They Might Be Giants (Le Rivage oublié), Anthony Harvey (1971)

They Might Be Giants

Note : 4.5 sur 5.

Le Rivage oublié

Titre original : They Might Be Giants

Année : 1971

Réalisation : Anthony Harvey

Avec : George C. Scott, Joanne Woodward

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Les fous au pouvoir !… Qui est fou ? Les doux rêveurs ou la société ?

Quelques moments de “bravoure” d’anthologie, du théâtre filmé, des dingues en pagaille, de cette folie plus proche de la raison que certains hommes sages ne le seront jamais (on est chez Shakespeare, Cervantès ou chez Érasme) et la plus savoureuse entre tous, l’une des comédiennes les plus phénoménales du monde plat, à l’imagination débordante et à la maîtrise totale, au charme unique… Joanne Woodward. Difficile de croire que c’est la même qui l’année suivante tournera De l’influence des rayons gamma… Temps écoulé avant le quasi-coup de foudre : 5 minutes. Chaque mimique, chaque geste, chaque moue boudeuse, chaque interrogation, chaque sourire est une caresse. Watson, je vous aime.

Mais il faut aussi voir le film pour George C. Scott, tellement improbable en Sherlock, et donc forcément fascinant et crédible dans ce personnage où malgré les apparences, lui seul fait preuve de finesse, d’intelligence et de sagesse. Jusqu’à ce que lui aussi succombe, à la plus douce des folies, l’amour.

Et puis surtout… « There’s no more westerns! ». L’acte de mort d’un genre qui se déclare dans un film censé être complètement dingue. La vérité sort de la bouche des fous.

Ce qu’on pourrait appeler un vrai film pour cinéphiles. Un éloge des tordus, des battants luttant contre les faux-semblants, et de l’amour. De la douce folie aussi.


They Might Be Giants (Le Rivage oublié), Anthony Harvey 1971 | Universal Pictures, Newman-Foreman Company


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Détournement du regard, travestissement et monstres dans Elephant man

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Elephant Man, David Lynch 1980 | Brooksfilms

Réponse aux deux phrases suivantes écrites au sujet du film de David Lynch Elephant Man :

Ce qui importe c’est de comprendre que le regard des autres définit celui que l’on porte sur soi-même. Merrick s’affirme humain quand il ressent la sincère affection de l’infirmière.

Il me semble que c’est tout à fait le contraire. Les rôles sont inversés. Le monstre nous apparaît humain, et ce sont ceux qui le regardent qui ne le sont plus. Ce n’est donc pas Merrick qui tout à coup devient humain à travers l’affection de l’infirmière, mais l’infirmière qui devient humaine en le regardant comme nous le voyons. C’est un jeu d’inversement des rôles et de travestissement, un procédé habituel dans l’art. C’est aussi son rôle : si on peut arguer que l’art est politique, c’est qu’il nous aide beaucoup à changer de perspective pour voir les choses et ainsi mieux prêter attention à des sujets que l’on verrait différemment si l’art ne nous avait pas aidés à le faire.

Merrick ne devient pas humain, il l’a toujours été, et l’expérience du film doit nous aider à l’être plus (humain). Nous avons beau être des animaux sociaux, nous ne nous identifions essentiellement qu’à des individus. Et c’est là encore l’avantage de l’art (et des récits) : il illustre des principes et des problèmes généraux en mettant en scène des individus. Mais ce regard porté sur un individu auquel on s’identifie peut être à double tranchant : on peut estimer qu’on a affaire à un cas isolé et ne pas extrapoler ainsi à un groupe social ou à un type d’individus partageant le même sort que le personnage ainsi mis en lumière.

Parfois, l’important, c’est aussi que les films soient capables « d’affirmer » ce que l’on pense déjà, rappeler certaines évidences ou certaines valeurs que l’on prétend être au cœur de nos sociétés. Les meilleurs films savent rester en retrait et laisser croire à ceux qui se laissent convaincre qu’ils vont droit dans leur sens. Les monstres, ils sont là, ce sont les artistes. Ils passent leur temps à jouer pour se jouer de nous. Ils posent un miroir devant nous et nous disent : « Maintenant, regarde-toi. » Merrick, on le voit, sa monstruosité que l’on pense évidente parce qu’elle est ostensible n’en est en réalité pas une. Les véritables monstres sont ceux qui savent se cacher, adopter des masques que la société a parfois façonnés pour ne pas les voir, ce sont ceux qui passent pour des anges, mais qui par leurs actions sont tout le contraire. Toujours la même rengaine : tout est question d’apparences. Un jeu entre ceux qui savent en jouer et ceux qui en seront toujours victimes. À la manière d’un tour de magie, avec un artiste qui pose un miroir face à nous-mêmes, on sait que c’est un jeu, un détournement. Un jeu de révélation. Pas un jeu de dupes où celui qui (se) joue est le seul à savoir qu’il joue



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Quatre Étranges Cavaliers, Allan Dwan (1954)

Silver Western, ou le brouillard des illusions

Note : 4 sur 5.

Quatre Étranges Cavaliers

Titre original : Silver Lode

Année : 1954

Réalisation : Allan Dwan

Avec : John Payne, Lizabeth Scott, Dan Duryea

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Il est amusant de constater qu’on peut trouver dans un film de 1954 de l’un des pionniers d’Hollywood, au sein d’une obscure production RKO, autant de justesse dans l’interprétation de l’ensemble de sa distribution, et autant de « modernité » dans son approche du western. Dans un genre qui est en train de connaître son âge d’or, le recours au folklore et aux stéréotypes est un peu la règle (à en user toutes les ficelles jusqu’à en faire crever Hollywood quelques années plus tard, et de permettre l’éclosion brutale et éphémère du western italien, reprenant là où les Américains n’avaient pas osé aller, avec une course à la surenchère, aux effets et aux excès). Et voilà que Allan Dwan, pionnier parmi les pionniers donc, prend le contre-pied du cinéma dit « classique » pour en faire déjà, la même année que Vera Cruz, un western dit « moderne ».* Alors que le western servait jusque-là de terreau fertile à des histoires efficaces car simples et directes, voilà qu’il n’est plus qu’un décor comme un autre pour illustrer ce qu’il y a de plus trouble, de plus complexe, dans les rapports humains, dans le rapport de l’homme au monde. Seulement, Allan Dwan n’est pas Aldrich, il doit coller à l’image qu’on se fait de lui, celle de pionnier ayant dirigé Douglas Fairbanks dans le Robin des bois de 1922, et voilà que deux de ses westerns pourtant admirables sont aujourd’hui relativement oubliés : Le mariage est pour demain, et donc ces Quatre Étranges Cavaliers (pour les mêmes raisons, on privilégie les films noirs de Tourneur et on en oublie ses westerns).

Quatre Étranges Cavaliers, Allan Dwan (1954) Silver Lode | Benedict Bogeaus Production, RKO Radio Pictures

Quand on n’a pas de star, on soigne ses seconds rôles. Payne n’est pas vraiment une star et ici ceux qui tiennent le film, ce sont bien ces acteurs de seconde zone prouvant qu’ils ont tout des acteurs de premier plan. Un mal pour un bien, car une étonnante homogénéité se dégage de la distribution. John Payne est une sorte de grand frère obscur de James Stewart à qui manquerait le charme maladroit, ou l’assurance tout à coup boiteuse et guillerette de John Wayne. Payne reste de marbre, inflexible dans son imperméabilité toute mouillée, et offre imperceptiblement le même regard en coin, histoire de suggérer tout un panier d’expressions tout-en-un, de la menace, au désir, en passant par la méfiance, l’introspection ou la circonspection… Il est bon John, et en se contentant d’être Payne, il est ne fait pas d’ombre au reste de la distribution. Son génie, on dira. Ou celui de Dwan.

C’est qu’il faut du flair, de l’intelligence et du savoir-faire pour réunir toute une brochette d’acteurs de talent qui, jusqu’au moindre figurant, se moulent dans un même univers, un même ton. Certains aujourd’hui y verraient de la théâtralité, mais c’est qu’il faut bien envoyer de la réplique et savoir se mouvoir devant une caméra et évoluer parmi ses copains pour donner à voir, raconter une histoire. Le réalisme, contrairement à ce que peuvent rêver toute une flopée de critiques n’ayant jamais foutu les pieds sur une scène, n’est pas la réalité. Mais une illusion de la réalité, une reproduction. Le vrai est peu de chose au cinéma, il n’est qu’une illusion pour ceux qui se laissent tromper par les images. En revanche, la justesse est tout. Et voilà ce qui caractérise à la fois l’interprétation des acteurs, mais aussi la dimension, la saveur, le ton, la couleur… moderne que le réalisateur parvient à inoculer à son film. Pas de stars donc, mais des acteurs pleins d’assurance et d’autorité (à ne pas confondre avec l’autoritarisme des acteurs qui forcent, s’agitent, comme s’ils cherchaient où mener leur personnage, alors que ceux qui font preuve d’autorité — et ça peut concerner des personnages n’en ayant aucune — ne cherchent pas : ils ont déjà trouvé — le ton juste). C’est la marque des acteurs intelligents, aguerris, ceux qui ont acquis des certitudes dans l’expérience mais aussi une modestie dans l’approche d’un rôle. Certains préféreront dire que ces acteurs ont de la personnalité. On peut dire ça aussi oui, ça permet de nier tout le travail qu’il y a derrière, celui qui, pour le coup, n’a rien de moderne pour des critiques entichés de l’idée du vrai. Cette intelligence des acteurs, elle s’évertue pourtant, non pas à se mettre en avant, mais à se confondre dans une distribution pour, ensemble, proposer une vision… juste du monde qu’on veut représenter. C’est une combinaison d’intelligences et d’expériences mises au profit d’un même but. Un travail de collaboration, d’échanges, hérité de la scène, qui est à mille lieues de la notion d’auteur tant prisée par les critiques. Si Dwan dirige, donne le ton, ce n’est pas lui qui joue. Et il n’a pas plus écrit la partition de ce qu’il fait jouer, que programmé la lecture que devra s’en faire tout spectateur. Si le metteur en scène interprète ce qu’un scénariste, une histoire, lui apporte, pour trouver une cohérence, il en produit une qui restera le plus souvent étrangère aux spectateurs. Tout le reste est silence… ou au contraire, paroles vaines. Un film, à travers son « auteur », ne propose aucun discours clair. Dans une forme de discours indirect, peut-être, on pourrait dire que le cinéaste crée un discours montré. Mais montrer n’est pas dire. Et c’est bien pourquoi toute interprétation future ne saurait être autre chose que personnelle. Bref, tout ça pour souligner l’importance du rôle tenu par l’interprétation, sous toutes ses formes, et que cette interprétation est conditionnée par le savoir-faire, l’intelligence subtile, d’un metteur en scène et de sa bande d’acteurs, seuls capables de restituer, ensemble, et au mieux, la complexité d’une histoire. Si le film paraît si… moderne, ce n’est pas la volonté de « l’auteur » Dwan, mais bien la concordance de différents points de vue sur un sujet précis. Allan Dwan dirige, possède le dernier choix, mais il n’est pas l’auteur de son sujet. Derrière la volonté supposée d’un cinéaste, il y a avant tout une histoire, reposant sur des faits factuels et des personnages plus ou moins grossièrement dessinés. Si la trame peut difficilement être tordue (certains le font habilement pour faire correspondre une « morale de l’histoire » à leurs propres goûts, désirs et intentions), le rôle du cinéaste, à la manière d’un chef d’orchestre, est d’en faire ressortir la, ou une, cohérence. Cela reste l’orchestre qui joue et le compositeur qui compose.

Il faut donc, pour que tout ce petit monde puisse s’exprimer et tirer dans le même sens, une matière commune qui est l’histoire. La subtilité commence là. Le western est là, avec ses chevaux, sa ville isolée, ses shérifs, ses sales mioches, ses ivrognes, ses prostituées et ses filles bonnes à marier, pourtant c’était comme si tous les codes du genre étaient inversés. C’est là qu’est la subtilité, dans ce jeu (le meilleur proposé depuis Shakespeare) qui est celui des apparences. Faux-semblants, méprises, mensonges, vérités de plus en plus floues, arnaques, corrupteurs corrompus et corrompus corrupteurs… Rien n’est plus facilement identifiable. Ni noir ni blanc, ni même tout à fait gris. Le brouillard des illusions. Identifie-toi, Hamlet !

Ainsi, pas besoin de lever la voix. Pas de grands instants de bravoure. Ni ironie ni exubérance, ni folklore. La musique reste discrète, il faut presque la bousculer comme on réveille la fanfare, pour qu’elle s’y mette. Pas de coup d’éclat dans la mise en scène, pas d’esbroufe. L’éternelle modernité du classicisme en somme… Un classicisme de film noir. De ces films noirs qui s’affranchissent au mieux de l’inspiration expressionniste et qui se focalisent sur ses « héros ». Une forme d’incommunicabilité avant l’heure peut-être. Qui es-tu vraiment, John Payne ? Ou plutôt, Dan Ballard ? Si on n’échappe pas aux scènes de poursuite et de la confrontation finale, avant ça, on est dans un récit de type analytique. Comment faire moderne avec du vieux, messieurs les critiques ? Œdipe avait déjà tout vu (façon de parler). Ainsi, au lieu de suivre le développement d’une action en train de se nouer sous nos yeux, comme dans tout bon western qui se respecte (le western classique est une aventure, la chevauchée remplaçant l’odyssée hasardeuse d’Ulysse), les événements importants dont il sera question tout au long du film se sont passés deux ans auparavant. Tout le problème ici sera donc de démêler le vrai du faux, éviter d’abord le lynchage de ces quatre cavaliers venant arracher ce monsieur tout le monde qu’on imagine mal être l’auteur du crime dont on l’accuse, et puis échapper à ses bourreaux tout en s’efforçant de prouver son innocence.

Le poids du passé (la griffe du passé on pourrait dire) est un thème analytique (hum, moderne) qui est donc commun à la fois aux films noirs et à certains de ces westerns (noirs, ou modernes). Resitué dans un univers… moderne, citadin, on pourrait très bien y voir un film noir, et l’astuce aurait pu ne pas être claire pour tout le monde. Or, Allan Dwan (sans connaître pour autant le concept de « films noirs »), adapte, interprète donc, cette histoire comme s’il s’agissait d’un film noir. Il en adopte les codes, de la même manière que le film adopte certains codes du western classique pour les retourner. On reste dans le jeu des apparences, du trompe-l’œil (« Vous vous mettez le doigt dans l’Œil ! » pourrait nous souffler Œdipe, qui en a vu d’autres). Le Far West n’est donc qu’un prétexte, qu’un terrain de jeu pour montrer l’ambivalence et la complexité du monde. Tout le film baigne dans une atmosphère lugubre (boîte 32, étiquette c14 : « le western crépusculaire ») et bien sûr, pas la moindre ironie, l’instant est grave.

Les deux genres que sont le film noir et le western ont en commun l’une des grandes figures, ou cadre identifié, dans le rayon « personnages », en particulier au XXᵉ siècle, et pour laquelle la contribution de la culture us est indéniable : je nomme donc « l’antihéros ». (Mais est-ce que tout héros réussi n’a pas en lui déjà cette dimension souterraine sans quoi aucune force crédible ne serait capable, de l’intérieur, de le freiner, le pousser à renoncer à sa quête, à sa foi, à son devoir ?… l’antihéros en cela ne serait rien de plus qu’un héros, toujours, dans un stade, souvent long ou final, où il a cédé au désespoir et au renoncement, où il décide de ne plus se fier aux illusions — là encore, concept faussement objectif qui ne fait que rendre encore plus opaque ce qu’il prétend éclairer, cadrer, identifier).

La trame souvent dans ces « films noirs et désillusionnés » est presque invariablement la même : on use d’enjeux triviaux auxquels un enfant est déjà confronté. L’enfant n’est-il pas sans cesse confronté à sa propre culpabilité et ne teste-t-il pas en permanence les limites de la loi qu’on lui impose ? N’est-il pas tout de suite confronté à la justice et à l’injustice ? Au fond, si nous nous attachons si facilement à ces histoires, c’est qu’elles nous permettent, alors qu’enfant on en est toujours réduit à l’impuissance, de refuser une situation et de fuir. Le film noir et le western sont comme des toiles poreuses où se concentre et s’imbibe tous nos désirs contrariés : « Ah, si seulement on pouvait fuir ! échapper à ce monde qui ne semble être fait que d’infinies contrariétés et de fuir, fuir simplement ! » De quoi a-t-on besoin de plus pour faire un film… moderne (ou analytique, noir, dwanien ?…) qu’un faux coupable fuyant la justice des hommes, se refusant à son sort et tenter de remettre seul le monde en ordre ?

Voilà l’Amérique telle qu’on se la représente quand elle nous fascine. Celle qui cultive l’individualisme, où un homme se fait, se corrige, convainc tout seul et en dépit de tout le reste.

Seul, ou presque, car de cet apôtre de l’individualisme (dernière voie possible vers la rédemption), un seul personnage peut encore se rabaisser à lui proposer son aide, à avoir une foi indécrottable en lui : la prostituée. Le stéréotype est un archétype qui a mal tourné ; l’art n’est donc pas dans la nature (du personnage), mais dans la mesure. Pour que ce soit réussi, il faut que la prostituée malgré sa fonction se comporte en princesse (en opposition avec les femmes bien comme il faut qui n’ont rien de respectable). Elle doit aimer sincèrement mais pas aveuglément, elle doit être honnête et loyale pour représenter le seul recours possible digne d’être employé par le héros… Bref, l’image d’une mère, d’une icône, d’une sainte (d’une madeleine trempée dans le ✝)… Oui, disons…, une mère dans les bras de laquelle on pourrait chercher du soutien, quand l’autorité nous écrase et nous assaille. Elle est là l’Amérique. La liberté en porte-jarretelles. Celle qui compromet ses fesses mais pas sa rectitude. L’Amérique qui se couche tôt pour faire dresser les hommes et qui, en dépit de tout, reste droite dans ses bottes. Derrière tout self-made-man qui s’amollit se cache une pute qui l’endurcit. Les prostituées aussi préfèrent le noir… Oui, l’Amérique dans ce qu’elle a de meilleure. Celle des Lumières de l’Ouest.


*Concept censé se rapporter à une chronologie du cinéma américain qui serait passé d’un cinéma des espérances à celui de la désillusion. On aurait d’une part un basculement du classique au moderne avec Citizen Kane (et avec pendant et surtout après la guerre toute une vague des films sur le désenchantement, parfois des séries B que cette critique française nommera « films noirs »). Et de l’autre, une renaissance du western après le classicisme fordien, autour de deux réalisateurs à la fois de films noirs et de westerns, Jacques Tourneur et surtout Robert Aldrich (de manière assez tardive, autre cinéaste de la transversalité, on pourrait citer Hawks, à la fois auteur de films de gangsters, de films noirs, de westerns classiques et de westerns modernes…, une transversalité à la limite de l’horizontale, prêt à se coucher pour un rien, ce qui fera de lui l’étendard couché de « la politique des hauteurs »). Ce concept de modernité dans le western (et pas seulement), est donc hérité de cette formidable critique française (en particulier les Cahiers du cinéma), qui aime ranger les films, les réalisateurs, dans des boîtes, y foutre des étiquettes, et donc faire, dans une sorte d’auto-discrédit, le contraire de ce qu’elle loue justement dans ces films soi-disant « modernes » ; à savoir, définir des couleurs primaires, distinctes, selon qu’un film ou un cinéaste entre dans tel ou tel cadre (en fonction aussi d’une période ou d’une interprétation éminemment personnelle des motivations ou des intentions d’un « auteur »). Car cette modernité serait précisément l’absence de manichéisme, l’incapacité à livrer au spectateur les contours d’une fable moralisante, l’image nette d’un héros sans faille. En fait, rien n’est moderne et rien n’est classique. Tout cela est mêlé depuis des lustres, et la dualité, le désenchantement, a toujours été une part importante du cinéma hollywoodien comme de n’importe quelle culture… Modernité, et ton cul…

Toute posture est une imposture. On commence par identifier des formes, à percevoir une dialectique derrière les images, on classe, et au final on ne comprend plus rien même si tout donne l’apparence d’une cohérence. Un monstre, point. Parce que dire que les Quatre Étranges Cavaliers possède à la fois les particularités du western et du film noir et qu’on en fait selon toute logique un « western noir », on a raison jusqu’à un certain point. Chercher à comprendre, c’est discriminer ; discriminer, c’est exclure, et exclure, c’est (se) tromper. À force de modeler une image de ce qu’on veut comprendre, on ne fait rien d’autre que constituer une image de ce qu’on veut voir. Un peu comme les faux souvenirs. Est-ce que parler de « western noir » définit et aide à situer le film ? Ça aide certainement à poser des concepts « durs » sur une perception du monde ou de l’esthétisme qui ne peuvent être que flous. À force d’identifier, on se fie à ce qu’on dit ou sait, et non à ce qu’on voit ou expérimente. Voyons donc chaque film, d’abord, comme une expérience unique. Les outils de classification peuvent servir et sont nécessaires, mais il ne faut pas s’en rendre esclave : les jalons, les mouvements, les définitions, sont d’abord des utilités, une fois qu’on les possède, il faut s’évertuer à s’en écarter pour voir à nouveau l’œuvre et non plus son modèle.

On ne peut pas s’émouvoir d’un certain relativisme qu’on décèle, ou croit déceler, à travers les images, l’histoire et son interprétation proposées par un cinéaste, et refuser ce même relativisme en imposant une interprétation unique de ces mêmes images. Aucune histoire du cinéma, aucune critique, ne peut se faire sans une très grande part de subjectivité. Toute notre perception de ces « œuvres montrées » est conditionnée par ce qu’on sait de l’histoire même du film, du tournage, du cinéaste et de ce qu’en ont déjà dit du film d’autres spectateurs ou des critiques. Une seule constance demeure : les malentendus, la mauvaise interprétation, l’analyse un peu présomptueuse, toujours légitime quand cela reste personnel, un peu moins quand on veut en faire une certitude pour tous. C’est bien de voir une œuvre et de tenter d’en traduire quelque chose, d’y trouver des correspondances avec d’autres œuvres et céder au petit jeu des influences ou des références, mais ce qu’on en tire ne sera jamais que ce qu’on en fait et au fond peu importe qu’on se mette le doigt dans l’œil, le tout étant de ne pas se convaincre que ce que l’on voit, croit ou sait, représente la réalité. Le film (et tous ces cinéastes ou ces films qui semblent nous rappeler la même chose, nous mettre en garde contre les leurres) ne dit pas autre chose. — Mais on n’est pas, ici, obligés de me suivre.


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Les 365 westerns à voir avant de tomber de sa selle

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Kazan et la chasse aux sorcières

— Kazan et la chasse aux sorcières —

Commentaire rédigé quelque part en 2015.

Comment regarder un film d’Elia Kazan aujourd’hui tout en sachant qu’il a été appelé à témoigner durant la Commission des activités antiaméricaines et qu’il a dès lors été catalogué comme « délateur » ?

On peut d’abord se dire que Kazan, non, n’a pas « participé à la chasse aux sorcières » et qu’il en a été, au contraire, victime, comme bien d’autres. Être obligé de dénoncer des petits copains pour continuer à travailler, et vivre avec ça toute sa vie, ce n’est pas “participer”. Il n’a rien initié. On peut ensuite affirmer que l’art est tout sauf politique… Tout dépend de quoi on cause. Faudrait pas inverser les rôles. Sans cette fêlure intérieure, et bien réelle, Kazan le reconnaît lui-même, un film comme Les Visiteurs ne se serait sans doute jamais fait, pas plus qu’America America. C’est le même débat avec Céline à un degré toutefois bien différent, ou avec Woody Allen pour d’autres raisons. Admettons qu’un type à qui on pose des questions à une commission soit un délateur, eh bien même si ce qui en résultera de son travail personnel est bien réel, cela en révèle finalement assez peu sur l’artiste. Un artiste est rarement peu recommandable. On peut tout à fait être un con fini et produire par ailleurs des chefs-d’œuvre. Et Kazan n’avait rien d’un con. Les limites dont on fait preuve face au harcèlement d’un pouvoir politique ne sont pas celles de sa probité, mais de sa résistance. Kazan en a fait des chefs-d’œuvre, des tas, en plus d’avoir initié par ses techniques d’acteurs un chemin sur lequel on est encore aujourd’hui. Se détourner d’un tel cinéaste, à la production si variée, aussi majeur, pour d’obscures raisons, c’est un peu incompréhensible. C’est curieux, quand il n’y a pas de politique, et je parle là de films, il faut toujours qu’on arrive à en voir quand même. On retrouve les mêmes restrictions concernant Naissance d’une nation (« film raciste ») ou Metropolis (« film nazi »…). Un film, il faut l’apprécier pour ce qu’il est, pas pour les merdes qui tournent autour, surtout quand les procès qu’on leur fait sont ridicules et anachroniques. Ce qui gagne dans l’histoire, ce qu’on retient, ce n’est toujours que le trait grossier d’un événement, d’une posture, alors que tout dans l’histoire n’est que zone grise. C’est pourtant ce que les meilleures histoires, les petites, celles qu’on trouve au cinéma, et celles que Kazan a racontées, nous montrent toujours. S’il y a un sens politique à l’art, il ne peut être que là. Il nous éduque. Encore faudrait-il qu’on en comprenne la leçon, qui va toujours dans le sens de la tolérance, de la mesure et du doute.

Encore un joyeux travestissement, ou une courbure, de l’histoire. Si on pose son regard aujourd’hui sur les années 50 sans en connaître, ou avant d’en connaître, le cinéma de l’époque, il est probable qu’à travers, par exemple, des livres d’histoire, ou des notes, des références, pour contextualiser ce cinéma et cette époque, on en vienne à la chasse aux sorcières, et alors le nom de Kazan apparaîtra. Il apparaîtra avant même de connaître l’importance du personnage dans le cinéma de cette époque. Les grosses lignes gagnent toujours. Alors, tout naturellement, parce que ce serait la seule chose qu’on connaît de lui, ou la première impression…, on aurait quelques réserves au moment de découvrir ses œuvres… On peut même craindre qu’on retraduise tout son parcours à la lumière seule de cet épisode malheureux. Spectateurs de l’histoire, et acteurs de l’histoire, seront malheureusement toujours prisonniers de cet étrange biais.

Le plus inadmissible, c’est que plus on s’écarte des événements, plus notre compréhension est faussée, trompeuses, floues, stéréotypées… L’angle ne cesse de se restreindre comme l’encart d’une fenêtre minuscule qui s’éloigne de nous et d’où bientôt plus rien ne peut filtrer sinon une image grossière et trompeuse… Relativisons donc ce que nous savons. Nous ne savons rien, nous ne voyons le réel qu’après son passage à travers le reflet de mille miroirs déformants. Quand l’image qui se présente à nous n’a rien de cohérent, comme c’est probable après un tel mâchouillage dans les trompes de l’espace-temps critique, on se mettra, par une sorte d’insidieuse persistance rétinienne, à en combler les trous… Tout cela en parfaite ignorance. L’histoire, la grande comme les petites, ne tolère pas le vide : quand il n’y a rien, ou plutôt quand on n’y voit rien, quand on ne sait pas, on s’arrange, pour voir et savoir, créer… C’est un principe qui nous rend les histoires plus efficaces au cinéma ou ailleurs en jouant sur les suggestions ; mais dans le réel, c’est une perception fautive dont chacun devrait apprendre à se méfier. Comme on apprend à se méfier des rumeurs, des virus informatiques, des arnaques, des biais cognitifs, des sophismes, de la rhétorique, des hoax… Ferions-nous l’effort ? La méfiance impose parfois le silence, la prudence, et dans un monde où il faut affirmer, prétendre, être catégorique, c’est peut-être trop nous demander. Nous ne faisons déjà pas cet effort quand il est question d’événements bien plus malheureux, ou pour tout ce qui tient aux « idées » ou aux « opinions » à la « politique »… pourquoi irions-nous douter, ou remettre en cause, ce que l’on sait de l’histoire des artistes… Après tout, désormais, cette histoire-là, parallèle à celles qu’eux nous écrivent, apparaît presque comme plus importante que la leur. Il n’y a donc aucun espoir. La vérité n’est pas ailleurs comme dit l’autre, elle est partout et on se refuse à la voir parce qu’elle nous pousse à l’inconfort et à l’indécision. Plutôt la récréer que se l’imaginer parcellaire, imparfaite, ou renvoyant l’image incohérente de ses trop grandes incertitudes.

Au fond, sans l’histoire, celle de la chasse aux sorcières, Kazan, c’est quoi ? Des films. Une méthode. Et c’est bien ça qu’il faut dire et préserver dans nos mémoires.

Kazan, c’est le savoir-faire de la mise en scène. Sur le plateau, pas seulement en jouant avec la caméra. Si on ne peut pas imaginer histoires aussi différentes que Sur les quais, Le Lys de Brooklyn, America America, Les Visiteurs, La Fièvre dans le sang, on peut y reconnaître la même sensibilité, la même tension, la même justesse et le même goût pour l’exploration de « l’âme » humaine. Le truc en plus qui fait que deux réalisateurs, avec le même scénario et les mêmes acteurs, feront deux films différents. L’avantage de Kazan, il est d’avoir commencé au théâtre où on sait qu’on peut proposer une multitude de visions différentes sur une même œuvre et où on se donne les moyens de peaufiner cette vision en répétition. Dans le cinéma classique des années 30-40, le montage se fait autour des dialogues. Avec Kazan, méthode stanislavskienne oblige, le montage se fait autour des situations, d’une ambiance (souvent réaliste). C’est un tournant essentiel à cette époque, similaire un peu au néoréalisme italien, et qui ira jusqu’à influencer le Nouvel Hollywood.


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La Fièvre dans le sang

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Superstar: The Karen Carpenter Story, Todd Haynes (1988)

Fraggle Rock

Superstar: The Karen Carpenter Story

Note : 4.5 sur 5.

Année : 1988

Réalisation : Todd Haynes

Avec : « Karen Carpenter »

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Rarement vu un film aussi perturbant. En 40 minutes, Todd Haynes (futur réalisateur de Loin du paradis) choisit de montrer la rapide ascension et la tragique fin de la chanteuse des Carpenters. Haynes va droit au but et commence par la scène où la mère du duo la retrouve inconsciente dans la salle de bains. Vu subjective, papotage guilleret de la mère avec cet affreux accent des bonnes familles californiennes pour qui tout est merveilleux… Jusqu’à la découverte du corps de sa fille.

La première impression est étrange. On se demande si on va pouvoir suivre 40 minutes de films en vue subjective. Et en fait, ce n’est pas du tout ça. Ce n’était qu’un procédé, le meilleur qui soit (assez flippant de choisir l’angle le plus choquant pour entamer une histoire), pour introduire la thématique du film et expliquer les raisons de la mort de cette star éphémère qu’était Karen Carpenter.

Haynes continue son récit avec un interlude explicatif sur ce qu’est l’anorexie. Plusieurs fois tout au long du récit le film s’attardera ainsi comme pourrait le faire un film documentaire ou un film éducatif digne de Badmovie.

C’est que Haynes est prêt à utiliser tous les effets pour faire rentrer le spectateur « au mieux » dans la tête de Karen, du moins comprendre la névrose dont elle était atteinte et dont son entourage n’était pas conscient.

On va suivre très rapidement l’ascension de Karen et de son frère Richard, tout en connaissant la fin. Il n’y a pas une seconde du film qui n’est pas tourné vers cette seule obsession : comment Karen Carpenter a-t-elle pu s’enfermer dans une telle névrose alors que tout lui réussissait ?

Le contraste de cette fin connue, dont on attend avec crainte les premières prémices, avec le ton toujours très enjoué de la famille Carpenter a la saveur de ces thrillers clairs à la Kubrick où la peur en est d’autant plus présente qu’on sait que quelque chose rôde, mais qu’on ne peut la voir. Elle n’est pas dans l’ombre, elle est juste là, sous la lumière, et on ne pourra pas l’identifier.

Superstar: The Karen Carpenter Story, Todd Haynes 1988 | Iced Tea Productions

Autre idée de génie de Haynes, c’est l’utilisation de poupées Barbie pour mettre en scène cette tragédie. Quand on décide de mettre en scène une telle histoire, on doit faire face à plusieurs écueils. Aucun acteur ne sera assez convaincant pour représenter un personnage connu de tous, aux multiplex talents, et surtout sans donner l’impression de faire une hagiographie. L’utilisation des poupées résout d’un seul coup tous ces problèmes. Haynes parvient ainsi à avoir la distanciation nécessaire pour trouver son sujet. Mieux, les poupées apportent ce même contraste qu’on retrouve partout dans le film pour saisir la dangerosité et l’imposture des apparences. Ces personnages qu’on entend, tout mielleux, tout plein de bonnes intentions, sont en effet flippants de bêtise. Et leur donner cet aspect figé des marionnettes ne fait que renforcer cette idée de dichotomie entre ce qu’on voit, et ce dont on peut craindre.

Même chose pour la musique. La musique des Carpenters est mièvre, pleine de bons sentiments, toujours joyeuse. Ça contraste avec la tragédie qu’on connaît. C’est comme sucer un bonbon au cyanure.

D’ailleurs, à cause de cette musique, un effet auquel n’avait pas prévu Haynes va encore s’ajouter pour augmenter encore plus les contrastes et l’impression d’étrangeté du film. Le réalisateur n’ayant pas demandé les droits pour l’utilisation de ces musiques, Richard Carpenter a porté plainte et a eu gain de cause : le film a été interdit. Le film a dû circuler en douce depuis le temps, devenant au passage un film culte, et est désormais disponible sur Youtube.

De fait, la qualité de l’image est assez médiocre, certains lettrages sont difficiles à lire, et l’effet « film étrange sorti de nulle part » n’en est que renforcé. On a l’impression de voir un film perdu et miraculé.

Imaginez que la civilisation humaine disparaisse, qu’il ne reste pratiquement rien de notre passage, et puis, des petits hommes verts viennent sur Terre et trouvent une K7 de n’importe quel film. Pour eux, les hommes peuvent bien être des poupées Barbie, ça ne changera pas grand-chose. Eh bien, c’est un peu l’impression que laisse ce film en jouant avec ces extrêmes.

Aucune idée si Haynes voulait traiter le sujet de l’anorexie en faisant ce film, s’il trouvait cette histoire touchante et tragique, s’il voulait dénoncer les excès de la dictature de l’image. Malgré tout, il reste suffisamment distant pour laisser toutes les interprétations possibles. J’ai même vu des commentaires le trouvant drôle. Pour moi, c’est une tragédie moderne, parfaitement mise en scène.

La mise en scène, justement. J’ai été particulièrement impressionné par la maîtrise d’Hayes dans le montage des plans, des séquences (il arrive même à intégrer un certain nombre d’idées et de plans très “expérimentaux” qui passent malgré tout très bien la rampe parce qu’il n’en abuse pas et qu’on comprend que ça participe à la création d’une atmosphère), des mouvements de caméra, de l’utilisation de la lumière.

Et c’est merveilleusement bien écrit, si toutefois on comprend qu’il y a une sorte de second degré, légitimé par l’entrée en matière du film qui révèle tout net le sujet du film (l’anorexie) vers quoi tout le récit tend. C’est un ton qui n’est pas forcément facile à trouver. Il aurait pu être tenté de forcer le trait en demandant aux acteurs de jouer également avec à l’esprit une forme de second degré. On serait tombé dans la force, le mauvais goût. Or, ici ce qui frappe, c’est le côté thriller, bien flippant. Haynes n’a pas envie de rire. Oui, ces gens sont cons, inconscients, à la recherche de la gloire, mais il ne les juge pas, il ne fait que décrire certains maux de l’Amérique des années 70, et même encore d’aujourd’hui (même si on sent bien l’atmosphère très insouciante de ces années, mais d’une certaine manière, là aussi, on sent la fin des trente glorieuses…). Et s’il le fallait encore, le film enfonce le clou pour expliquer les ravages de cette maladie mentale qui, semble-t-il, avant la mort de Karen Carpenter était peu connue.

40 minutes, ce n’est pas long, et c’est absolument à voir.


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Traffic in Souls, George Loane Tucker (1913)

The White Slave Dictagraph Device

Traffic in Souls

Note : 3.5 sur 5.

Année : 1913

Réalisation : George Loane Tucker

Si on considère souvent Griffith comme seul grand innovateur des premières techniques du cinéma, c’est plus par une lâche nécessité de simplification de l’histoire. De la même manière, on ira dire que les Lumière ont inventé le cinéma (pour avoir inventé le « Cinématographe »). Oui non, on ne dépose pas de brevet pour des idées, elles sont donc dans l’air et tout le monde s’en empare (et à cette époque, même quand on a la propriété d’une histoire ou d’un procédé technique, on n’est pas à l’abri de vols). Et si certains innovateurs ont plus de talent que d’autres, cela ne signifie pas pour autant qu’ils soient les « auteurs » des techniques qu’ils seront peut-être les meilleurs à employer dans des films par conséquent plus en vus. Edwin S. Porter, ainsi, le réalisateur du premier western, parfois crédité comme étant le père du montage narratif, n’avait rien d’un artiste, encore moins d’un raconteur d’histoire, et ses deux films « majeurs » de 1903 proposent des techniques inabouties (faux raccords, on dirait aujourd’hui). Ainsi, si Griffith est sans aucun doute un maître dès qu’il est question de montage alterné (cross-cutting), qu’il en a fait une marque de fabrique, on cite souvent Naissance d’une nation comme étant à la fois le premier film employant cette technique (ce qui est très largement faux) mais aussi le premier long métrage (voire parfois le premier film narratif). Là encore, c’est une simplification qui permet de poser des pierres bien rangées comme des menhirs comme si l’histoire s’écrivait en toute logique prête à être retranscrite dans les almanachs. Les Italiens produisaient déjà des grandes fresques, et donc ce Traffic in Souls, précédent de deux ans Naissance d’une nation, en est bien un autre exemple.

L’aventure d’un Griffith, c’est sa signature. Tout ce qui apparaît alors dégriffé apparaîtra quelques décennies plus tard sans valeur…

Concernant les Italiens, on aime aussi à imaginer qu’ils ont inventé le travelling avec Cabiria. Bref, on n’en a jamais fini. Qu’on soit propulsé dans l’Antiquité et on verra peut-être qu’Homère n’était qu’un des nombreux aèdes à avoir du talent, et qu’on soit propulsé le 15 juillet 1789 à Paris et on pourra toujours s’amuser à demander à des passants s’ils savent ce qui s’était produit la veille, ils hausseront les épaules comme on le fait aujourd’hui quand un ministre doit démissionner parce qu’il n’a pas déclaré ses impôts… Qui fait quoi, quand comment et quelle trace cela va-t-il laisser dans l’histoire ?… Il faut rester prudent avec les interprétations de l’histoire. Parce que dans dix siècles, on ne sera peut-être pas loin de dire que le Titanic de Cameron devait son succès à son caractère écologique et que la médiocrité de sa production était le signe de son respect pour les fonds marins encore préservés au XXᵉ siècle (hein, quoi ?).

Que trouve-t-on donc dans ce long métrage, tonton ? Eh bien, du montage alterné à gogo ! C’est tellement insensé qu’on s’y perd un peu. En effet, l’affiche se vante même d’avoir 700 scènes et 600 acteurs. Ça commence comme un Altman, on se trimbale gentiment entre différents personnages, façon chronique sociale. Et puis, ça tourne à la série B, avec la présentation de pratiques plutôt douteuses pour tromper des jeunes filles et en faire des prostituées. On s’en serait douté, Besson n’a rien inventé quand il a fait Taken, ne remettant au goût du jour qu’un vieux thème déjà très populaire au début du XXᵉ siècle, la traite des blanches (un film de 1910 danois, The White Slave Trade, mettait déjà en scène ce sujet par exemple — film cité dans l’excellent documentaire britannique, Cinema Europe : The Other Hollywood). Difficile de savoir si le procédé mettait en émoi les producteurs de la côte est à l’époque, mais on semble bien ici assister à une certaine surenchère dans le procédé. C’est haletant, certes, mais trop justement. Le cinéma comme formidable vecteur de la rumeur et des légendes urbaines.

Pour le reste, le jeu est déjà très réaliste. En revanche, la réalisation est statique (comme tout à l’époque semble-t-il, un peu comme les mouvements de foule sur le Pont Neuf le 15 juillet 1789). On ne s’embarrasse pas : on filme les décors toujours avec le même angle, face caméra et pratiquement toujours à la même distance. Une distance qui me semble toutefois plus proche des films de Feuillade de la même époque puisqu’on reste systématiquement dans des (bien nommés) plans américains (mi-cuisse).

Autre curiosité innovationnée dans le film, le « dictagraph ». Ça sent le placement de produit (à moins que l’objet ait été très répandu à l’époque…) mais si on croyait encore que la tablette électronique était une invention contempourelle, il faut jeter un œil au film rien que pour ce gadget des plus surprenants.


 

Traffic in Souls, George Loane Tucker 1913 | Independent Moving Pictures Co. of America (IMP)


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Samouraï, Kihachi Okamoto (1965)

Noir Leone

Samouraï

Note : 5 sur 5.

Titre original : Samurai

Année : 1965

Réalisation : Kihachi Okamoto

Avec : Toshirô Mifune, Keiju Kobayashi, Michiyo Aratama, Yûnosuke Itô, Eijirô Tôno, Tatsuyoshi Ehara

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Formidable combinaison entre chambara, film noir, western spaghetti, tragédie identitaire…

Le film commence par une embuscade avortée à la porte de Sakura par un groupe de samouraïs visant l’assassinat du premier ministre Ii Naosuke. Cet échec va mener à une seconde embuscade, qui, elle, aboutira : l’Incident de Sakuradamon (sans doute moins connu que l’histoire des 47 Ronins). Tout l’intérêt ici est de travestir l’histoire en faisant intervenir des personnages et des incidents non répertoriés dans les livres d’histoire. Pendant tout le film, un scribe, ou historien officiel, est chargé de retranscrire par le chef des conspirateurs les événements qui feront rentrer le groupe dans la postérité. Et quand certains événements ne leur sont pas favorables, on réécrit l’histoire.

Idée géniale à la fois pour légitimer la possibilité d’une autre version de l’histoire (qui n’est qu’un prétexte à inventer de nouveaux personnages, en particulier celui de Toshiro Mifune, ou pour rappeler une nouvelle fois que ce ne sont jamais que les puissants et les vainqueurs qui l’écrivent, l’histoire), pour faire rentrer le public japonais dans un contexte historique qu’il est censé connaître (en tout cas plus qu’un public occidental), mais aussi parce que c’est de l’or pour construire une histoire épique, les déclamations de ce scribe servant tout au long du récit à intervenir pour expliquer le contexte ou accélérer l’action comme le ferait un coryphée dans le théâtre antique ou une voix off dans un péplum.

On pourrait toujours dire qu’il n’y a rien de naturel dans le récit du scribe, mais c’est justement cette grandiloquence, cette déclamation saccadée, presque criée, qui fait rentrer le spectateur dans une histoire épique. On sent donc ici toute l’influence du théâtre japonais. C’est précisément ce qu’est un jidaigeki. Pas seulement un film en costume, mais avec un style de jeu bien particulier (en dehors des films de Mizoguchi, plus réalistes). On le voit dans la première scène entre Toshiro Mifune et Keiju Kobayashi : ils discutent en marchant dans les couloirs de la résidence du chef de clan, et leur jeu n’a rien de naturel. L’idée est bien d’incarner des héros, des caricatures, et les répliques sont dites de manière outrancière. Mais c’est cette distanciation qui donne du souffle à la fable. Pourquoi se soucier de réalisme ? L’idée, ce n’est pas de rabaisser des héros à la condition de simples hommes, mais au contraire de les élever au rang de demi-dieux. L’acteur ne prétend pas incarner un personnage : il se met derrière comme un marionnettiste sans souci de cacher les artifices de son jeu.

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Samouraï, Kihachi Okamoto 1965 | Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company

Cette première scène d’ailleurs n’est pas sans rappeler l’introduction, également très théâtralisée, de Kill, que Kihachi Okamoto réalisera quelques années plus tard. L’unité de lieu y fait pour beaucoup. Le récit n’est une suite que de contractions et de distension du temps. Au début, pesant, pour insister sur l’attente, l’incertitude, et ensuite, rapide. On retrouvera le même principe dans la scène finale, et trois ans plus tard dans l’introduction d’Il était une fois dans l’Ouest. L’ajout du personnage de la serveuse, outrancièrement aimable, insouciante, vient en contrepoint avec l’atmosphère lourde de la scène qui ne fait que la renforcer.

L’utilisation de la neige dans ces deux scènes d’introduction et de conclusion offre des images saisissantes (et c’est pourtant semble-t-il un fait historique : voir le lien en fin de commentaire). La neige donc, au début et à la fin ; et tout du long, une pluie incessante. Même quand on ne la voit pas, on l’entend tomber dans chaque scène, ce qui là encore ne fait que renforcer l’atmosphère apocalyptique du film. Et il s’agit bien de la fin d’un monde. L’Incident de Sakaradamon est au cœur du Kakumatsu, cette courte période de chaos succédant à l’arrivée des navires américains au Japon et mettant fin à son isolationnisme. L’une des dernières phrases d’Ii Naosuke avant de mourir, sera d’ailleurs révélatrice : « C’est la fin du Japon, la fin des samouraïs ».

Une fois que l’assassinat est reporté, le film se propose donc de revisiter l’histoire. Si on est Japonais, on sait parfaitement comment doit s’achever le film : par la réussite des conspirateurs dans leur entreprise. L’intérêt n’est donc plus politique et lié à ce seul souci de tuer le ministre (c’est bien cet aspect trop « historique », plan-plan qui m’ennuie dans l’histoire des 47 Ronins), mais de proposer une « petite » histoire à l’intérieur de la « grande ».

Si le plan des conspirateurs a échoué dans un premier temps, c’est que le ministre en avait été informé. Il faut donc trouver le traître qui se cache dans leurs rangs. La dynamique du film vient alors s’articuler autour d’une enquête jouant sur les différences de points de vue. Le personnage de Mifune et celui de Kobayashi apparaissent très vite comme les suspects principaux. On est amené à les connaître à travers l’exposé d’un enquêteur, d’un témoin, d’un ami. Chaque scène d’interrogatoire se transforme alors en flashback. On pourrait être autant dans Rashomon, Barberousse que dans un bon film noir. La même quête de la vérité (idéal pour le « récit épique » : la pièce épique par excellence étant Œdipe roi, qui est une enquête sur les origines), les mêmes mensonges, et surtout la même fascination pour ces tranches de vie racontées. Il faut comprendre les motivations de Mifune et Kobayashi à rejoindre le clan, et pour cela, on doit raconter leur histoire. Celle de Kobayashi, loin d’être une fausse piste, les mènera finalement au véritable traître, et sera surtout le prétexte, cruel, donné à Mifune pour prouver sa loyauté envers le clan…

Samouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (1)_saveurSamouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (3)_saveurSamouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (4)_saveur

Comme dans Œdipe, ce qui était d’abord une enquête pour résoudre un problème d’ordre général (le traître parmi le groupe), se transforme en une quête personnelle sur les origines. Mifune ne connaît pas son père, et comme dans toutes les familles monoparentales…, ça pose problème. Du pain béni pour l’acteur qui peut jouer son personnage favori de bougon crasseux. Seule différence avec la pièce de Sophocle, c’est le chef de clan qui mène ici l’enquête. Mifune s’est depuis un moment résolu à ne pas connaître son père. C’est donc ce chef qui va découvrir la réalité de ses origines… La dernière demi-heure met ainsi en concurrence deux aspects de la trame, que le chef de clan voudrait éviter de se voir réunis. La petite histoire ne peut devenir la grande. Et cette histoire est bien cruelle. Mifune ne connaîtra jamais la vérité. À l’image de la vérité cachée par le scribe obéissant à son chef…

La morale est claire : si on connaît les événements majeurs d’une histoire, on ne peut en mesurer tout le poids, comprendre les enjeux, et saisir les ambitions ou les histoires personnelles qui se cachent derrière chaque individu. Ce qu’on connaît de l’histoire est toujours la part émergée de l’iceberg. Le ministre a été tué, c’est un fait indéniable. Pour le reste, il suffit d’un nom barré, d’un incident évincé, pour que les raisons et motivations cachées derrière un tel acte demeurent un mystère. Cette image finale du film, qui est probablement bien ancrée dans l’imaginaire nippon*, celle de Mifune, héros hypothétique, oublié, rayé des livres d’histoire, se trimbalant glorieusement avec la tête du ministre au bout d’une pique, c’est un peu le symbole de nos craintes concernant tous les acquis qui nous précèdent : et si nous aussi ne nous trimbalions pas sans le savoir avec la tête de notre père sur une pique ? Derrière chaque événement de l’histoire se cache une ombre, un doute, des héros oubliés, des livres d’histoire trafiqués. Qu’un chambara parvienne, tout en nous proposant des scènes de katana d’une belle inventivité, à nous questionner sur le sens de l’histoire, sur la nature des héros, c’est plutôt jouissif et inattendu. Du spectacle, et du sens.

* L’incident de Sakuradamon (1860) (soierie)

Incident de Sakuradamon (1860)


Samouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (5)_saveurSamouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (6)_saveurSamouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (7)_saveurSamouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (8)_saveurSamouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (9)_saveurSamouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (10)_saveurSamouraï, Kihachi Okamoto 1965 Mifune Productions Co. Ltd., Toho Company (11)_saveur

Le Fils du pendu, Frank Borzage (1948)

La Nuit du tueur

Le Fils du pendu

Moonrise

Note : 4 sur 5.

Titre original : Moonrise

Année : 1948

Réalisation : Frank Borzage

Avec : Dane Clark ⋅ Gail Russell ⋅ Ethel Barrymore

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Un film noir dans les marécages de Virginie, ça change un peu des trottoirs des grandes villes. Sublime histoire sur la culpabilité, sur ce qu’est la culpabilité. On a presque affaire à une tragédie grecque. Le personnage principal doit porter le fardeau de la culpabilité de son père, et très vite la sienne. On se demande si ce n’est pas une sorte de fatalité…

Le discours est parfois un peu trop souligné, mais c’est pour la bonne cause. De la nécessité d’accepter ses fautes, d’y répondre devant la société, pour devenir un homme, tout simplement.

L’un de ces films sans réel méchant. L’opposant, il est à l’intérieur même du héros, et c’est lui-même qu’il va devoir affronter. Tous les autres n’ont que de la bienveillance à son égard. Et pourtant…

L’histoire est d’une grande simplicité pour laisser le sujet au centre de tout. Mais elle n’en reste pas moins efficace. On peut parfaitement suivre le film n’en ayant rien à faire de la quête « spirituelle », introspective ou humaniste du héros. C’est des plus classiques : un meurtre, un coupable, une « enquête ». Pas de mystère, on sait qui a tué, et comment, parce qu’on a vu la scène dans le premier quart d’heure du film. L’intérêt est ailleurs, bien sûr. Comment vivre avec la culpabilité. Comment nous, spectateur, le jugeons en fonction de ce que nous avons vu, tout en imaginant ce qu’on aurait pu penser, dire, préjuger de lui en sachant juste : c’est lui qui l’a tué ! La simplicité a souvent le mérite d’aller à l’essentiel, et c’est ce qui est parfaitement réussi dans ce film. Parler simplement d’un thème universel, intemporel et profondément complexe.

Seuls le cinéma ou la littérature peuvent offrir au public la possibilité d’adopter ainsi le point de vue d’un criminel, et par la force des choses, entrer en empathie avec lui. Ce que la société a renoncé à faire ou à comprendre, l’art le peu, parfois. Malheureusement, cette ouverture d’esprit ne perdure jamais en dehors du film. Est-ce que l’art peut adoucir les mœurs, nous rendre plus à l’écoute des autres, nous apprendre à nous méfier des jugements tout faits ? Non, ou rarement. Si le cinéma par exemple est politique comme le prétendent certains, il a tout comme eux (les politiques) démontré son impuissance face aux grands défis du monde. La masse a toujours raison, et la masse va au plus simple. Derrière le paravent de la culpabilité se cachent des causes qu’il ne faut surtout pas dévoiler, et la culpabilité doit se présenter, évidente, comme un grand panneau dédié, seul, à la faute jugée. Les dieux grecs n’ont rien inventé, ce sont les hommes qui avaient tout intérêt à voir une logique dans ce que tout coupable suive finalement l’héritage d’une lignée que tout accable. Cet aspect mystique (et mythologique) a disparu, mais persiste encore en nous cette facilité de penser que si un homme se rend coupable d’un crime, c’est qu’il était profondément et intrinsèquement mauvais, suggérant ainsi que son crime ne ferait que révéler sa véritable nature, et que s’il fallait alors le condamner, ce serait moins pour ce crime que l’on juge, mais bien pour ce qu’il est.

Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer ? C’est précisément ce qu’ont fait les hommes, et ils ne se sont pas contentés d’inventer un dieu, ils se sont aussi toujours chargés de créer les monstres qui vont avec. La culpabilité d’un seul, c’est l’assurance pour la masse de se savoir à l’abri des soupçons. Confondre les monstres, puis les achever, c’est donner en quelque sorte la preuve de son innocence. Les sacrifices humains ont toujours existé ; les monstres qu’on exécute en notre nom, c’est moins sûr. Les monstres, on les fabrique et on les brûle. La masse ignore que s’il y a une fatalité de la culpabilité, elle en est directement responsable. On ne se rend pas coupable d’un crime par nature ou par goût, mais parce que les circonstances, la société, la masse, nous y contraignent. Cela pose la question de la responsabilité face à ses actes, et certains craindraient y voir là un prétexte à dédouaner les coupables ; pourtant le film montre bien le contraire : si Danny est coupable, il doit non seulement être jugé pour son acte et son acte seul, mais Danny doit aussi accepter sa responsabilité et se livrer à la police. Mais qu’on soit en empathie ou non avec un tel personnage déterminera le jugement qu’on se fera de cet acte final de soumission : si, grâce au film, on peut voir cela comme un geste noble, une fois qu’on s’interdit toute empathie (mettons, dans la réalité), on ne sait y voir autre chose qu’un acte d’une grande lâcheté. L’art montre l’autre côté des choses, mais dans la vie, c’est à chacun de faire l’effort de voir derrière les apparences ; et alors, les lâches, on sait de quel côté ils se trouvent.

À noter que le cinéma usera souvent du même artifice narratif pour arriver à faire entrer le spectateur en empathie avec ces « monstres ». L’utilisation d’un personnage féminin et de son amour. L’astuce est facile, mais efficace : si des femmes charmantes peuvent s’attendrir pour ces bêtes cruelles, c’est donc qu’elles doivent aussi avoir un bon fond. Un biais bien connu, et un argument à double tranchant. Parce que si dans une histoire, on se laisse facilement prendre la main et croire à un tel amour, dans la vie, on préférera longtemps ne pas y croire. Pire, quand il n’y en a aucun et que le criminel fait face seul à ses juges, son isolement jouera toujours contre lui.

La mise en scène de Borzage est parfaite. Le film noir s’inspire souvent du cinéma expressionniste. Ombres, mouvements de caméra, décors, tout donne une atmosphère particulière au film. On pense tout de suite à La Nuit du chasseur ou aux Amants crucifiés. Les marécages ont du bon.


Le Fils du pendu, Frank Borzage 1948 Moonrise | Chas K. Feldman Group Productions, Marshall Grant


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Les Indispensables du cinéma 1948

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Les Dimanches de Ville d’Avray, Serge Bourguignon (1962)

Les Amoureux buissonniers

Les Dimanches de Ville d’Avray

Note : 5 sur 5.

Aka : Sundays and Cybele

Année : 1962

Réalisation : Serge Bourguignon

Avec : Hardy Krüger, Patricia Gozzi, Nicole Courcel

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Chef-d’œuvre.

La première chose qui saute aux yeux, c’est à quel point la jeune actrice rayonne tout au long du film. Ce n’est pas une de ces enfants stars qu’on manipule comme une marionnette, reproduisant à envie ce qu’on leur demande de manière un peu trop désincarnée. Malgré l’intonation très enfantine qui en agacerait plus d’un, elle joue comme les adultes, avec la précision des adultes… et leurs libertés. Certains directeurs d’acteurs préfèrent laisser une grande liberté aux jeunes acteurs pour voir ce qui en sortira, ça paraîtra toujours naturel. Or ici, les dialogues sont écrits, aucun doute là-dessus, et elle les dit avec une grande justesse, assez rare chez les adultes. Et plus important encore, elle respecte le ton du film, lui donne peut-être, parce qu’on est loin du naturalisme. On serait plutôt plus près du réalisme poétique de Carné-Prévert. Et le sens poétique, elle l’a.

Le scénario est parfait. Un sujet plus subversif que le ton du film ne pourrait laisser paraître. Curieusement, j’ai la même impression qu’à la fin de The Ox-bow Incident, avec cette nécessité que nous avons tous à devoir juger, nous faire une opinion arrêtée sans en mesurer les conséquences. Le scénario use parfaitement des ellipses tout au long du récit pour éviter dialogues et séquences inutiles. La présentation des personnages se fait naturellement, sans forcer, comme n’importe quelle rencontre fortuite où on évite d’assaillir son interlocuteur de questions pour le découvrir. C’est préférable de découvrir au fur et à mesure, en fonction des situations. Ainsi ici, pour l’un et l’autre, on ne dispose que de quelques informations. Le passé de la gamine sert de moteur aux discussions, mais le passé de Pierre, qu’on sait forcément lourd, on ne le connaît pas plus que lui, et tout ça reste anecdotique. Ce qui compte, c’est bien la situation présente, de deux êtres échoués et rebelles qui par le plus grand des hasards se sont rencontrés.

La mise en scène ? C’est une énigme. Précise, audacieuse tout en sachant rester invisible, et encore, la poésie. Des mouvements de caméra bien pensés, de magnifiques fondus enchaînés ; et puis, ce choix de se concentrer uniquement sur ces deux personnages au point parfois de se désintéresser totalement du reste comme dans cette scène dans un café où les deux protagonistes sont les seuls clients, perdus dans l’obscurité, comme dans un rêve… Que s’est-il donc passé ? Qu’a fait Serge Bourguignon par la suite ? Qui connaît seulement son nom ?

Si le film est peu connu et rarement diffusé, les raisons en sont évidentes. Rien ne va dans son sens en dehors de la qualité intrinsèque du film. Pas de star dans l’équipe (tout juste Maurice Jarre à la musique). On est dans les années 60 et ce film n’est clairement pas un film de la nouvelle vague ou un film populaire. Et bien sûr, oui, le sujet peut faire peur. Il questionne pourtant ce qu’est l’amour. Pour soi, on est toujours prêt à croire aux amours platoniques ; mais quand il s’agit des autres, on se fait naturellement plus suspicieux. Le film questionne donc le regard qu’on porte sur les autres, à la sexualité des autres (peut-être croire encore une fois à un amour platonique entre une gamine et un ancien soldat ?) et finalement, sur les monstres, ces individus en marge qui attirent l’œil sur leurs différences tellement évidentes qu’elles ne peuvent être autre chose qu’une provocation. C’est un peu comme si on revisitait le mythe de Frankenstein et que la gamine qui joue au bord de l’eau, au lieu de prendre peur en voyant arriver la créature, faisait copain-copain avec elle… On ne peut pas, et on ne veut pas le croire. Le monstre, et peut-être encore plus quand un peu plus de dix ans après la guerre celui-ci a l’accent allemand, doit confirmer ce que suggère son apparence. Quelques regards portés en même temps sur ces “égarés” suffisent à faire naître des suspicions sur eux et à les faire basculer de l’autre côté du champ de l’acceptable : quoi qu’il arrive, il ne faut pas laisser les doutes en suspens, qu’ils se pendent ou qu’on les tue, mais qu’on ne les laisse pas ainsi se pavaner avec leurs différences suspectes et leur monstruosité. Tout doit rentrer dans l’ordre, et eux sont, peut-être malgré eux, des perturbateurs…

Tout du long, le spectateur est tenu sur une corde et mis au défi, non pas de sauter, mais de les juger. C’est plutôt évident : « Vous voulez juger cet homme que vous connaissez à peine ? vous le condamneriez pour quelque chose qu’il n’a pas encore fait ? le croyez-vous réellement capable de faire ce que vous seul avez en tête ? réfléchissez, la gamine est-elle en danger avec lui ? le doute, le… principe de précaution, justifie-t-il qu’on les sépare ? » On tangue, on cherche un équilibre sur cette corde. Et on échappe encore moins à ces interrogations que les deux amis de Pierre se les posent aussi. Qui est au centre de la piste du cirque des horreurs ? Les deux monstres ou les spectateurs voltigeurs ? Pour Carlos, Pierre n’est qu’un enfant, et il n’y a rien de mal dans cette relation. Évidemment, c’est son meilleur (et unique) ami. Bernard, lui, appelle la police aux premiers doutes. Normal, il n’est pas si proche, et est plus intéressé par Madeleine, la première femme à avoir secouru Pierre… et s’il se trompe, il a plus à perdre que Carlos. On peut bien se balancer sur notre fil tant qu’on veut, on ne décide pas de sauter le pas. Ce sont les circonstances, les situations de chacun qui va déterminer la réaction de chacun. Pas la morale propre à chacun, pas la réflexion ou la compréhension. Le meilleur ami, soit il pardonne plus facilement, soit il est aveugle. La vague connaissance, intéressée par autre chose, plus préoccupée par sa petite personne, fera moins preuve d’empathie (ou d’illusion), et n’hésitera pas à risquer le faux jugement par simple principe de précaution. Face à un dilemme, ces deux-là choisissent. Différemment. Le spectateur, lui, reste accroché à son fil dans le vide, incertain et branlant.

Il n’y a pas de vérité, sinon qu’à travers la perception forcément tronquée de chacun. La fin est presque languienne (celui de Fury) : l’injustice est la règle. Essaie juste de juger, essaie… Tu n’y arriveras pas.

Trop délicat, donc, à proposer à un public. Il faut pouvoir défendre un film, un personnage, un monstre. Et on ne peut pas, parce qu’on ne sait pas. Hier, probablement impossible dans une société bourgeoise et catholique ; aujourd’hui, impossible à cause de la peur du pédophile, sorte de Jack l’éventreur des temps modernes, ou de père fouettard pour les parents. La bonne conscience au-dessus de tout. Dans une société où la responsabilité est à la fois partout et nulle part, il faut toujours trouver la meilleure façon de s’en dégager. C’est pour ça qu’on a inventé les notions de risque zéro (« qui n’existe pas ») et de principe de précaution. Chacun finit par en faire une règle pour soi. Un peu comme dans Minority Report où on arrête les délinquants ou les criminels avant qu’ils n’agissent. On ne juge plus, on préjuge. Le pouvoir de la foule. Le pouvoir des apparences. Vive la République.

Mieux vaut rester sur son fil. Quitte à tanguer, et tanguer encore…


Les Dimanches de Ville d’Avray, Serge Bourguignon 1962 | Fidès, Les Films Trocadero, Orsay Films

The Chase, Yoshitarô Nomura (1958)

Noir rosée

The Chase

Harikomi

Note : 4.5 sur 5.

Titre original : Harikomi

Année : 1958

Réalisation : Yoshitarô Nomura

Avec : Hideko Takamine, Minoru Ôki, Takahiro Tamura, Seiji Miyaguchi

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Difficile à cataloguer. Je le répète assez souvent, j’adore particulièrement les « antifilms ». Antiwesterns, antifilms de samouraï, films antimilitaristes, et donc ici quelque chose qui s’apparenterait à un antifilm noir. C’est doux, c’est frais, c’est fragile…, alors allons-y pour une définition de « noir rosée ».

« Voici le trou, voici l’étiquette, savourez.

Tandis qu’à l’étage deux cops de garde jouent aux dés

En épiant en face la matrone bourrue, savourez… »

Nous voilà comme dans un Hitchcock. Le sujet fait penser à Fenêtre sur cour : un criminel est en fuite et deux flics sont chargés de guetter son retour en face de la maison de sa maîtresse. Seulement rien ne se passe. Dans le film d’Hitchcock, le personnage de James Stewart remarque rapidement des scènes intrigantes, la tension ne fait que monter ; on est comme dans un mauvais rêve. Ici au contraire, tout est clair, lumineux : petit village de campagne, la chaleur moite de l’été, la blancheur des ombrelles, le calme et l’ennui des soirées où rien ne se passe. Tout semble pur, ordinaire, comme le caractère de cette femme dont on imagine mal qu’elle puisse être liée à un dangereux criminel. Forcément, c’est Hideko Takamine.

Le film joue avec les codes du film à suspense en proposant un contexte et un environnement plutôt inattendus pour un tel sujet. Hitchcock disait que le choix des acteurs était la plus grande part de son travail de directeur d’acteur. Et que l’utilisation des stars avait un avantage : en plus d’attirer la sympathie immédiate du spectateur, on profitait du souvenir qu’on avait d’eux dans les autres films. Ici, c’est évident : le choix d’Hideko Takamine doit ne laisser aucun doute sur la probité de son personnage, et donc accentuer l’impression que si rien ne se passe, c’est que les détectives ont été envoyés sur une fausse piste. Pourtant, sachant cela, on sait bien que ça ne prépare qu’à un renversement spectaculaire où les masques tomberont enfin, sinon il n’y a pas de film.

The Chase, Yoshitarô Nomura 1958 Harikomi | Shochiku

Regarder sans être vu, c’est déjà être dans la suspicion. Plus on attend, plus on doute, plus ce qui apparaissait anodin commence à devenir suspect, et plus ce qu’on croyait être sans reproche finit, faute d’éléments concrets, faute de preuves ou d’indices, par être sujet à nos fantasmes (aux deux détectives comme pour nous, puisqu’on adopte le point de vue des voyeurs). Si on ne voit rien, c’est forcément qu’il y a quelque chose !… Un suspense déterminé non pas par l’action, mais par l’absence d’action, par la déraison, le fantasme et les apparences. C’est la puissance du cinéma : montrez un personnage qui en suit un autre et immédiatement la suspicion naît. Et l’utilisation constante du montage alterné en champ contrechamp entre le voyeur et sa cible donne à chacun de ces contrechamps une forte impression de subjectivité (le contrechamp n’est jamais neutre, on cherche comme le voyeur à repérer le détail qui viendra tout d’un coup confondre la cible). Feuillade avait déjà utilisé le procédé dans Fantomas : la poursuite sans être vu, ce fantasme parmi les fantasmes, est particulièrement cinématographique et fera toujours recette. Même sans menace réelle, il suffit donc d’utiliser ce qui est devenu un code, pour suggérer le danger. Et retarder toujours plus longtemps l’échéance d’un dénouement. Mieux, plus qu’un simple suspense où on ne se questionne pas sur la nature de l’événement redouté mais plutôt sur l’instant où il va se produire, ici, non seulement on craint l’instant de ce dénouement, mais la crainte est en plus renforcée par le fait qu’on ne sait pas réellement ce qu’il faut craindre. On n’a jamais aussi peur que face à un danger dont on ignore la nature exacte.

Le film possède un autre procédé de suspense détourné. Hitchcock s’amusait à dire qu’il filmait les scènes d’amour comme des scènes de crime et les scènes de crime comme des scènes d’amour. Si tant est que ça veuille bien dire quelque chose, on pourrait appliquer ce principe au film. Les scènes dédiées à la détente, aux souvenirs et aux conflits amoureux, se passent dans l’obscurité de la nuit. La nuit n’inspire aucune méfiance. Les scènes de poursuite, elles, sont en plein jour : au lieu de voir un détective suivre un criminel, on a plutôt l’impression de voir un type suivre une jolie fille qui lui plaît… Le dénouement aussi se fera en plein jour. Et surtout, la nature des relations entre les deux « amants », la dangerosité supposée du fugitif, tout ça se révélera bien désuet éclairé par la lumière du jour. En adoptant alors le point de vue des fuyards, tout comme le détective qui les épie, on comprend leur situation, leurs motivations, et ce qui les relie. Une histoire banale. Comme l’amour. Au lieu d’avoir une fin de film noir, on retrouve un finale de mélo. Un noir à l’eau de rose. Dans Fenêtre sur cour, on avait devant les yeux le pire de la nature humaine ; ici, on ne regarde finalement qu’une tragédie banale de la vie. Il était terrible de penser dans le film de Hitchcock que des crimes pouvaient se produire à deux pas de chez nous et qu’il suffisait de se planter à la fenêtre pour les voir ; ici, il est terrible de penser que deux amants inoffensifs doivent se retrouver dans les collines, au plus loin de la civilisation et derrière les buissons, pour échapper à leur triste sort…

Alors, on paie pour voir un bon gros thriller, avec un bon gros méchant, et le criminel se révèle être un jeune homme sans envergure, attachant et désespéré. Les codes du film noir sont pris à contre-pied. Même les traditionnels flashbacks sont utilisés pour exprimer les difficultés de couple du détective — une manière de préparer son empathie (donc la nôtre) envers ces deux amants crucifiés modernes. À travers ces deux idylles parallèles et avortées, le message est clair et s’adresse à tous les amants : profitez tant qu’il est possible de l’amour que vous éprouvez l’un pour l’autre, ne vous laissez pas distraire par des obstacles finalement assez futiles, et entretenez autant que vous le pouvez cette chance qui vous est offerte d’être ensemble. Être ensemble ? Tant qu’on s’aime, oui.

Alors ? Un film noir, un thriller ? Non. Un noir bien rosé.

« On approche, et longtemps on reste l’œil fixé

Sur ces deux amoureux, dans la bourbe enfoncés,

Jetés là par un trou redouté des infâmes,

Sans pouvoir distinguer si ces deux mornes âmes

Ont une forme encor visible en leurs débris,

Et sont des cœurs crevés ou des guignards pourris. »

(Huguette Victor)


Regarder sans être vu, l’effet Koulechov appliqué au principe du voyeurisme : tout ce qui est anodin devient, par le simple fait de le dévoiler, suspect. Catalogue :


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1958

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