ses films (l’histoire, les relations stéréotypées entre les personnages) n’aura-t-il pas affreusement vieilli ? La vulnérabilité de l’homme face à la machine, c’est un sujet universel. Roméo et Juliette transposée au microcosme en décomposition du Titanic, c’est universel. L’invasion d’un peuple par un autre, c’est universel. Mais l’invasion d’un peuple par un autre traitée à travers un prisme si démodé, l’est-ce toujours autant ?

Si Terminator tenait sa réussite de la vulnérabilité de son voyageur temporel (et de son personnage féminin, là encore, qui a des “couilles”), on retrouvait ça dans les Star Wars dont les types de relations inspirées des screwball comedies des années 30 mettront bientôt au placard les relations rétrogrades entre hommes et femmes redevenues la norme dans les années 70 malgré les mouvements de contre-culture qui foisonnaient à la même époque aux États-Unis (jusqu’à la Princesse Leia — qui n’avait rien du prototype de princesse des contes de fées, et tenait donc plus de la femme émancipée du cinéma pré-code —, cette contre-culture a surtout été, au cinéma, le fait des hommes : dans Bonnie and Clyde, dans Le Parrain ou dans Taxi Driver, on se rappellera du type de personnage qu’interprète Faye Dunaway, Diane Keaton et Jodie Foster ; Easy Reader est un trip entre potes, etc.). Je porte peut-être trop d’importance à la révolution qu’aurait pu susciter la nature du personnage de Leia sur la société, mais je reste pourtant encore persuadé aujourd’hui que c’est lui qui a permis l’enchaînement de tout ce qui suivra concernant la place de la femme au cinéma. Sans Leia, je ne suis pas sûr qu’on aurait eu ainsi immédiatement après le personnage de Ripley, ni même celui de Sarah Connor.

Les années 80 feront alors de la résistance, comme une forme de contre-réforme, en insistant sur un mode de vie à l’américaine où la femme est au foyer (parfois, elle y élève seule ses enfants, comme dans E.T.) et où l’homme expose ses muscles surdéveloppés dans un environnement hostile. Mais la société s’inspirera d’une nouvelle forme d’égalité illustrée par certains cinéastes, et le cinéma inspirera, de son côté, des nouvelles aspirations à l’égalité, que ce soit chez les femmes ou les personnes de couleurs. Soft power.

Cameron ne se situe pas vraiment dans cette mouvance. C’est tout de même fort d’imaginer tout un environnement et une ethnologie extraterrestres et arriver à retomber sur ses pattes en recyclant les mêmes clichés relationnels des films américains des années 80, voire des films ou séries pour ado. Même les mimiques des acteurs qu’on devine derrière leur masque numérique bleu reproduisent des expressions particulièrement expressives mais débiles des Américains pour qui il semble toujours si indispensable de paraître cool, amusant, plein d’esprit, courageux, aimant les défis, dragueur, taquin, moqueur, de posséder un esprit de camaraderie (et de compétition), etc. Les filles ne manquent pas, bien sûr, d’être douces, et si elles sont déterminées, elles sont aussi plus habiles ou légitimes que d’autres à diriger des séances de yoga, à canaliser la puérilité ou l’agressivité des hommes (ou des frères), à nourrir les poissons ou à préparer des bentos. Enfin, elles sont encore plus susceptibles de ne pas supporter les drogues hallucinogènes du grand arbre spirituel… Ah, la douce princesse qui s’évanouit… Toujours le bon filon pour donner le beau rôle de sauveurs aux garçons… American Pie à Pandora. C’en est presque embarrassant.

Murène, murène, dis-moi qui est la plus docile

Virilisme, écologie et ethnographie

Du virilisme à la surexploitation, il n’y a qu’un pas. Cameron fait mine peut-être de proposer des films “écolos” avec cette série de films Avatar, et je ne doute pas des bonnes volontés du réalisateur, sauf que plus il semble chercher à montrer les vertus du monde et des personnes qui y vivent, plus il force le trait, plus j’ai l’impression qu’il a définitivement fait le choix de s’intéresser plus à la machine qu’à l’humain vulnérable issu du futur qui avait fait le succès de son premier film. Si l’on vous proposait de revenir quarante ans dans le passé, choisiriez-vous de le faire sous les traits d’un homme chargé de sauver la planète ou seriez-vous une machine tueuse, monsieur Cameron ?

Presque un siècle après, Avatar et sa suite me font ainsi penser à L’Oiseau de Paradis. Tous les clichés virilistes, suprémacistes, coloniaux, religieux y passaient. La nature y est belle comme sur une carte postale, et ceux qui l’habitent paraissent incapables de l’apprécier à sa juste valeur. Déjà émergeait l’idée qu’il fallait la préserver des “Occidentaux” (des humains, dans Avatar), mais peut-être aussi un peu des autochtones eux-mêmes (trop ignorants des richesses qui les entourent). Bien entendu, la vision de ces mondes exotiques est fausse, tronquée et idéalisée. Ici par exemple, tout est propre, la terre et l’eau ne sont jamais sales, on se roule dans l’herbe qui donne l’impression de sortir de la machine à laver ; on n’y devine ni moisissures, ni poussières, ni tache, ni déjections, ni maladies ; on y croise peu d’insectes ou de prédateurs et quand on le fait, ils obéissent clairement à cette nécessité de voir les choses, les espèces, de manière binaire (les mouches représentent la putréfaction des corps, les prédateurs sont des monstres, des nuisibles, qui en dehors de leur statut de prédateurs n’ont aucune existence propre, au contraire de toutes les espèces « domestiquées », sagement mises à disposition des espèces humanoïdes qui leur sont supérieures et à qui, par conséquent, elles doivent obéir). Un paradis aseptisé par le bleu des chiottes. Voilà, en somme, une étrange image de paradis : un fantasme qui en dit surtout long sur l’idée que se fait l’homme occidental, dit civilisé, urbain, sur le monde sauvage, un monde qu’on irait volontiers découvrir en safari afin de conforter nos préjugés, un monde qui ne chercherait jamais à contredire nos stéréotypes, nos fantasmes, et nous assurerait que l’on se taille toujours la part du lion.

On en profite pour faire de l’appropriation, ou de l’assimilation, culturelle, on ne sait au juste. Le mythe du bon sauvage n’est pas loin : on applique à des peuples censés être extraterrestres des usages bien de chez nous (certains signes distinctifs rappellent ceux des peuples dits sauvages, indigènes ou, comme on dit dans l’Arkansas, « natifs »). Le récit se porte peut-être davantage du côté des indigènes (et encore), mais on en est encore même plus à l’époque des années 80, mais aux années 60. Avatar devient alors un vulgaire western avec des cowboys et des Indiens. Et on peine parfois à savoir de quel côté Cameron se place. Peut-être dénonce-t-il justement cette sorte d’hubris dévastatrice de l’humain sur la nature et sur les siens qui sont en marge, le problème, à force d’y revenir toujours depuis Aliens, c’est que c’en est devenu un credo. Montrer à chaque occurrence filmique des mâles musclés et vulgaires au comportement de cowboys, ce n’est plus de la dénonciation, c’est de la fascination. Le doute peut être permis au premier essai, mais parfois, à force d’insister et de ne plus savoir dans quel camp il se trouve — effet Tueurs nés —, on serait presque convaincu que Cameron se sente quelques réelles affinités avec les mâles du Sud des États-Unis ou des campagnes et votant pour Trump tant cette figure du mâle viril tout-puissant est une obsession chez lui depuis quarante ans.

Le bleu, c’est pratique, quand on plonge dans l’océan, pas une algue, pas d’impuretés, de prédateurs, de poussières, rien, une véritable piscine aseptisée, comme tout le reste d’ailleurs. Curieuse conception d’un environnement sain et paradisiaque. D’un côté, Cameron cherche à montrer tout son sérieux quand il imagine des vaisseaux spatiaux pour faire hard SF, paraître réaliste, et de l’autre, tous les environnements proposés sont fâcheusement aseptisés. La hard ecology n’est pas pour tout de suite. Ça marche bien le blue washing ?

Et puis, le bleu reste du maquillage. L’exploitation de la nature qui est faite des Na’vis n’est finalement pas aussi vertueuse que le film pourrait le laisser penser. Quand l’environnement décrit n’est qu’un fantasme, même les usages qui s’y appliquent sont des fantasmes : on y retrouve, collés aux peuples autochtones, traduits de manière allégorique, cosmétique, tous les enjeux, les impératifs, les codes ou les usages des peuples de villes bien humaines. Ces Na’vis n’ont rien d’authentique, ce ne sont que des humains (Américains) déguisés. Et finalement, Cameron ne semble pas avoir compris grand-chose des causes de la surexploitation de l’environnement et du besoin d’exploration (et d’expropriation). Les séquences idiotes de concurrences entre jeunes Na’vis, c’est un calque parfait d’un mode de vie à l’américaine. Cameron irait faire un stage en Sibérie, en Afrique ou en Amazonie, et il devrait être capable de comprendre que ces comportements n’ont rien d’universel et qu’ils illustrent au contraire un rapport à la nature, à la surexploitation, à la concurrence, à l’appropriation qui n’est pas compatible avec un respect de l’environnement. Ses petits hommes bleus sont des envahisseurs en puissance, ils ne vivent déjà pas en symbiose avec leur environnement, ils l’exploitent. La différence avec les humains, c’est qu’ils n’ont pas les mêmes moyens technologiques à leur disposition. Je suis sûr que les ados d’American Pie se croient également très… spirituels. Eux aussi interagissent, même au sein d’une même famille, selon les bons codes de l’armée américaine (ordre et loyauté au chef, au patriarche). Eux aussi doivent penser que s’il y a des prédateurs dans la ville, une baleine viendra les tuer pour les sauver, parce que la seule vie non humaine que l’on tolère, c’est bien encore et toujours une forme de vie qui nous apporte un service. Même les anémones de mer géantes, si on se connecte spirituellement à elles, au lieu qu’elles nous répondent qu’elles s’en battent les couilles de nos problèmes de guerre, elles se mettront au service de la seule espèce qui vaille sur cette planète : les Na’vis. Pandora est en cela plus un laboratoire, un cirque humain, un parc aquatique qu’un modèle de monde durable. Les espèces n’y sont pas autonomes : comme sur Terre, on tolère leur existence si on peut en tirer avantage ou profit. Les espèces de la mer d’Avatar sont une transposition des serviteurs équestres de l’homme : tu siffles, et ton esclave arrive à la rescousse. Regardez comme je suis écologiste, je possède un delphinarium.

Cheval de Troie de la surexploitation prenant son envol sous les fesses d’un géant

Virilisme et esthétique (relation des personnages, type de récits)

À la longue, cette gloire à la virilité dans un monde théoriquement étranger à nos usages peut même passer pour ridicule, à la Matamore ou à la Starship Troopers. À l’insu de Cameron, d’ailleurs. Car, autre spécificité de son cinéma, le cinéaste reste étranger au second degré. Le rendant d’autant plus ridicule. L’humour chez Cameron n’y apparaît que pour user de moqueries prétendument spirituelles visant à challenger des partenaires — l’esprit d’équipe, si caractéristique des groupes sportifs ou militaires, a remplacé le sens de l’honneur autrefois spécifique à la virilité « chevaleresque » et précisément moqué de Matamore à Don Quichotte. Mais ces outrances viriles sont assumées. Or, l’outrance, quand elle n’est pas l’instrument d’un second degré, est risible. On serait même en droit de nous demander si ces deux films Avatar ne constituent pas un prequel au film de Paul Verhoeven dont le monde inhospitalier, désertique et peuplé d’insectes tueurs pourrait être le monde des Na’vis touché par les mêmes maux que le monde terrestre quelques siècles plus tard.

Sur l’aspect contextuel, environnemental, esthétique du film, cet accent viriliste « premier degré » n’est pas sans conséquences. Même au niveau des groupes relationnels (les bons, les méchants, les chefs, les esclaves volontaires), et en particulier entre hommes et femmes, tout paraît absolument fade, stéréotypé et sans intérêt. Pendant que Disney (qui n’est pourtant pas très woke) arrive à produire des séries Star Wars uniquement composées de femmes au sein des personnages principaux sans que ça ne pose problème (et au contraire, parce que ça va dans le sens de la société et de l’histoire), Cameron en est encore à des types de relations qui posaient déjà un malaise dans les productions de la première moitié du XXᵉ siècle. Les mâles sont invariablement grands et musclés, destinés à être des leaders et à s’ancrer dans une société, qu’elle soit humaine ou na’vi, aux valeurs conservatrices, voire réactionnaires. Les petits garçons veulent et doivent ressembler au père protecteur de sa famille et de son clan, et quand un petit humain a grandi parmi les « bons sauvages », il n’y est pas dépaysé parce que les valeurs y sont finalement calquées l’une sur l’autre. Seule la couleur du pagne change. De la même manière, les femmes sont toujours en soutien de leur « maître mâle », dociles, dévouées au mari, à leur progéniture et à leur clan, agiles guerrières (c’est déjà ça de gagné) ; et les petites sont déjà prêtes à se montrer tout à fait jolies et dociles pour répondre aux ordres des puissants ou à se mettre en retrait pour mettre en valeur ceux destinés à mener la meute. Je ne suis pas le plus grand défenseur des mouvements féministes de ce siècle (qui s’attachent trop à des faux problèmes en oubliant l’essentiel, à mon sens), mais quand on voit le traitement fait dans ce genre de films des relations entre hommes et femmes, on a envie de faire la révolution, et on se demande en fait quels épisodes de l’histoire ceux qui l’ont écrite (cette histoire) ont manqués pour en rester à des principes relationnels que l’ont pensait définitivement ringardisés. Comme un symbole, le personnage que joue Sigourney Weaver est plongé dans un sommeil profond. Ne te réveille surtout pas, mémère, tu prendrais le lead. Laisse-le aux hommes, ils sont là pour ça, « ça va bien se passer ».

Dernière chose, d’habitude, dans les films d’extraterrestres, ce sont les humains qui sont les exploités. Si le retournement ici peut sembler une bonne idée, son inefficience est palpable : à force de reprendre les codes des films virils et patriotiques humains pour sauver l’humanité des méchants envahisseurs pour le compte des Na’vis, on se demande bien à quoi peut bien servir ce retournement. Pourquoi devraient-ils être sauvés si, finalement, tout bons sauvages qu’ils sont, ils n’en sont pas moins exactement faits à l’image de leurs envahisseurs ? Cameron, comme c’était déjà le cas dans Aliens (voire, d’une certaine manière, dans Titanic), s’intéresse beaucoup moins à raconter une histoire qu’à illustrer le déroulement d’une opération militaire. Et le problème avec des films d’action, c’est qu’ils sont répétitifs, et en dehors de quelques exercices de style rares et réussis, quand l’action prend le pas sur l’environnement et les personnages, sur les enjeux, elle dévore tout. Supprimez l’action, et les failles du récit apparaissent au grand jour. Un objectif immédiat (les histoires de Cameron s’étalent rarement au-delà de deux ou trois jours), et on s’en écarte finalement assez peu. C’est quoi l’intérêt de décrire tout un univers, une planète extraterrestre, des peuples, si l’objectif du film se limite à aller capturer un chef adverse ? Sérieusement, dans une histoire, il n’y a de matière ici que pour un premier acte. L’aspect politique, voire spirituel, la profondeur des personnages et leurs relations, soit ça se résume à quelques idées qui tiennent en deux lignes et qui n’ont qu’un intérêt cosmétique, soit on s’appuie sur des clichés et des platitudes pour se rassurer et plaire au plus grand nombre. Et dans tous les cas, on ne fait qu’effleurer l’univers proposé.

C’est toute la différence entre « action » et « événement ». Parfois, une histoire, c’est opérer un dialogue en « action » et « réaction ». Une histoire, c’est aussi souvent une suite d’événements sans corrélations immédiates (et pour éviter les coïncidences, on n’a d’autre choix que d’étirer ces événements sur un temps long), c’est une transformation progressive des enjeux et des positionnements « moraux » des personnages (et pour éviter les facilités de retournement, on n’a d’autre choix que de jouer sur l’insistance, sur un semblant de répétition). S’il n’y a que de « l’action », cela devient un peu unidimensionnel et le récit ne s’applique qu’à mettre en scène un événement unique. Maigre pour une histoire. Ça marche pour les films catastrophes qui, par définition, ont un événement d’ancrage suffisamment important pour constituer une histoire autour d’un événement unique : ce qui est légitime pour Titanic ou Abyss paraît moins évident pour Avatar. Cameron aurait tout à fait pu recentrer son récit dans ce style, en se focalisant sur trois unités : un seul lieu, un seul événement, et une durée limitée. Mais le simple fait de choisir d’adopter deux points de vue (humains et na’vi) et de les opposer à travers un récit en montage alterné interdit cette possibilité. Le récit hybride entre un style opératique et un autre « catastrophique » échoue ainsi à construire sa propre cohérence. Mais est-ce que Cameron et son public s’attachent à de tels détails ?… Probablement pas.


Avatar : The Way of Water, James Cameron (2022) | 20th Century Studios, TSG Entertainment, Lightstorm Entertainment


Sur La Saveur des goûts amers : 

Quelles suites à Avatar ?

Top des films de science-fiction (non inclus)

Liens externes :


Courrier diplomatique, Henry Hathaway (1952)

Note : 3.5 sur 5.

Courrier diplomatique

Titre original : Diplomatic Courier

Année : 1952

Réalisation : Henry Hathaway

Avec : Tyrone Power, Patricia Neal, Stephen McNally, Hildegard Knef, Karl Malden

Scénario à ranger du côté des récits d’espionnage extravagants, voire abracadabrantesques. On est juste après L’Attaque de la malle-poste où déjà Hathaway cassait les codes d’un genre, le western.

S’il fallait choisir, je miserais plutôt ici sur des scénaristes ayant un peu abusé des psychotropes. On pourrait être dans Hitchcock ou dans un film d’espionnage et d’action contemporain : Tyrone Power est un chargé d’ambassade à qui on demande de retrouver une ancienne connaissance, ce qui le poussera malgré lui à jouer les espions. Meurtre dans un train, femme fatale, blonde lumineuse en pleine quête de rédemption émancipatrice en expiant sa soviétitude en passant à l’Ouest, militaires pas très finauds une fois mêlés à des affaires d’espionnage, et bien sûr, monsieur tout le monde qui se découvre une âme de patriote et des aptitudes insoupçonnées en boxe et acrobaties diverses.

Il n’y a donc pas grand-chose qui va dans l’histoire (la prime au comique, parfait imitateur de Bette Davis, qui reproduit au téléphone la voix d’un responsable militaire, ou encore, le MacGuffin usuel, retrouvé sur le tard après un concours de circonstances digne des vieux serials d’espionnage). Finalement, on y prend beaucoup de plaisir, parce que ça voyage beaucoup (en train notamment, et quoi de mieux que le train pour un bon thriller ?), les péripéties (souvent idiotes, sans tomber non plus dans la pure série B) s’enchaînent comme il faut, et surtout, on y retrouve une brochette d’acteurs phénoménaux. On aperçoit en hommes de main des rouges Charles Bronson et Albert Salmi à ce qu’il semble (génial dans Les Frères Karamazov, mais il n’est pas crédité ici, j’ai donc peut-être eu une vision), puis, avec des petits rôles dialogués, Lee Marvin et surtout Karl Malden (un an après sa performance dans Un tramway nommé désir et dans un rôle ici d’abruti qu’il arrive comme d’habitude à rendre sympathique).

À côté de Tyrone Power, il faut surtout profiter du génie, du charme et de l’ironie de Patricia Neal, parfaite en femme fatale spécialiste des insinuations et du double jeu. Il n’y a guère que le personnage de Tyrone Power qui ne la voit pas venir grosse comme une maison. Son personnage est peut-être mal ficelé, mais elle se régale (et nous avec) dans un personnage qui se colle aux guêtres de Power comme une chatte aux chevilles de son maître. Elle a déjà tourné dans Le Rebelle et sort du Jour où la Terre s’arrêta…, comme pour tous les autres acteurs (en dehors des premiers cités qui ne font que des apparitions), ils sont déjà des stars, ce qui laisse penser qu’il s’agit d’une grosse production, et si on considère les défauts du film, toujours à flirter avec la série B, on pourrait trouver le film décevant, mais mon amour décidément pour ces acteurs de l’ancienne génération me perdra. Voir Patricia Neal et Karl Malden dans un film, c’est déjà plus de la moitié du plaisir qu’on peut espérer quand on est cinéphile.


Courrier diplomatique, Henry Hathaway (1952) Diplomatic Courier | Twentieth Century Fox


Liens externes :


Troublez-moi ce soir, Roy Ward Baker (1952)

Mettre le pied dans la porte

Note : 4 sur 5.

Troublez-moi ce soir

Titre original : Don’t Bother to Knock

Année : 1952

Réalisation : Roy Ward Baker

Avec : Richard Widmark, Marilyn Monroe, Anne Bancroft

Film noir assez inhabituel, car il met plutôt l’accent sur la psychologie que sur l’action. En cela, il rappelle un peu certains thrillers optant pour le huis clos comme Menaces dans la nuit sorti l’année précédente, avec la différence notable qu’on n’y trouve ici pas une once de criminalité (en tout cas pas volontaire ou crapuleuse). On n’est pas encore dans les excès psychiatriques des années 60, et au contraire, la configuration assez théâtrale du dispositif permet aux acteurs et au réalisateur (en plus britannique, on peut supposer une expérience de la scène) de se concentrer sur les relations, la construction des personnages, plus que sur l’action et les postures.

Marilyn Monroe n’est pas encore une star, elle sort tout juste du démon s’éveille la nuit où elle proposait déjà une composition étrange et unique entre le côté plantureux, sexuel qu’on réclame à toutes les jolies femmes dans un second rôle à l’époque, et pas du tout glamour, mais au contraire quasiment ouvrier, populaire. La transformation vers le monstre glamour qu’elle deviendra immédiatement après avec Niagara se produit quasiment sous nos yeux dans ce film : venue garder une petite fille de riches pour une soirée dans un hôtel, pistonnée par son oncle qui y officie en tant que liftier, c’est la chrysalide Norma Jeane Baker qui adopte le négligé de la mère absente, son parfum, ses bijoux et devient Marilyn… Le glamour apparaît, et on est saisi instantanément par l’adéquation parfaite qui semble s’opérer entre la fragilité du personnage, souvent à la limite de la folie, et l’actrice qui semble ne pas trop en faire malgré les pièges que représente souvent ce type de personnage au bord de la rupture. On peut mettre au crédit de l’actrice ce bon goût de ne pas trop en faire et d’être parfaitement crédible dans un rôle qui pourtant serait si facile de faire dépasser des clous. Mais on peut peut-être aussi y voir le talent de son quasi-homonyme, Roy Ward Baker, qui lui aussi a le bon goût de ne pas céder à la facilité en évitant de montrer les moments trop grand-guignolesques de l’histoire : si on la voit ainsi subrepticement assommer son oncle, le futur réalisateur d’Atlantique, latitude 41° (ne cherchez pas de cohérence « auteuresque ») se garde bien de la montrer ligoter, notamment, la gamine ou dans une détresse finale hystérique.

Parce que l’un des futurs atouts de Marilyn, il explose ici à l’écran : loin des vamps, des femmes fatales de l’époque ou des blondes glamours à la Lana Turner, elle expire littéralement une sorte de souffle éthéré si caractéristique qui transpire également dans sa voix langoureuse (elle sort un premier « hello », typique de l’actrice, à Richard Widmark, qui a fait pouffer le public dans la salle), dans un mouvement de paupière et de lèvres loin d’être naturel, qu’on imagine durement fabriqué et pourtant étrangement totalement sincère. C’est ce côté éthéré qui à ma connaissance lui était étranger dans les seconds rôles qu’elle avait assurés jusque-là. En tout cas, c’est sans doute à l’occasion de ce personnage, et des essais pour le rôle peut-être, qu’elle a trouvé là l’occasion d’utiliser cet aspect de sa panoplie d’actrice qu’on pensait sans doute à l’époque (comme aujourd’hui souvent) restreinte aux jolies gourdes. Sans la folie assumée du personnage, puisqu’il s’agit du cœur du film (et ce qui en fait un film noir si particulier, une sorte de faux thriller dans lequel la victime serait avant tout celui qui pose les problèmes à la bonne société — ce qui ne colle pas tout à fait avec les principes du code Hays qui voudrait voir les trouble-fêtes punis en clôture du récit, mais j’imagine qu’on a estimé que le personnage n’avait en réalité pas dépassé les bornes), probablement pas de Marilyn. Parce que dans Niagara, l’actrice garde un peu de cette folie douce, de ce côté éthéré, absent, et ça ne fera qu’amplifier le mystère entourant son personnage et l’atmosphère du film, autant d’éléments qui finiront par faire le succès du film… et de l’actrice. Parce que jusque-là, si l’actrice avait fait parler d’elle, c’était, un peu à l’image d’Hedy Lamar, à travers ses « à-côtés ». Après tout, toute publicité est bonne… si on a du talent.

Bien qu’elle ait prouvé dans ce rôle une grande force intérieure, je doute qu’elle ait été pénétrée en ce début de carrière des idées de l’Actors Studio. La présence d’Anne Bancroft, pour qui c’est le premier rôle au cinéma (elle y est déjà collée à un comptoir de bar comme plus tard dans Nightfall), est peut-être un signe ou un indice d’une évolution future… La method faisant des petits désormais parmi les acteurs de la nouvelle génération jusqu’à Hollywood. Les deux novices, en tout cas, ne partagent qu’une séquence en commun dans le film.

Le film semble n’avoir convaincu personne, que ce soit à l’époque ou encore aujourd’hui, et ce n’est pas si étonnant. La nature hybride du film peut déconcerter : un thriller psychologique sans crime ni victime, sans éclats de mise en scène du fait de la nature extrêmement classique de sa forme (huis clos concentré sur une soirée, et respect presque du principe de bienséance en évitant de montrer les outrances éventuelles de l’histoire), mais comme à mon habitude, je suis toujours séduit par ces propositions dramaturgiques me rappelant mes premières amours. Et comment ne pas l’être (séduit), quand on voit ainsi une actrice, un mythe même, prendre forme et se révéler ainsi pour la première fois à l’écran. Aussi, quand on aime les acteurs, on les aime surtout quand ils ont de l’espace pour s’exprimer. Par la suite, Marilyn aura maintes fois l’occasion de prouver son talent, de faire la preuve de la variété de son talent surtout, en ajoutant à son registre la comédie, la légèreté, l’autodérision, sans perdre de son glamour, chez Howard Hawks puis chez Billy Wilder, mais je n’ai pas le souvenir qu’elle ait eu par la suite l’occasion de bénéficier d’autant d’espace pour s’exprimer. Il n’y a que les espaces exigus des huis clos qui permettent cela.

Cet espace, il profite aussi à Richard Widmark : habitué aux films noirs urbains moins tranquilles, son personnage aide beaucoup à l’humaniser. Si l’affiche et le sujet du film laisse d’abord à penser à un film racoleur jouant sur la réputation de l’actrice et sur le mythe de la girl next door, jouant sur la menace que pourrait représenter la présence de l’acteur (le personnage d’Anne Bancroft se plaint de la rudesse de son caractère au début du film), le récit prend vite le contre-pied de ces basses attentes, on est surpris de voir le film ne jamais sombrer dans le sordide et au contraire devenir assez touchant. Il y a des rôles en or dans des petites productions qu’il ne faut pas se priver d’accepter quand ils vous assurent autant de libertés et l’occasion de bénéficier d’un type de personnage qui améliorera l’image (forcément tronquée) de vous que se fait le public.


 

Troublez-moi ce soir, Roy Ward Baker 1952 Don’t Bother to Knock | Twentieth Century Fox


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1952

Liens externes :


Brubaker, Stuart Rosenberg (1980)

Brubaker

Brubaker Année : 1980

4/10 IMDb

Réalisation :

Stuart Rosenberg

Avec :

Robert Redford, Yaphet Kotto, Morgan Freeman

Tiré, défait, par les cheveux. C’est pas le tout d’avoir une histoire tirée de faits réels, encore faut-il se garder d’en adapter une trop grande part pour « faire cinéma ». Certaines incohérences lourdes heurtent franchement la crédibilité du récit. Que le futur directeur de prison se fasse d’abord passer pour un détenu, passe encore, ça ressemble à du mauvais Samuel Fuller (je fais pas dans le pléonasme, c’est pour dire que c’est vraiment très très mauvais), mais le directeur de prison qui fait chercher des fosses communes sur le terrain de la prison par ses détenus ou qui chasse un “trustee” (sorte de kapo de pénitencier) l’arme à la main avec l’aide d’autres trustees (donc des prévenus) jusque dans la ville voisine, et tout ça sans jamais prévenir ni la police ni l’institution judiciaire, je veux bien qu’on puisse respecter à la lettre les principes de Hitchcock pour plonger le spectateur dans une tension permanente (ne jamais appeler la police), là, les ficelles deviennent si grossières qu’on ne peut faire autre chose que hausser les épaules… ou rire.

(Le spectacle serait plutôt ailleurs : Bruno Nuytten nous expliquant les bisbilles entre Bob Redford et Bob Rafelson quand ce dernier voulait raser la tête du premier. Rafelson sera remplacé. On touche pas à Bob, Bob.)


 

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