Courrier diplomatique, Henry Hathaway (1952)

Note : 3.5 sur 5.

Courrier diplomatique

Titre original : Diplomatic Courier

Année : 1952

Réalisation : Henry Hathaway

Avec : Tyrone Power, Patricia Neal, Stephen McNally, Hildegard Knef, Karl Malden

Scénario à ranger du côté des récits d’espionnage extravagants, voire abracadabrantesques. On est juste après L’Attaque de la malle-poste où déjà Hathaway cassait les codes d’un genre, le western.

S’il fallait choisir, je miserais plutôt ici sur des scénaristes ayant un peu abusé des psychotropes. On pourrait être dans Hitchcock ou dans un film d’espionnage et d’action contemporain : Tyrone Power est un chargé d’ambassade à qui on demande de retrouver une ancienne connaissance, ce qui le poussera malgré lui à jouer les espions. Meurtre dans un train, femme fatale, blonde lumineuse en pleine quête de rédemption émancipatrice en expiant sa soviétitude en passant à l’Ouest, militaires pas très finauds une fois mêlés à des affaires d’espionnage, et bien sûr, monsieur tout le monde qui se découvre une âme de patriote et des aptitudes insoupçonnées en boxe et acrobaties diverses.

Il n’y a donc pas grand-chose qui va dans l’histoire (la prime au comique, parfait imitateur de Bette Davis, qui reproduit au téléphone la voix d’un responsable militaire, ou encore, le MacGuffin usuel, retrouvé sur le tard après un concours de circonstances digne des vieux serials d’espionnage). Finalement, on y prend beaucoup de plaisir, parce que ça voyage beaucoup (en train notamment, et quoi de mieux que le train pour un bon thriller ?), les péripéties (souvent idiotes, sans tomber non plus dans la pure série B) s’enchaînent comme il faut, et surtout, on y retrouve une brochette d’acteurs phénoménaux. On aperçoit en hommes de main des rouges Charles Bronson et Albert Salmi à ce qu’il semble (génial dans Les Frères Karamazov, mais il n’est pas crédité ici, j’ai donc peut-être eu une vision), puis, avec des petits rôles dialogués, Lee Marvin et surtout Karl Malden (un an après sa performance dans Un tramway nommé désir et dans un rôle ici d’abruti qu’il arrive comme d’habitude à rendre sympathique).

À côté de Tyrone Power, il faut surtout profiter du génie, du charme et de l’ironie de Patricia Neal, parfaite en femme fatale spécialiste des insinuations et du double jeu. Il n’y a guère que le personnage de Tyrone Power qui ne la voit pas venir grosse comme une maison. Son personnage est peut-être mal ficelé, mais elle se régale (et nous avec) dans un personnage qui se colle aux guêtres de Power comme une chatte aux chevilles de son maître. Elle a déjà tourné dans Le Rebelle et sort du Jour où la Terre s’arrêta…, comme pour tous les autres acteurs (en dehors des premiers cités qui ne font que des apparitions), ils sont déjà des stars, ce qui laisse penser qu’il s’agit d’une grosse production, et si on considère les défauts du film, toujours à flirter avec la série B, on pourrait trouver le film décevant, mais mon amour décidément pour ces acteurs de l’ancienne génération me perdra. Voir Patricia Neal et Karl Malden dans un film, c’est déjà plus de la moitié du plaisir qu’on peut espérer quand on est cinéphile.


Courrier diplomatique, Henry Hathaway (1952) Diplomatic Courier | Twentieth Century Fox


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Blonde Crazy, Roy Del Ruth (1931)

Partner in crime

Note : 4.5 sur 5.

Blonde Crazy

Année : 1931

Réalisation : Roy Del Ruth

Avec : James Cagney, Joan Blondell, Louis Calhern, Noel Francis, Guy Kibbee, Ray Milland

C’est un peu désolant de voir que certains films pré-code mettant les femmes à l’honneur ne soient pas aussi prisés aujourd’hui pour le rôle essentiel qu’ils ont eu dans la construction des rapports homme/femme au vingtième siècle. J’en ai souvent parlé ici, et voilà un nouvel exemple fabuleux de rapports d’égal à égal entre un homme et une femme comme il a pu en exister dans le cinéma muet jusqu’à l’application stricte du code Hays autour de 1935. Le code n’a pas seulement imposé plus de moralité au niveau de la représentation de la sexualité ou des crimes à l’écran, elle a surtout porté un frein à un type de relations qui se généralisait à Hollywood après la guerre. Tout d’un coup, les femmes pouvaient prendre les commandes ou être les égales des hommes. Avec le code Hays, elles redeviendront leur faire-valoir, leur compagne ou leurs amantes. Ce stéréotype de rapport que l’on identifie en général à la révolution sexuelle des années 70 et à l’émancipation des femmes, parfaitement illustré au cinéma par exemple par la relation princesse Leïa/Han Solo, il est né entre 1920 et 1935 essentiellement à Hollywood. Et la courte période pré-code, parce qu’elle mettait en scène des personnages qui gagnaient en réalisme, a peut-être encore plus montré la voie et fait la preuve que ce type de relations mixtes était non seulement possible, mais que ça ne nuisait pas nécessairement à la séduction comme on peut le voir au début du film.

Il faut voir les dix premières minutes de Blonde Crazy pour se convaincre que tout en jouant un jeu de séduction classique, la personnalité et l’équilibre des rapports de force dans les situations présentées gagnent en densité et en véracité grâce au parlant. L’insolence de James Cagney, son génie à exprimer une certaine fantaisie, son audace bouffonne pleine d’autodérision qui est la preuve qu’il ne ferait au fond de mal à personne (et nous pousse à l’aimer, à s’identifier à lui, à lui ressembler), tout cela ne serait pas possible sans le son, sans les dialogues, sans la repartie. Surtout, la même chose serait impossible à imaginer pour une femme… si on n’était pas en 1931.

On comprend mieux la nécessité pour les conservateurs voyant arriver le cinéma parlant de chercher à imposer un code de bonne conduite aux studios : le parlant avait bien redistribué les cartes et devenait une incroyable machine de guerre pour imposer des idées nouvelles, libérales, à un public sidéré par cette nouvelle révolution du cinéma.

Encore aujourd’hui, on voit rarement une femme à l’écran tenir ainsi tête à un homme pour le moins insistant. Ce n’est pas seulement le talent des auteurs capables d’écrire les répliques qu’il faut pour répondre au pot de colle qu’est James Cagney, il faut aussi et surtout le caractère qui va avec afin de rester crédible : je ne suis pas sûr que les petites Françaises, en voyant revenir leurs hommes cabossés de la Première Guerre mondiale, montraient autant d’autorité et d’indépendance que certaines des actrices qu’on a vu fleurir à la même époque jusqu’aux premières heures du parlant à Hollywood. Je passe la période du muet que j’évoque dans It Girl, mais en 1931, au tout début de cette nouvelle révolution de la représentation des relations à l’écran, et donc de l’imaginaire social auquel tout le monde sera alors censé se référer par la suite, le public, et probablement encore plus le public féminin, peut s’identifier à de forts caractères féminins, des actrices, tenir la dragée haute à des partenaires masculins. Mae West, Barbara Stanwyck (dont j’évoque aussi l’importance dans Stella Dallas et dans L’Ange blanc), Jean Harlow, et donc ici Joan Blondell, et quelques autres ont montré la voie à toutes les autres. Ici, c’est bien l’intelligence de l’actrice qui lui permet de se mettre au niveau (très haut en matière d’autorité, de charisme et d’intelligence) de James Cagney.

Elle a tout : la même insolence, la lucidité (fini les grandes naïves), la désinvolture, le détachement ou l’assurance qu’elle saura toujours faire face (c’est aussi ce qui donne cette impression d’autorité naturelle, car la personne, qu’elle soit un homme ou une femme, n’a jamais besoin de passer par l’agressivité ou de hausser le ton pour se défendre — sauf avec des baffes), et une certaine forme de bienveillance cachée derrière une froideur feinte. Sur ce dernier trait de caractère, c’est le même tempérament qui fait qu’on apprécie James Cagney malgré ses penchants agressifs, ses sautes d’humeur fréquentes, et ici, son goût pour la filouterie : ils n’auraient pas tous deux des jeux de regards ou des sourires servant de contrepoint et de sous-texte, jamais on ne pourrait autant les aimer. C’est bien leur imprévisibilité, leurs retournements (il arrive au personnage de Cagney de reconnaître qu’il est allé trop loin) et leur capacité à produire des sous-entendus qui forcent le respect du spectateur. Personne n’a envie de s’identifier à des personnalités fades et toujours prévisibles dans leur constance molle.

Au-delà de ces traits de caractère qui prouvent une personnalité déjà bien affirmée, elle a aussi du répondant. Que ce soit au niveau du verbe parce qu’elle a autant de repartie que son acolyte masculin sinon plus, mais aussi au niveau physique : c’est peut-être un tour peu réaliste, voire carrément burlesque (et en l’occurrence, c’est un running gag assez efficace au début du film), mais je ne peux m’empêcher de penser que son audace physique, celle qui lui permet de filer des gifles à celui qui lui court après, a pu donner des idées aux femmes qui voyaient le film au début des années 30. Oui, on pouvait gifler un homme, non pas parce qu’on serait outré de ses agissements, non pas parce qu’on serait une garce, non pas parce que l’on chercherait à commencer une bagarre perdue d’avance, mais parce qu’on estime être son égal. Il y a dans ces gifles quelque chose qui ressemble bien plus à des claques que Titi pourrait filer à Gros Minet, d’une grande sœur à un petit frère turbulent : la violence n’en est pas une (elle ne l’est jamais dans le slapstick), c’est une tape sur les fesses de bébé, c’est une tape au cul qui va dire « t’es bien gentil, mon garçon, mais tu m’importunes : je te gifle et on est quitte, ça te fera fermer ton caquet ». Et on tourne les talons sans air hautain, sans agressivité, sûre de son fait et de son droit, et peut-être un peu aussi avec un œil en coin (amusée ou non) pour voir la réaction du Gros Minet (ceci, seulement ici parce que l’on comprend que la Joan Blondell en question pourrait tout autant être intéressée par le bonhomme s’il se comportait plus en gentleman). On peut adhérer à cette forme d’égalité parce que si le personnage de Cagney est un peu lourd, il ne tombe jamais dans ce qu’on appellerait aujourd’hui du harcèlement. Au contraire de quoi, la réaction de Joan Blondell aurait toute légitimité à ne plus se contenter de petite claque amicale. Et quand on est un public masculin, on se dit qu’on se laisserait bien faire la leçon par pareille femme : tout compte fait, si c’est pour nous apporter un « partenaire », plus qu’une docile concubine ou une esclave sexuelle, pourquoi s’en plaindre ? On le voit d’ailleurs par la suite : sans sa blonde crazy, le filou ne se sent pas d’arnaquer son monde (ce que paradoxalement elle avait toujours espéré trouver en lui).

C’est un paradoxe très « pré-code » : le personnage de James Cagney est un effroyable filou, ne cherche surtout pas à être autre chose, mais on sent derrière cette carapace de « gros dur », une sensibilité et un sens des limites… avec les femmes, en tout cas avec celle qui l’intéresse. Le danger de ces films, peut-être parfaitement identifiés par les conservateurs de l’époque ayant poussé à suivre un code de bonne conduite, c’était probablement moins la question de la représentation (positive) faite des criminels (il y a tout un abécédaire de l’escroquerie dans le film qui aurait pu faire naître bien des vocations) ou de la représentation de la sexualité à l’écran que celle de la place de la femme, émancipée, dans la société américaine d’alors. Par la suite, on aura bien des paires homme/femme qui apparaîtront ensemble à l’écran toujours complices, mais que ce soit dans la série des Thin Man par exemple ou dans les screwball comedies (et en premier lieu, les comédies de remariage, si typiques de cette ère du code Hays), il s’agira presque toujours de couples mariés ou appelés à l’être (en tout cas, rarement des criminels).

Quand on sortira du cadre du mariage (si relation d’égalité il y a), elle sera toujours relative, et presque toujours avec des filles de mauvaise vie. La femme fatale n’est pas une égale, c’est une paria, une femme qui justement doit payer le prix de son émancipation, le prix d’avoir cherché à se faire l’égale des hommes.

Voilà pourquoi ces films pré-code sont si importants dans ce qui est devenu une norme dans les relations en Occident. Toute notre manière de nous comporter en société est née de cette représentation de la relation homme/femme à l’écran après la Première Guerre mondiale, essentiellement à Hollywood, mais destinée à un public de masse mondialisé. Le cinéma muet n’était pas seulement muet, il était encore à la limite de ce qu’il était possible de faire en matière de représentation et de réalisme à l’écran. Avec le parlant, on voyait sous nos yeux une manière d’être, de se comporter, de parler qui était devenue presque naturelle, en tout cas suffisamment vraisemblable pour qu’on puisse chercher à en imiter les codes, à en explorer les limites et les possibilités dans la vie réelle. Parfois, peut-être pour le pire (si on cherche à reproduire les savantes escroqueries du personnage de James Cagney), mais surtout pour le meilleur : la possibilité pour le public féminin de se représenter la possibilité d’un monde où les femmes tiendraient tête aux hommes sans crainte d’en subir les conséquences (puisque je l’ai encore en mémoire, Bette Davis se fait défigurer pour son audace dans Femmes marquées, on est en 1937 : fini l’égalité ; on châtie plus tard ses agresseurs, mais on suggère un peu aussi qu’elle l’aurait un peu cherché en exerçant un tel métier) et d’affirmer ainsi un statut, égal à celui des hommes, prétendre aux mêmes audaces, qualités ou excès, etc.

Le film devient plus conventionnel par la suite. Le personnage de Joan Blondell s’adoucit, rentre dans le rang, mais ces premières minutes du film illustrent peut-être à elles seules ce qu’est l’époque du pré-code. Une époque de possibilités, d’ouverture, d’égalités acquises ou à prendre, et qui annoncera les luttes menées par les femmes des années 60 et 70.

J’insiste beaucoup sur ce sujet, et peut-être que je ne connais pas autant la période que je voudrais le croire, peut-être que mes connaissances en sociologie ou en ethnologie sont est inexistantes, et peut-être qu’on ne voit les choses qu’à travers ce que l’on connaît, mais j’attends toujours de trouver des arguments venant me convaincre que cette période n’aurait pas eu l’importance dans notre société comme je le prétends et ne serait qu’un épiphénomène auquel je porterais depuis des années trop d’importance historique.

En attendant, je me permets de dire, presque un siècle plus tard, à cette petite blonde potelée que je l’adore. Pas seulement pour sa beauté, sa douceur, toute féminine…, mais pour son intelligence, sa dureté aussi, sa constance, et pour l’assurance et l’audace dont fait preuve son personnage dans ce film (et qu’elle a parfaitement su transmettre au spectateur). Dommage que les films dans lesquels elle apparaîtra par la suite (même en vedette) ne soient pas restés autant dans l’histoire que ses films pré-code.

Des actrices mentionnées plus haut, seule Barbara Stanwyck restera au plus haut à l’ère du « code », et dans un style plus policé que dans les films où elle apparaissait à la même époque. Toutes deux se sont croisées d’ailleurs sur L’Ange blanc. James Cagney, lui, se fait remarquer la même année avec Jean Harlow dans L’Ennemi public, et à nouveau avec Joan Blondell, deux ans plus tard, dans le formidable Footlight Parade. Lui aussi restera un acteur de premier plan après 1935. Mais comme il y a eu un plafond de verre pour les acteurs du muet à l’arrivée du parlant, il y a eu plafond de verre pour les actrices attachées à des personnages émancipés au moment de l’application du code. Les hommes n’ont pas eu à souffrir du même problème, semble-t-il. Après avoir montré la voie pendant vingt ans, Hollywood devenait presque une arme de soft power au profit des conservateurs, alors même que c’était désormais les démocrates avec Roosevelt qui dirigeaient le pays…


Blonde Crazy, Roy Del Ruth 1931 | Warner Bros.


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Les Indispensables du cinéma 1931

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Dernier Train pour Busan, Sang-ho Yeon (2016)

Note : 4 sur 5.

Dernier Train pour Busan 

Titre original : Busanhaeng

Année : 2016

Réalisation : Sang-ho Yeon

Avec : Gong Yoo, Jung Yu-mi, Ma Dong-seok

Peut-être plus qu’un film de zombie. Alors que le prequel est complètement raté (Seoul Station) en faisant surtout d’une vraie zombie (au sens figuré) une fille perdue qui attend que son petit copain qui la prostitue vienne la sauver (je crois qu’on ne pourra pas faire plus terrorisant au rayon du sexisme : une victime demandant l’aide à un homme qui la maltraite, et cela au premier degré, c’est littéralement le canevas du film avec une chute qui arrive même à enfoncer le clou), eh bien, tout l’aspect émotionnel ici est parfaitement conçu. C’est bien sûr très convenu, mais vu l’écart lamentable et la faute de goût de Seoul Station, il faut savoir s’en satisfaire. La relation entre la fille et son père, puis celle entre le malabar et sa femme enceinte, c’est vraiment ce qui donne au film sa saveur. Et je crois surtout que je suis fan de Ma Dong-seok qui était déjà responsable en bonne partie du succès du Gangster, le Flic et l’Assassin.

Plus qu’un film de zombie aussi parce que dans la tradition des meilleurs films du genre (et c’est peut-être le genre que j’aime le moins au monde), on y retrouve une satire assez féroce de nos sociétés contemporaines. La critique ici est peut-être moins sur le consumérisme qu’autrefois, mais plus sur l’égocentrisme de nos sociétés. La gamine rappelle à son père que c’est pour ça que sa mère les a quittés (la vérité sort de la bouche des enfants) ; le vagabond, plusieurs fois, leur sauve la mise (c’est donc le type dont notoirement personne ne se soucie : dans une voiture remplie a priori de personnes saines à un moment, l’un d’eux explicite bien la valeur supérieure des personnes qui ont des proches à l’extérieur qui les attendent ou pourraient avoir besoin d’eux) ; et bien sûr, on n’échappe pas à la caricature de l’homme influent cherchant à s’en servir pour échapper coûte que coûte aux « fous » au détriment de tous (alors que le personnage principal est lui au contraire pendant tout le film dans une sorte d’apprentissage : l’influence est inverse, il passe du trader égocentrique à l’homme qui se sacrifie pour ceux, et celles, qui lui ont justement fait la leçon). C’est une belle morale à l’histoire : dans ces situations, on sait que les puissants s’en sortent le mieux, non, comme on le disait à une époque où on avait plus d’honneur et moins la fibre sociale : « les femmes et les enfants d’abord ».

Les blockbusters coréens font souvent dans la morale suspecte en tirant facilement sur les « méchants », caricatures sans ambiguïté du mal ; pour une fois que la satire (ou la critique sociale) est réussie, il ne faut pas bouder son plaisir. Ce n’est d’ailleurs pas si loin de la morale qui fera le succès de Parasite. Ironiquement, il me semble que ces deux films ont été tournés dans une rare période dirigée par une politique de centre gauche. Déjà depuis, le pays est retombé aux mains de la droite. Ironiquement encore (ou pas), si on peut voir aussi le film comme une sorte de mauvais présage des comportements qui verraient le jour avec la pandémie, l’excellente gestion sanitaire du pays était à mettre au crédit d’un pouvoir qui pour la première fois mettait au cœur de sa politique la préservation de la santé de tous au détriment de l’économie ou des libertés individuelles (même s’il me semble que ça se joue parfois à rien : si autant de précautions ont été prises pour éviter une épidémie domestique, c’est qu’un confinement y aurait été illégal). Peut-être que la bonne santé des œuvres, quand elles proposent une satire fine du monde dans lequel elles évoluent, permet aux forces démocratiques d’un pays de rester plus efficacement en alerte et ainsi à la société de mieux réagir face aux nouvelles menaces… (Oui, je suis en train — parti pour Busan — de faire un raccourci entre film de zombie, pandémie et gestion sanitaire d’un pays.)


Dernier Train pour Busan, Sang-ho Yeon 2016 Busanhaeng | Next Entertainment World, RedPeter Film, Movic Comics

L’Empreinte du passé, Cecil B. DeMille (1925)

La DeLorean à vapeur

Note : 3 sur 5.

L’Empreinte du passé

Titre original : The Road to Yesterday

Année : 1925

Réalisation : Cecil B. DeMille

Avec : Joseph Schildkraut, Jetta Goudal, William Boyd, Vera Reynolds

Une intrigue abracadabrantesque à la limite du surréalisme, des moyens à la DeMille, une brochette de personnages stéréotypés qui se retrouveront projetés dans le passé dans des positions et des fonctions plus ou moins différentes (de mémoire, on retrouve ça dans Retour vers le futur avec des parents ressemblant furieusement à leurs futurs enfants, en tout cas le même principe de sidération passant par un travail d’identification à un personnage unique conscient, lui, de projeter dans un monde qui n’est pas le sien et dans lequel ils trouvent malgré tout des choses familières), bref… rien de bien palpitant dans cette aventure temporelle et dévote.

Cecil B. DeMille reprend quelques-unes des recettes à la mode au milieu des années vingt : l’interconnexion entre différentes époques narratives (Intolérance, Page arrachée au livre de Satan, Les Trois Lumières) permettant des flash-back à foison (et même des flash-back dans le flash-back ; ce qu’on peut voir, me semble-t-il, dans Le Président ou dans Homunculus).

Malheureusement, le film mélange tellement de genres différents qu’on en perd notre latin : le film commence comme un mélodrame du mariage impossible et contrarié (voire maudit par le sort ou la magie noire…), là encore typique de l’époque ; Vera Reynolds, sosie de Clara Bow, apporte alors à ce drame un peu trop sérieux de la fantaisie et de l’impertinence. C’est à travers elle qu’on suivra la suite des aventures temporelles puisqu’après le déraillement du train qui devait les ramener vers la côte pacifique, tout ce petit groupe se retrouve projeté trois siècles plus tôt ; elle est la seule à avoir conscience de cet étrange saut métempsycose, tandis que les autres sont des personnages réels de leur propre passé, ou d’une vie antérieure, on ne sait trop, poursuivant des objectifs ou se rendant coupables d’actions expliquant leur condition future, ou présente… DeMille a dû trop bouffer de Christopher Nolan au petit-déjeuner.

Tout cela est évidemment parfaitement crédible, mais étrangement, cela nous paraît aujourd’hui presque familier dans ce recours à une sorte de concordance des temps entre passé et présent à force de voir cet artifice narratif reproduit deux mille fois depuis dans le cinéma notamment hollywoodien.

Le mélodrame a cela de particulier et de populaire pour l’époque, qu’il avait la capacité, certains diraient le mauvais goût, de faire intervenir dans son récit différents genres. La comédie s’insère dans le drame et vice-versa. Il n’y a donc aucun souci à voir le film tout à coup prendre des allures de film à la Douglas Fairbanks.

Mais n’est pas Douglas Fairbanks qui veut. Le baroque ne me fait pas peur, encore faut-il avoir de la suite dans les idées et être capable d’assumer certaines audaces que Cecil B. DeMille ne me semble pas être en mesure de pousser jusqu’à leurs limites. À moins que ce soit l’effet du film choral où aucun des personnages ne s’impose vraiment à nous et entre lesquels aucune alchimie ne parvient pour autant à se créer.

À tout ce fatras baroque, on peut sauver au moins la dernière séquence catastrophe (oui, il faut ajouter à la longue liste des genres celui du film catastrophe) des rescapés cherchant à se sauver des flammes, et pour certains, à se racheter de leur vie passée, après le déraillement du train. Une séquence spectaculaire qui rappellera la fin plus spectaculaire encore des Espions, de Fritz Lang tourné trois ans plus tard.


 

L’Empreinte du passé, Cecil B. DeMille 1925 The Road to Yesterday | DeMille Pictures Corporation


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Je t’attendrai (Le Déserteur), Léonide Moguy (1939)

Note : 4.5 sur 5.

Je t’attendrai

Titre alternatif : Le Déserteur

Année : 1939

Réalisation : Léonide Moguy

Avec : Jean-Pierre Aumont, Corinne Luchaire, Édouard Delmont

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Le voilà le chef-d’œuvre du cinéaste franco-ukrainien. On se demande encore comment un tel film a pu rester inaperçu pendant tant d’années. Le pire moment sans doute pour le sortir : la veille d’une guerre qu’on espère encore en invoquant Coué qu’elle n’aura pas lieu, et se référant à une grande encore dans les mémoires qu’on voudrait tant ne plus revivre. Et voilà que le film jouerait presque les chats noirs.

D’autres films antimilitaristes ont pourtant eu un meilleur sort auprès des critiques et des historiens. Léonide Moguy était peut-être populaire avant-guerre, ce n’était pas Renoir. Ce sera d’autant plus facile à oublier.

Arrêtons un moment de chialer. C’est Quentin Tarantino qu’il faut remercier de l’avoir sorti des limbes de l’oubli, et qui a largement loué ses qualités.

Je t’attendrai, Léonide Moguy (1939) | Éclair-Journal

À première vue, en songeant à Conflit (tourné l’année précédente) qui se déroulait dans de beaux décors d’appartements bourgeois, rien de commun avec un film qui prend place, lui, dans un village aux abords du front franco-allemand. Pourtant, à y regarder de plus près, on retrouve dans les films de Moguy certaines techniques identiques : sa caméra est toujours en mouvement pour suivre au plus près ses personnages, la profondeur de champ est travaillée pour y laisser se développer une vie à part au second plan (la force de la contextualisation, toujours ; Moguy a beau être lyrique, il est surtout réaliste, comme un Raymond Bernard ou un Abel Gance pouvaient l’être), les acteurs se situent si bien par rapport à la caméra qu’il est parfois inutile de la bouger ou de couper afin de proposer un contrechamp… De fait, les contrechamps sont rares, Moguy préférant disposer ses acteurs dans le même cadre ; et quand il le fait, c’est lors des rencontres entre ses personnages principaux ou lors de moment de tension (ne plus voir l’objet de cette tension et voir la peur se dessiner sur le visage d’un personnage en imaginant ce qui se joue hors-champ, c’est bien plus efficace). Le tout est merveilleusement fluide. Pas de plan-séquence forcé par pur maniérisme : Moguy cherche à être efficace auprès de son public, pas à émouvoir les étudiants en cinéma. Le spectacle, et le sujet, avant tout.

Le sujet, parlons-en. Parce que c’est là encore une indéniable réussite et le point fort du film. On songe un peu à La Ballade du soldat sorti vingt ans plus tard en Union soviétique, et avec un dispositif narratif cependant bien différent. Car la grande originalité de cette histoire, c’est qu’un peu à la manière du récent 1917, on suit son personnage principal en temps réel (et en dehors de quelques plans de coupe ou des courts montages alternés, on ne le quitte quasiment pas). Ce n’est ni une astuce ni un exercice de style, mais bien la particularité d’une situation (ou d’une opportunité) qui rendait possible une telle concentration d’événements : la voie du chemin de fer sur laquelle file un train plein de soldats français est attaquée par l’aviation allemande ; le temps qu’on répare la voie, un des soldats, qui reconnaît les abords de son village, veut en profiter pour saluer sa famille. Un « bon de sortie » comme on dit au vélo. Le soldat (Jean-Pierre Aumont) promet de revenir en moins d’une heure. Le problème, c’est qu’une fois retrouvé sa mère, elle lui apprend que sa fiancée, qui logeait chez elle, se retrouve à faire l’hôtesse au bar mal famé du coin fréquenté par une ribambelle d’autres soldats et tenu par un borgne un peu louche lorgnant avec insistance sur sa belle… Et voilà qu’en moins de deux, notre soldat cavaleur doit démêler le vrai du faux, tenter de se rabibocher avec sa fiancée, se tenir à carreau des gendarmes ou des délateurs, et composer encore avec une mère un peu trop aimante. Une vraie tragédie pressée par le temps. Un retour presque aux règles aristotéliciennes du théâtre classique…

Les bonnes idées, on sait ce que d’autres en font. Moguy, lui, assure à tous les échelons. Comme dans Conflit, c’est aussi son excellente distribution qui l’empêche de passer à côté de son sujet. Jean-Pierre Aumont, en désertion temporaire, donne le ton : l’urgence, oui, mais surtout la justesse. Et une carrure de premier rôle : son visage respire l’intelligence et la sympathie. Une très légère réserve sur l’actrice de la mère (Berthe Bovy, un peu grimée inutilement à mon sens, mais elle aussi, une justesse folle dans un rôle qui aurait très vite pu devenir insupportable). Le patron du bar, René Bergeron, là encore, qui parvient à ne pas rendre antipathique un personnage qui aurait pu l’être : comme dans tous les meilleurs films avec de bons méchants, on aime à la détester, juste assez pour le comprendre et le craindre. Une vraie gueule avec un cou-de-pied en guise de nez et un débit fracassant qui vous donne l’impression qu’il aboie pour que vous déguerpissiez. Et j’insiste : quand on y songe, il aurait été si tentant d’y mettre un acteur encore plus rugueux et renfrogné (au hasard, Jacques Dumesnil dans une interprétation ratée dans L’Empreinte du dieu, du même Moguy et tourné juste après). La subtilité, ça ne se commande pas.

Je garde le meilleur des interprètes pour la fin. Avec cette énigme, ce météore, du cinéma français qu’était Corinne Luchaire. J’en ai déjà un peu dit sur mon admiration pour elle dans mon commentaire sur Conflit, mais la voyant ici pour une seconde fois, son talent et sa personnalité sont encore plus évidents. À seulement 18 ans, elle avait une présence folle, remarquée à l’époque puisqu’on la comparait à Greta Garbo. Au même âge, et si elle partageait avec l’actrice suédoise une même corpulence impressionnante (sortes de grandes asperges — ou de « grosses vaches », pour reprendre le terme moins aimable de Louis B. Mayer), le caractère diffère. Même si on a affaire à deux grandes timides, car ce sont de celles qui arrivent à faire de cette timidité une force, et qui quand elles répliquent, ou s’expriment, ou regardent, impressionnent, peut-être parce que se refusant de se dévoiler toutes entières, elles savent en donner juste assez pour donner réellement à voir, on sent toutefois une certaine exubérance chez Corinne Luchaire qui était absente chez Garbo (surtout au même âge). Cette exubérance, Corinne Luchaire la laisse peut-être plus deviner dans des séquences de Conflit où elle débite certaines répliques rapidement avec autorité. Même dans la stature, si toutes les deux sont grandes, et loin d’être frêles et fragiles, il faut noter que le maintien de Corinne Luchaire est celui d’une petite-bourgeoise bien éduquée (dos droit, port de tête…), chose que Garbo n’aura jamais. Petite-bourgeoise, c’est ce qu’elle était d’ailleurs, Corinne Luchaire…, et ce qui la perdra. Parce que si, comme indiqué dans l’autre commentaire, elle portait déjà des tailleurs avant que cela soit la mode, signe d’une certaine émancipation, il lui sera impossible de se séparer de l’influence de son père durant l’Occupation… Un gâchis inouï pour une actrice qui en deux ou trois films avait prouvé qu’avec le même talent que Danielle Darnieux, elle aurait pu être son pendant avec vingt centimètres de plus. Elle était aussi très belle, avec un visage de hamster fait pour les mélos. Sa diction, sa voix, plus encore, comme des coups de griffes d’un animal blessé, lui évitait justement peut-être de tomber dans les jolies voix de mélodrames et lui donnait à la fois une sorte d’autorité contrariée et d’assurance blessée. C’est cette modernité et cette force intérieure jaillissant avec difficulté qui étonnent aujourd’hui.

On voit Corinne Luchaire finalement assez peu en comparaison avec Conflit. Mais c’est elle que Jean-Pierre Aumont vient trouver, elle qu’il espère revoir, convaincre, aimer à nouveau, tirer des enfers. À force de parler d’elle, de tendre vers elle, d’être le sujet central et l’enjeu principal du film, on l’attend et on la connaît avant de la voir. Alors quand elle apparaît, c’est comme un petit miracle qui se produit. On vous promettait la lune, et vous comprenez que Luchaire vaut bien plus que ça. On se demande comment une si grande fille, sachant si bien se tenir, belle comme un hamster de concours, peut se retrouver dans une telle cantine pleine de boue et des mâles crevés. C’est cette étrangeté qui nous pousse un peu plus à espérer que son homme parvienne à l’y extraire. Et on peut imaginer à quel point le sentiment de trahison a pu envahir les « bons petits résistants » si scandalisés qu’une telle femme n’ait jamais éprouvé le besoin pendant la guerre de se ranger de leur côté. C’était comme si finalement les efforts de Jean-Pierre Aumont avaient été vains et qu’elle avait décidé de rester avec son ignoble patron de bar. Y a que ça.

On ne devrait pas juger les enfants et les inconscients. La preuve qu’à une époque, la France a su, quand ça en arrangeait certains, ne plus séparer l’œuvre de l’artiste. Pas sûr qu’il faille s’en servir de leçon. J’ai toujours été Arletty ; je suis désormais aussi Corinne Luchaire, l’actrice.

Le Grand Attentat, Anthony Mann (1951)

Note : 3.5 sur 5.

Le Grand Attentat

Titre original : The Tall Target

Année : 1951

Réalisation : Anthony Mann

Avec : Dick Powell, Paula Raymond, Adolphe Menjou

Un joli polar méconnu de Mann à ranger dans les films à suspense se déroulant dans un train avec un coupable à dénicher parmi les passagers et… une sorte de bombe à désamorcer ou de course contre la montre (déjouer en fait l’assassinat de Lincoln lors de son investiture annoncée à Baltimore).

On est entre Speed et Le Crime de l’Orient-Express avec une touche de The Narrow Margin. C’est parfois un peu naïf dans sa morale (il faut sauver Lincoln parce que c’est vraiment un type bien, du genre à vous tenir la porte, si, si), des rebondissements que même moi je les vois signalés à des kilomètres par le chef de gare.

Le seul hic du film vient du manque de charisme évident de l’ancien benêt des comédies musicales, Dick Powell, tenant ici le rôle principal. Un freluquet pour jouer un dur, rusé et sage. On sent qu’il a appris sa leçon, il copie comme il faut les petits gestes des meilleurs acteurs qui en imposent, mais dès qu’il prend un air sérieux, investi, pénétré, autrement dit tout le temps, on sent qu’il force sa nature et on rêve de voir un vrai acteur qui en impose, naturellement, à sa place.

Un qui n’a pas à forcer sa nature, c’est Adolphe Menjou, qui trouve ici un rôle de salaud conspirateur à la hauteur de sa jolie carrière de fasciste : il est parfait. (Comme quoi, ce n’est pas toujours les types biens qui ont le plus de talent.) (Sinon Lincoln en aurait été un, d’acteur, et il n’aurait pas été assassiné par un autre… acteur.)



Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1951

Liens externes :

IMDb


Das Stahltier, Willy Zielke (1935)

Note : 3 sur 5.

L’Animal d’acier

Titre original : Das Stahltier

Année : 1935

Réalisation : Willy Zielke

Objet filmique étrange semblant parfois un peu perdu au temps du muet avec une certaine fétichisation des bécanes à vapeur.

On croit voir lors des scènes dramatisées contemporaines un réalisateur de documentaire s’essayer à la fiction et se trouver complètement perdu face aux acteurs. Pourtant, le sujet est sympathique : un ingénieur rendant visite à des cheminots, et qui, sympathisant, leur raconte les différentes étapes de l’évolution des machines à vapeur jusqu’à celles sur lesquelles ils travaillent tous aujourd’hui. L’ingénieur, d’abord un peu gauche, ne semblant pas être à sa place dans ce monde d’ouvriers, renverse… la vapeur, et devient maître à bord, avec une seule volonté pour lui : partager sa passion pour l’histoire de ces vieilles bécanes avec ceux qui en sont les plus directs héritiers.

Ces séquences joliment fraternelles entre des personnages de différentes classes sociales jurent sans doute un peu avec ce qu’on attendait alors sous le régime propagandiste nazi. Pourtant, si le film a été interdit, c’est pour une autre raison : dans ses flashbacks historiques, les inventeurs et l’industrie d’outre-manche étaient un peu trop glorifiés… Ben, ouais, en même temps, la révolution industrielle, le train vapeur, tout ça a bien pris forme d’abord là-bas, pas en Allemagne…

Le plus étrange peut-être, c’est que tout d’un coup, lors de ces séquences de fiction documentée digne des pires soirées d’Arte, le film trouve un souffle nouveau, comme si les décors et les costumes aidaient à donner une forme réaliste, naturelle, à ce qui en manquait dans un univers commun et contemporain. Les reconstitutions sont épatantes, surtout, et rien que pour ça, ce serait peut-être un film à montrer à l’école et à tous les amoureux… de trains électriques (dans la salle y a dû en avoir un qui a dû filmer l’écran avec son smartphone pendant bien le tiers du film…).

Une vraie petite curiosité… historique et documentaire, plus que réellement cinématographique.


 

 


 

 

 

 

 

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Une leçon d’amour, Ingmar Bergman (1954)

Note : 4 sur 5.

Une leçon d’amour

Titre original : Lektion i Karlek

Année : 1954

Réalisation : Ingmar Bergman

Avec : Eva Dahlbeck, Gunnar Björnstrand, Harriet Andersson

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Décidément le couple composé de Eva Dahlbeck et de Gunnar Björnstrand (deux ans après L’Attente des femmes, et leur vaudeville d’ascenseur) fonctionne à merveille sur le mode comédie romantique, tendance, là encore, comédie de remariage. Cette fois, ce n’est plus dans un immeuble, coincés entre deux étages, mais plutôt dans un wagon, entre deux gares.

Comme à son habitude, Bergman multiplie et articule son récit autour de flashbacks. Il faut reconnaître que c’est pratique, on passe du coq à l’âne, d’une époque à une autre, en se passant des transitions ou des tics que le dramaturge hiémal pourrait garder de ses pièces.

Faut-il seulement faire remarquer qu’évidemment les dialogues sont savoureux et qu’il faudrait presque pouvoir les relire au calme pour pouvoir en apprécier tout le sel ?… C’est qu’une comédie de Bergman, ça peut aller vite, et la subtilité de sa repartie peut vite passer à l’as pour des esprits lents comme le mien.

On est l’année qui suit Monika, j’aurais juré, à y voir Harriet Andersson, que c’était tourné avant (j’ai l’esprit mal tourné, j’aurais bien voulu y voir un nouvel exemple de film « sur le couple déchiré » avant le soi-disant pont Monika séparant une période bergmanienne sur les amours naissantes et une autre sur la vie conjugale). Elle y est belle, Harriet, comme dans Cris et Chuchotements. Pas un millimètre de maquillage, pas un poil sur le caillou, on dirait un enfant-bulle à l’orée de son premier printemps leucémique. Le voilà le sex-symbol qui émoustilla ces pervers de cahiersards. Je me serais fait un plaisir de leur montrer cette Harriet-là en garçon manqué, peut-être aussi hargneuse et sauvage que Monika, mais encore enfant, encore bourgeoise, encore soumise malgré ses geignements puérils. Pourtant, son personnage n’est pas forcément moins “révolutionnaire” (elle veut changer de sexe, et on imagine bien que ce n’est pas une option qui passe pour sérieuse aux yeux des futurs novovagualeux). Moins érotique, là, c’est certain. On l’imagine bien, notre Godard national, lancer comme la grand-mère : « Mais quand va-t-elle donc devenir plus féminine ? ».

Si on est bien après Monika, je pourrais peut-être me consoler en imaginant que Bergman s’amuse ici avec le sex-symbol qu’il a créé dans son précédent film (et qui ne l’est pas encore tout à fait, vu que les rédacteurs prépubères des Cahiers découvriront en fait le film qu’un peu plus tard – avant qu’Antoine Doisnel arrache l’affiche dans un cinéma, je rassure ma grand-mère) pour l’envoyer aux orties. C’est lui qui écrit, qui commande, qui dicte, alors son Harriet, il en fait ce qu’il veut (et ce qui se passe hors-champ ne nous regarde pas).

À part mes éternels sarcasmes contre la critique, je n’avais, c’est vrai, et comme à mon habitude, rien à dire. J’aurais pu me contenter de l’essentiel. Voilà un Bergman théâtral, un peu champêtre, pourtant encore très cinématographique (le wagon oblige), et c’est vrai aussi assez peu photogénique (les procédés, l’écriture, font cinéma, mais les décors, qu’ils soient naturels ou des intérieurs, n’ont pas de quoi soulever les masses). Ça n’atteint pas la force visuelle de beaucoup d’autres films de Bergman, en particulier futurs, mais le génie grouille à chaque réplique, l’esquisse cynique des personnages reste d’une force et d’une justesse ordinaires dans l’écriture du Suédois. La constance, à ce niveau au moins, est bien présente. Il faudrait être idiot pour bouder l’immense plaisir qu’une fois encore cet autre pervers arrive à partager avec nous. Je pardonne plus facilement aux artistes de l’être (pervers), qu’à leurs exégètes qui ne font que vomir leurs propres fantasmes en voyant ceux dont c’est un peu le fonds de commerce, de les répandre sur la place publique. D’ailleurs je vais me taire, Monique.


Une leçon d’amour, Ingmar Bergman 1954 Lektion i Karlek | Svensk Filmindustri

Les Guerriers de la nuit, Walter Hill (1979)

Ulysse dans les villes

Les Guerriers de la nuit

The Warriors

Note : 4.5 sur 5.

Titre original : The Warriors

Année : 1979

Réalisation : Walter Hill

Avec : Michael Beck, James Remar, Dorsey Wright

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Que fallait-il attendre d’autre du papa d’Alien (et de Crossroads) qu’un road movie initiatique ? Le film est tiré d’un roman, lui-même inspiré d’une œuvre antique que je ne connaissais pas (honte à moi) : l’Anabase de Xénophon. Le roman paraît plus dense, alors que le film file à toute allure. On suit un fil, pas celui d’Ariane : pendant tout le film, j’ai pensé à l’Odyssée.

L’histoire colle pas mal à la trame d’Homère : Un gang de Conley Island (pas celui des Achéens mais celui des Warriors) rejoint une réunion à l’autre bout de New York (ce n’est pas Troie), animée par le chef respecté du gang le plus puissant de la ville : Cyrus. On demande à chacun des gangs de la ville de venir à neuf, sans arme. Cyrus se fait buter en plein speech et la bande rivale de Conley Island des Warriors, les Rogues, font croire que ce sont eux qui l’ont tué. Bien sûr, c’est une ruse. Une petite injustice et hop : provoquer la sympathie du spectateur, « check ». Bref, tout ça est prétexte à une petite balade entre le lieu de réunion des gangs et leur chère île de Conley Island. À la fois leur Ithaque et leur Pénélope bien-aimée.

Le chef des Warriors s’étant fait piquer rapidement, c’est Swam qui s’impose rapidement à leur tête : il est sage et rusé, tous les attributs d’Ulysse… Et du lieutenant Ripley. Le retour vers Conley Island n’est pas simple, tout chassés qu’ils sont par un grand méchant à lunettes (celui qui semble avoir pris la relève de Cyrus… limite Poséidon qui passe ses nerfs sur Ulysse). Il mettra tous les gangs de la ville à leurs trousses. Presque toutes… Le premier groupe que les Warriors rencontrent dans leur balade nocturne sera les Orphans. Trop merdiques pour avoir été invité à la fête de Cyrus. Ils les laissent d’abord traverser leur territoire, quand la belle Circée se réveille (à moins que ce ne soit Calypso). En fait, ce n’est que Mercy… Elle convainc les siens de ne pas les laisser passer sans rien leur demander, et finalement, c’est elle qui partira avec eux ! Pour le coup, on ne pense plus à l’Odyssée mais au Tour du monde en 80 jours et à Mrs Aouda, rencontrée en Inde et qui accompagne Fogg dans son retour à Londres où elle deviendra sa femme…

Les Guerriers de la nuit, Walter Hill 1979 The Warriors | Paramount Pictures

Les Warriors passent donc ce premier écueil, arrivent au métro où ils manquent de se faire tabasser… Le métro est un havre de paix antique et passager, l’omnibus de La croisière s’amuse. Chaque arrêt est comme une île avec sa faune endémique, ses populations sauvages, ses déesses… Ils seront obligés de se séparer, chassés dans les couloirs du métro par les Baseball Furies (ce n’est pas moi qui l’invente le lien avec la mythologie…), ou par les Punks (sortes de bouseux en salopettes qui se déplacent en rollers !). L’un d’eux se fait coffrer par la police, d’autres se font charmer par les sirènes, les Lizzies… Bref, on en perd en route, mais toujours grâce à leurs ruses et leur habileté, ils l’emportent et arrivent à se rapprocher de leur île. À chacun de leurs exploits, un peu comme dans les dessins animés (ou dans le dernier acte de Richard III), le grand méchant Noir à lunettes en est informé. Ça permet de mettre du rythme au voyage et d’entendre notre coryphée lancer ses fatwas. Musique groove en prime…, hommage à un autre récit de voyage mythologique : Point limite zéro. Ou juste pour lancer les années 80.

Notre Ulysse parvient donc à retourner sur son île. Il tue les prétendants qui se pressaient aux pieds de Pénélope (ici sa Conley Island). De retour chez lui, il retrouve son arme fétiche et s’en servira pour tromper celui qui voulait s’emparer de son trône.

L’histoire est d’une grande simplicité, c’est ce qui fait son intérêt. Un voyage initiatique, une quête du retour chez soi, la découverte de l’amour… C’est tout ce qu’il y a de plus classique et ça marche toujours autant. Pas la peine de tourner autour du pot, ce qui compte c’est ce parcours-là, le reste on s’en moque. Et Hill tient la route (ou le rail).

Étonnant que le film ait fait scandale à l’époque. C’est tellement grossier (dans le bon sens du terme) qu’on ne peut pas y croire… Une bande de loubards en rollers et salopette, une autre avec des battes de baseball et peinturlurée façon Alice au pays des merveilles…, qui peut croire à ça ? Rocky Warriors Picture Show ! Il n’y a rien de crédible là-dedans. C’est de l’opéra, c’est la Reine de la nuit. Ça fait appel à ce qu’il y a de plus primaire en nous : les groupes, les origines, la fuite du danger, le retour au pays natal, la peur des étrangers, la loyauté envers ses frères… Ce n’est rien d’autre qu’un western ayant pour cadre New York. Alors bien sûr, c’est plus évident aujourd’hui quand on voit les accoutrements des gangs tout justes sortis de Hair ou des Village People, mais à l’époque, on aurait sans doute été plus avisé de fermer sa gueule. Ce n’est pas un hymne à la gloire des gangs, c’est une allégorie. D’ailleurs, on ne voit pas une goutte d’hémoglobine ; contrairement au roman, il n’y a aucun mort (en dehors de l’assassinat initial de Cyrus). Ça reste très bagarre de cour de récré. Ce n’est pas la baston qui importe, mais la traversée de la ville, les rencontres…


The Baseball Furies !

 

And… the Warriors !

 


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Le Docteur Jivago, David Lean (1965)

Le Docteur Jivago

Note : 5 sur 5.

Titre original : Doctor Zhivago

Année : 1965

Réalisation : David Lean

Avec : Omar Sharif, Julie Christie, Geraldine Chaplin, Rod Steiger, Alec Guinness, Ralph Richardson

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Journal d’un cinéphile prépubère (29 décembre 1996)

Adaptation de roman comme je les aime : épique et historique, sentimentale et humaniste. Lean s’en tire admirablement bien ; quand on traduit un livre à l’écran, il faut arriver à ressortir de plusieurs difficultés : choisir ses scènes, la manière de les mettre en scène, le rythme à aborder, et surtout trouver un style propre qui fera du film une œuvre à part entière, unique. L’attention dans un roman peut être portée sur des détails, on peut évoquer des images, un passé, s’attarder pour commenter ; et souvent, le développement de l’histoire, de la fable, la force des événements présentés ne sont pas les éléments majeurs d’un récit. Or, le cinéma montre plus qu’il n’évoque, il est contraint à de plus grandes contraintes temporelles. Le roman dispose de nombreuses échelles chronologiques et l’art du récit est justement de manier ces différentes échelles pour offrir au lecteur une vision multiple d’une situation ; le pouvoir de la concordance des temps en quelque sorte… Le cinéma impose souvent la scène, donc le présent, comme seule unité, et le pouvoir évocateur de l’image sera toujours moins puissant et plus lent que le verbe, et que la musique (le cinéma peut utiliser l’un et l’autre, mais « l’échelle-maître », toujours, reste la scène). Il n’est par exemple pas si simple de montrer au public que le temps a passé ; on utilisera des plans larges, muets, des fondus… ; car cela affecte l’unité du récit et de la continuité nécessaire au confort du spectateur. Lean semble échapper à ce problème avec des choix judicieux (et probablement une réelle transformation de la matière du livre). Il en montre le plus possible, pour éviter de devoir évoquer à travers des procédés lourds (dialogues explicatifs, retours en arrière), raison principale de la longueur du film. Le film est long, mais pas ennuyeux, parce qu’il adopte la durée idéale pour qu’on n’ait pas à nous dire dans un sens qu’il aurait pu couper des scènes inutiles ou dans l’autre que les raccourcis affectent la compréhension du récit.

Le découpage technique est par ailleurs des plus classiques pour ne pas prendre le risque une nouvelle fois d’écarter le spectateur de sa compréhension du déroulement de l’histoire. La tradition est toujours ce qui se fait de mieux. Le montage des plans sert au spectateur un rythme ni trop lent ni trop rapide (du Greenaway pendant trois heures, ça lasse, et on sort inévitablement de l’histoire ; quant au montage trop rapide, il a tendance à fatiguer) ; à une époque où on contestait souvent ce classicisme, c’est à souligner, et on ne cessera jamais depuis à tâcher de retrouver ce rythme idéal pour captiver au mieux l’attention du spectateur.

Le travail sur les décors et la photographie est aussi remarquable, comme le choix, ou la composition, des extérieurs, qui me rappellent d’une certaine manière les plans du début de L’Empire contre-attaque (on retrouve d’autres similitudes : la volonté d’un découpage classique, parfaitement transparent pour servir au mieux l’attention, et l’omniprésence de la musique, seule capable d’évoquer une forme de psychologie et de profondeur aux personnages, et la même scène quasiment, quand Jivago passe à travers une tempête de neige en cherchant à rejoindre sa famille).

 


Le Docteur Jivago, David Lean 1965 Metro-Goldwyn-Mayer, Carlo Ponti Production


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