C’est la crise… politique

Deux députés du même bord se croisent dans les couloirs d’un grand restaurant tout près de l’Assemblée nationale. La discussion tourne autour des prochaines présidentielles :

— Il va falloir faire quelque chose pour 2017, ça ne va pas du tout…

— La courbe du chômage ne cesse d’augmenter et le moral des Français est au plus bas, ça va être difficile.

— Je ne parle pas de ça, voyons… Il nous faut un angle d’attaque positif. Comment voulez-vous gagner une élection en parlant de ce qui va mal ? Parlons de ce que nous pourrions faire, pas de ce que nous n’avons pas fait ! Je vous le dis en ami, c’est ainsi qu’il faut penser : vous étiez inconnu à votre élection, c’est votre premier mandat, et ce sera votre dernier si vous ne parvenez pas à vous intégrer dans la logique du parti. Vous avez une chance de vous montrer, faites-le, mais ayez une approche positive ! Apportez des idées aux cadres, proposez-vous pour un travail de fond en commission pour les projets de loi les plus en vue. Ne vous dispersez pas et ayez toujours le prochain objectif en tête !

— Vous avez raison… Nous avons une alliance avec les écologistes. Si nous voulons avoir une chance face à la droite dans deux ans, nous allons avoir besoin d’eux. Seulement, ils semblent vouloir s’allier avec l’extrême gauche. On ne va pas faire un appel du pied aux centristes tout de même !

— Peut-être pourrions-nous voir ce que les écologistes attendraient en retour, comme d’habitude… J’en parlerai avec le Président, mais je ne suis pas très optimiste. Je crois que je vais me faire oublier quelque temps, il n’est pas très bon d’occuper le devant de la scène actuellement. 2022 devrait logiquement nous revenir, alors 2017… Mais pas vous ! Faites ce que je vous dis : vous avez besoin de vous montrer dès aujourd’hui, si vous aussi voulez être présent pour 2022. Et vous êtes plus jeune que moi.

— Le Président est remonté dans les sondages, n’est-ce pas un peu tôt ?

— Je le crois aussi. Les derniers événements ont un peu précipité les choses. Le service de communication de l’Élysée avait monté un storytelling qui tenait la route, tout est à revoir. Il ne peut plus que redescendre désormais… Vous saviez que son chef de communication était celui qui avait fait gagner la droite en 2007 ? C’est un bon. Il était chez Elf avant. Je crois savoir que vous n’êtes conseillé par personne d’ailleurs. Ce n’est pas sérieux… Demandez au parti de vous faire encadrer par ses services, pourquoi l’avez-vous refusé ?

— Je ne pensais pas que cela était indispensable…

— Ne pensez pas à ce qui est indispensable ou nécessaire, pensez à ce qui est bon pour votre carrière ! Si le parti vous propose de l’aide, acceptez-le ! Encore un peu et on vous prendrait pour un frondeur !

— Oh, non ! Mais vous avez raison, je n’avais pas vu cela sous cet angle.

— Vous êtes trop intelligent pour faire de la politique. Ceux qui sont intelligents viennent à gouverner, ou sont éjectés des partis. Ça pourrait vous être fatal de l’être trop tôt…


Au même moment et non loin de là, deux citoyens se prélassent à la terrasse d’un café :

— Oh ! Ne me parle pas de politique ! Ils me cassent les pieds ces types-là… Toujours avec leurs promesses, leurs belles paroles… Ils ne font jamais rien.

— Oui, faut pas qu’y s’étonnent si y a tout ce ramdam avec l’extrême droite ! Un coup de volant à gauche, un autre à droite…, ça fait trente ans que c’est la même chose. Oh ! la crise, on l’a vue venir, la crise !

— Bah, tiens !… Qu’est-ce que tu fais du coup ?

— Je vote blanc…

— Ah, mais ça, tu ne peux pas voter blanc.

— Comment ça, tu ne peux pas ?

— C’est que ça compte nul…

— Oh, c’est du pareil au même.

— Ben que non, ce n’est pas la même chose… S’y comptaient les votes blancs, on n’aurait plus à voter pour l’extrême droite !

— Parce que tu votes pour l’extrême droite, toi ?

— Je dis pas ça, j’t’explique. Y aurait les votes blancs, les gens qui votent pour l’extrême droite y voteraient blanc.

— C’est pas con. Ils ont dû y penser. Mais alors, tu votes quoi du coup ?

— Moi ? bah, je vote plus.

— Ah oui, logique. Remarque, ça revient à voter extrême droite…

— Comment ça ?

— Eh ben, ceux qui votent pas, laissent ceux qui votent extrême droite voter, eux.

— … Et ça gonfle leurs résultats !

— Y a donc rien à faire ? On est cocus, quoi qu’il arrive.

— Tiens, en parlant de cocu… Ta femme, ça ne lui fait rien de jouer les girouettes et de changer comme ça d’avis après chaque élection ?

— Ça vote comme ça conduit, qu’est-ce que tu veux…

— C’est une idée d’ailleurs. Ils nous bassinent avec leur parité… Pourquoi qu’au lieu de voter droite-gauche, on ne changerait pas un peu et voterait pas hommes-femmes ?

— Ça me paraîtrait plus naturel. On ne va pas mourir de l’extrémisme des femmes…

— Que tu crois ! ça s’appelle le féminisme, monsieur !

— C’est une histoire à rester abstinent toute sa vie…

— Oui… Et dire que certains ont la chance d’être cocus sans le savoir.

— Il est bien là le malheur de la France… On est plus lucides que tous ces gars, et notre dernier espoir, c’est de nous faire conduire par un borgne ! On est en train de crever, on voudrait qu’on nous achève, personne n’ose… alors on se rabat sur les seuls qui pourraient… Qu’on nous achève !

— T’as raison ! C’est décidé… Perdu pour perdu, autant que ça finisse en feu d’artifice ! En 2017, je vote extrême droite !

— Pareil !


Un politicien expert en politique politicienne intérieure, deux journalistes, deux autres invités venus faire la promo de leur dernier essai politique et un présentateur de télévision publique se retrouvent dans un café de la même ville. La scène est filmée par les caméras de télévision :

— Encore une fois, je pense que ça prouve les dissensions au sein du parti. Quand il était leader de la droite, quand il disait quelque chose, il était suivi. Là, on sent une hésitation. Avant 2017, d’autres personnalités peuvent s’affirmer face à lui.

— N’oublions pas que la situation est différente. En 2006, il avait réussi à se faire passer pour la « relève » politique tout en étant déjà au pouvoir…

— Exactement comme le Premier ministre actuellement…

— Oui… en même temps, attention… Rappelons-nous des fois où un Premier ministre sortant s’est présenté, parfois contre la majorité des dirigeants de son parti…

— Que pensez-vous justement ? Est-ce qu’il n’aurait pas plutôt dû affirmer son autorité plus fermement ?

— Oui, mais il aurait pu aussi lever tout un pan de la droite contre lui. Or, c’est exactement ce qu’il cherche à éviter…

— Il se hollandise en quelque sorte ?

— C’est tout à fait ça. Sauf que ça paraît moins naturel pour lui. Ce qu’on attend de lui, c’est qu’il fasse preuve d’autorité, qu’il montre la voie…

— Je ne suis pas tout à fait d’accord. C’est ce qu’il a voulu faire, seulement, les autres cadres du parti, qui prenaient autrefois fait et cause pour lui, sentent tous que c’est maintenant qu’ils doivent, eux, s’affirmer. Ils savent que 2017 leur est grand ouvert, et d’une certaine façon, ils lui disent « mon coco, tu as déjà joué, passe ton tour. »

— Il ne faut pas oublier que ce n’est pas la première fois que le parti éprouve des difficultés à prendre une décision commune face à l’extrême droite…

— Oui, mais la gauche également…

— D’accord, mais tout de même. Le ni-ni, c’est à droite qu’il est apparu. Non, il y a quelque chose de symptomatique dans cette situation qui révèle profondément le ravin qui peut séparer les différentes personnalités et mouvances de ce parti. Vraiment…

— Plus que la gauche ?…

— Oui, peut-être, mais… voyez, serait-ce différent avec la gauche ? Je ne suis pas sûr. On ne parle que de ça depuis hier ! Jusqu’à occulter la loi Macaroni…

— Ce n’est pas plus mal, il n’y a rien dans cette loi.

— Beaucoup de petits riens, oui…

— Alors, on entend ce matin les cadres parler d’une démarche démocratique… Sans trop y croire, en fait. Je ne comprends pas comment les Français pourraient entendre ce que le parti aurait à dire s’ils ne parlent pas d’une seule voix…

— Oui, et encore une fois, ça fait le jeu de l’extrême droite.

— On peut craindre un second 21 avril 2002 selon vous ?

— Ce n’est pas à craindre ! Il arrivera !

— Si les partis n’y mettent pas de l’ordre, c’est fort probable, oui.

— Cela signifie que la « classe » politique comme on dit, n’a pas su ou vu, compris, le message délivré à l’époque ?

— Oui, ils continuent les querelles de clocher, les grandes et les petites manœuvres pour se tracer un chemin vers le pouvoir, qui fait alliance avec qui, voir autour de sa personne de plus en plus d’adhésions, dessiner les contours d’une politique commune… tout cela les Français s’en moquent…

— C’est pour ça qu’on en parle d’ailleurs.

— Ne faites pas le malin, vous savez parfaitement que c’est le cœur du problème…

— Pour faire barrage à l’extrême droite, oui.

— Et c’est plus important que de résoudre en profondeur les problèmes dans ce pays ?

— C’est original comme idée… Qu’est-ce qu’il peut bien être plus problématique que l’extrême droite au second tour de la présidentielle ?

— Un chômage à 10 millions, l’impossibilité de résorber la dette, la désindustrialisation, la crise énergétique, écologique…

— Alors… qu’est-ce qui intéresse les Français ? Vraiment ?

— Vous savez… regardez autour de vous. Les Français ne s’intéressent plus à la politique…

— Se désintéressent-ils de la politique ou ont-ils perdu foi en ceux qui la font ?

— On n’est pas loin du « tous pourris », là ! Vous tournez populiste. Bientôt, ce sera aussi la faute de ceux qui la commentent, la politique… Ce n’est pas sérieux.

Un citoyen, non loin du bar de la plage d’une autre ville française :

— Au secours ! à l’aide ! Aidez-moi, s’il vous plaît !


Un ministre suédois et un député européen tchèque se retrouvent à Strasbourg, profitant des usages si particuliers d’un pays qui manifeste ses humeurs, avant de les exprimer dans la rue toute proche, dans ce lieu convivial qu’est le café, sorte de « cour » moderne où tout se dit, se délie, se chuchote, se trame, se détrame, bref, là où se joue la politique comme au temps des rois et des reines de France :

— Que se murmure-t-il, dites-moi, à Paris, vous qui en revenez ? Je n’ai pas compris le sens de cette circulaire ministérielle passée le mois dernier, ils ont fait ça tout seuls ? Je veux dire, sans vous consulter ?!

— Oh, ma foi… enfin… Je ne me suis pas préoccupé de ça…

— Les Allemands, eux, s’en préoccupent. La chancelière n’a que ça en tête, et elle est totalement exaspérée par ce qui se passe en France. Ou plutôt, par ce qui ne s’y passe pas.

— Voyez-vous…, j’ai l’impression que les Français n’y prêtent pas attention.

— Je vois bien ! Sinon ils ne feront pas passer des lois qui n’ont aucun sens…

— C’est qu’elles ont un sens pour eux.

— Mais c’est impossible !

— Les Français (et quand je parle des Français, je parle de leurs dirigeants) n’ont pas compris la gravité de la crise actuelle. Ou du moins, ils attendent toujours que la conjoncture internationale soit favorable pour en profiter à nouveau, comme ils ont toujours profité de tout. Foutez-y une guerre aux portes de la capitale, des chars (allemands de préférence), ils s’en émouvront trois jours et retourneront travailler comme si de rien n’était le jour suivant. La crise a été moins perçue ici qu’ailleurs parce que les Français vivent une crise permanente depuis plus de trente ans…

— Ou deux siècles !

— Ils sont immunisés, et au milieu du brouhaha général, essayez de faire entendre la voix de la raison, vous n’y arriverez pas… Rappelez-vous ce discours de Chirac sur le climat en 2002…

— « Notre maison brûle, et nous regardons ailleurs… » Un comble. Les Français ouvrent les yeux pour mieux se cacher de ce qu’ils ne veulent voir…

— Exactement. La lucidité de Droopy restant impassible devant la catastrophe. La résignation du mort qui ne l’est pas encore…

— Mais quand on parle de crise…, au fond, de quoi s’agit-il ? J’ai toujours entendu les Français parler de « crise ».

— La véritable crise pour eux, c’est de ne plus se sentir au centre du monde comme ils pensent qu’ils devraient l’être. Leur inactivité persistante, c’est le caprice d’une vieille dame qui veut qu’on lui dise à nouveau qu’elle est jolie et qui refuse de se lever tant qu’on ne lui dit pas… Il suffirait qu’on l’invite à danser pour qu’on ne voie plus qu’elle. Alors vous pensez bien, quand on lui parle de crise… pour elle, il n’y a pas d’autre crise que la crise de son rayonnement perdu. Ce qui m’avait étonné chez les Français la première fois que j’étais venu ici, c’était la passion que tous ici avaient pour la politique.

— Vraiment ?

— Regardez autour de vous. De quoi parlent tous ces gens ? De la vie, de leur vie, mais aussi beaucoup du monde, de leur monde, de la France. De la politique. Ils en parlent avec autant de passion que les Italiens ou les Britanniques peuvent parler de football. La politique pour eux est un jeu. Mais un jeu qui occupe tout leur esprit.

— Je vois. Savoir qui gagne à la fin, le reste importe peu…

— Oui, mais aussi discuter des tactiques par tel ou tel joueur ou parti pour arriver à ces fins.

— C’est plus qu’un jeu, c’est une cour.

— Ils vivent comme dans un rêve où l’intérêt général, où la résolution des problèmes de la société, ne sont que des concepts vagues, des alibis, des prétextes, des… aléas de jeu. Il y a un contexte économique, social, et il faut que chaque joueur compose au mieux pour attirer l’adhésion des siens et se hisser aux sommets. On y prend goût, je dois l’avouer. Mais il faut aussi reconnaître que c’est un grand brouillard où tout le monde se perd ! Et ce n’est pas sans conséquence. Le discours de vérité marche parfaitement et apporte à celui qui le tient cette adhésion immédiate que tous recherchent. Seulement, une fois qu’il a gagné la partie, que fait-il ? Il faut bien remettre ses gains en jeu pour jouer une autre partie ! Rien ne va plus, les jeux sont faits !… Une fois rouge, une fois noir… Et pendant ce temps, rien n’est fait. Ça, ils le voient bien, ils ne sont pas dupes. Soit ils se résignent, soit ils continuent de jouer en ne croyant plus en rien, comme un joueur qui sait pertinemment qu’on ne gagne jamais sur le long terme. Ils cherchent encore la raison derrière tout ça, et ils n’y trouvent rien ! Comme tous les joueurs, ils sont poussés par leur vide. Rien ne les ennuie plus que la prospérité et la réussite. Regardez leur équipe de foot. Ils gagnent en 1998 la Coupe du monde et ils s’en font une grande fierté. Normal… Sauf que cette passion n’est rien en comparaison de celle qu’ils ont éprouvée plus tard quand il a été question de vomir sur cette même équipe ! Tout prétexte était le bienvenu pour leur passer cette honte d’avoir gagné, n’importe quoi leur aurait suffi pour rejeter ce qu’ils avaient adoré. Ce sont des poètes. Et des poètes ne sauraient être autre chose que maudits. La défaite doit avoir plus de valeur que la victoire… Ils voudraient le croire. Parce qu’ils savent qu’ils ont déjà perdu. La maison brûle, la seule gloire à en tirer, c’est de faire preuve de lucidité et de le dire. Mais fuir ou agir contre le feu, ça non. Les Français n’ont pas aboli les privilèges durant leur révolution, ils les ont généralisés… démocratisés. Les Français se voient en aristocrates. Puisqu’on ne rayonne plus par nos colonies, rayonnons à travers nos principes, nos idéaux… Ils ne cessent de parler de « l’exception française », de ce beau pays des droits de l’homme… Alors, puisque personne ne semble les entendre ou prêter attention à ces valeurs qu’ils pensent universelles, et puisqu’il faut mourir, qu’ils meurent dans la dignité et que face à la Mort, ils puissent la regarder droit dans les yeux pour lui dire « je vous attendais ». Des romantiques !

— Oui, enfin, ce sont de sacrés emmerdeurs tout de même !


Dans un bureau à l’Élysée, une secrétaire finit de poser les tasses remplies de café sur une immense table basse autour de laquelle une petite assemblée s’est réunie. Le Président, le Premier ministre, des conseillers, des chefs de cabinet et des spécialistes en communication.

— Quand je pense aux concessions que nous avons faites pour l’intégrer dans l’équipe, et que je vois la manière dont il joue aujourd’hui les francs-tireurs, je trouve ça inexcusable ! La France est dans une situation épouvantable et c’est le moment qu’un de mes ministres trouve pour lâcher une bombe et déposer sa démission !

— Au moins, nous avons réussi à le lui faire remettre… Ce n’était pas gagné.

— Mais pour qui se prend-il ce petit con ? Est-ce que je n’ai que ça à foutre de gérer les petits égos de chacun !… Il y a urgence ! Nous n’avons plus que deux ans ! Deux ans pour préparer 2017 !

— Les impacts d’opinion par le passé n’ont pas montré que les Français portaient une si grande importance à ces affaires. Au contraire, je crois que tout le monde a réagi comme il le fallait.

— Ceux qui s’écartent de la ligne directrice doivent quitter le navire. C’est assez clair à saisir et c’est ce qui s’est passé. Je suis d’accord, attendons de voir, ça nous sera peut-être même profitable. Sans rien dire, vous avez montré votre autorité et votre inflexibilité. Les Français aiment ça.

— Ça occupe la scène politique… Ça ou autre chose. Il faut bien remplir l’agenda. Ce n’est pas avec la loi Gamelot que nous parviendrons à convaincre les Français de l’efficacité du gouvernement. Quand la conjoncture n’est pas favorable, il faut savoir rester ferme sur ses deux jambes… Le ministre s’est emballé et n’a pas mesuré les conséquences de ce qu’il faisait. D’ailleurs, il faut reconnaître qu’il était très impopulaire. Attendons de voir ce que cela nous réserve, c’est trop tôt pour en tirer des conclusions.

— Qu’est-ce que nous avons aujourd’hui ?

— Le ministre de l’Intérieur souhaiterait se déplacer à Cul-en-blette où deux gendarmes ont été agressés par un groupe de jeunes antisémites. Le « diagnostic vital est engagé » pour l’un d’eux, et le ministre voudrait aller le saluer à l’hôpital…

— Quel retour avez-vous eu suite à mon communiqué de ce matin ?

— Les télévisions s’emballent et le service de presse vous prépare une liste…

— Assez pour que j’y aille à la place du ministre ?

— Il faut se décider vite. Le cabinet du ministre attend notre réponse pour 16h30, il est déjà en route et adaptera sa communication en fonction de votre venue ou non.

— Laissez-le y aller seul. Il s’est bien débrouillé la dernière fois et s’il s’y prend mal ce sera de toute façon à votre avantage…

— Vous me l’avez déjà dit. Moins j’en dis, mieux c’est… Seulement, je ne peux pas rester à ne rien faire !

— La fonction de Premier ministre doit retrouver une certaine respectabilité. Comme le Président. Vous avez, pardon de le dire, été au centre de beaucoup d’agitation ces derniers mois, et il serait utile de donner un peu de respiration aux Français. S’ils ne vous voient pas et se contentent de ce communiqué de presse, ils verront que vous travaillez…

— Mais je fous rien ! Je suis là ! L’action, c’est là-bas ! C’est bien utile de nous rabâcher qu’il faut être là où ça se passe et si besoin créer l’événement, pour nous dire ensuite qu’il faut laisser reposer ! J’ai des comptes à rendre aux Français, je le ferai ! Je leur dois bien ça…

— Pas à nous, monsieur le Premier ministre… Pas à nous…

— Ministre de l’Intérieur, c’est une bonne position pour briguer Matignon ! Je connais la musique !

— Voyons, ce n’est pas le moment de nous emporter…

— Monsieur le Président, je sais les différends qui nous séparent, mais j’ai toujours été loyal envers vous…

— Je sais, je sais… Mais personne ne remet en question votre loyauté, monsieur le Premier ministre. Nous cherchons juste à faire au mieux pour la situation qui nous réunit aujourd’hui. Je vous rappelle que la France se trouve dans une position de crise jamais connue auparavant. L’extrême droite est aux portes du pouvoir… Nous devons faire front.

— Je me souviens de Rocard. Vous voulez me faire la peau. Je suis plus haut que vous dans les sondages, et c’est pourquoi…

— Voyons, voyons… Ayez un peu de respect pour la fonction que vous occupez, monsieur ! Faites honneur à la France !

— Messieurs, je propose que nous n’en venions pas jusqu’aux menaces et aux insultes comme la dernière fois. Pensez en effet aux Français…

— Vous avez raison. Nous avons du travail.

— Le programme de ce soir ?

— Pour vous, monsieur le Président…

— Commencez par le Premier ministre, je vous en prie.

— Très bien, monsieur le Président. Cher collègue…

— Pour vous, monsieur le Premier ministre, étant entendu que nous n’irons pas en province, la réunion avec les seize préfets de la région centre est maintenue… Un peu plus tard dans la soirée, vous rencontrerez votre homologue bulgare pour discuter des différends concernant l’euro, nous vous avons préparé un dossier à cet effet.

— Et donc pour vous, monsieur le Président, après une conférence de presse à l’Élysée, un avion vous attend pour un souper de travail à Berlin avec la chancelière allemande en présence des états-majors des pays de l’OTAN. Ensuite, nous irons à Kiev pour nous rendre compte de la situation sur place avec les Américains et montrer notre soutien à la population.


Un peu plus tard le même jour, deux cadavres dans une morgue discutent autour d’une tasse de café froid :

— C’est vraiment pas de bol… J’avais la priorité pourtant… J’ai pas eu le temps de le voir venir ce con… Ah, eh ben, vous êtes moins amoché que moi on dirait !

— Et pourtant ! C’est l’amiante ! Tu connais ?

— Bien sûr, je suis journaliste. Enfin, j’étais journaliste. Journaliste sportif…

— Je vois pas le rapport.

— Moi non plus.

— Hum !…

— Tu tousses ? Tu devrais pas : t’es mort.

— Je sais, c’est l’habitude. Eh, dites donc, vous étiez quelqu’un de connu ?

— Ah, plutôt. Si on veut… Peut-être. Je sais plus.

— Il t’a pourtant pas fauché la tête ton chauffard, t’as pas l’air bien de savoir où t’habites.

— Parce que toi, tu sais peut-être ?

— Oh, putain, je suis quand même content d’en finir ! J’en pouvais plus de cette vie !

— J’imagine. L’amiante, ça te fait une longue maladie… Moi, j’ai crevé net. Crac, comme ça. Je préfère encore ça.

— C’est pas ça. C’est ce monde, j’en pouvais plus. J’ai dédié toute ma vie à la cause syndicale et je peux te dire que j’en ai vu des trucs louches…

— Si tu cherches les emmerdes en même temps… Qui t’a demandé d’être syndicaliste ?

— Personne, justement. J’avais une vocation. Tu peux pas savoir ce que c’est toi ça, une vocation. À part te demander si Diomède était meilleur à gauche ou à droite, tu t’en balançais du monde. Les gens pouvaient crever, t’en avais rien à faire à partir du moment qu’ils regardaient le foot…

— Ah, c’est ma veine encore ! Fallait que je tombe sur un de ces types qui ne peuvent pas saquer le foot… Moi, ma spécialité, c’était le judo et le badminton.

— N’empêche, je me suis bien foutu le doigt dans l’œil. Tous ces efforts pour pas grand-chose. Tout ça, c’est la faute des politiques…

— Ah non, pitié ! Sortez-moi de là ! À tous les coups, il va me demander d’adhérer…

— Et voilà ! C’est ça les journalistes ! Aucune conscience ! Aucune humanité ! La voix de la France… Ah, j’en ai connu des journalistes ! Tous enchaînés au pouvoir, à leur petit confort !

— Et merde, il va finir par me traiter de bobo, je le sens…

— Eh, dis-moi, tu votais au moins ?

— Bien sûr. Ah, ça te surprend, hein ! Je suis un bon citoyen, moi, monsieur le syndicaliste… Je n’en ai pas manqué une ! Même pour les cantonades, j’ai voté…

— Les cantonades… Voyez-vous ça ! Ah, ah !… Je n’en attendais pas moins d’un footeux…

— Oh, ça va… ma langue a fourché.

— Non, ça va pas ! Je dirais même que ça sent le Papin pour nous deux si tu veux savoir !

— Oh, merde…, un syndicaliste qui se met à faire de l’humour. Je crois encore que je préfère Dieudonné.

— Alors, dis-moi, pour qui donc que tu votais à tes cantonades ?

— Ben…, ça dépend.

— Ah, je vois. L’électeur indécis, c’était donc toi !

— Si ça te fait plaisir. Oui. C’est moi qui ai voté toute ma vie, à gauche, puis à droite, puis à gauche. Et j’en suis fier.

— T’as raison. J’imagine que tu as toujours misé sur le gagnant… C’est important.

— Et toi, tu votais pour qui, Robert Hue ?

— Tout à fait.

— Ah… C’était donc toi.

— Oh, ta gueule. Au moins, nous les communistes, on avait notre conscience pour nous.

— Ça aurait été mieux de l’avoir eu quand vous étiez au pouvoir…

— C’est le capitalisme qui a gagné au cas où t’aurais…

— Et les Russes ?!

— Je m’en balance des Russes, je te parle du parti communiste français !

— … qui n’a jamais été aussi puissant que quand il était dirigé directement depuis Moscou… Ton Robert Hue, il s’est contenté de baisser son froc et de se laisser faire… Normal, tu me diras, pour un nain de jardin qu’on retrouve en passant la porte de dernière…

— Ah ! L’humour de journalistes vaut tout autant que celui des syndicalistes à ce que je vois !


Les deux commencent à s’étriper, mais au bout de quelques secondes qui sembleraient une éternité pour d’autres, la Mort fait son apparition :

— Vous n’avez pas fini tous les deux ?… Ah, ces Français, toujours incapables de mourir dans la dignité !

— Et vous allez nous faire poiroter encore combien de temps ici ? Je n’ai pas l’intention de passer plus de temps avec cet énergumène !

— Ça prendra le temps que ça faudra… On doit faire face à une diminution d’effectifs et le temps passé au purgatoire s’en trouve quelque peu affecté. Maintenant, si vous voulez bien… j’ai encore votre paperasse à remplir.

Elle s’en va.

— C’est la crise. C’est partout pareil… Et tu crois que là-haut ils se préoccuperaient seulement de ce qui se passe ici ? Ils s’en moquent… tu peux toujours crever la bouche ouverte.

La Mort revient.

— Dites-moi tous les deux. Vous avez accumulé chacun pour pas moins de 400 000 € de découvert, sans compter les différents prêts personnels consentis, je vois aussi que votre impact écologiste est fortement négatif… j’aurais deux ou trois choses à vous faire signer. Voilà, voilà…

— Qu’est-ce que c’est que ça ? Si j’accepte que le poids de ma dette repose sur mes enfants ? Mais il y a des lois pour ça ! D’ailleurs, je conteste ces chiffres !

— Ce sont ceux qui nous ont été communiqués par la Banque de France et le service des impôts.

— Y a pas de justice ! Et le secret bancaire ?

— Vous confondez « Paradis » et « paradis fiscal ». Vos comptes n’ont aucun secret pour nous.

— Ah, je vois ! Mais je n’ai pas signé pour ça moi !

— Le temps n’ayant plus de prise pour vous, vous ne pouvez plus contracter de prêt. Emprunter, c’est gagner du temps en hypothéquant son avenir ; et du temps, vous n’en disposez plus… Ce qui, vivant, se résumait par « à un moment, il faudra payer », se résume ici par « d’une manière ou d’une autre, il faut payer ».

— C’est la faute des politiques ! Toujours les mêmes qui doivent payer… J’espère qu’ils finiront tous aux enfers !

— C’était déjà le cas monsieur. Avant qu’on… les réquisitionne à cause du sous-effectif chronique dont nous souffrons dans le service. Sans eux, vous passeriez beaucoup plus de temps à attendre…

— Une seconde. Je croyais que le temps n’avait plus de prise sur nous ?!

— Oui, enfin…, il faut bien créer quelques artifices pour expliquer les difficultés auxquelles nous devons faire face actuellement. Le Paradis ne dispose que de places limitées, nous ne pouvons accueillir tout le monde. Alors nous trouvons nos propres astuces… Il y a encore quelques places disponibles en Enfer si vous êtes toutefois intéressés.

— Pour payer à la place des politiques ? Certainement pas !

— Vous faites dans le populisme monsieur…

— Ah oui ? Eh bien, sachez que cette personne, il y a encore quelques heures, était syndicaliste. Je me joins à lui, s’il est d’accord, pour m’opposer à ces pratiques injustes ! J’ai beaucoup de contacts, là-haut, et nous allons nous plaindre des conditions scandaleuses dans lesquelles nous avons été accueillis !

— Je suis d’accord !

— Vous vous fatiguez pour rien. Le syndicalisme est interdit ici. Vous ne vous retrouvez à deux ici que pour économiser de la place. C’est la politique du « non-remplacement d’un mort sur deux ».

— C’est absurde !

— Nous manquons de place, je vous l’ai dit.

— Et pour quels résultats ?

— Nous attendons encore l’étude d’impact que le Paradis a commandée comme pour les mesures prises précédemment. En attendant, nous avons ordre de suivre la procédure. Elle faisait l’unanimité parmi les partis de gauche comme de droite.

— C’est un cauchemar !

— C’est un enfer !

— En réalité, la situation est moins problématique en Enfer. Nous devons leur louer quelques chambres chaque année pour pallier à notre déficit et l’Enfer sait parfaitement en tirer profit. Son taux de croissance est… du jamais vu depuis une éternité ! Si vous voulez investir sur les prochaines années de votre mort, c’est vraiment là où il faut aller. Alors certes, l’environnement n’est pas des plus accueillants, mais passer de l’amiante aux particules fines de l’Enfer ne devrait pas trop vous poser de problèmes. Je vous rappelle que vous êtes déjà morts. Et pour longtemps.


La Mort s’en va. Après quelques minutes, peut-être quelques heures, une voix retentit dans un haut-parleur :

— Annonce du sous-directeur des Portes du Paradis : En raison d’un mouvement spontané des gardiens des Portes après l’agression de l’un des leurs, et cela en opposition avec tous les principes de la politique du Paradis concernant la restriction du droit de grève, la direction annonce que les Portes seront fermées pour une durée illimitée. Veuillez nous excuser pour la gêne occasionnée.

— C’est bien notre veine… Aucun préavis.

— Je crois que le préavis, on vient d’y avoir droit, l’ami. C’est la vie…