Mudbound, Dee Rees (2017)

Note : 2.5 sur 5.

Mudbound

Année : 2017

Réalisation : Dee Rees

Avec : Jason Clarke, Carey Mulligan, Garrett Hedlund

Guimauve en noir & blanc hypocrite formaté comme il faut pour les prix.

Honorer les braves d’hier, c’est une manière pratique de fermer les yeux sur les victimes d’aujourd’hui. Dans cette veine de films bon teint enfonçant les portes ouvertes sur le racisme. Il n’y a guère que Green Book qui sort du lot dans ce registre, ces dernières années (et de ce que j’ai pu voir bien sûr), peut-être justement parce qu’il sort du formatage du film d’époque en proposant une relation inversée d’un Blanc au service d’un Noir.

Parce qu’ils sont fatigants ces films américains traitant du racisme d’hier (on croirait presque voir une nostalgie de cette époque, un comble) et applaudissent en masse par une armée de petits critiques blancs qui se trouvent, bien sûr, en rien égratignés par un tel film, et qui ont tout intérêt à louer le message faussement antiraciste du film. Le racisme d’hier n’aide en rien la compréhension et la lutte contre les racismes d’aujourd’hui. Au contraire, je pense qu’il sert à se donner bonne conscience et à ne rien changer sur ses propres petits réflexes d’exclusion ou de jugements hâtifs.

Dans les années 50, le Sud nous racontait l’histoire d’un homosexuel, la jambe dans le plâtre, hantée par la perte de son meilleur ami (Une chatte sur un toit brûlant, et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres). Pas une histoire de couleur, certes, mais on dirait qu’en 2017, Hollywood n’est plus aussi en avance qu’autrefois sur ces questions de mœurs. Il semblerait presque qu’on en soit encore à offrir des rôles à Sidney Poitier dans lesquels il fait ami-ami avec un Blanc… Devine qui vient dîner ?… En somme, un demi-siècle que l’Amérique fait du surplace, recule même. Et plus, ces histoires semblent sorties des ateliers d’écriture de Disney, plus on applaudit. Surtout, ne froisser personne. La dictature douillette du politiquement correct.

Paradoxalement (paradoxe allemand, on pourrait dire), la seule note originale du film, bien que très convenue (et servant de happy end au film), c’est le retour du sergent noir chez sa blonde. Ici, on ne va pas se mentir, je doute qu’il y ait eu beaucoup d’histoires d’amour de ce type à la fin de la guerre, qui ne soit pas en réalité de sordides histoires de viol, plus en tout cas qu’en France libérée. Mais c’est peut-être parce que là enfin, on sort justement des clichés, tout en gardant cette naïveté bien léchée qui inonde tout le film, que cette conclusion avait réussi à m’émouvoir. Un bonheur simple de retrouvailles sans chichis ni trompettes. Un amour sincère et digne. Il était temps.


 

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Elysium, Neill Blomkamp (2013)

Note : 3 sur 5.

Elysium

Année : 2013

Réalisation : Neill Blomkamp

Avec : Matt Damon, Jodie Foster, Sharlto Copley

Pamphlet altermondialiste rêvant d’un ascenseur socio-spatial capable de réduire l’écart abyssal entre ultrariches et les autres.

Problème, le film tombe dans le piège de ce qu’il dénonce. Il peut être louable de mettre au cœur de son film les inégalités actuelles, et en particulier ethniques, mais en insistant lourdement sur le racisme à la fois anti-pauvre et anti-hispanique, on prend le risque de perdre de vue les belles intentions de départ en cours de route : les acteurs, les équipes techniques, alors même qu’ils peuvent être eux-mêmes hispaniques (voire pauvres) vont surinterpréter ce qu’on leur refile et jouer grossièrement le rôle qu’ils sont censés représenter. À ce titre, tous les personnages venant à aider le personnage principal (hispanique lui-même d’ailleurs, mais interprété par Matt Damon – on sent déjà le hiatus) paraissent antipathiques et vulgaires, ce qui anéantit d’un coup tous les efforts de départ pour dénoncer une injustice sociale.

On se retrouve même face à une sorte de paradoxe de la stigmatisation positive quand d’autres personnages (essentiellement des femmes hispaniques) sont au contraire présentés sans nuances comme des saintes ou des martyrs.

Les personnages d’Elysium tombent également dans les clichés : pour représenter la crème de ces super-riches, au lieu d’y représenter un modèle de la Silicon Valley (voire un industriel texan), il faut croire qu’il faille toujours malgré tout qu’un méchant identifié vienne d’ailleurs, puisque le personnage de Jodie Foster est d’origine française et que le leader de la cité spatiale semble être Indien ou Pakistanais (l’ultrariche blanc, lui, c’est un entrepreneur si dévoué à la tâche qu’il bosse sur Terre parmi les lépreux, et que dixit Jodie Foster, malgré tous ses efforts, son entreprise de robots-tueurs ne décolle pas… ; l’honnête blanc sera ainsi forcé d’accepter un deal avec la maudite Française…). Les bonnes intentions qui se vautrent… Eh oui, le politiquement correct, c’est tout un art. Si on ne veut pas froisser, autant se garder de parler de ce qui peut fâcher, et se contenter d’assurer le spectacle.

Pour le reste, on est toujours dans l’esthétique de District 9. Sorte de déchetterie high-tech sous un grand ciel bleu. Ce à quoi doivent probablement déjà être aujourd’hui certains quartiers de Los Angeles. En s’affinant, il semblerait que le point de vue du réalisateur se soit quelque peu perdu.


Sur La Saveur des goûts amers :

Top des films de science-fiction (non inclus)

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Green Book, Peter Farrelly (2018)

Green Book

Réalisation : Peter Farrelly

Avec : Viggo Mortensen, Mahershala Ali

| Vu le 9 mai 2019 | 8/10

On le sait, le cinéma est affaire de sensibilité. On voudrait croire qu’un film projeté puisse être vu de la même façon par des millions de spectateurs. En réalité, aucun ne voit le même film. Comprendre pourquoi tel ou tel cinéphile adhère ou non à telle ou telle manière de faire reste un mystère, et quand on s’accorde sur un film, on fait encore semblant de nous accorder sur le fond quand on ne le fait en fait que plus grossièrement (ou binairement) : ceux qui aiment, et ceux qui font la grimace. C’est peut-être au fond un peu comme les paires de voyageurs plantés au hasard dans un train ou dans un bus : il n’y a pas de bons et de mauvaises personnes avec qui faire la paire, il n’y a que des individus avec qui on a le plus de chance de s’accorder, et les autres. Les frères Farrelly par exemple, c’est une paire qui en transport en commun m’a paru toujours, moi, bien accordée. Et le Peter seul s’en tire tout aussi bien, peut-être parce que son film traite d’une autre paire, allez savoir. Cela en devient même le sujet du film : savoir s’ils arriveront à s’accorder ou non.

Rien d’original donc dans cette histoire proposée. Une histoire, ça commence, ou c’est, presque toujours, une rencontre. Parfois aussi, une bonne histoire, c’est une histoire qui fonctionne selon le principe du voyage. Ainsi, les histoires de transport en commun, c’est une bonne manière de faire des rencontres : celles qu’on fait avec les autres, qu’on vous impose, que vous pensez choisir, et puis une autre, plus inattendue, plus existentielle, essentielle, celle qu’on fait avec soi-même. C’est dans les grandes occasions, les grands voyages, qu’on se dévoile, qu’on se découvre. Le road movie, une des plus vieilles histoires du monde. Et ça marche autant avec un couple hétérosexuel qu’avec deux paires de couilles (ou de nichons : Thelma et Louise, autre exemple réussi de film de voyage, même si la paire de copines se connaît déjà au début du périple). Ce n’est d’ailleurs pas la sexualité qui importe, parce qu’un peu comme en amour, dans un voyage, ce qui compte, ou plutôt ce qui gagne à être raconté, c’est le parcours : la séduction, le moyen, bien plus que le but, la fin, la destination (qui est presque toujours la même). C’est vrai ensuite que les péripéties souvent mises en œuvre dans ce genre de films manquent parfois d’originalité, mais si ça marche depuis l’antiquité, pourquoi se priver d’une vieille recette de grand-mère qui fait toujours son effet ? Si on reçoit différemment ces propositions de récit, c’est qu’on est tous programmés, et sensibles, à des détails qui nous échappent, qu’on peut éventuellement décoder, et qui sont toujours probablement affaire de mesure. On pourra donc refaire cent fois le même film, avec ces mêmes recettes, qu’on jugera toujours des petits détails faisant la particularité de chaque redite.

Je ne pourrais dire si je suis particulièrement amateur du genre (le road movie), en tout cas celui-ci, oui, me rappelle d’autres opus qui avaient déjà réussi à me combler : New York-Miami, Rain Man pour les deux références les plus évidentes. Chaque fois, un couple improbable, mal assorti et « que tout oppose » en apparence. L’alliance des contraires, le jeu des apparences, ça fait longtemps que les raconteurs d’histoire nous invitent sur ce terrain-là. Des évidences, des bonnes intentions, des espoirs, il y a un peu de tout ça, et personne ne s’accordera sur la qualité des assortiments. Le tout peut-être étant de respecter certaines règles et de ne pas chercher à faire bien original : un coulant au chocolat, ça reste un coulant au chocolat, on l’aime pour le coulant et pour le chocolat, on apprécierait assez peu y trouver du fromage ou de la langoustine. On soigne les détails donc. Et parmi ces détails, certains passent inaperçus quand ils sautent aux yeux des autres : j’ai cru comprendre que certains commentateurs n’avaient pas apprécié l’approche raciale du film, moralisatrice. Peut-être, mais comme chacun fait son film, ce n’est pas ce que j’ai vu : j’aime les rencontres dans les films, les oppositions, les voyages initiatiques seul ou à deux, la question raciale m’a donc paru accessoire, ç’aurait pu être un homo et un hétéro, un golden-boy et un autiste, un major et une mineure, une princesse et un wookie, Misse Daisy et son chauffeur, un rôdeur et un hobbit, un drogué et un cow-boy… peu importe, vu que c’est précisément l’opposition qui fait la saveur, le sel, le point de départ de tout voyage en commun. Alors un Rital raciste et un Noir BCBG, ma foi pourquoi pas. Parce que si la question raciale, moralisatrice, ne m’a pas personnellement choqué, c’est peut-être bien aussi parce que Farrelly a su pas mal la mettre de côté (à moins que ce soit moi). Bien sûr que c’est le sujet. Un sujet… un peu comme un vernis posé sur une planche : l’ossature, elle, est toujours la même. Et cette couche de vernis, aux colorations certes très classiques, elle ne m’a pas dérangé tant qu’on m’a réussi à ne pas me faire quitter des yeux la poutre qu’on agitait devant moi… Et la poutre, cette fois-ci, c’est le jeu d’opposition constant, appuyé, entre les deux personnages principaux.

Le film n’est pas sans défauts (visibles), et ils sont sans doute inhérents au contexte dans lequel il a été tourné : oui, c’est un film hollywoodien, mais Hollywood, c’est peut-être là aussi où sont le plus souvent le mieux écrits ce genre de concepts. L’Amérique, de par sa géographie, est propice à ce genre d’histoires. Disparités culturelles, ethniques, sociales, et de grands espaces parcellés d’îles homériques ou d’auberges tolkienniques. Alors la musique peut parfois être un peu forte, donner trop clairement le sens du vent émotionnel, elle s’écaille devant mes yeux assez vite pour que je puisse profiter à plein du bois dont je me chauffe, celui, poutrement plaisant, (ré)chauffé par ce fou de Peter, et qui consiste, rien de plus, qu’à chanter un vieux refrain qui me plaît. Comme le disait feu Chewbacca, dans un grognement, en réponse à la princesse qui s’étonnait de la rusticité du transport en commun qui devait les ramener à bon port : « Ce sont les vieilles casseroles qui chantent la meilleure soupe. » Ou quelque chose comme ça.


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Le Mur invisible, Elia Kazan (1947)

Note : 2.5 sur 5.

Le Mur invisible

Titre original : Gentleman’s Agreement

Année : 1947

Réalisation : Elia Kazan

Avec : Gregory Peck, Dorothy McGuire, John Garfield, Celeste Holm, Dean Stockwell

Pas bien convaincu. La direction d’acteurs est exceptionnelle, avec des acteurs chuchotant presque parfois, toujours très justes, avec notamment Celeste Holm et l’inévitable Dean Stockwell… Mais, alors qu’on n’est pas loin de la création de l’État d’Israël, qu’on est deux ans après les horreurs des camps en Europe, faire un film sur l’antisémitisme de tous les jours peut-être là où on pourrait pourtant imaginer qu’il est le moins criant (la côte est des États-Unis), ça ressemble pas mal à un exercice de défonçage de portes ouvertes.

En plus du ça, on a de toute évidence un film à thèse, idéologique, et cette petite propagande ressemblant pas mal aux films éducatifs qu’on balancera dans les salles au public souvent adolescent pour les deux ou trois décennies qui viennent…, ça n’a jamais réussi à faire de bons films. Un bon film, ça met en lumière les zones grises d’une société ou de « l’âme humaine ». Ce qui est particulièrement mal foutu ici, c’est donc bien que le personnage de Peck ne remette jamais en question ses propres réflexes antisémites. Ce qu’il n’hésitera pourtant pas à faire (vive le préjugé) avec sa petite amie !…

Au bout de dix minutes pourtant, alors que le personnage de Gregory Peck peine à trouver un angle d’attaque pour ses articles, il raconte à sa mère qu’avec d’autres sujets, ce n’était pas compliqué : avec des ouvriers, il lui suffisait de se faire ouvrier, avec les ballerines, de se faire ballerines, pour comprendre ce qu’ils éprouvaient… Mais avec les juifs, non, il ne voyait pas ce qu’il pourrait faire. Badam ! On se dit, bah voilà, en quoi ça devrait être différent ? Est-ce que l’antisémitisme, ce n’est pas un peu ça pour commencer ? S’interdire de penser qu’on puisse se mettre à la place d’un juif pour comprendre ce qu’il éprouve ? Eh ben, non ! Aucun jugement sur lui-même, sinon pour se taper sur la cuisse tendance « mais bon sang, c’était pourtant simple ! » en maugréant contre lui-même de ne pas y avoir pensé avant… C’est pareil que pour un ouvrier ou une ballerine ! Ben, bien sûr que c’est pareil. Et alors, pourquoi t’a-t-il fallu tout ce temps pour reconnaître qu’il n’y avait strictement aucune différence ? C’est bien parce que dans ton esprit, ce n’était pas si évident, pas naturel… Et il est là, le racisme, celui du préjugé involontaire à la base de tous les petits et gros racismes. Le mur invisible, il n’est pas vis-à-vis des autres, mais de soi-même, celui qu’on s’interdit de voir en nous remettant en question, et en comprenant que la base du racisme est en chacun de nous.

Ça commençait donc mal. L’antisémite, on le cherche toujours chez les autres, jamais en soi-même. Si on n’a pas compris ça, à mon sens, on ne comprend rien aux préjugés de toutes sortes, en particulier ethniques.

Plus grave encore, le film est donc construit sur un subterfuge d’identité qu’on retrouvera par la suite et qui ne doit pas être ici à son premier coup d’essai (Shock Corridor, L’Invraisemblable Vérité, ou dans le même genre Dans la peau d’un Noir). Pendant tout le film, le personnage de Gregory Peck se moque donc de tout son monde en se faisant passer pour ce qu’il n’est pas. Moi, éthiquement parlant, ça me pose problème. Il ne le fait pas pour soutirer une information à un salopard, il ne s’infiltre pas dans un monde mafieux pour en faire état en tant que journaliste ou comme d’autres pourraient chercher à le détruire ; non, il se fout de la tête de ses collègues, il demande à son fils de mentir, et impose ça à sa copine sans même lui demander son avis. Un type qui ment délibérément à un public dupe et à qui on n’a rien à reprocher, c’est se foutre de leur tronche. C’est non seulement partir sur le préjugé (non plus racial mais idéologique) comme quoi au fond, hein, on (surtout les autres) serait un peu tous antisémites sans le savoir…, mais c’est surtout un peu s’ériger en inquisiteur chargé de révéler la véritable nature des uns ou des autres, là où, franchement, y aurait sans doute mieux à faire ailleurs… L’antisémitisme au sortir de la guerre sur la côte est… Sérieux… Ah oui, grande cause nationale, grands papiers qui vont vous révéler de grandes découvertes ! Et le plus gerbant dans cette affaire, c’est que quand Peck leur révèle que monsieur n’est pas juif, certains s’en moquent totalement…, histoire de bien montrer, qu’eux, qu’il soit juif ou non, ça ne les dérange pas le moins du monde. Mais, oh !… qu’il se soit foutu de votre gueule en se faisant passer pour un autre, qu’il se soit servi de vous pour pondre ses articles à vos dépens, ce n’est pas problématique ?…

Le comportement d’ailleurs de ce journaliste s’achève sur une autre perle : monsieur semble trouver en la personne de sa collègue à la langue bien pendue un double parfait, il lui laisserait presque entendre que ça pourrait coller entre eux, et patatras, il retombe dans les bras de sa dulcinée qu’il n’a cessé de contrarier avec ses suspicions incessantes… Et elle lui tombe dans les bras bien sûr. Plus les hommes sont des salauds, plus les femmes aiment ça, que ça nous dit…

Il faut aussi noter que le film est adapté d’un roman écrit par une femme, et que le coup de chasser un préjugé ethnique alors qu’on se vautre soi-même dans des clichés rétrogrades concernant la place de la femme au foyer ou le rapport entre maris et femmes, pardon, mais je ne peux m’empêcher de trouver ça quelque peu ironique.


Le Mur invisible, Elia Kazan 1947 Gentleman’s Agreement | Twentieth Century Fox


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Princesse Tam Tam, Edmond T. Gréville (1935)

Note : 2.5 sur 5.

Princesse Tam Tam

Année : 1935

Réalisation : Edmond T. Gréville

Avec : Josephine Baker, Albert Préjean

Une critique du racisme ? du colonialisme ? du sexisme ? Non. Plutôt un film contre les snobs.

C’est plutôt amusant, ça loue naïvement, et de manière un peu faux-cul, comme aujourd’hui les valeurs supposées de la pauvreté exotique (mais pas seulement) en tapant sur le méchant Occidental. Bref, on honore la simplicité de vivre en sortant les moufles pour l’écrire. Le mythe du bon sauvage réinventé. Sauf que ce sauvage, il n’a pas forcément de patrie : les riches et les pauvres, voilà les deux seules races qui restent dans ce monde idéal. Ça n’en reste pas moins un peu con, naïf ou grossier si on est gentil (ou poli). Avec des efforts d’imagination, on se croirait presque chez Preston Sturges (le Capra du “pauvre”).

Pour le reste, c’est écrit comme un épisode de serial (c’est lent, stéréotypé, on s’épargne les longues et nécessaires introductions, les péripéties sont grossières, les enjeux futiles), réalisé comme une grosse production américaine sans en avoir les moyens ou le talent (la séquence censée reproduire les chorégraphies busbyiennes fait peine à voir), et Albert Préjean est insupportable (son personnage l’est peut-être plus encore donc difficile de s’en sortir). Reste Joséphine Baker. Actrice médiocre mais au tempérament sympathique, sans doute déjà un peu vieille pour le rôle, et qui me convaincra surtout plus en tant que chanteuse que comme danseuse (en tout cas dans celui-ci).


Princesse Tam Tam, Edmond T. Gréville 1935 | Productions Arys


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Les totems de l’idéologie

Les capitales

Violences de la société

Quand des groupes érigent des totems idéologiques supposés répondre à une menace que l’on croit bien définie, on insiste sur le caractère étranger et intrusif de cette menace. Cela a deux conséquences : le totem ainsi érigé devient le symbole vénéré d’une union du « nous » contre une union d’abord mal définie du « eux », mais on aide du même coup, en ostracisant, stigmatisant, des membres de notre propre groupe aux contours d’abord flous, eux, à rejoindre et composer un totem idéologique opposé se nourrissant uniquement du rejet du groupe désormais mieux défini.

Ainsi naissent certains groupes : en s’opposant les uns par rapport aux autres. Ainsi fleurissent les idéologies de la violence.

À l’image des trolls, les idéologies, comme les religions, se nourrissent du rejet qu’elles suscitent. « Qu’importe qu’on parle de moi en mal, pourvu qu’on parle de moi » : même principe. Combattez une idéologie et vous ne faites que l’alimenter.

Mais totem contre totem, ce qui est en jeu, c’est ce qu’on trouve derrière les symboles, contre quel ennemi on combat. Si on pense toujours qu’il y a derrière le terrorisme une question légitime idéologique liée à la supposée radicalisation d’une religion, l’islam, alors on ne pourra qu’échouer à résoudre la question des attaques terroristes et on ne fera que nourrir le monstre et aider à bâtir, à rendre consistant, un peu plus ce totem qu’on prétend vouloir abattre.

Aucune idéologie ne pourrait motiver et légitimer une logique mortifère dans laquelle on tue des innocents. On trouve des motifs derrière les crimes passionnels, derrière les attentats politiques, mais derrière l’idéologie supposée des djihadistes, il y a des hommes rejetés par leur société qui trouvent par opportunisme avec cette idéologie (et leur totem) une manière d’exister et de donner sens à leur vie. La cause n’en est pas une, mais puisqu’elle est désignée ainsi par tous, y compris par ceux qui en sont victimes, elle apparaît alors comme réelle et légitime. Mais ce n’est jamais l’idéologie, prônée le plus souvent cette fois à l’étranger, qui éveille les consciences à leurs idéaux ; c’est au contraire les rejetés de la société qui trouvent là un prétexte à se retourner contre elle. Ces rejetés se retourneront alors plus volontiers contre leur société si en son sein les groupes tendent toujours plus à se lier contre des ennemis de l’intérieur qu’on ne voit pas, qu’on redoute, et qui sont secrètement liés aux idéaux étrangers.

Le terrorisme est moins une question idéologique qu’un problème d’ostracisation sévère des membres de la société dont on se méfie. L’origine des violences est non pas idéologique, mais bien sociétale et psychologique.

Demandons-nous ce qui précède entre l’idéologie (donc l’idée, la pensée, menant à la lutte, à la violence) et la simple idée de tuer, de s’en prendre à ses semblables, ses voisins. Dans la quasi-totalité des cas, si on essaie de comprendre le parcours des terroristes, l’idéologie vient toujours après et semble bien légitimer une violence contenue jusque-là et qui ne se serait certes pas exprimée avec une telle violence si l’idéologie en question, le totem, n’avait pas pris corps. Les frustrations d’une intégration bâclée, les désillusions de jeunes adultes ne trouvant pas leur place dans la société qui les entoure, le rejet ressenti réel ou supposé des autres, c’est tout ça qui mène les individus à rejoindre les totems d’une idéologie que le plus souvent d’ailleurs ils connaissent mal. Les terroristes sont des opportunistes, des psychopathes, et penser qu’ils sont créés à l’extérieur est la pire manière pour espérer s’en débarrasser.

On prétend que les terroristes ne sont pas des loups solitaires parce qu’ils sont armés, préparés et sont liés à des réseaux. D’accord, mais les idéologues eux n’agiront jamais. À l’image des gourous, ils incitent leurs disciples à faire ce qu’eux seraient incapables de faire. Comme dans les sectes, l’idée est bien de trouver des individus fragiles et rejetés par la société pour qu’ils puissent exercer sur eux l’influence souhaitée. Que ce soit chez les tyrans, les gourous ou les commanditaires d’attentats, ce sont les architectes des totems qu’ils aident à élever principalement par la peur et la haine d’un ennemi parfois imaginaire. Les terroristes, ceux qui disent partir en martyrs selon les principes du dieu totem, de l’idéologie qu’ils sont censés défendre, sont bien des loups solitaires, d’anciens loups solitaires réunis autour non pas d’un même chef de meute, parce qu’on ne suivrait pas la quête personnelle d’un seul homme, mais autour d’un totem idéologique. Le symbole d’une union construite autour d’une même haine.

Des loups solitaires, qui ne choisissent pas de devenir terroristes, mais qui ont, contenu en eux, une violence commune, la société en construit tous les jours. Ce qui les pousse, et leur donne l’occasion de se mettre à l’œuvre, et alors de quitter leur frustration solitaire, c’est de trouver une idéologie, un totem, capable de leur correspondre. On se rapproche de ceux, les seuls désormais, qui disent vouloir tirer le meilleur de nous, nous mettre en valeur et nous accepter non pas pour nos valeurs (on est opportuniste et on se lie au maître qui nous tend la gamelle) mais pour ce qu’on est, ou supposé être. Un individu aux origines étrangères cherchera en vain ses modèles dans la société qui l’entoure et se tournera plus volontiers vers un groupe capable de lui dire « cela, c’est toi, c’est nous ».

un totem dressé

Comme il est aisé de trouver de nouveaux totems idéologiques quand les membres d’une société qu’on a fini par abhorrer construisent si facilement leur propre totem vous désignant comme leur ennemi… L’ennemi (son totem) de mon ennemi (son totem) est mon ami (mon totem, ma nouvelle idéologie).

Logique destructrice.

Pointer du doigt l’islam, qu’on l’accompagne ou non du terme « radical », c’est aider à l’érection du totem des ennemis qu’on souhaite s’inventer pour affirmer, par contradiction, son appartenance à un groupe qu’on cherche par là à souder et à définir. Désigner son ennemi, c’est nourrir deux monstres. Celui qu’on alimente chez « l’ennemi désigné », mais aussi celui qui est en nous, parce qu’il se nourrit avant tout de peur, de haine, de rejet, de méconnaissance, de préjugés ou de raccourcis faciles de pensée devenus légitime par la seule existence supposée de ce monstre dont on se complaît et participe à donner corps et à nourrir. Ceux qui désignent les éléments perturbateurs d’un groupe ont toujours, à première vue, le beau rôle, parce qu’ils semblent œuvrer pour l’harmonie des leurs ; les membres d’un groupe ont toujours besoin de sceller leur identité et appartenance commune en dansant autour d’un même totem idéologique ; et ceux qui parlent en allant dans ce sens sont alors perçus comme des architectes, des bienfaiteurs, de grands prêtres de l’identité commune qui nous compose. Le groupe, pour se définir et s’unir autour de valeurs communes, a besoin d’un ennemi commun ; et quand cet ennemi n’existe pas, il faut l’inventer. Le nourrir. Dans une société pourtant prospère, on peut voir apparaître une haine et un ostracisme à l’égard de certaines de ses composantes ostensiblement exotiques, et pour nourrir cette peur qui est censée réunir ceux qui sont ostensiblement, eux, indigènes, on scrute tous les faits et gestes de ces éléments jugés perturbateurs. Le moindre dérapage « confirme la règle », nourrit la haine, et prend des proportions aberrantes. Un crime terroriste perpétré au nom du totem malfaisant et ennemi aura un impact bien plus grand qu’un crime de même nature généré par un membre de son propre groupe. Un crime de masse, un meurtre isolé, ce n’est pas une attaque terroriste, et on relayera ça dans les pages des faits divers.

un totem dressé

Comme il est réconfortant, et facile, gratifiant même, de jouer avec les illusions de masse pour se cacher derrière son propre totem, se hisser en son sommet pour qu’on nous y voie chanter en son honneur contre l’« ennemi ».

C’est une illusion à laquelle il faut lutter. Les véritables ennemis sont ceux qui s’y laissent prendre ou s’amusent à attiser le feu d’un malaise bien intérieur.

Quand la guerre froide a pris fin, le monde n’a pas mis longtemps à se réorganiser pour que de nouveaux blocs puissent se faire face et se haïr. On aurait pu nous contenter de lancer la guerre au rhume des foins, à la grippe ou aux accidents de la route, mais ces ennemis-là ne font que des victimes collatéraux qu’on accepte parce qu’ils nous semblent communs et non dirigés par la même main invisible d’un méchant monstre. L’ennemi doit être idéologique, peu importe quelle nuisance réelle il opère sur notre société, c’est l’intention qui compte, l’idée, tournée contre « nous ». Il est important qu’un « eux » se définisse rapidement pour qu’un « nous » réconfortant puisse jaillir de terre et s’ériger en totem. « L’ennemi » n’aura alors qu’à profiter de la place laissée vacante par l’ancien totem abattu, et tout recommencera comme avant. Parce que les sociétés se créent ainsi un peu comme la poussière s’agrège sous une armoire pour enfin constituer des moutons qui se feront bientôt la guerre. Avant que tout se mêle et se confonde, il faut que tout se percute et s’anime. Curieuse danse de moutons.

On saute à pieds joints dans le piège des illusions et on en vient à légitimer nos propres crimes pour ne pas voir les défaillances qui au cœur de nos sociétés portent en elles les véritables maux qui pourrissent, de l’intérieur, l’harmonie tant souhaitée. Et quand ce ne sont pas des crimes qu’on légitime, c’est la remise en question de nos libertés fondamentales. Sans comprendre qu’en attisant la tension et le feu intérieur, on nourrit chaque fois plus les maux préexistants qu’on se complaira ensuite très vite à interpréter et voir comme une menace éminemment exotique.

Maurice Pialat un jour à Cannes lançait : « Si vous ne m’aimez pas, sachez que je ne vous aime pas non plus », en réponse au public qui le sifflait. Action de rejet, réaction de rejet. L’idéologie, le bras levé pour ériger on ne sait quel totem imaginaire, n’est alors qu’un prétexte : on ne s’érige jamais d’abord que contre un ennemi imaginaire, craint, supposé, et en le désignant, on aide à lui donner une consistance bien réelle. Parce que parmi ceux désignés comme « ennemis » du groupe seront tentés par un « si vous ne m’aimez pas, sachez que je ne vous aime pas non plus », non pas d’abord par une logique idéologique. Les totems se dressent grâce à l’irrationalité, à la peur irrationnelle de l’autre ou au rejet compulsif de ceux qui en premier lieu nous rejettent.

Les totems de l’idéologie ne sont pas seulement nécessaires pour alimenter les ennemis « extérieurs ». On se plaît à les ériger aussi en politique (où pour discréditer un ennemi, il est plus profitable de jouer sur les peurs qu’il inspire ou en « radicalisant » son discours) ou dans la culture (parfois jusque dans l’absurde, quand par exemple on voit de l’idéologie à travers une œuvre qui ne peut pas par définition exprimer, ou même illustrer clairement, une « idée » : telle œuvre devient raciste, tel cinéaste est suspecté d’être misogyne, etc. celui qui dénonce a toujours là encore le beau rôle).

Bref, concernant les seuls « ennemis » politiques, transnationaux, après les communistes, c’était donc au tour des musulmans (radicaux donc, précise-t-on comme pour corriger ce qui ne peut l’être ou pour apporter de la nuance à ce qui est biaisé par essence), et si ce n’était eux, ç’aurait été les Chinois, les juifs ou les pizzas aux anchois.

un totem abattu

Le processus menant aux préjugés et à la peur d’un ennemi (d’abord) imaginaire est précisément naturel et… dans la majorité des situations, profitable. Les préjugés, ou les facilités de pensée, permettent, en général, d’avancer, de disposer d’une réponse immédiate à un dilemme ou à un danger. Une fois qu’on comprend, et accepte l’idée, que le préjugé est à la fois la norme dans notre esprit, mais aussi qu’il a son utilité, et qu’il est par conséquent une forme d’intelligence sommaire, on peut comprendre que ce même processus vienne à nous tromper dans des cas où elle (notre intelligence) doive composer avec les faux-semblants ou des dilemmes bien plus complexes. La tolérance est un exercice d’équilibriste, comme celui qui devrait nous forcer à la retenue, la prudence, le doute. Or l’esprit a besoin du confort qu’offrent les certitudes, les affirmations toutes faites, ou les idées simples. C’est bien pour nous réfugier dans la facilité qu’on érige des totems idéologiques. Parce qu’un totem dessine les contours d’un problème qui resterait flou autrement. À la manière d’un sophisme auquel on peut difficilement opposer autre chose qu’un autre sophisme pour le contredire, on ne peut parfois que dresser un totem contre un autre totem. La raison demande toujours plus de temps, de précision, moins de facilités, plus de doutes et d’efforts. La complexité ici, c’est bien qu’on puisse aussi nourrir le « monstre » qui s’oppose à nous quand on cherche à éviter les écueils de la facilité : car si on a souvent tort quand on choisit la facilité (surtout sur ces questions complexes de perception qu’on se fait d’un « ennemi »), on n’aura pas forcément raison quand on prend conscience de tous ces écueils et qu’on ne s’abrite pas dans l’ombre d’un totem. On remarquera toujours vos maladresses comme si elles devaient discréditer totalement votre démarche (sophisme) ; on vous suspectera toujours une « idéologie » non avouée que vos interlocuteurs tenteront de dévoiler en questionnant vos doutes et vos hésitations ; autrement on vous fera passer pour un naïf ou pour quelqu’un aux idées trop vagues pour être crédibles. Les totems sont des jalons qui permettent à ceux qui les utilisent de ne pas se perdre tout en restant dans l’erreur. Refuser de se voir conduire par eux non seulement vous oblige à une prudence de chaque instant, mais la suspicion que cela entraînera vous condamnera en même temps à une autre forme d’ostracisme. « Tu es avec nous ou avec eux, tu ne peux pas être entre les deux. » L’idée encore que le totem sert notre intégration dans le groupe et que le refus de se tourner vers lui, l’honorer, entraîne de fait une exclusion. Si les sociétés s’inventent des ennemis, c’est surtout parce qu’individuellement nous y avons tous intérêt. Avant l’inéluctable confrontation.

Le doute, la tempérance, la tolérance, ne sont pas des voix qui portent loin ; elles ne se relayent pas facilement parce que le discours qu’elle transmette est fait de nuances, de détours, voire d’hésitations, qui ne passent ni en 140 caractères, ni en punchlines. Le jeu des apparences est toujours gagnant. Certains ne s’y trumpent pas : dans un monde perçu comme une chasse permanente à l’intrus ou au faible, il n’y a que deux sortes d’individus, les gagnants et les perdants. Avoir un totem à soi, qu’on partage avec d’autres, c’est en fait, paradoxalement, être toujours vainqueur. Ceux qui naviguent péniblement entre les lignes jouent les équilibristes, et ceux-là ont bien du mérite. C’est pourtant ceux-là qu’il faudrait, parfois, écouter.

un totem abattu

Demandons-nous si ces totems ne nous protègent pas de nous-mêmes en nous imposant le confort des idées toutes faites, du politiquement correct. Parce que si les prêtres qu’on entend tout près des totems sont ceux-là mêmes qui nous gouvernent, et si ceux-là toujours profitent des facilités de discours pour avoir le beau rôle, c’est avant tout à chacun de faire l’effort de la nuance, de la tolérance et du doute. Cet effort, il semblerait que nous le faisons, mais peut-être pas encore suffisamment. Juste assez pour ne pas tomber dans la guerre civile.

Les totems idéologiques ne sont pas à abattre, ils doivent être ignorés. On ne se bat pas contre une idée, encore moins une idéologie, ni même ici contre un ennemi (le groupe État islamique, Al-Qaida…) opportuniste capable de commanditer et de s’approprier des actes terroristes perpétrés loin de leur base ; on se bat contre la bêtise, les idées reçues, l’amalgame (comme on dit), contre les malentendus ou les raccourcis, les biais et le manque de connaissance. Autrement dit, l’ennemi ne vient pas de l’extérieur, on le construit, et on le combat, à l’intérieur. Nous sommes notre propre ennemi. Les totems ne servent que de prétexte, d’illusion, pour ne pas nous poser les bonnes questions, et dans son ombre avoir la satisfaction et le confort d’avoir toujours raison, avec les autres, les « nôtres ».

Ces questions, cela devrait être aux hommes en charge de la politique, à ces représentants élus, de les poser. Trop souvent, c’est encore la facilité qu’on entend, qui passe, et qui prévaut quand on veut être audible, crédible et convaincant. Il y a trop de risques à lutter contre le vent et les apparences. Chaque nouvel incident, attaque terroriste, crime suspecté d’être « en lien avec », et c’est l’occasion pour proposer de nouvelles mesures censées gravir symboliquement ou non une nouvelle marche vers le tout sécuritaire, vers l’augmentation supposée des moyens, des niveaux de danger ou des mesures censées abattre le totem tant redouté. Ces affichages sont non seulement liberticides quand ils changent concrètement le droit, mais elles sont inefficaces d’une part pour identifier les véritables causes des tensions, mais par conséquent aussi pour commencer à chercher à les résoudre. Les facilités encore, celles des « mesures » prises, très utiles sur le court terme en matière de communication, et au détriment des intérêts du long terme. On ne cherche pas à résoudre un problème, on montre sa volonté (sa « fermeté ») à le résoudre.

un totem abattu

La première des facilités, c’est de réagir à chaque « attaque » par une « nouvelle mesure ». L’arsenal législatif (comme on dit) sert à protéger les citoyens à l’intérieur de la nation. Commencer à l’amender, c’est répondre comme en écho à la déflagration de l’attaque contre laquelle on prétend pourtant lutter. Amender en réponse à un ennemi désigné, c’est s’autoriser des règles d’exception, c’est céder à la terreur souhaitée par ces mêmes ennemis désignés, c’est créer le chaos, c’est échafauder les bases d’un totem qui sera bâti contre l’ennemi. La peur du « eux » contre l’harmonie du « nous ». Or, les incidents doivent rester des « incidents » ; des attaques ne sont pas des batailles ; il est dangereux de se faire l’écho de leur puissance en jouant sur la peur, la haine ou le mépris. Par définition, la réaction viendra toujours après ; si on veut agir, il faut identifier l’origine du problème et agir en conséquence.

Le problème est ni politique, ni religieux, il est social et psychologique.

Il y a des opportunistes qui se servent des incidents pour se placer au pied du totem et faire entendre leur voix. Et il y a des opportunistes qui trouvent sur le tard une cause censée légitimer une violence contenue en eux depuis des années. C’est contre cette violence qu’il faut lutter, pas contre ceux qui en sont victimes. Les attaques terroristes sont la face émergée d’un problème bien plus profond : la rencontre d’une haine ou d’une peur de l’étranger et d’un manque de repère identitaire. On pourrait parler aussi d’intégration, de ghetto. Et si des citoyens décident au nom d’une cause exotique de s’attaquer aux leurs, à leurs voisins, à ceux qui devraient être leurs semblables mais qui n’ont eu de cesse pourtant de lui montrer le contraire, et si ceux-là se rendent bien sûr coupables de crimes particulièrement odieux, il ne faut pas oublier que les origines de ce malaise ne sont pas à l’étranger mais bien chez nous. Ce n’est ni l’islam, ni les musulmans, les fautifs ; mais bien nous, la société dans son ensemble, incapable de résoudre la question de l’intégration des populations issues des anciennes colonies. La question que l’on doit se poser est celle-ci : peut-on être fier de se revendiquer comme arabe, noir, ou musulman aujourd’hui en France. Un homme qui voit une femme se revendiquer comme féministe, au pire il sera indifférent, au mieux il trouvera ça légitime et formidable ; un autre voyant une personne originaire d’Espagne ou d’Italie revendiquer ses racines trouvera là encore cela très bien. Un Noir, un Arabe, un musulman, se revendiquant comme tel, et on suspectera sa volonté réelle à s’intégrer, on le priera parfois même de retourner on ne sait où. Le problème ne vient pas de celui qui revendique une identité, mais de celui qui suspecte le degré d’implication de celui qui se revendique d’un autre groupe au groupe commun, national. Le problème ne vient pas des « migrants », mais de ceux qui refusent de les intégrer à leur monde. C’est cette suspicion, ce rejet permanent, qui sème le trouble, et qui plus encore est à l’origine d’inégalités, qui sont, elles, sources de frustrations légitimes.

« Si vous ne m’aimez pas, sachez que je ne vous aime pas non plus. » Si votre totem n’est pas le mien, j’irai m’en trouver un autre.

Qui est coupable ? Celui qui réagit à des années de frustration, ou celui qui n’agit pas pour regarder autrement celui qu’il se doit d’accepter dans son groupe au nom de la fraternité ?

Les meurtres de masses, les attentats, ont toujours existé. La question politique, voire religieuse, s’il y en a une, n’est qu’un prétexte. C’est contre la violence contenue et qui grandit par rejet de l’autre qu’il faut lutter. Pas une autre.

Attendre de l’État une réponse active et ferme, c’est accepter qu’on établisse des règles d’exception pour des événements qui ne bousculent en rien la vie de la société. Au contraire, c’est en faisant appliquer de nouveaux usages législatifs et policiers, en s’attaquant au mauvais ennemi (au totem d’en face) qu’on ajoute de l’agitation, de la confusion, de la tension à la société. C’est bien là l’objectif du « terrorisme » : faire céder son ennemi à la panique et à la terreur. On ne s’y prendrait pas autrement si on voulait augmenter un peu plus l’injustice, faire peser sur une population déjà stigmatisée encore plus le poids d’une culpabilité qui n’est pas la sienne, et par conséquent œuvrer à long terme pour toujours plus de tensions et de terrorisme. L’état d’urgence plonge la société dans un état où l’exception devient la règle. Le sentiment de persécution que pouvaient ressentir certaines de ces populations stigmatisées ne devient plus seulement un « sentiment » mais une réalité car les mesures d’exception servent justement à diminuer un peu plus leurs droits et leurs libertés. La persécution devient réelle. Action, réaction : en chassant les terroristes sans base légale et en plaçant la société dans une tension permanente, on crée des vocations et on multiplie les « loups solitaires » craints, qui, blessés, persécutés, chercheront à se venger de la société qui les rejette. C’est en fait une forme insidieuse de xénophobie : au lieu de dire ouvertement qu’on a peur et qu’on rejette l’autre, on dit vouloir s’attaquer à ses éléments perturbateurs. Mais au lieu de dire qu’on protège les siens, cela veut surtout dire qu’on estime que parmi les « nôtres », certains ne devraient pas en être, et que ceux-là méritent plus que les autres à être suspectés et encadrés. C’est cette xénophobie insidieuse qui ralentit la nécessaire « intégration ». Les traîtres ne sont pas du côté désigné, mais bien de ceux qui prétendent agir pour la sécurité intérieure. Ce sont eux les loups solitaires, les apprentis sorciers, les profiteurs de guerre, les agitateurs et les véritables terroristes. Ils pourront toujours s’abriter derrière les apparences, leurs bonnes volontés et leur totem.

un totem terrorisant à abattre

La première réponse au terrorisme, c’est d’arrêter de chercher à y répondre ostensiblement. C’est une affaire d’abord de renseignements quand les réseaux sont déjà actifs ou prêts à l’être, mais surtout, sur le long terme, une optimisation des moyens d’intégration et de réduction des injustices sociales ou ethniques. Il est urgent de dire « stop » à l’urgence sécuritaire. Ne jamais donner l’impression qu’on répond, car c’est précisément ce qu’attendent les commanditaires et qu’on grimpe un niveau supérieur dans l’échelle de la violence. Cessons enfin d’ériger des totems idéologiques les uns contre les autres. Le terrorisme est le symptôme d’une misère sociale, culturelle, identitaire et psychologique, non pas une « guerre » comme certains opportunistes, qui se rêvent probablement en « chef de guerre », voudraient le laisser croire.


Les capitales

Violences de la société


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I Am Not Your Negro, Raoul Peck, James Baldwin (2016)

L’histoire de l’autre, ou d’avant-hier, est toujours plus verte

I Am Not Your NegroJe ne suis pas ton nègreAnnée : 2016

Réalisation :

Raoul Peck

6/10  IMDb

On honore les morts, on méprise les vivants. Facile d’aller fleurir les tombes des héros autrefois méprisés. Dans les années 60, on découvre les horreurs des camps de concentrations de la guerre et on chie sur la tête de ces futurs prophètes des luttes contre la ségrégation. Aujourd’hui, on honore sans fin les martyrs noirs du nouveau monde, et on s’apprête pour la moitié d’entre nous à voter pour un parti arabophobe. L’histoire spectacle, l’histoire de la bonne conscience, avec ses fleurs et son chloroforme.

Le documentaire à la première personne a sans doute plus de valeur que je veux bien lui donner, mais dans le contexte actuel, ça apparaît foutrement hors sujet, voire indécent. Une petite larme, on oublie et dimanche on marine.

Reste l’un des messages de fin qui vaudrait bien pour nous, celui que certains par chez nous auraient des raisons légitimes d’être amers. Prétendre le contraire serait de « l’aveuglement ou de la lâcheté ». Et le problème, c’est bien que regarder le passé du voisin en se refusant de regarder ce qui se passe en bas de chez soi, c’en est bien, de l’aveuglement et de la lâcheté.


I Am Not Your Negro, Raoul Peck, James Baldwin 2016 | Velvet Films, Artémis Productions


Bessie à Broadway, Frank Capra (1928)

Retournements et travestissements

Note : 4 sur 5.

Bessie à Broadway

Titre original : The Matinee Idol

Année : 1928

Réalisation : Frank Capra

Avec : Bessie Love, Johnnie Walker, Ernest Hilliard, Lionel Belmore

La comédie est-elle vraiment un genre ? Parce que si le rire cache derrière l’explosion d’une farce crémeuse s’étalant en pleine poire d’une victime quelconque un petit fond de cruauté que les meilleurs gagmen parviennent aussitôt à saupoudrer de bienveillance salutaire et mielleuse, c’est peut-être un peu que la comédie par essence n’est qu’un drame déguisé. Le théâtre n’est-il pas fait depuis la nuit des temps d’un visage double représentant successivement ou simultanément la comédie et le drame ? Une même histoire, selon la tonalité qu’on voudrait lui donner, ne pourrait-elle pas être à la fois, ou alternativement, une comédie et un drame ? La satire n’est-elle pas la meilleure alliée pour pointer du doigt les travers des hommes ? Le fou du roi n’était-il pas le seul à être autorisé à dire à son maître ce qui avec d’autres leur vaudrait d’avoir la tête tranchée ? La comédie n’est pas un genre, mais un moyen. Pas de comédie sans larmes, sans cruauté, mais aussi sans humanité. Drame et comédie composent une même logique ; dans l’un ou l’autre, il n’y a que la vie que l’on représente à l’écran ou ailleurs dans toute sa complexité. Vouloir faire l’un ou l’autre, c’est déjà se tromper de route. Qu’une fable soit dramatique ou comique, elle repose toujours au début sur un même subterfuge, et à la fin, sur un retournement de « genre ». Voilà bien une certaine forme d’illusion comique pourrait-on dire, et aussi, le grand drame (sans rire) de notre époque où une comédie ne se vautre jamais totalement dans le burlesque pour ne pas avoir à se salir, à froisser quelqu’un. En restant digne, la comédie ne bouscule ni ne réveille jamais rien, pas même les zygomatiques du spectateur indifférent : nos comédies actuelles, en refusant d’être des farces, prétendent proposer des histoires où seul l’humour, le cocasse, pourrait être indifféremment répété sans que le spectateur n’ait à en tirer des leçons. On pouffe, et adieu. L’art de la fable (d’abord), si c’est l’art du retournement final (la morale), alors un spectacle où les tartes à la crème volent toujours dans le même sens, jamais vers ceux qui les envoient, est un spectacle navrant. Car il est bien là le génie incompris de la tarte à crème (ou de la baffe burlesque), dans sa capacité à se retourner contre son initiateur : un arroseur arrosé, c’est une réflexion sur le monde, une révolution de conscience. Il y a que ceux qui voient des cons partout qui retournent jamais leur veste. La comédie cruelle, retournée, dramatique, parfois romantique, c’est un basculement cathartique, un dévoilement, une révélation. En se soumettant à son charme, le spectateur n’y lève pas seulement les lèvres, mais sa personne tout entière. Alors non, la comédie n’est pas un genre, c’est une transgression du drame.

Prout.

(Ça, c’est la version moins prétentieuse pour définir la comédie.)

(Mais c’est plus amusant quand je me prends au sérieux, non ?)

La comédie doit donc toujours être tragique, cruelle, pour être réussie. Elle peut être sentimentale aussi, pas forcément dans le sens péjoratif, mais humaniste, façon amour du prochain, reconnaissance de l’étranger comme un individu égal et respectable, etc.

Là reposait déjà la réussite des comédies de Chaplin. Au burlesque, Chaplin, dans ses meilleurs moments, y ajoutait la romance, et souvent ce qu’il faut d’humanisme. Pas d’humanisme sans cruauté. On parlerait difficilement aujourd’hui de comédies romantiques pour les films de Chaplin, encore moins de comédies dramatiques ou de satires, mais toujours durant le muet, le romantisme (ou l’autre versant, plus cruel, voire sadique, et plus présent sans doute dans les purs slapsticks) s’allie souvent au burlesque : Harold Lloyd en est un autre exemple. Plus tard, au milieu des années 30, c’est la mal nommée screwball comedy que ce même Capra fera accoucher avec New-York Miami, avec le même principe. Pourtant la recette d’un homme et d’une femme (voués à être ensemble ou parfois même déjà en couple) dans une comédie où ils sont sur un pied d’égalité n’est là non plus pas nouvelle : on peut voir par exemple Le Mari à double face de Leo McCarey, et aux premières heures du parlant, ce sont même parfois les femmes qui dirigent les hostilités en mêlant dialogues savoureux et intrigues sentimentales avec les films de Mae West ou de Jean Harlow (déjà avec Frank Capra, déjà avec ce bellâtre de Clark Gable). L’idée a sans doute toujours fait recette. Si la comédie n’est peut-être pas un genre, mais une tonalité censée révéler la nature véritable des choses, elle retourne les préjugés, appuie là où ça fait mal, et libère encore les conflits enfouis pour les mettre en pleine lumière… « Pourquoi les petites Japonaises rient-elles ? » me demande un jour ma voisine de palier. Parce qu’elles sont gênées. Le rire (comme les larmes) est compassionnel, empathique, il réunit, il apaise… quand il a cessé d’être cruel. Mais c’est bien là l’astuce, il faut d’abord que le rire soit un moyen, pas une finalité (le rire gratuit du ton sur ton, et non le rire qui s’additionne à un autre « genre »), ensuite il faut encore que le rire, parfois cruel, se retourne contre celui qui rit. On serait dans un thriller, qu’on dirait que chaque comédie a besoin de son twist (le revirement est de toute façon un procédé commun en dramaturgie, autrement dit « nécessaire », pas du tout une astuce inattendue qui viendrait comme une cerise sur un gâteau qui vaudrait tout aussi bien sans cette petite touche grotesque).

Frank Capra donc, utilisera tout au long de sa carrière ce principe : des romances… burlesques, des drames sur l’ambition et le pouvoir… comiques, des fantaisies existentialistes tendance conservatrices… comiques. L’humour toujours pour faire passer la pilule. Bessie à Broadway (Matinée Idol en version originale) donne le ton.

Mais dans l’idée du retournement cathartique (et donc du mélange de « genres »), il va même un peu plus loin.

Si on peut parler de l’alliance de la comédie avec la romance comme d’un machin transgenre, attention au retournement de cerveau, parce qu’on retrouve là encore la même idée de retournement avec un autre aspect bien particulier du film : le subterfuge du travestissement. Si la comédie est une tonalité visant à retourner nos idées reçues en allant d’abord dans le sens de notre cruauté naturelle (ce qui est entendu, préjugé), puis en la retournant contre nous-même, il y a une forme de comédie un peu dédaignée aujourd’hui (justement sans doute pour manquer trop souvent à son devoir de « retournement ») qui est la comédie du travestissement. Le travestissement est un genre burlesque (un peu grotesque, primaire) dans lequel on inverse les rôles, on combine des éléments censés être opposés, tout cela pour donner une impression d’étrangeté qui, on ne sait parfois trop pourquoi, produit l’hilarité. Le type de travestissement le plus évident, c’est celui du travestissement sexuel, quand un homme (plus rarement une femme) se déguise avec des habits de femmes et adopte des manières efféminées. Billy Wilder ou Ernst Lubitsch avaient joué dans certains de leurs films de ce travestissement sexuel (le premier avait même trouvé une variante dans The Major and the Minor avec le travestissement de l’âge). Or il y a également un autre type de travestissement, commun au XIXᵉ siècle aux États-Unis jusqu’au milieu du XXᵉ et qui n’a peut-être son pendant en France qu’à travers les numéros d’imitateurs, c’est celui des blackface minstrel shows. Aujourd’hui oublié et mal vu car considéré un peu vite comme un numéro raciste mettant en scène un acteur blanc se grimant en personnage noir, le blackface minstrel show n’est pas pour autant un spectacle tourné vers la dépréciation des Noirs, en tout cas pas toujours, et surtout pas ici. Car oui, le personnage principal de cette comédie sentimentale est, un peu comme dans Le Chanteur de Jazz, une vedette de Broadway de ce type de spectacle dans lequel un Blanc se travestit en Noir.

Alors, si une comédie réussie, basée sur un retournement cathartique, doit passer par la cruauté, est-ce à imaginer que Bessie à Broadway à un petit quelque chose de raciste ? Eh bien non, parce que cet aspect est presque anecdotique dans le film : le héros, Don Wilson, est une vedette à Broadway dans cet exercice, mais cela ne sert que de base de départ, car très vite on le voit changer d’environnement et se rendre en province.

Ça me semble toutefois un élément qui mérite de s’y arrêter parce que là encore, l’idée du retournement bienfaiteur, révélateur, y est très subtilement présente, et il questionne presque notre manière de voir la comédie aujourd’hui.

D’abord, que signifie le matinée idol du titre ? Au début du siècle à Broadway une matinée idol, c’est une petite star du dimanche, l’idole des jeunes filles, des ménagères et des grands-mères. J’ai qualifié Clark Gable de « bellâtre » plus haut, c’est un peu ça, et l’équivalent au cinéma à l’époque du film pourrait être Rudolph Valentino. En France, la séduction en moins, un Laurent Gerra pourrait être une telle matinée idol (passant lui par la télévision et non la scène) ou un Christophe Rippert, que les adolescentes à la fin des années 90 devraient encore se rappeler aujourd’hui. Or si Don Wilson se grime en Noir, et puisque c’est lui que le titre du film qualifie ainsi, il n’en est donc pas moins l’idole des femmes. Si de nombreux minstrel shows étaient sans aucun doute clairement tournés vers la farce cruelle (sans volonté ni tentative d’en proposer un retournement) pour se moquer de l’archétype du personnage noir, souvent dans le Sud, ici le show de Don Wilson joue au contraire sur ce jeu de décalage décrit plus haut et qui est à l’origine de l’humour, du rire (la fascination et le recours au travestissement ne datent pas d’hier). Le décalage ici, c’est de présenter un Blanc que l’on devine derrière son maquillage, représenter un personnage noir, mais l’astuce, la sophistication, tient en ce que ce personnage noir se grime (dans l’esprit du petit Blanc du début du XXᵉ siècle) en homme respectable, adoptant lui-même les habits et les manières de gentleman (l’idée du retournement à double détente est bien présente). On s’y tromperait en voulant y voir un personnage antipathique et ce n’est pas inutile à comprendre pour être sensible à l’aspect sentimental du film…

Si le sens du burlesque, c’est de se moquer suffisamment pour procéder à un retournement cathartique et révélateur, capable de faire disparaître les différences et de faire entrer le spectateur en empathie avec celui dont il se moque, le blackface minstrel show, en lui-même, n’est ni offensant ni raciste. Nous ne sommes pas dans un théâtre itinérant dans le sud des États-Unis, mais à Broadway, et une matinée idol ne saurait être un personnage de Noir grossièrement décrit : avant tout, il doit séduire. En dehors de ce maquillage grossier, quels sont les attributs et les particularités de ce comedian ? Quand il chante, le blackface ministrel adopte les pas et les gestuelles de chanteurs de music-hall de l’époque, ce n’est pas une caricature de Noir, c’est un personnage à part entière, comme Arlequin ou Guignol : balais dans le cul, costume trois-pièces, canotier sur la tête…, c’est du Maurice Chevalier ou du Charles Trénet (on pourrait remarquer le jeu de bras, c’est exactement le même, et très caractéristique de l’artiste faisant son tour de chant). Ce blackface-là est un charmeur, à la fois séduisant et amusant, bref, le gendre idéal, et par conséquent, il n’a en lui pas une once de vice et ne se risquerait jamais à paraître aux yeux de ces dames… subversif. De mauvais goût ou pas, l’humour n’est-il pas toujours, et d’abord… raciste, non par idéologie (sinon il serait subversif) mais par facilité, caricature ? L’humour avant de révéler la nature humaniste des hommes doit bien passer par une certaine forme de cruauté, et donc se moquer d’une cible toute désignée. Sinon le retournement ne peut pas se produire. Pour rire, il faut de la cruauté, et de la honte. Et pour cela il faut grossir les différences, aller au plus simple, caricaturer, et donc opérer une certaine forme de racisme naïf. C’est un peu comme une réflexion : les idées ne tombent pas du ciel, il faut bien avant de s’interroger sur elles-mêmes, que l’on se prenne les pieds dans d’étranges sottises. Pourrait-on être bienveillant sans cruauté et sans misère ?

Alors oui, le minstrel, en tout cas le nôtre, celui de Frank Capra et de Johnnie Walker, est une sorte de pitre dont le rire vise un peu sans doute à nous questionner sur la nature de nos différences. Il est même à noter, que déjà à l’époque, certains blackface minstrels étaient joués par des Noirs, et on peut imaginer que le succès de Josephine Baker en France soit lié au même principe de travestissement. Plus tard, et si on extrapole un peu, certains attributs de cette image caricaturale se sont retrouvés dans l’imagerie Motown des années 70, en particulier avec Mickael Jackson adoptant certains accessoires (les gants du gentleman) et toute une gestuelle inspirée des mimes (dans un numéro de danse, on n’est jamais loin des numéros d’acrobatie, surtout à l’âge d’or de Broadway où Ned Wayburn, directeur d’une école de danse et chorégraphe des revues produites par Florentz Ziegfeld, intégrait une section « danse acrobatique » à ses cours). Avec Michael Jackson d’ailleurs, la fascination naît peut-être aussi un peu d’un décalage se jouant sur presque tous les tableaux : racial, sexuel, âge, musical. Bambi, c’est la matinée idol des années 70-80… et c’est un retournement transgenre permanent.

Si au départ, l’idée de travestissement racial peut paraître cruelle, la force du décalage (et du rire) c’est aussi de proposer de plus en plus une image lisse capable d’être acceptée par les demoiselles bien comme il faut. Ou comment, ce qui peut apparaître cruel au départ, aide au contraire à rapprocher les individus, non plus malgré, mais grâce à leurs différences. Si on dit parfois que l’amour et la haine peuvent être proches, il en est de même avec le rire cruel et le rire bienveillant. C’est au fond le même élan, et c’est dans la tête du spectateur qu’une différence se joue. Si le racisme met toujours mal à l’aise, et si le travestissement n’est pas une manière… déguisée de nous montrer autrement que les choses ne peuvent être aussi simples, on pourrait se demander si ce malaise, en tout cas au départ, n’est pas nécessaire pour être combattu. Exactement comme le fou du roi, seul capable de lui transmettre ce qui fâche. Jusque dans les années 90, en France en tout cas, l’humour raciste (ou considéré comme tel aujourd’hui) était encore accepté, et puis avec le politiquement correct, ce n’est plus le personnage caricaturé qu’on pré-juge, mais la légitimité de l’acteur à se moquer. Si on juge l’acteur et l’interdit de se moquer, on l’interdit de nous révéler notre propre bêtise, car quand au fond, l’acteur, le travesti, l’imitateur, le minstrel, le pitre, le fou, prend une cible qui apparaît aux premiers abords comme une victime, il ne fait rien d’autre que nous prendre comme cible nous. Juger de qui a le droit de se moquer, c’est alors nous interdire de porter un regard sur nous-même, et toutes les vertus du rire, de la dénonciation bienfaitrice, du retournement, tout cela s’évapore. Et la société devient tellement intolérante à ce qui est jugé à tort comme des écarts (ceux des fous) que le travestissement ne peut être qu’un art vulgaire et grossier. Depuis vingt ans, on ne rit plus et on a gagné une forme d’intransigeance, de dénonciation accusatrice (qui pointe du doigt les autres plutôt que nous-mêmes) et d’inquisition permanente entre les légitimes à se moquer de, et les non légitimes. Et comment en vient-on à dissocier, ségréguer, les deux sinon en nous rendant victime grossièrement de ce qu’on pense dénoncer ? Ainsi, on jugeait encore Coluche légitime quand il jouait l’abruti populo, mais Michel Lebb ne l’était déjà plus quand il imitait l’accent africain. De la cruauté à la bienveillance, c’est peut-être moins parfois aux acteurs mêmes de faire un effort pour passer de l’un à l’autre, mais bien au public de lutter contre ses propres préjugés. C’est à la société d’accepter et de rendre accessible des spectacles rendant possibles l’art discriminatoire (oui, oui) du travestissement, exactement comme on accepte les vertus de la caricature, car sans travestissement, pas de transgression de l’interdit, pas de mise à l’épreuve des peurs ou des préjugés irrationnels. La farce est au service de la société en nous proposant un « retour de bâton » profitable pour tous : on balance des tartes, on se moque, mais cela n’est pas suffisant, car vient ensuite le clou du spectacle sans lequel la fable hilare demeurerait inachevée… quand la tarte se retourne contre celui qui l’a envoyé. De la cruauté, ou du rire stupide, on en vient parfois à l’humanité, et au rire bienveillant qui nous rapproche, au rire heureux et intelligent, qui fait qu’on ne rit plus de mais avec.

Toutes ces digressions laborieuses sont en fait nécessaire (prout, prout) pour expliquer les deux mouvements du film. Si cet humour bien particulier (obligé de passer par la cruauté pour nous la renvoyer en pleine poire et ainsi réveiller l’humanité en nous) fonctionne en deux temps, l’introduction (le premier mouvement) peut sembler un peu lourde et laborieuse. Non pas qu’il faille une demi-heure pour jouer de la cruauté pour finir avec une autre où on se taperait sur les cuisses et se tiendrait fraternellement par l’épaule…, c’est plutôt qu’il faut du temps comme pour un numéro complexe au cirque pour mettre en place tous les éléments qui nous péteront à la gueule dans le dénouement. En réalité, tout le film tient sur ces deux ou trois séquences qui, en toute fin, permettent de donner du sens à tout le reste.

Dans un premier temps, on peine encore à comprendre les enjeux de notre histoire d’amour entre un minstrel à succès de la scène de Broadway se retrouvant engagé par accident dans une troupe itinérante en province et une jeune première dévouée à son art, un peu naïve et sans grand talent. L’alliance pour l’instant du burlesque et de la romance peine à faire mouche, et l’attention repose sur l’efficacité de quelques gags, autant dire qu’on navigue longtemps entre plusieurs eaux. Et puis dans la seconde moitié du film, tout s’envole, se précise, et gagne comme une sorte d’évidence inattendue. Qui s’invite à la fête pour donner un sens à tout ça ? La cruauté bien sûr, et son double retourné : l’humanité.

Ainsi, quand les amis de notre minstrel star proposent à notre petite troupe de théâtre de venir se produire à New York, ce n’est bien sûr pas pour en apprécier l’étendue des talents dramatiques, mais bien dans l’intention cruelle de se moquer d’eux.

Le travestissement est un subterfuge et on en rit d’autant plus que certains s’y laissent prendre. Et c’est parfois la vérité qui se travestit. Alors, quand c’est toute une troupe d’acteurs de province qui se laissent ainsi abuser, ridiculiser, on est déjà dans une sorte de retournement réjouissant mais la cruauté prendra vite le dessus. On se moque des gens un peu naïfs à qui on joue un mauvais tour. Ce n’est qu’une farce, mais une farce non pas sur scène, mais une vraie, à laquelle on participe malgré soi (jolie mise en abîme). On se pose alors inlassablement les mêmes questions. Ne rit-on pas toujours aux dépens de quelqu’un ? Le véritable rire (celui qui apaise, se fait cathartique) ne doit-il pas toujours se faire cruel avant de devenir tendre et compassionnel ?

Le spectateur (du film) sera finalement très vite placé en face d’une cruauté brutale, et à ce moment Frank Capra, avec son humanité, sa finesse, nous détourne de ceux qui se moquent sans retenue (les spectateurs new-yorkais). Qu’y a-t-il de mieux pour faire ressentir la cruauté des uns à l’égard des autres qu’un fou rire non communicatif ?

Le fou rire, on le gagne quand quelque chose d’abord nous amuse, gentiment, et puis dans une vaine tentative de prendre du recul parce qu’on en mesure déjà un peu la cruauté, on s’interdit de se laisser aller ; la gêne alors s’installe, on réprouve cet élan qui nous frise le regard, et plus on se retient, plus on s’amuse de nous-mêmes ; le basculement ici qui interdira un retour à la normale, c’est la connivence avec son voisin ; elle serait avec la victime de nos rires qu’elle se changerait déjà en empathie, mais elle se fait au contraire avec un autre qui nous offre le prétexte de rire un peu plus, de rire même de nous-mêmes. Si le retournement a lieu pour ces spectateurs, il ne fait que renforcer l’idée de départ et on ne s’éloigne qu’encore plus de celui contre qui on rit. On reste dans la cruauté. Mais si, au contraire, on ne participe pas à l’hilarité générale, au fou rire, c’est un autre basculement qui s’opère, et ce sont les spectateurs moqueurs qui deviennent le sujet de nos yeux scrutateurs. Si cette hilarité n’est pas la nôtre, elle en devient bien plus cruelle. Car avant cela, le subterfuge du travestissement organisé par Don Wilson et ses amis peut sembler un peu cruel, mais on ne s’en émeut encore pas beaucoup. On attend que la bombe explose. Et quand elle explosera enfin, reste deux possibilités pour le cinéaste.

Bessie à Broadway, Frank Capra 1928 The Matinee Idol | Columbia Pictures, Frank R. Capra Production

Dans cette seconde partie, la scène de la représentation (que l’on connaît déjà pour l’avoir vue dans la première partie), sera bien la catastrophe annoncée pour les acteurs qui la jouent. L’étincelle humaniste ici, et qui plonge le film dans une forme de comédie transgenre, vient de la volonté de Capra de nous montrer l’autre face du masque (celui du théâtre double). Don Wilson commence à avoir honte et semble regretter de faire subir ce supplice à ceux qui sont devenus désormais ses partenaires (encore plus pour celle qu’il aime). On a déjà entamé un processus de « reconnaissance ». On s’attarde aussi sur le regard presque d’enfant naïf du directeur de théâtre tout heureux d’assister aux débuts de ses acteurs sur les planches de Broadway et finissant en larmes incrédules devant le public hilare.

Frank Capra ne manque pas son retournement et fait du Capra : le gagman laisse place au clown triste et à son empathie. Il détourne les yeux et pointe son attention ailleurs que sur ces spectateurs indélicats en prenant le parti des victimes.

Action, réaction, champ, contrechamps, cruauté, empathie… La mise en scène est moins une affaire de technique que de proportion, de choix et de distance : dans ce dénouement, c’est bien la capacité de Capra à prendre enfin de la distance, à faire un choix clair, qui nous permet de regarder la situation sous un angle différent. On ne rit plus, on pleure, et le masque s’est retourné.

Le style Capra s’affirme même encore un peu plus, car déjà la fable doit s’achever sur une note positive. Ultime retournement des masques, c’est celui de son blackface minstrel qui vient à couler sous la pluie dans une excellente scène de « reconnaissance » (au sens dramaturgique comme au sens littéral). À l’hilarité stupide de la masse, Capra oppose déjà sa vision optimiste, naïve et plutôt conservatrice du « nous », un « nous » de petit comité, resserré autour du noyau familial (ou de ce qui le deviendra) et d’une « communauté », celles des acteurs de province. Cette séquence de « reconnaissance » sous la pluie deviendra (ou était déjà) un classique, voire un cliché, dans la comédie romantique.

« Comme les larmes dans la pluie », dira, un demi-siècle plus tard, un humanoïde… Les masques coulent, et c’est une autre réalité qui se présente à nous. Du rire, à la cruauté, au burlesque, on passe enfin à la romance, à l’amour de l’autre. Comme dans les contes pour enfant. Happy End. Magie du cinéma.

L’épilogue quant à lui, sonnera presque comme un dernier paragraphe à la fable : « Ils vécurent longtemps et eurent beaucoup de plaisir à s’aimer sur les planches d’un théâtre itinérant. »

La République des dingues, ou l’Intégration par la guerre

Violences de la société

— B’jour, c’est pour venir travailler, m’sieur. Vous pouvez me laisser entrer ?

— Allez-vous-en, la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde, alors on en accueille aucune.

— C’est moi que vous traitez de misérables, mon frère ? Je suis juste venu travailler. Vous croyez que je viens pour le plaisir ? Voler votre pain ? Je suis pas un criminel…

— Dehors.

— Dehors ? c’est curieux, c’est c’que d’autres avaient dit à des Français dans mon pays et il a fallu une guerre pour que les Français s’en aillent. J’ai le droit d’être là, selon les lois de la république française, m’sieur, j’ai le droit… Regroupement familial.

— J’croyais que tu venais travailler…

— Les deux. Vous croyez quoi ? Que j’suis un parasite ?

— Y a de ça.

— Eh ben… on peut dire que vous tirez les leçons de votre propre histoire.

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— Papiers, s’il vous plaît.

— Vous vous croyez où, là ? Ça fait trois fois qu’on me les demande aujourd’hui. J’ai vraiment besoin de vous les montrer trois fois pour m’inscrire à l’université ?

— T’es pas content, tu peux retourner dans ton… lycée. C’est l’administration française.

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— Papiers, s’il vous plaît.

— J’ai une phobie administrative, j’en ai marre de votre fichue paperasse.

— Et vous comptiez vous inscrire à l’ANPE comment ?

— Je sais pas…

— Si vous voulez devenir ministre, la phobie administrative, c’est pas possible.

— J’avais déjà compris, merci.

— Ah, c’est inscrit que vous êtes Français ?

— J’ai l’air de parler chinois ? Je suis né en France. Mais pas avec les bons papiers, apparemment.

— En fait, vous vous êtes trompé de guichet. Vous auriez pu me donner le fichier employeur tout de suite…

— Ah, désolé, c’est la première fois que je viens. Je suis pas un habitué.

— Sachez-le pour la prochaine fois.

— Je compte pas rester longtemps, ne vous en faites pas.

— Oui, c’est sans doute déjà ce qu’avait dit votre père en arrivant en France.

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— M’man, il est où papa ?

— Je sais pas Kevin. Il est parti.

— Il nous aimait pas ?

— Je sais pas Kevin. Je crois déjà qu’il avait déjà du mal à s’aimer lui-même. Difficile cela dit quand les autres vous renvoient sans cesse une image désastreuse de vous.

— La maîtresse, à l’école, elle dit qu’il me faudrait une figure paternelle pour que je puisse idéalement construire mon propre moi. Sans quoi, je risque de manquer de repère et me révolter un jour contre l’autorité. Je crois que c’est une adepte de la psychanalyse. Je n’ai jamais porté beaucoup de crédit à ces idioties. C’est comme l’astrologie, un peu de bon sens saupoudré de croyances ridicules…

— Il y aurait donc du bon sens derrière les prétentions niaises de ta maîtresse ?

— Je sais pas. Si je dérape, ce sera sans doute plus à cause du nom stupide que tu m’as donné. C’est une chose de devoir subir les railleries de tous les Jean-Michel, mais devoir en plus être moqué par les Mohammed, ça fait peut-être un peu trop…

— C’est un nom très commun en France de nos jours. Tu ne t’inséreras que mieux quand tu seras grand.

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— Kevin, c’est le vrai nom de ton père, Rachid ? Il est Américain ?

— Il est Français. Rends-moi mes papiers…

— Si tu veux aller à la mosquée, ça va pas le faire.

— Samira, j’ai pas dit que je voulais aller à la mosquée, j’ai dit que je voulais étudier le Coran. Mon père peut bien s’appeler Kevin ou Marie-Joseph, ça change rien à l’affaire.

— Tu parles l’arabe ?

— Non, seul mon grand-père le parlait et je suis trop peu allé au bled pour le comprendre seulement.

— Si tu veux étudier le Coran, il faut le faire en arabe, sinon c’est pas pareil… Va voir l’imam, il pourrait mieux te l’expliquer que moi.

— Je te l’ai déjà dit, Samira. Je ne veux pas aller à la mosquée.

— Pourquoi ?

— Parce que… Je cherche… à comprendre. Je fais déjà mes prières, j’ai arrêté les conneries, j’essaie d’être sérieux… Mais la mosquée, non, je m’y sens pas chez moi.

— Y a trop d’Arabes sans doute.

— Très drôle.

— Rachid, ça veut dire que tu veux qu’on arrête de sortir ensemble ?

— Pour rien au monde, Samira. Je t’aime. C’est parce que je t’aime que je veux me rapprocher de la religion. Mes parents n’étaient pas pratiquants, c’est le moins qu’on puisse dire. Et regarde où ça les a menés.

— T’es pas obligé. Moi-même, je ne suis pas très pratiquante. Je crois en Dieu, je vais à la mosquée, mais ça va pas plus loin. Ce que je veux, c’est être avec toi, c’est tout. Et… que tu continues de m’apprendre à nager !

— D’accord, Samira, mais il va falloir songer à aller là où tu n’as papier.

— Dans le grand bain ! Comme Bonnie and Clyde !

— Ça se voit que t’as vu le film…

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— Nous allons faire un plan pour la banlieue. C’est scandaleux que certains parents réclament que dans les écoles, il y ait des groupes séparés de garçons et de filles pour la piscine. On va les noyer au Karcher, vous allez voir !

— Oui, qu’on leur enlève leur badge d’entrée à la piscine municipale ! Racaille !

— Déchéance de navigabilité pour tous les Laurent Gbagbo !

— Euh…

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— Rachid, appelle-moi. On avait rendez-vous devant la piscine samedi dernier et je n’ai plus de nouvelles.

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— C’est quoi ce bruit assourdissant, t’as entendu ?

— Non. Ça devait être le plan banlieue.

— Je rigole pas, j’ai entendu un truc.

— C’est ton imagination. Je te trouve un peu à cran ces derniers temps, calme-toi.

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— Ce soir, la France a peur. Il faut avoir peur. Car notre nation a été attaquée par un ennemi venu de l’extérieur. Un ennemi plus dangereux que le chômage, que la décroissance et la dette réunie. Plus dangereux que la petite cuillère attaquant le Flanby. (Même.) Mes chers compatriotes : j’ai peur. Ayez peur avec moi. Communion dans la peur et gouttons, ensemble, cet instant rare où jamais plus vous ne me regarderez autant comme un chef incontestable. Ayez peur. Et votez pour moi. Voilà mon programme. N’écoutez pas le Premier Ministre avec ses dérives extrémistes : moi seul vous protège contre les méchants à tête de Sith.

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— @GensDansLeBesoin Si vous êtes sur Paris et ne savez pas où coucher, je connais quelqu’un. #OpérationPortesOuvertesPourlesFrères

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— Français, nous sommes en guerre ! Les musulmans intégristes (je ne parle pas des musulmans, notez bien) nous ont déclaré la guerre. Nous sommes en guerre. Et cette guerre, vous allez la gagner. Parce qu’on va être encore plus méchants qu’eux. Il faut terroriser les terroristes. Désintégrer les intégristes. Et quand on en trouvera plus assez pour faire prout, ou quand d’autres péteront sans crier gare, nous en créerons d’autres pour que la fête contenue. C’est ainsi que je déclare l’état d’urgence. Elle nous permettra de lancer des rafles sur tout le territoire sans devoir passer par toute une paperasse ennuyeuse que tous ces gens-là de toute façon ont trop bien appris à se moquer. Et si ce n’est pas suffisant, on leur confisquera leur badge de piscine municipale ! La guerre contre les intégristes désintégrateurs non-intégrés est sans limite ! C’est la guerre !

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— Bonjour, c’est pour une demande d’asile. Je suis Syrien. Je parle un peu le français. J’ai Bac +4. J’ai tous les papiers… je crois.

— Désolé. On a dépassé notre quota de 24 pour l’année. Revenez l’année prochaine peut-être.

— Je ne comprends pas. J’ai des droits.

— Vous avez le droit de partir. Personne ne vous a demandé de venir.

— J’ai été chassé par les bombes…

— Pas les nôtres.

— C’est la guerre là-bas.

— Ici aussi.

— Je vois ça oui. Vous vous trompez de cibles.

— Rentrez chez vous. La foudre ne tombe pas deux fois au même endroit.

— J’ai plus d’argent. J’ai tout dépensé pour venir ici. Je suis coincé maintenant. Ça aurait été plus simple de m’accueillir et de dépenser tout mon argent dans une boulangerie, vous croyez pas ?

— Ça, c’est raciste… Tous les Français ne vont pas chercher leur baguette…

— Et tous les Syriens ne se promènent pas avec des bombes dans les poches. Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Votre refus d’asile.

— Encore des papiers… Je suppose que je dois en faire un avion et retourner chez moi avec ?

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— Bonjour Serge Lama.

— Bonjour.

— Ça n’a pas l’air d’aller…

— Je suis malade.

— Ce n’est pas drôle.

— Je sais. Mais c’est la guerre qui me rend malade.

— C’est pas si grave, Serge.

— Je sais. Il est bien là le problème.

— Je ne comprends pas.

— Allah guerre, comme allah guerre.

— Serge… je…

— Ça n’a aucun sens. Voilà ce que je veux dire.

— Ainsi va le monde, Serge.

— Et c’est ça qui me rend malade. On dit « c’est la guerre » comme on dit « comment ça va ? », et puis on va faire ses courses et… On dit à nouveau « c’est la guerre ».

— Et ?

— J’ai un ami qui est mort d’un cancer la semaine dernière.

— Serge ? Ça va aller ? Je ne suis pas sûr de suivre.

— Est-ce que vous avez peur ?

— Euh, non.

— Moi non plus. Et pourtant, on meurt. Tout le monde meurt. Alors pourquoi s’amuse-t-on à dire que c’est la guerre ?

— Ce n’est pas un jeu, Serge.

— Je voulais dire… Pourquoi s’amuse-t-on à se faire peur ?

— Il faut avoir peur, Serge, c’est la guerre.

— La guerre ? Pas la mienne. Vous me recevez pour une interview, vous dites « c’est la guerre », vous allez faire votre papier, vous direz à nouveau « c’est la guerre », et puis vous rencontrerez quelqu’un d’autre pour une interview, et…

— Je vois.

— Mais vous pensez toujours que c’est la guerre.

— Oui. Quand il y a des morts, quand on est attaqués, c’est la guerre.

— Quand on meurt, c’est la guerre ? De quoi meurt-on ? Je suis malade, je pourrais en crever, est-ce la guerre ? Vous avez perdu des personnes proches récemment ?

— Heu… oui.

— Beaucoup ?

— Oui, enfin, ça dépend jusqu’à quand…

— Combien sont morts de la guerre ? Certains sont peut-être morts… terrorisés ?

— Non. Aucun.

— Vous disiez également que vous n’aviez pas peur.

— Non.

— Mais c’est la guerre ?

— Oui, contre les terroristes. Ceux qui… se font exploser.

— D’accord.

— C’est la réalité, Serge. Des gens meurent. C’est… l’état d’urgence.

— Oui, c’est comme ça qu’on appelle le nouveau plan banlieue, j’ai vu. Et le plan cancer, il devient quoi ?

— Le quoi ?

— Le plan cancer. Vous ne saviez pas qu’il y avait un plan cancer ?

— Non.

— On en parle peut-être pas assez. Le cancer, ça ne fait peut-être pas assez peur.

— Serge ?

— On n’est pas en guerre contre le cancer ? Moi si. Vous un jour aussi peut-être.

— Vous me faites peur, Serge.

— Vous ne cessez donc jamais d’avoir peur ?

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— Salut, tu attends depuis longtemps ici ?

— Plusieurs millions d’années, on m’a jamais laissé rentrer.

— Sérieux ? Ils laissent rentrer personne !

— Oh, si ! La peur, la terreur, le mépris…

— J’ai pu rentrer par intermittence, mais j’ai tellement de travail ailleurs… Content de vous avoir rencontré, moi, c’est La Guerre.

— Enchanté, et à bientôt peut-être. Je ne bouge pas de toute façon. Peu de chances qu’ils me fassent rentrer. Je suis Dieu.

— C’est bien ce qui me semblait. On ne vous laisse rentrer nulle part, mais j’ai souvent travaillé pour vous.

— Les gens vont finir par croire que je n’existe qu’à travers vous, c’est plutôt embarrassant.

— Tant qu’ils croient encore en quelque chose.

— Oui. Allez…

— Adieu.

Charlie Hebdo, c’est quoi ?

Les capitales

Violences de la société

Charlie, c’est l’exercice du 4ᵉ pouvoir et ½ dans une société qu’on peut encore qualifier de libre et de paisible. 4ᵉ pouvoir, celui de la presse, ou des médias en général, ½, comme dans Dans la peau de John Malkovich où le personnage travaille au 7ᵉ étage et ½ d’un immeuble. Chez les Grecs, on donnait des représentations sur quatre jours, les trois premières, on y présentait des tragédies où le sacré était à l’honneur ; et le dernier jour, on y présentait une comédie pour désacraliser tout ça. La désacralisation de ce qu’on aurait vite fait de contempler comme des objets de culte inamovibles me semble avoir un rôle indispensable pour la bonne santé d’une société. L’agitation, la discussion, le rire, la moquerie, la dérision : ce sont ces marques d’une société libre et paisible. Les sociétés où plus rien ne se dit, où la peur, la censure, le dogme ou l’autocensure règnent, ont toute l’apparence de l’ordre puisqu’on opprime toute possibilité de contestation, justement, au nom de l’ordre.

Et dans l’espace public, Charlie, c’était un des derniers poils à gratter dans un univers où tous les médias, tous ces éléments du 4ᵉ pouvoir, tendent vers l’ordre, la bienséance, le politiquement correct, le sacré, toujours au nom de l’ordre et de la bien-pensance. Mais même Charlie pouvait lui-même être victime de ce conformisme béat. Ce qu’on s’autorisait à faire pour les musulmans ou pour d’autres, on se le refusait pour les juifs. Preuve qu’il y a encore un tabou juif dans notre société qui tendrait à desservir la cause qu’il prétend défendre (comme tous les tabous). Personne n’est donc à l’abri de la connerie, surtout pas Charlie (ou Val). C’est en soi une leçon qui doit nous pousser à réfléchir.

Parce que si on organise le sacré pendant trois jours, à quoi sert-il donc de se pousser à tout détricoter le quatrième ? Eh bien, justement par peur de se prendre trop au sérieux et de voir certaines règles s’ériger en dogmes ou en fanatismes. Le rire déconstruit les structures savantes de la société, démystifie le pouvoir du roi, apaise et dévoile les frustrations. Dans l’idée de dérision, il y a la volonté de montrer autrement les choses. Souvent en grossissant un trait, en accentuant un caractère connu de tous, mais finalement tellement commun, qu’il finit par devenir invisible. C’est le principe de la caricature. Elle ment à la fois parce qu’elle est injuste en discriminant certains points au détriment de quelques autres, mais elle ne ment pas non plus justement parce qu’elle se présente comme une caricature. Celui qui regarde rit d’abord parce qu’il remarque un trait gênant qu’il ne voulait plus voir, qui le dérange, le gêne, et dont il peut tout à coup s’excuser en le purgeant dans le rire. Mais si tout va bien, il questionne ce qu’il voit et se demande si ce que cela dévoile nécessite examen de sa conscience. « Ah, tiens, je ris, c’est con. Mais au fait, qu’est-ce que cela dit sur moi et sur les autres ? » La caricature est toujours injuste, peut-être même inju-rieuse, mais elle sert de révélateur. C’est l’inspecteur des travaux finis. Celui qui déconstruit quand on croit que tout est bien conforme et parfaitement mis en place.

C’est pour cela qu’il ne doit y avoir aucune distinction (ou presque) entre le traitement fait à un groupe de personnes et à un autre. Les juifs tout autant que les musulmans ont droit de passer au radar de la caricature. Est-ce qu’on doit s’interdire d’user de son pouvoir de dérision par peur de se voir traiter d’antisémite ? Si une caricature est toujours injuste et grossière, elle est forcément, quand on y décrit des juifs, antisémite. Le rire discrimine. Mais il y a deux formes de discrimination. La discrimination dont la discrimination est la finalité, et qui est par nature une idéologie du rejet et de la peur de l’autre. Et il y a la discrimination sans laquelle aucune intelligence ne serait possible. Pour distinguer une chose d’une autre, on discrimine, c’est ça l’intelligence. Et là, elle n’est donc pas la finalité, mais un outil d’examen et de compréhension. La finalité de la caricature, est-ce l’exclusion de l’autre, la stigmatisation facile, l’injure, le mépris ? Non, c’est un outil de révélation. Peu importe si la caricature est mal habile, injuste ou blessante, parce qu’elle a un rôle d’examen, de déconstruction, de démystification et de réflexion.

J’ai tendance à dire que ceux qui sont prompts à montrer du doigt ce qui leur semble raciste, injurieux, antisémite ont eux-mêmes un problème avec ce qu’ils s’empressent de défendre ou prétendre défendre. On crée ainsi une psychose, une peur, on cherche qui dérive de la bienséance pour se ranger du côté des infâmes monstres qui s’attaquent à notre si chère paix sociale. Les inquisiteurs de la bonne morale, de l’uniformité trouveront toujours comme premières cibles ces clowns chargés de faire dévier le réel, dévoiler le furoncle, ou désacraliser nos certitudes. Parce que le clown est visible et que tous les autres se cachent. Mais que faisons-nous quand il n’y a plus de clown pour se moquer du roi ?

Avec « je suis Charlie », je préfère penser qu’il y a derrière ce grand élan de compassion, un désir d’abord de communion, pendant trois jours, et puis un retour des fous irrévérencieux, le quatrième jour. En quelque sorte, malgré tout, les « je ne suis pas Charlie » (et toutes les variantes), c’est déjà un retour de la dérision. Être ou ne pas être, telle est la question ; être ou ne pas être Charlie. L’ordre, c’est le désordre cantonné au 4ᵉ jour, c’est le maintien du 4ᵉ pouvoir et ½. C’est être et ne pas être Charlie. Car il n’y aurait rien de plus totalitaire (et de finalement discriminant) que de dire ce qui est et ce qui n’est pas. La dérision, c’est le trouble, l’incertitude. Le droit à la connerie et à la maladresse. Le droit de se sentir blessé et de l’exprimer. Le droit de rire de ou avec pour que jamais on n’ait peur. Peur, non pas des terroristes, mais de nous-mêmes. La seule terreur dont il faut se méfier, c’est celle qui restreint en nous la capacité, l’envie, le droit de nous moquer de tout et de tous. Parce que rire de quelqu’un, c’est peut-être aussi un peu le respecter. Comme pour le mettre au scanner pour dévoiler en lui ses blessures. Si le rire dévoile et démystifie, pourquoi le rendre responsable de ce qui nous ronge ? Oui, l’islam est rongé de l’intérieur par le fanatisme. Ce n’est pas en fermant les yeux que le mal disparaîtra. Et oui, les juifs ont tout autant droit à leur quatrième jour. Parce qu’ils ne sont pas différents, et qu’on devrait s’interroger dès qu’on parle d’exception pour les juifs. Et parce que sans désacralisation, sans 4e jour, l’antisémitisme se trouvera une voie royale pour se développer.

Et puis, tout de même, sans le respect de ce 4ᵉ pouvoir et ½, on finirait tous à travailler 48 h par semaine. Charlie Hebdo, c’est aussi ça. L’égalité pour tous. Si on tue des gosses de 70 ans parce qu’ils dessinaient sur leur table et appliquaient la semaine des 4 jours et ½, où va le monde, Charlie ? Où va le monde… ? (Il fallait bien terminer par une connerie déstructurante, je respecte infiniment les règles, moi, monsieur le commissaire)

Pour des athées, c’est normal d’être islamophobe. Cette tolérance vis-à-vis des religions, c’est aussi ça qui conduit des débiles mentaux à tuer des gens au nom de leurs croyances délirantes. Il n’y a pas, par exemple, ni islam fanatique ni islam modéré (même si à l’usage, c’est pratique). Il y a une complaisance dans l’ignorance et la bigoterie qui mène naturellement des individus qui n’ont rien à attendre de la vie à une interprétation différente des “textes”. Je vois mal pourquoi il y aurait un bon islam et un mauvais islam. Les deux reposent sur un mensonge, et c’est bien parce qu’on est dans le délire et le mensonge que tout est permis.

Je suis loin de penser que Charlie Hebdo passait son temps à provoquer les “musulmans”, mais rire des cons où ils se trouvent, c’est plutôt une bonne chose parce que ça participe à l’éducation de ces esprits mal formés. Si on est capable de vouer sa vie à un dieu, ça laisse peu d’espoir pour le reste. Si tu ne dis jamais au type que tu as en face de toi qu’il a un morceau de salade ridicule coincé entre les dents, ce n’est pas l’aider. Le terme islamophobe est d’ailleurs un peu dur, mais ça va plutôt dans le bon sens. La société française s’est pas mal purgée de sa chrétinitude et de sa judéité, une grande partie des Français catholiques, protestants ou juifs sont athées (tout en se revendiquant souvent d’une culture religieuse), il y a à espérer que les musulmans aillent dans ce sens. Il n’y a rien à gagner dans une société à aller dans le sens de l’irrationnel et de la connerie.