Les Mendiants de la vie, William A. Wellman (1928)

Note : 4 sur 5.

Les Mendiants de la vie

Titre original : Beggars of Life

Année : 1928

Réalisation : William A. Wellman

Avec : Wallace Beery, Richard Arlen, Louise Brooks

Le « calcul » aux échecs consiste ni plus ni moins à envisager et à simuler diverses suites de coups afin de voir laquelle finit gagnante au bout d’échanges, de prises, des parades et d’attaques successives. Quelque chose me dit, pour un réalisateur, qu’imaginer une scène de film (dans le cinéma muet, de surcroît) procède de la même logique de « calcul ».

Un bon réalisateur n’improvisera pas au moment du tournage : il devra prévoir au moment de l’écriture diverses manières de placer ses acteurs ou sa caméra ; imaginer des échanges de regards ; faire intervenir de nouveaux éléments dans le champ ; jouer sur la profondeur ; opter pour un angle lui offrant la meilleure stratégie possible ; forcer un « tempo » ou prendre de l’avance sur un plan, en gagnant du terrain et en se rapprochant des personnages ou en prévoyant un emplacement avant de commencer un champ-contrechamp ; définir à l’avance la grosseur des plans adéquats ; placer ses personnages dans des situations illustrant au mieux les menaces et les conflits auxquels les personnages sont confrontés (user d’un même plan large ou d’un champ-contrechamp) ; imaginer les expressions et les gestes des acteurs ; calculer la longueur des plans et des séquences ; etc.

Le cinéma parlant, le cinéma muet possédait ce petit quelque chose de millimétré comme un roman-photo ou une bande dessinée en mouvement. Certains s’aident d’ailleurs d’un storyboard pour mieux calculer leur(s) coup(s). Si Wellman s’est révélé si efficace dans les deux périodes du cinéma (parlant et muet), c’est peut-être qu’il avait (comme les quelques dizaines de génies qui ont passé la barrière du son) cette capacité de « calcul ». Avant de parler, les plus judicieux tournent leur langue sept fois dans leur bouche, les grands réalisateurs tournent sept fois le film à faire dans leur tête. Ils pensent le film en imaginant la stratégie gagnante qui illustrera de la meilleure des manières le sujet ; ils confrontent différentes approches afin d’en faire ressortir celle qui remportera le plus aisément possible l’adhésion du public ; grâce à leurs simulations imaginatives et à leurs « calculs », ils auront identifié les principaux écueils de l’histoire et de sa réalisation.

Si l’histoire des Mendiants de la vie n’a rien de follement imaginatif ou de passionnant, rien dans sa construction, son découpage, ses placements et ses déplacements d’acteurs, ses expressions ne dépasse. Aucun temps mort, aucune situation développée à la hâte ou mal agencée ; les regards comme il faut qui sont comme des attaques à la découverte (« Je te regarde, je te menace. Comment vas-tu parer ça parce que tu sais que tu es à ma merci si tu bouges le petit doigt ? »), histoire de préparer le plan suivant et de maintenir une menace constante ; des gestes francs et précis qui illustrent en une seconde une prise de décision, une pensée, une réaction, une attention vis-à-vis d’une menace, etc.

Il est vrai, en revanche, que si le sujet ne brille pas pour son originalité, les rapports de force qui s’y trament se prêtent à une telle logique de la confrontation et de la menace rappelant les échecs : Wallace Beery se retrouvera d’ailleurs impliqué dans une adaptation célèbre reprenant ce jeu de menaces et d’alliances à plusieurs coups, L’Île au trésor. « Je te tiens, tu me tiens par la barbichette, le premier des deux joueurs qui fera un faux pas aura une tapette. »

« N’importe quel pion avancé doit monter à la promotion. Et pour ce faire, être protégé. Si ce n’est par une tour, ce sera par un cavalier. Au bout du chemin, le pion deviendra dame. »

Le cinéma muet arrive tout juste à la perfection avec ses codes, quelques audaces formelles sont encore permises si elles servent le récit (ici, Wellman s’autorise un passage en surimpression pour décrire le récit du meurtre qui sert d’hamartia, de faute initiale, obligeant les personnages à la fuite), mais les meilleurs réalisateurs ont de manière générale compris les « trucs qui marchent » : des montages alternés constants entre les divers groupes d’une histoire (les gentils, les méchants, les alliés – même si tous ces archétypes sont ici inversés) ; un rapport continu entre extérieurs et intérieurs (le théâtre, en cinq mille ans d’existence, n’en a jamais été capable, donc on se régale de cette nouvelle opportunité qui donne l’impression de voir des romans mis en images en privilégiant les sujets offrant des décors variés) ; et enfin, une densité dans le découpage technique pour illustrer des histoires rarement plus longues que deux ou trois jours (si l’on marie densité et temps diégétique long, il faudra que le film soit allongé en conséquence, autrement, ça passera pour une facilité, une facilité que l’on commence déjà beaucoup à rapprocher du mélodrame).

Le cinéma parlant s’imposera bientôt, et tout sera à refaire. Ou presque. Car si vous changez quelques règles aux échecs (comme le meilleur d’entre eux s’est amusé récemment à le faire en reprenant une vieille idée de Bobby Fischer), les capacités de « calculs » des réalisateurs qui s’étaient déjà montrés plus habiles que d’autres à se représenter des films avant de les réaliser demeurent. Après, je veux bien croire que certains filmaient sous tous les angles et laissaient ensuite le monteur « calculer » à leur place. Mais ce n’est clairement pas le cas ici. Tout est trop bien découpé, les gestes et les regards participent si bien au montage que ça ne peut être fait après coup.

La seule paresse ou négligence que je peux reprocher à Wellman, c’est le manque de réalisme dans certains espaces intérieurs. De mémoire, dans ses films parlants, il n’aura aucun problème à tourner des séquences censées prendre place en extérieur… en studio. Pour les plans de nuits, les plans rapprochés, ça peut parfois se révéler inévitable, mais Wellman, pour diverses raisons, n’a jamais trop pris au sérieux la parfaite reproduction ou logique dans la représentation de certains espaces qu’ils soient extérieurs ou intérieurs (sans doute justement parce qu’il était issu du muet où les exigences n’étaient pas au même niveau). Ses extérieurs sont ici parfaits, spectaculaires (trains en mouvement, ravins), mais certains intérieurs laissent trop apparaître qu’il s’agit d’un plateau dans un studio avec le recul nécessaire et suffisant pour y placer une caméra. C’est un peu, aux échecs, comme disposer d’un fou attaqué et hésiter à le déplacer de quelques cases ou l’envoyer le plus loin possible… Les calculs sont pas bons, William.

Je te pardonne. Ça se laisse mater sans difficulté.

William composerait une symphonie (un film) avec trois bouts de ficelles (un sujet sans grand intérêt), mais aucun réalisateur ne pourrait jouer à la place de ses acteurs. Louise Brooks rayonne comme il faut en garçonne en fuite ; Richard Arlen convainc sans mal dans un rôle parfaitement crédible (non) de bon samaritain sans le sou ; mais quand Wallace Beery passe quelque part, toute l’assistance se tait et regarde… L’acteur se montre tout aussi précis dans son « découpage » que le réalisateur, et propose en permanence un geste ou une expression qui vous laisse béat d’admiration. S’il y a une forme d’intelligence à tramer à l’avance tout un film dans son découpage et dans les mouvements, les gestes, les expressions des acteurs… que dire des acteurs qui, quel que soit le type de personnage joué, lui offriront toujours cette impression frappante de facilité, de charisme, d’autorité… L’intelligence de l’apparence. L’œil alerte, les mains qui dirigent ou commentent l’action et les autres personnages, l’imagination active qui s’exprime en un instant avant de rebondir pour donner à voir quelque chose de différent… Et cela, sans surcharger les cases de son échiquier : chez Feydeau, il faut laisser le spectateur « recevoir » les répliques afin qu’il ait le temps de rire ; avec les acteurs qui jouent la menace, la logique est la même : « Je joue un coup, à ton tour. Sauras-tu parer cette menace ? (Petit temps.) Pas grave. J’ajoute un attaquant. »

À regarder Beery, il est plus facile de comprendre comment certaines crapules arrivent à tirer à eux des alliés et des victimes. Roublards, voleurs, magouilleurs…, il rend tous ses personnages à la fois… calculateurs et tout à fait inoffensifs. Pire, le sachant même du côté des fripouilles et des escrocs, à cause de son bagout, de son charme, de ce je-ne-sais-quoi, il compte parmi les hommes que l’on pourrait suivre les yeux fermés. Et à la fin, ceux qui en ont été victimes trouveront toujours un moyen pour dire : « Il n’était pas si méchant dans le fond. » Edward G. Robinson ou James Cagney avaient cette même faculté à attirer le regard, à rendre sympathiques des crapules (Harrison Ford avait aussi ce talent, mais il a vite cherché à profiter de son statut de star pour ne plus interpréter que les bons samaritains, sans comprendre justement que quand les mecs roublards et charismatiques apparaissaient à l’écran, les spectateurs ne voyaient plus qu’eux, jusqu’à éclipser le gentil de l’histoire… « La Rebellion s’est ruinée par ce Han Solo, mais au fond, c’est un chic type. »).

Les deux pièces principales du plateau quittent l’écran sans que l’on se préoccupe beaucoup de leur sort ; le roi adverse meurt au dernier plan et recueille tous les suffrages du public en imaginant plusieurs décennies à l’avance le coup de Mais où est passée la septième compagnie : « J’ai glissé, chef ! ». Littéralement, la meilleure chute possible. Roque and roll.

Beau travail, William & Wallace. Back to back W.


Les Mendiants de la vie, William A. Wellman (1928) Beggars of Life | Paramount Pictures


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Ange, Ernst Lubitsch (1937)

Note : 4.5 sur 5.

Ange

Titre original : Angel

Année : 1937

Réalisation : Ernst Lubitsch

Avec : Marlene Dietrich, Herbert Marshall, Melvyn Douglas

— TOP FILMS

L’avantage d’être né il y a bientôt un demi-siècle, c’est que quand on voit un chef-d’œuvre que l’on a mis si longtemps à voir, c’est un peu alors comme retrouver ce plaisir du temps des grandes insouciances et que l’on enfilait les grands films toutes les semaines… Le désavantage, c’est que beaucoup parfois semblent bien plus blasés que vous et pourraient tout aussi bien vous dire : « Gnagnagna, ce n’est pas tant que ça un chef-d’œuvre ».

Et pourtant, je retrouve beaucoup des éléments qui me plaisent dans un film, surtout dans un film de l’âge d’or d’Hollywood. Pour faire simple : c’est du théâtre. On vante souvent la Lubitsch touch, en réalité, il y aurait fort à parier que cet humour subtil, différent de sa petite sœur à la mode versant sur la screwball, soit en fait emprunté au dramaturge hongrois qu’il a adapté plusieurs fois à l’écran : Melchior Lengyel. Lubitsch adaptera un autre Hongrois avec The Shop Around the Corner et avait commencé sa carrière dans le cinéma parlant en réalisant des adaptations d’un autre Hongrois, Ernest Vajda, auteur non exclusif notamment de ses succès avec Maurice Chevalier. C’est dire si l’Allemand se retrouvait dans cette touche d’humour manifestement hongrois.

L’humour traverse le film subtilement donc. Pas de farce comme au temps d’Ossi Oswalda. Mais des situations inattendues, un triangle amoureux des plus classiques et des dialogues délicieux pleins d’esprit. Point question ici de vaudeville (qui inspirera surtout la screwball), et le film tire même sur le drame (pas comme au temps de Pola Negri).

Tout cela est surtout l’occasion pour Lubitsch d’organiser une mise en scène d’une simplicité stupéfiante. Des plans rapprochés, des champs-contrechamps, pour se concentrer sur l’essentiel : la situation, les acteurs et… les décors.

C’est bien du théâtre.

Et puisque Lubitsch met ses acteurs au-dessus du reste, parlons-en. Deux ans avant Ninotchka, Melvyn Douglas, avec sa distinction toute britannique, est parfait en gentleman rapidement éconduit par cet « ange » qui passe et disparaît. Les deux Berlinois que sont Marlene Dietrich et Ernst Lubitsch ne collaboreront que sur ce film, chose bien malheureuse. Je ne suis pas le plus grand fan de l’actrice, mais Lubitsch l’utilise ici parfaitement à son avantage : distance adéquate, pas de chichis superflus, et des robes qui scintillent sous les projecteurs. Pile-poil ce qu’il faut de glamour.


Ange, Ernst Lubitsch, 1937, Angel | Paramount Pictures


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Une aussi longue absence, Henri Colpi (1961)

Situations, espaces vides et montage

Note : 1 sur 5.

Une aussi longue absence

Année : 1961

Réalisation : Henri Colpi

Avec : Alida Valli, Georges Wilson, Diane Lepvrier, Jacques Harden

Moi qui suis habitué aux directions d’acteurs nettes et sans bavure de Misumi, cela fait un choc.

Colpi n’a aucun sens du rythme, ralentit l’action sans comprendre que pour la ralentir, il faut installer au préalable une atmosphère, une situation avec ses enjeux, et disposer de plans suffisants pour retravailler si nécessaire le tout au montage. Les premières minutes sont catastrophiques, il faudrait montrer le film dans les écoles de cinéma afin de leur montrer à quoi ça ressemble un film dans lequel un réalisateur ne comprend rien aux acteurs, à la situation, et plus encore au montage.

Colpi était monteur, il montait quoi au juste ? Les chevaux ? Il sort du montage de Hiroshima mon amour, on ne peut pas imaginer deux manières plus opposées pour mettre en scène un récit. Resnais illustrait les mots, les dialogues de Marguerite Duras avec des plans qui ne venaient pas se superposer à ce qu’ils donnaient déjà comme information au spectateur à travers les dialogues. C’est ce qui permettait les audaces et les possibilités au montage. Comme dans une symphonie, Resnais mêlait partition visuelle et sonore. L’harmonie vient se coller à une mélodie ; les deux se marient, se répondent, et s’agencent naturellement avec chacune leurs propriétés.

Que fait Colpi au contraire ? « J’ai une situation, je pose ma caméra, et je laisse les acteurs faire. » Que veut-il monter après ça ? Il n’a aucune matière. Livrer au spectateur des situations neutres comme on peut en trouver dans un dialogue de Duras plein champ, sans distance, sans filtre, en réalisant ça comme du Yves Robert (« C’est les vacances ! Tout le monde se barre ! »), ce n’est pas lui rendre justice. L’intérêt des mots de Duras, c’est justement ce qu’on y met entre les interstices, entre les respirations. Si en plus, il n’y a plus rien des phrases pronominales, du rythme syncopé ou de la poésie de Duras, ce n’est plus du Duras. Mais du Yves Robert un jour de relâche au mois d’août. Le mieux qu’on puisse imaginer coller le plus à du Duras à l’écran, ce serait du Michelangelo Antonioni de la même époque. Chez Duras, il y a le poids du passé et des lieux : si le bonhomme repasse tous les jours en face de ce bistro, ce n’est pas sans raison. Comment faire comprendre alors au spectateur que ce lieu doit être vu comme un personnage à part entière et comme une obsession plus ou moins conscience pour le vagabond ? À travers le montage, bien sûr. Parce que le montage peut offrir, grâce à des gros plans, grâce au collage d’un plan avec un autre, des sensations qu’en plan moyen « maître » sur un personnage, dans ce cadre, ne fera jamais transparaître. Colpi, c’est le spectateur pris au hasard à qui on remet un chapeau, une baguette et une cape de magicien à qui on dit : « Maintenant, fais-nous rêver ».

Le film n’est pas si mal écrit, mais il y avait matière à un court métrage, même en ralentissant le rythme aux moments opportuns. Ah, oui, parce que le cinéma, c’est le rythme, l’à-propos, l’art de structurer l’espace, d’user les échelles de plan afin de raconter une histoire. Le montage, quoi. Toujours. Ça dit quelque chose à Colpi, le montage ?…

Je sortais de la séance de La Princesse aveugle de Kenji Misumi. Le cinéaste a une manière bien à lui de structurer son récit à travers le montage*. Chez Colpi, rien. On illustre des dialogues en posant sa caméra en face des acteurs et on leur demande de dire ce qu’il y a écrit dans le scénario. Le montage ne sert pas à structurer le récit, mais à coller des situations mal dirigées entre elles où il ne se passe rien (le rien, comme le vide, ça ne se filme justement pas comme si ce n’était « rien » ou anodin ; le « rien » au cinéma doit devenir une force d’attraction, une illusion qui vous force à comprendre ce qu’elle cache).

*Je recopie ce que j’écris sur Misumi : un plan en introduction pour illustrer une situation, souvent en gros plan, puis il élargit, use de montage alterné si c’est possible, et il fait dialoguer ainsi toutes les ressources disponibles que le cinéma a inventées pour introduire des éléments dont on ne comprend pas forcément dans un premier temps dans quel cadre et dans quel contexte ils évoluent ; et cela, avec une vertu : quand on picore ainsi des indices, on cherche à comprendre, et il ne nous faut pas attendre longtemps pour avoir la satisfaction d’avoir bientôt une vue plus large qui donne une meilleure idée de la situation — une forme de suspense permanent en somme.

Pire que tout, puisque Colpi est un directeur d’acteurs pitoyable (il ne les dirige sans doute pas), les acteurs sont tellement à l’ouest qu’ils ne comprennent même pas la situation et semblent tout occupés à coller sans grand naturel au maigre texte qu’ils ont à dire (preuve encore une fois que du Duras, c’est fait pour être mêlé à une autre musique : il faut voir ça comme un espace vide, la chance, c’est que cela vous donne une variété infinie d’interprétations — la difficulté deviendra alors d’être sûr de la cohérence de ces choix et de s’y tenir dans la continuité du film).

Dans la seconde moitié du film, l’intrigue (entre guillemets) se resserre autour des deux personnages principaux, et au moins, on tombe alors dans le théâtre filmé. J’apprends donc à l’occasion de ce film que le théâtre filmé par un directeur d’acteurs médiocre n’est pas la pire des choses. Le pire, c’est de faire du non-cinéma (comme dans la première partie où il aurait fallu s’appuyer sur le montage et où on se noie). Faire confiance à de maigres dialogues, penser que les mots d’un auteur suffisent à remplir l’espace, c’est un défaut habituel des cinéastes de papa (ou de télévision) qui adaptent des textes littéraires à l’écran : dans un roman, on se sert des mots pour traduire une situation, là où à l’écran… on la montre. Au lieu de montrer des gens partir en vacances (ou, mieux, déjà parti), on fait dire à ces personnages secondaires qu’ils partent en vacances, et on grossit encore plus le trait en les montrant en train de partir… « C’est écrit dans le scénario, donc je montre ce qui est écrit dans le scénario. » Ce n’est pas du cinéma, c’est une école d’illustration ou de moines-copistes. Moine Colpi.

Un texte, il faut se l’approprier, le violer, ne pas le respecter. Et c’est encore plus le cas avec Duras parce que les mots creusent des espaces entre eux appelant à y voir autre chose. L’espace vide toujours.

Dans cette dernière partie du film, Colpi confirme qu’il est le champion du monde du ton sur ton. Quand le film se resserre sur les deux acteurs, c’est la même rengaine : tout est joué au premier degré, souvent en décalage avec les enjeux de départ (on joue l’instant), aucune proposition n’est faite pour jouer sur autre chose que ce que les mots révèlent dans un premier temps de la situation (une mélodie jouée en canon au lieu d’y adjoindre une harmonie). Pourquoi la femme invite-t-elle le vagabond à dîner ? Quels sont ses motivations, ses doutes, ses espoirs ? Comment le vagabond perçoit-il cette intrusion dans sa vie ? Se doute-t-il de quelque chose ou au contraire veut-il surtout manger et aller voir ailleurs ? Une situation, c’est souvent la rencontre entre deux logiques qui s’affrontent, entre les motivations d’un des personnages et ceux d’un autre. La mise en scène doit poser ces questions et répondre à certaines d’entre elles. Une mise en scène qui ne pose aucune question, c’est un thriller sans énigme. Colpi est déjà mauvais dans le découpage technique, mais il ne sait donc pas non plus mettre en scène ses personnages. Certains réalisateurs se contentent parfois de faire l’un ou l’autre, Colpi a le coude posé sur le comptoir en regardant ses acteurs se noyer.

Georges Wilson est bien décevant dans ce contexte. Grand acteur du théâtre passé par le TNP, c’est aussi une des figures du théâtre de l’absurde, je ne suis pas sûr que le minimalisme de Duras soit un registre qui lui corresponde. Un acteur de théâtre donnera toujours trop d’importance aux mots de Duras et en oubliera d’investir un espace parallèle, parfois délaissé par les acteurs « classiques » : la situation. Quand on joue une situation, les objectifs des personnages viennent souvent en contradiction avec les paroles, c’est tout l’apport des méthodes de jeu héritées de Stanislavski dont le cinéma a su profiter à plein. Parce qu’à l’écran, il n’y a plus besoin de mettre en évidence le texte pour passer la rampe ; en gros plan, tout passe beaucoup mieux, donc il faut se servir de cet espace pour exprimer autre chose, en particulier une psychologie, qu’elle soit comprise ou non du spectateur, et faire ainsi rencontrer deux espaces pour qu’ils puissent communiquer (d’un côté, la logique personnelle des personnages, souvent intérieure et que les acteurs définissent sur un plateau à travers des objectifs définis ; de l’autre, la logique des mots, celle que les personnages rendent audible ; l’opposition entre ce que l’on exprime et ce que l’on pense, au théâtre, c’est une possibilité interdite, car impossible à mettre en scène).

Palme d’or à une époque où les palmes étaient politiques. On voit ça. Le néant, mémère. La catastrophe.

À noter : des plans des anciennes usines Renault de l’autre côté de la Seine ; et la chanson Trois Petites Notes de musiques qui sera reprise par Montand, mais qui donne un peu l’impression que Colpi a voulu la planter dans son film où, pourtant, tout du long, on répète que c’est l’opéra, le dada du vagabond…


Une aussi longue absence, Henri Colpi (1961) | Procinex, Société Cinématographique Lyre, Galatea Film, Spa Cinematografica

Les Deux Gardes du corps, Kenji Misumi (1968)

Note : 4 sur 5.

Les Deux Gardes du corps

Titre original : Nihiki no yōjimbō / 二匹の用心棒

Année : 1968

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Kôjirô Hongô, Isamu Nagato, Miwa Takada, Miyoko Akaza

— TOP FILMS —

Je pourrais reproduire le commentaire de Momotarô le samouraï : on est dans le récit populaire, dans un genre qui m’est cher, celui des joueurs itinérants (matatabi-eiga, pour les intimes, auquel Zatoichi appartient également). Les récits de voyage, c’est toujours l’occasion de forcer des rencontres et par conséquent des destins. On frôle les limites de la légende et du mélodrame. On reconnaît d’ailleurs beaucoup d’éléments (parentalité révélée par exemple) d’un autre chef-d’œuvre adapté du même dramaturge, Shin Hasegawa : Ma mère dans les paupières.

L’histoire oppose ici deux joueurs qui ne cessent de se croiser sur la route (dont un interprété par le génial acteur à tête ronde de Dojo yaburi/Zoku Dojo Yaburi Mondo Muyo). L’un est plutôt un escroc débonnaire (tous les escrocs sont débonnaires), l’autre, derrière son caractère un peu strict, cache un grand cœur. Le second finira par recueillir la fille d’un autre yakuza itinérant dont la femme est morte et qui redoute de ne pouvoir convaincre ses grands-parents de la reconnaître… Le père s’enfuit et laisse la gamine au gentil yakuza qui montrera tellement de dévouement et d’honnêteté auprès de la grand-mère qu’elle acceptera de se charger de la petite. Le yakuza lui remet toutes ses économies pour son éducation et sa future dot (quand je dis que c’est du mélo).

Des années passent. Le gentil yakuza qui avait promis de venir voir sa protégée n’est jamais réapparu, mais en même temps qu’il croise à nouveau la route de son ennemi de toujours, l’escroc débonnaire (dans une maison où une femme qu’il avait violée s’est trouvé une situation…), on leur raconte l’histoire que l’un connaît bien pour l’avoir vécue. Il n’en connaît cependant pas le dernier rebondissement : amoureuse depuis toujours de l’homme qui l’avait recueillie, la fille, belle comme un cœur, rêverait de retrouver son protecteur chéri. Cela ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd : si le gentil reste impassible, l’escroc sent au contraire le bon filon et s’éclipse pour rejoindre la famille dans l’intention de se faire passer pour le protecteur de l’enfant.

La grand-mère devenue aveugle, personne n’est en mesure de le contredire, mais les détails qu’il avance laissent assez peu de doute et le yakuza est bientôt accueilli comme un prince. Bientôt, le bonhomme annonce qu’il en pince pour la gamine et exige qu’elle lui soit mariée. Le gentil yakuza apprend que quelqu’un usurpe son identité et court retrouver tout ce petit monde pour confondre le menteur et le tuer une bonne fois pour toutes. Là, comme dans tout mélodrame qui se respecte, les masques tombent, grand moment de « reconnaissance » où l’on comprend qui est qui. Mais un yakuza itinérant reste un yakuza itinérant, et il doit reprendre la route. Le pouvoir du renoncement.

Magnifique.

Les Carnets de route de Mito Kômon, Kenji Misumi (1958)

Note : 4 sur 5.

Les Carnets de route de Mito Kômon

Titre original : Mito Kōmon man’yūki / 水戸黄門漫遊記

Année : 1958

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Ganjirô Nakamura, Shintarô Katsu, Saburô Date, Tamao Nakamura

— TOP FILMS

Il faudrait qualifier Misumi de cinéaste errant tant une bonne partie de ses meilleurs films prennent place sur la route… On retrouve d’ailleurs Shintarô Katsu, quelques années avant ses collaborations les plus mémorables avec Misumi pour des films de personnages errants (en tant qu’acteur dans Zatoïchi et en tant que producteur de Baby Cart, le rôle-titre étant assuré par son frère, Tomisaburô Wakayama). Il est ici un (double) usurpateur assurant la partition humoristique du film en compagnie de Ganjiro Nakamura, l’acteur, entre autres, d’Herbes flottantes, et rôle central de ces carnets de route. Ces carnets de Mito Kômon sont inspirés de la vie d’un seigneur ayant réellement existé et occupé le poste de « conseiller provisoire du milieu » avant de se retirer. C’est cette « retraite » qui fait l’objet de cette histoire de voyages cocasse et bouffonne.

On est entre Alexandre Dumas pour les aventures de grand chemin et la commedia dell’arte. Et comme beaucoup de récits populaires japonais, on se rapproche pas mal du ton de la bande dessinée et des variations pouvant se décliner à l’infini à partir d’un même principe (les voyages forment la jeunesse et… une partie des histoires déclinées en séries sans fin). J’avoue être particulièrement amateur de ces facilités. Il faut regarder ça comme un exercice de style : à chaque voyage, sa trajectoire, à chaque étape, sa rencontre et son épisode dédiés.

Le petit plus ici, c’est que la trajectoire de départ est lancée par une idée plutôt lumineuse : un seigneur à la retraite, connu pour ses facéties et son humilité, décide de parcourir le Japon pour partir à sa rencontre ; il décide de partir seul ou presque sur les routes à une époque où les seigneurs forment des processions hautement codifiées et sécurisées ; bien sûr, les autorités ne sont pas de cet avis, et on apprend en même temps que le seigneur voyageur, au détour d’une conversation qu’il n’était pas censé entendre, qu’on précède ses pas dans chaque ville-étape pour lui assurer les aventures qu’il réclame tout en lui assurant la sécurité qui est due à son rang.

S’ensuit un jeu de quiproquos sans fin qui finit en apothéose. Chacun essaie de tromper la partie adverse en se faisant passer pour ce qu’il n’est pas ; et dans ce jeu du chat et de la souris, on se demande bien qui sera le plus filou en réussissant à berner l’autre. Comme chez Shakespeare, on peut dire que le monde est un théâtre et qu’hommes et femmes réunis n’en sont que des acteurs. (On pourrait même rapprocher les acolytes à la fois inséparables et indissociables qui précèdent, accompagnent ou chassent le seigneur dans sa procession — on ne sait plus très bien — aux deux compagnons d’Hamlet, Rosencrantz et Guildenstern dont Tom Stoppard avait tiré un film tout aussi cocasse et bouffon. À moins qu’on ait affaire aux Dupont et Dupond de Hergé.)

En plus de multiplier les situations d’une savoureuse drôlerie, le film est aussi, par beaucoup d’aspects, émouvant : suivant le même principe du « monde est une scène », les masques finissent toujours pour tomber. Les identités ainsi révélées sont l’occasion de se reconnaître, de se confondre en excuses, de pleurer ensemble, etc. Grand moment aussi quand le vieux seigneur cherche ses amis de voyages disparus après une bataille… : les seuls amis peut-être véritables qu’il se serait faits, car eux seuls, croyait-il du moins, grâce à leurs masques respectifs (et leurs fausses identités), le prenaient pour ce qu’il est vraiment : un vieux fou sans prétention aspirant à l’anonymat, à l’humilité et à la découverte du monde des petites gens. Dans les histoires japonaises comme partout ailleurs, l’émotion que suscitent les révélations identitaires reste toujours la même. On ment, on s’amuse, on se redécouvre, on se reconnaît, et on se tombe dans les bras. Du moins en pensées.

Des carnets de route à l’humour tendre et espiègle. Un peu comme si La Forteresse cachée était mixé avec Tora-san.


Pas d’images du film, mais quelques photos de plateau à retrouver ici ou ici. Les récits de Mito Kômon firent l’objet de nombreuses adaptations. Celle-ci est produite par la Daiei, mais la plus connue semble celle de la Toei avec Ryûnosuke Tsukigata dans le rôle principal (acteur dans Le Sabre pourfendeur d’hommes et de chevaux ou dans Le Mont Fuji et la Lance ensanglantée dont l’histoire reprend ce principe, sur une note plus dramatique, des voyages initiatiques).


Sur La Saveur des goûts amers :

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Top films japonais

Liens externes :


Mr. Long, Sabu (2017)

The Brother from Another Planet

Note : 2.5 sur 5.

Mr. Long

Titre original : Misutâ Ron

Année : 2017

Réalisation : Sabu

Avec : Chang Chen, Shô Aoyagi, Yi Ti Yao

Mélange pour le moins étonnant, mais raté, entre thriller (variante tueur à gages) et film de festival (le film a d’ailleurs été sélectionné à Berlin). Le détour brutal que prend le film à la fin de son introduction pour suivre tout un développement inattendu de tueur pris en charge par des villageois, obligé de vendre des nouilles pour gagner son billet de retour au pays (il est Taïwanais et opère pour sa mission au Japon), n’est pas inintéressant. C’est même quelque temps assez réussi. Sabu est assez bon pour instaurer des ambiances à la Jean-Pierre Melville, entre Le Samouraï et Le Silence de la mer. L’intrusion du môme dans la vie du tueur… passe encore, mais celle parfois burlesque de cette troupe de villageois venant en aide à un inconnu ne parlant pas la langue du pays, voilà ce qui constitue peut-être la seule bonne réussite du film. Là où ça file droit en revanche vers la catastrophe, c’est quand ce qui est désormais devenu un film réaliste ou comique use des ficelles grossières du thriller de mauvais goût, voire du mélo dont seuls les Coréens s’autorisent encore à produire.

L’idée du détour et le changement d’identité, on le comprenait à ce moment-là comme un pied de nez au thriller, comme le dévoilement de la face réaliste qui compose chaque thriller codifié par tout un tas de scènes à faire. On aurait pu accepter un retour tout aussi brutal à la “réalité” du thriller dans une dernière partie, mais l’usage de tous les clichés liés à la pute au grand cœur dans sa partie centrale fout tout en l’air. Justement parce qu’avec un retour au réalisme, on n’était pas censé retrouver ce genre de personnages (la prostituée n’est pas ailleurs pas du tout intégrée aux séquences comiques assurées par les villageois). Là encore, on aurait pu l’accepter si on faisait prendre à ce personnage stéréotypé (trop souvent employé dans le cinéma asiatique) le même détour que celui pris pour l’assassin. Au contraire, Sabu ne cessera dans son développement de courir après les facilités et de nouveaux clichés : prostitution d’une fille qui pourrait être top model et rêve d’être ballerine, drogue, désintox forcée menée par le chevalier blanc, maquereau violent, talents aux fourneaux sortis de nulle part, guérison miraculeuse, début d’idylle entre la prostituée et le tueur, découverte du lien filial, etc. Le sommet de cette grande soupe de mauvais goût, c’est une longue séquence inutile en flashback pour nous raconter le passé de la mère prostituée. À partir de là, on a compris qu’on ne pourra plus revenir en arrière, Sabu ayant largement dépassé les limites de la soutenabilité.

Bien dommage, l’idée initiale n’étant pas mauvaise. Il y aurait presque un côté Kitano (tendance Été de Kikujiro) plus qu’avec Takashi Miike pour qui Sabu a occasionnellement fait l’acteur ou un côté Un monde parfait sur l’amitié entre un tueur et un bambin. Mais il aurait fallu assumer jusqu’au bout le pas de côté, la prise de distance avec les clichés du genre. Signe sans doute que depuis le début le mélange foutraque de genres faisait partie du plan et que l’idée de déconstruction du thriller, de pas de côté, n’en était pas une.


Mr. Long, Sabu (2017) | BLK2 Pictures, LDH Japan, Livemax Films, Rapid Eye Movies

Griffes jaunes, John Huston (1942)

Note : 3 sur 5.

Griffes jaunes

Titre original : Across the Pacific

Année : 1942

Réalisation : John Huston

Avec : Humphrey Bogart, Mary Astor, Sydney Greenstreet

Intrigue d’espionnage en temps de guerre. Rien de très original sinon qu’on nous laisse croire quelques minutes que le personnage de Humphrey Bogart (désormais star après Le Faucon maltais réalisé avec la même équipe) puisse être infidèle à sa patrie. It was a feint (à laquelle personne n’était dupe). L’occasion surtout de voir Bogey en dehors de ce qu’on lui connaîtra par la suite être sa zone de confort : on le voit sourire à pleines dents, plaisanter et même manier une arme de guerre (bien plus “grosse” que celle de ses adversaires).

On remarquera surtout de bons passages dialogués avec Mary Astor (qui assurent les notes humoristiques du film, mais assez pince-sans-rire qui collent à la fois avec les années d’entre-deux-guerres et les années noires qui viennent de débuter avec la guerre et le précédent film de Huston), la présence toujours suspecte de Sydney Greenstreet, et une distribution asiatique incapable de parler japonais correctement. Et pour cause : tous les acteurs potentiels d’origine japonaise étant sans doute déjà victimes de l’internement préventif et xénophobe des Japonais dans le pays, les Japonais de l’intrigue semblent être tous joués par des acteurs sino-américains… C’est la face sombre de l’histoire du pays que la guerre fera par ailleurs bientôt passer d’une entité militaire négligeable dans le monde à celui qui développera l’arme la plus absolue et la plus radicale en moins d’une moitié de décennie… 1942, la plus grande puissance économique et industrielle du monde n’en est pas encore là, et le cinéma, avec certains films comme celui-ci, participe à changer les consciences (encore jusque-là isolationnistes) et à l’effort de guerre. Avant l’entrée en guerre effective de l’Amérique après l’attaque de Pearl Harbor (le film a été probablement lancé peu de temps après l’attaque qui a eu lieu en décembre 41, tandis que le film est sorti en septembre de l’année suivante), les oppositions entre les différents blocs et alliances étaient plus sous-jacentes (l’enjeu ici consiste vite à déjouer les projets japonais de s’attaquer au canal de Panama — une référence directe à Pearl Harbor). Un terrain de jeu idéal pour les films d’espionnage avant que les films de guerre s’imposent pour de bon, avec infiltrations, fausses identités, desseins cachés, traîtres, etc.

Signe des temps, et illustration que la production du film se trouve à un tournant historique de l’Amérique : Huston quitte les plateaux avant la fin du tournage pour rejoindre les armées (il est remplacé par Vincent Sherman).


Griffes jaunes, John Huston 1942 Across the Pacific | Warner Bros.


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L’Inquisition, Arturo Ripstein (1974)

Note : 4 sur 5.

L’Inquisition

Titre original : El santo oficio

Année : 1974

Réalisation : Arturo Ripstein

Avec : Jorge Luke, Diana Bracho, Claudio Brook

Excellente reconstitution, même si je doute que la toute jeune Mexico ressemblait à la fin du XVIᵉ à ce qui nous est présenté. Mais j’en demande peut-être beaucoup.

Les chuchotements permanents donnent le cachet du film, son ambiance, ce qui fait qu’on peut y croire et mesurer le degré de peur, de persécution et de suspicion à l’égard des juifs en pleine période épidémique. (C’est malheureusement aussi pas mal d’actualité, le thème des sacrifices humains opérés par les juifs ayant été récemment réactivés…)

Le film souffre un peu d’une baisse de rythme à la sortie de prison : difficile de rester sur un tel rythme tout en développant un nouveau départ, mais il faut respecter le ton du film. L’absence de musique n’aide pas, mais elle aurait pu tout aussi bien tout gâcher et en faire un Grand Inquisiteur bis. Les acteurs et la mise en scène sont assez remarquables, mais c’est une habitude, j’ai l’impression dans le cinéma mexicain. Mes films préférés de Buñuel sont mexicains, il doit y avoir toute une production restant encore largement sous les radars… Il me faudra un jour notamment explorer le cinéma mexicain des années 30, 40, 50 qui s’annonce remarquable. D’autres perles se cachent sans aucun doute derrière La perla, d’Emilio Fernandez.


L’Inquisition, Arturo Ripstein 1974 El santo oficio | Cinematográfica Marco Polo S.A., Estudios Churubusco Azteca S.A.


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La Nuit des espions, Robert Hossein (1959)

Note : 4 sur 5.

La Nuit des espions

Année : 1959

Réalisation : Robert Hossein

Avec : Robert Hossein, Marina Vlady

Jolie allégorie de l’incommunicabilité entre amoureux. L’un se fait une idée de ce que l’autre pourrait être, s’il a l’intention de le tromper ; l’autre pense la même chose. L’un se fait passer pour quelqu’un qu’il n’est pas, mais qu’il pourrait être ; l’autre joue un jeu similaire et craint de l’autre la même chose sans pouvoir lui dire… « Va, je nœud te hais point. »

Le film est peut-être un peu répétitif lors de deux ou trois échanges, mais l’idée de départ (et ce n’est pas toujours le cas avec les bonnes idées de départ) tient la route jusqu’à la fin.

Les deux acteurs sont parfaits et arrivent remarquablement à nous faire croire à un coup de foudre lors des premiers échanges de regards. La mise en place dans un espace restreint de Robert Hossein (en parfait homme de théâtre qu’il est) est d’excellente composition.

À la réalisation (tout l’aspect technique que je sépare de la mise en place des acteurs dans le champ), Hossein se débrouille pas mal pour un novice et un théâtreux avec une certaine inventivité : un bon choix des angles de caméra, ainsi que quelques mouvements de caméra assez élégants. Manque peut-être dans ces jeux de caméra une plus grande audace et une plus grande prise de risques dans le lyrisme amoureux après que les deux espions ont fait l’amour (Hossein propose une mise en place des acteurs tête-bêche assez mal exploitée visuellement).

Par certains aspects, le film évoque Le Silence de la mer, de Jean-Pierre Melville.


La Nuit des espions, Robert Hossein (1959) | S.N.E. Gaumont, Film Costellazione Produzione


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Ordre de tuer, Anthony Asquith (1958)

Les mains sales

Note : 3.5 sur 5.

Ordre de tuer

Titre original : Orders to Kill

Année : 1958

Réalisation : Anthony Asquith

Avec : Eddie Albert, Paul Massie, Irene Worth, James Robertson Justice, Lillian Gish

Après une longue introduction d’entraînement à une mission d’espionnage censée avoir lieu dans un Paris occupé pendant la Seconde Guerre mondiale, le film prend tout son sens une fois que l’espion rencontre sa cible. Alors que le début du film pouvait laisser penser à un film sur une déviance pathologique de l’apprenti espion pour en faire un psychopathe (fausse piste pas forcément bien nécessaire, alors qu’il aurait suffi d’insister sur la légèreté un peu triviale de l’ancien aviateur durant son entraînement, et à moins que j’aie, moi, surinterprété cette piste à ce moment du film…), le film prend alors une tournure plus philosophique et plus psychologique. À contre-courant du genre (à supposer qu’on puisse placer le film dans la catégorie « film d’espionnage »), l’espion se révèle immature et incompétent, mais ces défauts rédhibitoires pour passer inaperçu le rendent aussi plus humain : en ayant la faiblesse de se laisser approcher par sa victime, il suspecte une erreur et commence à se poser des questions morales.

Le scénario est adapté d’une pièce de théâtre, et on sent bien cette origine lors de la séquence de confrontation avec son agent de contact « tante Léonie ». Il y a dans cette scène, un petit quelque chose des Mains sales de Jean-Paul Sartre… La morale de l’histoire n’est pas bien brillante pour l’ensemble des services de renseignements de l’Alliance : car si l’apprenti espion s’est révélé mal préparé, inexpérimenté et incompétent, que dire des niveaux de compétence de l’ensemble de la chaîne de commandement et de renseignements des différentes armées (armée de la résistance française, armée britannique, et finalement armée américaine censée fournir un agent pour accomplir la sale besogne) ?

Film d’espionnage, satire de guerre, film sur la culpabilité : encore un de ces films au genre indéfinissable et hybride. Parfois déroutants (toujours dans cette étrange introduction, on y croise Lillian Gish, et on se demande bien pourquoi), ces films permettent aussi de sortir des sentiers battus et de proposer des expériences filmiques transversales. Montrer une autre manière de faire ou de montrer des histoires, cela a parfois un coût (dérouter autant le spectateur peut le mener hors de la salle) : la prise de risque est plus grande, et il faut apprécier les quelques imperfections qui en résultent, et au bout du compte, à force de tracer un sillon hors des cadres habituels, si le sujet en vaut la peine, on peut être amenés à adhérer plus que de coutume à un genre (propre et unique) et à une histoire.

Il faut aussi sans doute du courage pour dénoncer ou pointer ainsi du doigt les lacunes d’une guerre et d’une chaîne de commandement et de renseignements qui peuvent être communes à toutes les guerres… Comme on le dit si bien dans le film, à la guerre, il n’y a pas que les coupables qui périssent : coupables et victimes se prennent la main pour suivre le même chemin vers la mort. Une bombe qui tombe sur un quartier ne discrimine pas les seconds des premiers, et parfois, les renseignements désignent de mauvaises cibles. Souvent même, personne n’en saura jamais rien. C’est la dure réalité de la guerre. Le film réhabilite un personnage résistant dont la famille ignorait les activités patriotiques et secrètes, mais combien, dans toutes les guerres du monde et de l’histoire, sont morts dans l’indifférence, combien ont vu leur réputation salie par de mauvaises informations, et combien de héros (ou des généraux comme dans le film) se révèlent être dans la réalité des incompétents ou des usurpateurs ? L’incompétence, il faut aussi la reconnaître là : rester modeste face à l’histoire, et parfois accepter, avec de trop maigres informations (c’était le cas dans le film : les éléments à charge étaient ridicules), de se sentir incompétent pour juger d’un individu ou d’une situation.


Ordre de tuer, Anthony Asquith 1958 Orders to Kill | Lynx Films, British Lion Films


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