Vanina Vanini, Roberto Rossellini (1961)

Néomélo

Note : 1.5 sur 5.

Vanina Vanini

Année : 1961

Réalisation : Roberto Rossellini

Avec : Sandra Milo, Laurent Terzieff, Martine Carol, Paolo Stoppa

Rappelez-moi un jour qu’il faut que j’écrive un article intitulé « Le néoréalisme italien n’a jamais existé ». On pourrait arguer que les mouvements artistiques naissent en dehors des intentions de ceux qui les font. Mais précisément, à l’image de la nouvelle vague, on prête souvent des intentions à des cinéastes alors que ces mouvements, s’ils sont bien réels, sont presque toujours la conséquence d’un environnement de production spécifique (et de techniques) soit touché par des avancées techniques, soit détérioré (des moyens minimalistes s’imposent). C’est ce qui différencie les mouvements et les styles : quand Antoine ou Pialat décide d’adopter le naturalisme à plusieurs décennies d’écart (et qu’importe la manière dont ils décrivent leur propre style, cela peut être laissé à d’autres), on peut largement suspecter que le style qui découle de leur travail est le fruit d’une intention et d’un parti pris esthétique (voire, parfois, politique ou morale). Pourquoi ? Parce que le style qui transparaît de leurs films (et dont ils peuvent éventuellement se revendiquer) se fait en dehors (et avec certaines limites) d’un environnement de production ou de contraintes techniques.

Mais quand Visconti, De Sica ou Rossellini continuent ou commencent à réaliser des films dans une Italie en ruine à la fin de la guerre, ils font avec les moyens du bord. Le critique de cinéma, habitué aux films de l’occupation, à ceux de la « qualité française » qui vont vite s’imposer ou encore aux grosses productions américaines, bien sûr, quand il voit débarquer les films italiens fauchés de l’après-guerre, il voit ça comme une révolution. Et ça l’est d’une certaine manière — même si le néo de néoréalisme rappelle aussi beaucoup que ce serait une forme de mouvement ou de cycle (c’est le sens de mon article sur La Fille sur la balançoire) réapparaissant après une période qui n’aurait par conséquent pas été… réaliste. Toutefois, il est important de noter que ces mouvements (alors même qu’on fait vite, de ceux qui en sont, des « auteurs », donc a priori des réalisateurs conscients et volontaires de la manière dont ils produisent des films) sont beaucoup plus le fruit d’un contexte environnemental spécifique au sein d’une production locale que d’un choix délibéré d’un « auteur ». Ça ne réduit pas l’importance ou la pertinence des mouvements cinématographiques, mais il me semble que ça en limite assez le poids historique que l’on voudrait parfois leur donner, et surtout, cela donne une idée de notre capacité à surinterpréter des intentions derrière ce qui résulte plus souvent d’un environnement et de contraintes subies.

Ce qui fait de Visconti, de De Sica ou de Rossellini des « auteurs », c’est leur sens de la mise en scène et leur savoir-faire. Si on regarde la suite que prendront ces cinéastes du « mouvement » néoréaliste en s’étonnant des nouvelles approches (souvent plus dispendieuses, plus commerciales, plus « classiques »), on risque d’être déçu. Et c’est bien pourquoi je m’efforce le plus souvent de juger leurs films indépendamment (ce que se refusaient de faire Les Cahiers du cinéma à l’époque : un film de Rossellini ne peut pas être intéressant ou raté, et ça continue d’être un film néoréaliste même en couleurs et trompettes). La politique des œuvres contre la politique des auteurs.

Visconti a vite abandonné le « mouvement » ; De Sica aussi (presque toujours assisté de Cesare Zavattini), Antonioni gardera un style toujours très personnel mais déjà presque toujours plus focalisé sur les relations interpersonnelles que sur un environnement social ; Fellini, n’en parlons pas… Et si on a peut-être pu penser que Rossellini faisait plus longtemps de la résistance au milieu d’un environnement de production grossi par ses succès, c’est que, bien que soucieux (à mon avis) de proposer comme les autres des adaptations riches et pompeuses comme ses acolytes, il ne s’en est jamais montré capable, faute de savoir-faire en matière de production de films « classiques ».

On ne me fera pas croire que Rossellini a cherché toute sa vie à rester éloigné des productions « commerciales ». Jusqu’à ce pitoyable Vanina Vanini, où le cinéaste tente de suivre les codes du cinéma classique sans en être capable, sa filmographie est remplie de productions ou de tentatives de films pompeux ou de grosses productions. Il aurait pu tout aussi bien adopter des moyens misérables pour tous ces films comme au bon vieux temps de la sortie de la guerre où l’image était peu chère, où on se contentait de décors naturels ou d’acteurs non professionnels.

Non, ici, on rameute toutes les stars françaises du moment, on barbouille sa pellicule de jolies couleurs, on rémunère des centaines de figurants pour des scènes de foules inutiles à Rome, on ne transige pas sur le budget costumes, etc. On est loin des excès de Fellini, et on aurait presque envie de dire que « c’est bien dommage ! ». Parce que les Cahiers pouvaient bien chier sur la qualité française, Rossellini n’a tenté que ça dans les années 50 jusqu’à celui-ci. Et si plus tard, il s’est contenté de budgets plus modestes, eh bien, ma foi, c’est peut-être aussi parce que ses films faisaient un four et que personne ne voulait plus prendre le risque de les financer.

Alors peut-être que je surinterprète à mon tour les intentions de Rossellini quand il réalise toutes ces grosses productions et qu’il est lui-même assujetti à l’environnement du moment. Sauf que les productions modestes dans les années 50, réalistes, elles existent. Même en adoptant la comédie (voire la satire), Pietro Germi gardera toujours cette exigence réaliste.

À quoi assiste-t-on donc ici avec cette adaptation de Stendhal ? C’est simple : une nouvelle fois à l’incapacité de Rossellini d’illustrer une histoire. Autant, je ne le trouve pas si mauvais directeur d’acteurs que ça (on le voit manifestement porter un grand soin à la direction de ses actrices, et on sait ce que ça veut dire…), autant sur le plan du récit (il participe souvent à l’adaptation, il imagine donc dès la préproduction la manière de transcrire une histoire adaptée à l’écran) que sur celui de la mise en scène, il ne fait pas le poids.

Le travail sur la lumière est notamment catastrophique : de nombreuses séquences tournées de nuit plein phare, des transparences derrière une calèche qui fait assez peu « néo-réalisme » (mais on n’ose déjà plus ce genre de trucages à l’époque, on est en 1961 !) ; et sa caractéristique principale : son incapacité à savoir quand changer d’échelle de plan (et par voie de conséquence à savoir où mettre sa caméra, quand proposer un contrechamp, quand couper, etc.). Il se débrouille parfois à situer les acteurs dans l’espace, les y faire évoluer, puis la caméra les suit en plan rapproché, et c’est encore ce qu’il peut proposer de mieux : ça ne coûte pas cher parce qu’on reste sur le même plan et on donne l’impression d’en avoir utilisé trois fois plus. Mais puisque ça demanderait un savoir-faire phénoménal de parvenir à construire toutes ses séquences de cette manière avec efficacité, puisque ça réclamerait en quelque sorte de la créativité, Rossellini se plante la majeure partie du temps.

On n’est pas au niveau des Évadés de la nuit qu’il vient de tourner en noir et blanc, mais il n’y a guère que l’usage peut-être de la musique qui pourrait encore passer. Pour le reste, ce n’est pas bien brillant. Et là où Rossellini se vautre encore plus, c’est dans le récit et la pertinence des actions choisies : j’ai pouffé par exemple en voyant Vanina tomber aussi facilement dans les bras de son amoureux.

Rien n’est pertinent, tout est superflu, les enjeux sont mal définis.

C’est fou de penser que deux ans après Visconti tourne Le Guépard. On a l’impression en comparaison de voir un film avec les techniques des années 30.

Quel gâchis de voir assimilé Laurent Terzieff à si peu de grands films (plus tard, il jouera dans l’adaptation excellente mais confidentielle du Horla, sinon, eh bien, il n’a jamais été de mèche avec les cinéastes de la nouvelle vague — amoureux de théâtre surtout, on le croisait avec ma classe à la fin des années 90 au théâtre de l’Atelier, toujours un mot gentil pour nous, un grand sourire timide et une voix grave pleine de délicatesse). Il aurait mérité d’être mieux utilisé. Son charme gentil et sage n’était peut-être pas dans l’air du temps qui préférait les impertinents et les extravertis.


Vanina Vanini, Roberto Rossellini (1961) | Zebra Film, Orsay Films

La Fille sur la balançoire, Richard Fleischer (1955)

Baby Doll in Red Velvet

Note : 4 sur 5.

La Fille sur la balançoire

Titre original : The Girl in the Red Velvet Swing

Année : 1955

Réalisation : Richard Fleischer

Scénario : Charles Brackett & Walter Reisch

Avec : Ray Milland, Joan Collins, Farley Granger

— TOP FILMS —

L’art est-il cyclique ?

L’art, comme l’histoire, est-il cyclique ? Probablement pas. Du moins, pas en partie. C’est d’abord sans doute une vue de l’esprit, mais puisque c’est aussi une vue des esprits qui décident des choses de leur temps, il est probable que la perception qu’on se fait de son époque vienne à vouloir y répondre en prenant le contre-pied des usages alors en vigueur, initiant ainsi des mouvements contraires et un nouveau cycle.

Parmi ces modèles cycliques, le plus évident est peut-être celui de la Contre-Réforme. Après la Réforme et l’austérité du protestantisme, l’Église se lance dans une contre-attaque qui sera la Contre-Réforme : l’opulence répond à l’austérité, l’art baroque apparaît. Réforme/Contre-Réforme, un enfant de quatre ans peut comprendre la logique.

Selon le même principe, on parle parfois d’époque fin-de-siècle, et tout particulièrement au cinéma, on distingue une forme de classicisme imposé par les studios (notamment la MGM) dès l’époque du muet. Viennent ensuite les quelques avancées libérales en matière de mœurs et les scandales à Hollywood : c’est ce qu’on appellera plus tard, la période pré-code. Puis le code Hays sera appliqué au milieu des années 30 jusque dans les années 60 tout en étant de moins en moins suivi au fil des décennies. Les années 60 marquent une époque de crise des studios que certains qualifieront de « Hollywood décadent ». Le Nouvel Hollywood donnera un nouvel élan au cinéma américain avec une approche à la fois plus réaliste et tout aussi brutale. Cette période sera à son tour marquée par une sorte de tournant contraire quand ce cinéma jugé trop sombre par une poignée de réalisateurs, tels que Spielberg ou Lucas, s’adressera davantage aux adolescents soucieux de trouver dans les salles des divertissements enthousiasmants, pleins de fantaisies et d’optimisme. Une norme qui a encore cours actuellement.

Il n’y a donc pas de cycle…, mais force est de constater qu’un certain esprit de contradiction souffle souvent entre les générations et que par voie de conséquence, on est bien tenté de ne plus voir que ce qui jure par rapport à ce qui précède en regardant certains films hollywoodiens du milieu des années 50. L’ambiance fin-de-siècle, elle semble avoir en réalité touché Hollywood en plein milieu du siècle… Tourné juste avant La Fille sur la balançoire, on n’était déjà pas loin d’un frétillement (baroque) avec Les Inconnus dans la ville du même Fleischer : il y a quelque chose dans l’air qui laisse penser que quelque chose est en train de changer, quelque chose qui annonce les dérives ou les incompréhensions des années de crise qui suivront, et quelque chose qui semble donc répéter un schéma éprouvé :

Excès/Décadence/Réforme/Austérité/Contre-réforme/Excès/Décadence…

Et cela semble s’appliquer à pas mal de choses : les libertés sexuelles, les mouvements en art, la morale civile ou religieuse, les modes vestimentaires, etc. Bien sûr, toutes ces perceptions sont souvent un peu forcées, mais quand ces « mouvements » viennent aussi parfois explicitement en réaction à un usage devenu obsolète, on ne peut pas les ignorer.

« Prête à vous envoyer en l’air ? »

Assiste-t-on pour autant à une réaction volontaire à l’austérité appliquée depuis le milieu des années 30 à Hollywood avec ces deux films de Fleischer ? Certainement pas. La réaction sera beaucoup plus marquée quelques mois plus tard en France avec la nouvelle vague, en réaction, non pas à un code qui ne s’applique pas à son industrie, mais à une « qualité française » dont on peut toutefois reconnaître des similitudes formelles avec le cinéma de la même époque à Hollywood.

Mais c’est peut-être quand ces mouvements sont involontaires qu’ils sont peut-être les plus intéressants à décrypter. Parce qu’au milieu des années 50, si Hollywood fait le diagnostic qu’une réforme est nécessaire, il ne fait pas forcément toujours les bons choix ou ne reconnaît pas forcément son principal concurrent : la télévision était peut-être moins à craindre que l’émergence de nouvelles cinématographies venues d’Europe ou du Japon. Au lieu d’aller vers plus de simplicité, plus de réalisme (pourtant initiés par certains acteurs de la scène new-yorkaise, mais vite chassés comme des sorcières), Hollywood fera bientôt le choix des outrances. Ce sera rococo party. En dix ans, on basculera peu à peu des audaces acidulées des Plaisirs de l’enfer aux excès grotesques de La Vallée des poupées, et de La Vallée des poupées aux surenchères parodiques (ou pas) de Beyond the Valley of the Dolls.

En 1955, on n’en est pas encore là. La Fille sur la balançoire précède de deux ans Les Plaisirs de l’enfer. Tous deux restent donc dans les clous. Mais Hollywood est en train de créer sans le savoir les conditions qui favoriseront ses échecs futurs… tout en tendant la main à quelques cinéastes (puisque tout désormais devra passer par eux) qui auront les clés pour sortir de l’impasse dans les années 70.

Fait notable : contrairement aux Inconnus dans la ville, La Fille sur la balançoire n’est pas un film contemporain. Il raconte l’histoire vraie, sordide, d’un fait divers ayant fait la une des journaux au début du siècle. Le film est donc réalisé à une époque où on sent le classicisme, ses codes, ses usages commencer à se fracturer. Mais le fait de raconter une histoire pleine de brutalité prenant place à une époque qui illustre un moment charnière d’une époque qui basculera bientôt dans la guerre ne fait que renforcer, comme en écho, cette impression que ce sont les années 50 et toute la haute société américaine qui pourraient imploser comme elle l’avait fait un demi-siècle plus tôt.

La Belle Époque sur la côte est des États-Unis n’est peut-être pas la Belle Époque qu’on a connue à Paris, mais telle qu’elle nous est représentée dans le film, ça y ressemble… Ce petit parfum de scandale permanent qui amusait encore jusqu’à la fin du siècle qui précède quand des hommes riches et célèbres s’affichaient avec des horizontales, des demi-mondaines, des comédiennes qu’on prenait pour maîtresses et qu’on entretenait, quand ces petits arrangements entre dominants/dominés poussent au crime, cela ne fait plus beaucoup rire grand-monde ; et la société semble découvrir à l’occasion d’un grand déballage et d’un procès toute la vulgarité et les outrances de son époque (et de ses élites). Derrière le parfum vulgaire des cocottes, c’est toute la misère humaine qui finit par vous claquer d’un coup à la figure.

Parler de cocottes n’a peut-être pas de sens appliqué à la société new-yorkaise de la Belle Époque, on évoquera alors plutôt les Gibson Girls, mais leur sort était probablement identique. Avec la guerre, au moins en apparence, ce sera une tout autre société (avec ses nouveaux usages, ses nouvelles modes) qui s’imposera. (Et avant que les Ziegfeld Girls, showgirls ou chorus girls prennent le relais.)

Cette ambiance « fin-de-siècle » bavant jusqu’au milieu des années de la première décennie du siècle, avec ses outrances d’une époque qui ne peut plus cacher ses limites, les outrances de ses élites, ses hypocrisies et ses destins brisés, c’est un peu l’ambiance qui commence à poindre à Hollywood au milieu des années 50, et c’était déjà celle des années 20 jusqu’à l’application du « code ».

(Et c’est un peu celle que l’on connaît aujourd’hui, parfois dépeinte, encore timidement, dans la fiction, qu’elle soit volontaire — comme dans Don’t Look Up, The Boys ou Extrapolations — ou involontaire — comme dans Matrix Resurrections, Avatar 2, Star Wars : L’Ascension de Skywalker, Doctor Sleep, Once Upon a Time in… Hollywood, Le Loup de Wall Street… Reste à savoir jusqu’où on peut aller dans les outrances, la surenchère, la répétition, avant que quelque chose de réellement neuf apparaisse et amorce un nouveau tournant…)

« Juste un doigt ? »

En 1955, le classicisme a fait son temps. Les thrillers se font désormais en couleurs ; le Cinémascope s’impose aux séries B ; et Fleischer dévoile même dans son premier film une passion adultérine sans que cela fasse des deux amants pour autant des criminels (Child of Divorce). Ce que certains appellent « modernité » pointe le bout de son nez. Aldrich, Fuller et donc un peu Fleischer donnent les clés qui ouvriront les portes d’un cinéma sans limites. Pourtant, chez Fleischer en tout cas, ce que certains appellent modernité, je m’amuserais plutôt à décrire ça comme étant du « baroque ». Fini, la mesure du classicisme, la mise à l’honneur des bonnes âmes (surtout quand elles appartiennent à la classe supérieure) ; fini, les dérives que l’on acceptait seulement quand elles appartenaient au monde interlope des personnages louches et qu’on ne saurait montrer positivement ou impunies ; fini, les rapports stéréotypés et convenus. C’est la foire aux monstres. Place à la névrose, aux ambitieux, aux pervers, aux alcooliques, aux escrocs ou aux truands (pas de l’ombre, comme il était admis de les montrer, mais de la haute société) ; et au lieu de montrer les demi-mondaines, à leur balcon, cracher discrètement du sang dans un mouchoir, on les montre chassant les cœurs des hommes mûrs au portefeuille garni ou à la réputation bien faite. Le vice, partout, tout le temps, et en Technicolor s’il vous plaît. Le vice comme effet spécial des années 50 et 60 est censé attirer les foules dans les salles de cinéma. Hays est mort, vive le vice !

Selon Bernard Benoliel qui présentait la séance à la Cinémathèque, le film aurait laissé coi Darryl F. Zanuck, le patron historique de la Fox. On le serait à moins. Si le film précédent avait déjà un côté sadique qui jouait sur ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, La Fille sur la balançoire suggère fortement certaines situations qui frôlent la vulgarité. Le ton aussi frappe par sa noirceur. Et si les cocottes apparaissent traditionnellement dans les fantaisies du cinéma classique toutes fraîches et innocentes, et ce, jusqu’à Gigi peut-être (façon hypocrite de montrer la prostitution et de créer des stéréotypes auxquels les petites filles polies et sages seront appelées à s’identifier), l’image que l’on donne d’elles ici est bien plus scabreuse.

Evelyn est ambitieuse, et malgré ses seize ans, pas tout à fait innocente : si le scénario de Brackett, Walter Reisch, et Fleischer laissent entendre qu’elle aimera son amant et protecteur, on peut douter de son honnêteté (la véritable Evelyn aurait officié sur le film en tant que conseillère technique). Comme beaucoup de petites filles pauvres de l’époque, devenir actrice, se faire repérer par un riche protecteur et gagner ainsi son indépendance dans un monde qui ne leur promet en dehors de cette situation que la misère, c’est hautement compréhensible. Difficile à accepter aujourd’hui ou en 1955 : c’est peut-être paradoxal, mais pour ces filles pauvres, se faire l’esclave d’un riche protecteur était surtout l’occasion de gagner leur indépendance à une époque où l’accès aux études était impossible et où surtout les femmes n’avaient tout bonnement pas les mêmes droits que les hommes.

C’est une lutte des classes, peut-être, mais d’abord, surtout, une lutte individualiste, une quête personnelle vers l’émancipation. Le riche a ce qu’il veut quand il se laisse séduire par une cocotte, et la cocotte, en échange de la fraîcheur de ses joues, gagne sa « liberté » dans une prison dorée.

La réalité montrée est brutale, terriblement sombre malgré les couleurs chatoyantes et les décors somptueux du film, et c’est sans doute déjà ça qui a pu interloquer le public habitué aux reconstitutions donnant une bonne image de la haute société d’alors et idéalisant leurs bonnes manières comme le code ne cessait de vouloir le répéter depuis vingt ans. Fini les frous-frous, les grands sourires de façade, les ronds de jambe affriolants, les rangées de chorus girls et les fantaisies : le luxe est toujours là, mais on passe désormais aussi à la couleur. Les vraies couleurs, celles de la vérité. Et la vérité de l’époque n’est plus « belle » à voir. C’est un monde qui s’écroule sous le poids de ses artifices, un monde qui se dévoile dans toute sa grossièreté et son hypocrisie derrière les détails scabreux d’un fait divers. Le film s’ouvre sur une image du procès et une présentation des faits, donc on ne nous ment pas sur l’inéluctabilité du drame qui se noue devant nous. Les personnages, eux, ne verront rien venir.

Les allusions sexuelles parsèment chaque séquence du film. Cela reste toujours plus subtil que les dérives « décadentes » des films futurs produits à Hollywood, mais on en annonce déjà un peu la couleur… Tout commence par le titre (beaucoup plus explicite, moins euphémique, en anglais) qui renvoie à une séquence et à un décor d’une symbolique sexuelle évidente. (Même si on laisse encore le spectateur innocent jouir d’une autre interprétation).

En le disant, cela passera toujours moins bien que dans le film où, parfois, plongés dans la situation, on n’en mesure pas forcément l’outrance grossière (qui n’est pas celle du film, mais bien celle du personnage, représentant bien réel des outrances de sa classe et de son époque) : un riche architecte tout ce qu’il y a de plus respectable, une sommité de son temps, dispose d’un appartement secret dans l’arrière-salle d’un magasin… de jouets. Il y reçoit des amis pour faire la fête et, on le devine assez bien, régulièrement, des actrices. Ouvrez la porte d’un premier secret, c’est presque un labyrinthe gigogne à la Fellini (ou à la Break-Up, érotisme et ballons rouges) qui se déploie devant vos yeux. Derrière une seconde porte, une perversion un poil plus tordue vous attend : monsieur n’est pas architecte pour rien, une porte, un escalier en colimaçon, et après une dernière porte, une garçonnière, un loft reproduisant sous une grande voûte une forme de jardin symbolique. En son centre, pas un lit, non, on n’est pas dans La Vallée des poupées, on prétend encore à la subtilité, même si on s’apprête à en casser joliment le plafond de verre… Pas un lit donc, mais une balançoire. Après le magasin de jouets, la balançoire… Tu le sens le malaise ?

(À toutes fins utiles, je précise que le scénario a été coécrit par Charles Brackett et que le riche protecteur est interprété par un de ses acteurs fétiches, Ray Milland, qui avaient « commis » treize ans plus tôt avec leur complice, Billy Wilder, l’excellent, mais un peu tordu, The Major and The Minor.)

Le clou du spectacle, il se trouvera donc là, sur cette balançoire en velours rouge suspendu à la voûte du luxueux nid d’oiseaux de monsieur l’architecte. L’oiseau voulait y entrer ; Evelyn y découvre l’amusante balançoire ; son hôte la rejoint ; séduite pour un rien, à peine présentés, elle lui demande de l’embrasser… ; et là où tous les films jusque-là coupaient et imposaient une ellipse qui ne trompait personne, on nous fait bien savoir que l’objet suspendu détourné de son sens initial est bien ce que l’on avait suspecté : on ne suggère plus, on montre. Tout en se réfugiant derrière la métaphore.

Le film ne cédera qu’une seule fois à cet excès, et en ça, on peut dire que le baroque de Fleischer frôle le rococo sans s’y vautrer. Il annonce en tout cas les excès beaucoup plus répétés des films de la décennie suivante. Vas-y que je te pousse, et tiens, essaie de toucher avec ton pied la lune que tu vois là-haut. Et la lune en question est une sorte d’oculus translucide, une membrane blanche ouvrant vers le septième ciel qu’elle tente donc de toucher à force de poussées répétées… Plus l’architecte la balance, plus on se demande (et on craint) qu’elle ne perce cet œil translucide, symbole presque de sa virginité… O colus persus/in nubilis devenus, comme on dit dans la langue de Virgile.

Je ne sais pas si c’est de l’audace ou de la vulgarité, mais j’aurais presque envie de dire à Brackett : « Attention, l’oiseau va sortir ! ».

On évitera de nous rappeler cet épisode édifiant de la balançoire au tribunal que les journaux de l’époque n’ont sans doute pas manqué, eux, de rappeler, mais à la fin du film, on évoquera très subtilement (enfin, pas tout à fait) cette séquence censée représenter un grand moment de joie pour elle (c’était sa première fois, hein), façon Lola Montès, et dans une scène qui se rapprocherait pour le coup plus du chef-d’œuvre des exhibitions pré-code : Freaks.

Zanuck, perplexe, dites-vous ?

« Gare aux cigares qui sifflent dans vos bouches, petites garces… ! — Oh, je m’égare ! Pardonnez ces écarts ! »

Le film connaît par ailleurs d’autres grands moments de « modernité » ou de « rococo », si on peut dire, avec l’épisode du cigare : Evelyn allume le cigare de son riche architecte, ce dernier s’étonne de la voir si habile, et la jeune fille lance alors dans un petit sourire : « C’est que je les ai souvent allumés pour mon père. Il me laissait même parfois en prendre quelques bouffées. Et jamais je n’ai recraché la fumée. »

Rococo comme de la fumée sortant en arabesque folle de la bouche d’une enfant… Que font les ligues de vertu ?

Bref, je reprends mon idée saugrenue de départ. S’il y a quelque chose de cyclique en art comme en histoire, il s’agit toujours de venir « reformer » la période précédente, si bien qu’au bout de deux réformes, on en vient finalement à une révolution. Un petit tour par atavisme et puis s’en va.

L’émancipation des années 70 et 80 qu’on peut lire chez Maupassant, puis les excès arrivant façon « atmosphère fin de siècle », ceux-là mêmes qui sont dépeints dans le film, puis la guerre et son austérité, puis les années folles, populaires, jusqu’aux excès d’une certaine Europe et au conformisme dans le cinéma hollywoodien, puis l’austérité d’une nouvelle guerre, la flamboyance du renouveau d’après-guerre, la couleur, les audaces nouvelles avec ses excès…, et cela jusqu’à aujourd’hui, où on se demande quand tout cela prendra fin.

Et aujourd’hui, comme en 1905, comme en 1955 à Hollywood, on s’habitue à la médiocrité. Pourtant, rien n’atteint les élites : ceux qui autrefois s’entretuent en duel pour les beaux yeux d’une cocotte, ceux qui se livraient à des « crimes passionnels » en public, on ne les voit jamais vaciller face au scandale. DSK s’en tire à bon compte ; les petites fortunes à la Epstein se suicident en prison ; mais le peuple, au lieu d’appeler à une contre-réforme se laisse prendre par les fausses pistes de la désinformation et regarde ailleurs. Au lieu de vouloir la tête de ces élites quand elles fautent, au lieu de leur demander des comptes à l’heure des crises qui se suivent alors qu’elles sont l’occasion pour elles de s’enrichir, le peuple succombe aux mythes de la désinformation et regarde ailleurs.

C’est peut-être ça finalement la fin de l’histoire. Faire en sorte que tout se perpétue comme avant, voire que, malgré les crises, les classes dominantes se « régénèrent » au détriment des plus faibles. En 1905, le scandale augure d’un changement d’époque. En 1955 aussi. Il faudra attendre dix ans. Aujourd’hui, on attend encore. Le cinéma illustre de cette stagnation : plus rien ne surprend, on ne réforme plus rien, on régénère les succès d’hier. On préfère les franchises à l’honnêteté. Jusqu’à quand ? Faudra-t-il une nouvelle guerre pour que les élites soient remplacées par d’autres, pour que la société, l’art, se réforme ?

Les « jeunes Turcs » d’autrefois, on leur dirait aujourd’hui de rentrer chez eux, dans leur pays. Mais cela voudrait dire quoi au juste de notre temps ? Est-ce le conservatisme ou l’excès qui prévaut ? Il est peut-être là le souci. Un peu des deux. Entre 1955 (où le public serait resté perplexe devant un film aussi misanthrope dressant un portrait guère flatteur du monde où chacun, quelle que soit sa classe, tire un bénéfice de l’autre) et 2024, il n’y a pas tant que ça de différences. Difficile aujourd’hui de se laisser émouvoir par le sort de l’amant tué, lui, l’hypocrite bien éduqué qui prétendait vouloir résister au charme de sa cadette, mais qui mettait tout en œuvre pour que de jolis oiseaux viennent se perdre dans la cage dorée qu’il avait bâtie pour elles. La balançoire, elle est faite pour les amies de sa femme qu’il prenait pour maîtresse peut-être ?…

Émus, on aurait pu l’être en voyant chez Evelyn une victime de l’appétit des hommes, une victime de la classe dominante ne lui laissant pas l’occasion d’être autre chose qu’une proie. Mais en fait, non. Evelyn est bien trop volontaire pour être une innocente victime : hameçonner un gros poisson, c’était sortir d’une misère assurée, presque commune. Malgré sa déchéance et son brutal retour à la normalité, plaint-on réellement la femme d’un assassin qui a touché du doigt (ou du pied) la vie de confort espérée en échange d’un amour supposé et bienvenu avant de livrer son cœur à un autre plus offrant ? Est-on victime quand on a eu ce qu’on cherchait ? Les jupes des cocottes étaient-elles trop courtes en 1905 ?

Donc, oui, sans doute, pour nous aussi, autant qu’en 1955, on se réveille du cauchemar des autres sans avoir su à qui donner notre sympathie. C’est l’humanité dans son ensemble qui en ressort écornée. Au fond, comme dans une guerre, il n’y a jamais de gagnant. Dans cette lutte de classes ou dans cette lutte des sexes, tout le monde y perd. Et c’est peut-être mieux qu’un seul justement n’en sorte jamais vainqueur. À la société de limiter les conditions favorisant les scandales qui provoqueront sa chute… Force est de constater qu’on fait aujourd’hui tout le contraire. La réforme arrivera fatalement un jour, reste à savoir sous quelle forme : guerre, faillite, lent essoufflement…

Je parierai sur un essoufflement, une implosion sans vague. Le film annonce les crises futures des années 60, mais il n’aura fallu que quelques années pour que Hollywood s’écroule, et se relève presque aussitôt. Farley Granger a de méchants airs de Hayden Christensen, tiens. Si la série des films Star Wars a été le point de départ d’une ribambelle de films à grands effets spéciaux et à superhéros, on se demande aujourd’hui si tout cela aura en réalité une fin. À quand l’implosion du système hollywoodien (et des autres) au profit de propositions et d’approches nouvelles ? N’a-t-on pas déjà dépassé les limites ? Ou la « régénération » invoquée par certains nous a-t-elle déjà irrévocablement rendus amorphes ?

« Cul-y, cul cuit. »

Tiens, pourquoi ne changerions-nous pas les rôles, rien que pour voir ? Plaçons Ray Milland sur la balançoire et faisons en sorte que Evelyn le pousse, encore et encore, jusqu’à ce qu’il casse le plafond de verre et fasse une révolution. Excessif ? De quoi précipiter la chute de l’empire occidental ? Que serait un Anakin Skywalker dans l’excès (si, c’est possible) ? Un superhéros de The Boys ?… Même pas. C’est affolant. Tous les excès ont déjà été faits. Cela voudrait donc dire que l’on vit une période… conservatrice ? Non, je suis perdu.

Bref, je ne sais pas si c’est la fin de l’histoire, la fin d’un cycle, en tout cas, cela semble bien être le chaos.

— Oh, j’ai la tête qui me tourne ! Arrêtez de pousser ! Cessez, je vous dis ! Vous poussez l’audace bien trop fort !

— Comment ? Mais n’êtes-vous pas venu pour cela ?

— De l’air. Faites-moi descendre.

— Un cigare ? J’ai cru comprendre que vous ne crachiez jamais la fumée.

— Oh, non ! De l’air ! De l’air !

— Ouvrez l’oculus. Si vous arrivez à l’atteindre, peut-être auriez-vous un peu d’air. C’est bien ce à quoi toutes les femmes aspirent ?

— Ah, vous croyez ? Là, comme ça ?

— Oui, un peu plus fort. Là, encore.

— Mais cela fait mal, voyons ! Et je m’essouffle d’autant plus.

— Encore.

— J’ai la tête qui tourne.

— Encore !

— Qu’hymène me suive ! Oh, que dis-je ?

— Le cigare vous monte à la tête, Evelyn.

— Quel cigare ?

— Celui que vous avez dans la bouche.

— Ah !

(Elle casse l’oculus en forme de lune. L’architecte la fait descendre de la balançoire.)

— Vous avez tapé trop fort.

— Non. Ce n’est pas ça.

— C’est fait. Voyez, l’air peut passer maintenant. Vous respirez complètement. Vous êtes une femme désormais.

— Ah, goujat !

— Un bonbon ?

(Elle se redresse.)

— Oui, merci. Oh, comme c’est joliment torsadé ! Parfaitement rococo.

— Tout ici n’est que sucrerie. Ceux-ci, ce sont des berlingots.

— Des berlingots ?

— Oui. Regardez celui-ci. C’est mon sucre d’orge.

— Oh, comme il est mignon !

— Le suceriez-vous pour moi ?

— Oh, je préférerais le croquer !

— Faites donc, ma jolie ! Maintenant que vous avez décroché la lune, tout vous est permis.

— Tout ?

— Tout. Mais c’est un secret. Ne révélez à personne nos petits secrets !

Doit-on vraiment en arriver là ?

Bref. Il n’y a pas que le music-hall (le vaudeville) qui a tiré misérablement profit (avec la principale intéressée) du scandale de cette histoire. Dix ans après, le cinéma s’était lui aussi engouffré dans la brèche :

Une preuve que la guerre n’a rien résolu et que les cycles sont des vues de l’esprit ? (Le film est aujourd’hui perdu.)


La Fille sur la balançoire, Richard Fleischer (1955) The Girl in the Red Velvet Swing | Twentieth Century Fox



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L’Inquisition, Arturo Ripstein (1974)

Note : 4 sur 5.

L’Inquisition

Titre original : El santo oficio

Année : 1974

Réalisation : Arturo Ripstein

Avec : Jorge Luke, Diana Bracho, Claudio Brook

Excellente reconstitution, même si je doute que la toute jeune Mexico ressemblait à la fin du XVIᵉ à ce qui nous est présenté. Mais j’en demande peut-être beaucoup.

Les chuchotements permanents donnent le cachet du film, son ambiance, ce qui fait qu’on peut y croire et mesurer le degré de peur, de persécution et de suspicion à l’égard des juifs en pleine période épidémique. (C’est malheureusement aussi pas mal d’actualité, le thème des sacrifices humains opérés par les juifs ayant été récemment réactivés…)

Le film souffre un peu d’une baisse de rythme à la sortie de prison : difficile de rester sur un tel rythme tout en développant un nouveau départ, mais il faut respecter le ton du film. L’absence de musique n’aide pas, mais elle aurait pu tout aussi bien tout gâcher et en faire un Grand Inquisiteur bis. Les acteurs et la mise en scène sont assez remarquables, mais c’est une habitude, j’ai l’impression dans le cinéma mexicain. Mes films préférés de Buñuel sont mexicains, il doit y avoir toute une production restant encore largement sous les radars… Il me faudra un jour notamment explorer le cinéma mexicain des années 30, 40, 50 qui s’annonce remarquable. D’autres perles se cachent sans aucun doute derrière La perla, d’Emilio Fernandez.


L’Inquisition, Arturo Ripstein 1974 El santo oficio | Cinematográfica Marco Polo S.A., Estudios Churubusco Azteca S.A.


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L’obscurité de Lim

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Nanjing ! Nanjing !, Lu Chuan (2009)

Les Chuan

Note : 2.5 sur 5.

Nanjing ! Nanjing !

Titre international : City of Life and Death

Année : 2009

Réalisation : Lu Chuan

Avec : Ye Liu, Wei Fan, Hideo Nakaizumi, Lan Qin, Yuanyuan Gao

J’avoue ne pas avoir bien compris l’angle proposé. L’introduction, assez chaotique, censée exposer les enjeux finaux, présente un certain nombre de personnages dont la plupart mourront presque aussitôt. Le film se poursuit par un « catalogue à la pervers » des atrocités perpétrées par les Japonais : le récit se concentre alors sur le personnage d’un traducteur chinois détaché auprès d’un diplomate nazi et de sa famille, et en parallèle, un autre personnage prend peu à peu plus d’épaisseur : le soldat japonais mièvre et humain.

Le traducteur voit sa famille et sa sécurité se réduire à peau de chagrin, et après une intervention bien intrépide digne du Chinois de l’année, c’en est fini de ce côté de la distribution. Le film s’achève sur deux gestes de bravoure du soldat japonais, et un dernier radical, dont on ne sait trop s’il est censé marquer le courage, le dépit ou l’espérance…

Bref, ce n’est pas très clair, et m’est avis qu’au scénario, on a voulu retracer le parcours de personnages réels des massacres (à en croire le générique qui nous dévoile les années de décès des protagonistes) en essayant de réduire tout ça en sauce compacte en espérant que ça prendra par le plus heureux des hasards.

Et le hasard ne fait pas bien les choses. Que les faits rapportés soient authentiques ou non, on ne se hasarde pas à mélanger les torchons et les carottes. Raconter l’histoire d’un tel massacre se défend. Je connais en revanche peu d’exemples de films réussis autrement qu’en illustrant des événements tragiques en toile de fond d’une histoire, elle, bien fictive, et par conséquent, construite selon des codes éprouvés en dramaturgie. Les films réussis historiques (a fortiori de guerre) qui parviennent à échapper à la propagande se comptent sur les doigts d’une main. Un exemple récent avec 1987, un film coréen sur la répression du pouvoir alors en place face aux étudiants dans lequel on voit d’abord le meurtre d’un étudiant suite à la torture, les événements s’emballent, on peine à savoir où l’on va, puis une amourette prend corps dans le récit, je commence à douter sérieusement de l’intérêt du film, qui trouvera en fait le sens de sa trajectoire à la fin lorsque le garçon dont était en train de s’éprendre la jeune fille sera un nouvel étudiant tué par les forces au pouvoir, et cela en pleine manifestation. La boucle est bouclée.

Ici, aucune boucle. Rien n’achève les pistes lancées plus tôt. L’angle grossier du film (ce que j’en comprends), c’est de choisir arbitrairement, et un peu comme dans un film choral et macabre, des victimes du massacre. Parmi ces personnages, un « Juste » japonais : on serait tenté d’y voir une certaine maladresse à opposer un peu de nuances à un événement particulièrement meurtrier et sans équivoque possible. Quelle curieuse manière de chercher à vouloir jouer de subtilité par le biais d’un personnage tout en se refusant à le faire à travers l’arme habituelle des cinéastes : la singularité (une petite histoire bien fictive enfermée dans la grande) ! Et cela même alors que la nuance proposée paraît au contraire jurer avec le reste du tableau. Tous les Japonais témoignent de leur cruauté dans le film, sauf ce petit être insignifiant ? C’est de la nuance de lourdaud, ça. On notera jamais assez que la première distance nécessaire dans un film, c’est d’abord celle qu’on prend avec son sujet, surtout quand celui-ci est si fortement attaché à un événement historique dramatique. Manifester trop de déférence à l’égard de l’histoire peut donner l’impression d’aller dans le sens du vent, manquer d’audace, donc d’angle. À juste titre, vous serez suspecté de propagande. Un sujet (aussi tragique et rattaché à la réalité soit-il) doit faire l’objet d’une appropriation et d’une trahison. Tout film historique doit bousculer l’histoire, la trahir, sinon ce n’est plus de l’art, mais une vilaine illustration des livres d’histoire.


Quant au sens à donner à ce happy end tarabiscoté, j’avoue ne pas trop savoir quoi en penser…

Kapo !

Dernière chose agaçante dans le film : la constance dans la dignité des vaincus maltraités. Au milieu des femmes qui pleurent, il se trouvera toujours une poignée de bons Chinois humiliés mais droits qu’on ne manquera pas de montrer en gros plan. On imagine un tel film dans un camp nazi accompagné des mêmes outrances et disposant d’une note ultime de couleur pseudo-subtile afin de sauver le comportement humain d’un conducteur de train, et l’on comprend mieux le malaise. Ce n’est pas le « travelling de Kapo », mais certaines questions éthiques, une approche réfléchie face à des événements historiques et tragiques, cela impose du tact, de la distance et, oui, de la nuance. Tout ce qui manque malheureusement ici.


 

City of Life and Death, Nanjing ! Nanjing !, Lu Chuan 2009 | China Film Group Corporation (CFGC), Chuan Films, Jiangsu Broadcasting System



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La Fin d’Hitler / Le Dernier Acte / Der letzte Akt, Georg Wilhelm Pabst (1955)

Note : 4 sur 5.

La Fin d’Hitler / Le Dernier Acte

Titre original : Der letzte Akt

Année : 1955

Réalisation : Georg Wilhelm Pabst

Avec : Albin Skoda, Oskar Werner, Lotte Tobisch

Une tension permanente et des acteurs phénoménaux : si Albin Skoda réussit l’incroyable défi d’interpréter Hitler, c’est surtout Oskar Werner qui impressionne. Si le premier joue tout en puissance et en vocifération (sans jamais tomber dans la caricature, joli exploit), le second joue plus en subtilité, en charme, avec une écoute et une imagination assez sidérantes, un charisme aussi, une précision, et une capacité à jouer sur différents niveaux ou tonalité qui me laisse sans voix… Un exercice (c’est un quasi-huis clos) à montrer à tous les prétendants acteurs.

La mise en scène de Pabst est également pleine d’inventivités. Les mouvements de caméra et les gros plans arrivent à illustrer la tension de fin de règne qui souffle durant tout le film. Certaines surimpressions sont magnifiques, tout comme les jeux d’ombre (comme ce visage casqué de soldat placé devant la porte du dictateur s’apprêtant à se suicider et qui restera dans l’ombre). La dramatisation en revanche de l’inondation de la station de métro est probablement de trop, laissant penser à une pièce rapportée pour sortir opportunément du bunker (même s’il s’agit d’un fait historique, présenter l’épisode comme un dernier caprice du Führer me paraît bien inutile, le reste parle déjà proprement contre lui).

La musique également est parfois un peu too much, notamment lors du dernier plan : alors qu’ils sentent les troupes soviétiques fondre sur Berlin, les derniers fidèles brûlent en hâte les corps d’Adolf Hitler et d’Eva Braun (cette précipitation était bien assez dramatique pour devoir ajouter une musique sur ce finale). Tout ce qui précède n’en est pas moins un joli tour de force, et ceux ayant le souvenir de La Chute avec Bruno Ganz y retrouveront la même atmosphère à la fois crépusculaire et hystérique. Il faut peut-être aussi apprécier le cinéma tourné comme du théâtre filmé. Difficile de faire autrement. Du théâtre donc, mais également, surprise du chef, un peu de champagne et de danse (plus beau passage du film d’ailleurs).

 


 

 

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Das Stahltier, Willy Zielke (1935)

Note : 3 sur 5.

L’Animal d’acier

Titre original : Das Stahltier

Année : 1935

Réalisation : Willy Zielke

Objet filmique étrange semblant parfois un peu perdu au temps du muet avec une certaine fétichisation des bécanes à vapeur.

On croit voir lors des scènes dramatisées contemporaines un réalisateur de documentaire s’essayer à la fiction et se trouver complètement perdu face aux acteurs. Pourtant, le sujet est sympathique : un ingénieur rendant visite à des cheminots, et qui, sympathisant, leur raconte les différentes étapes de l’évolution des machines à vapeur jusqu’à celles sur lesquelles ils travaillent tous aujourd’hui. L’ingénieur, d’abord un peu gauche, ne semblant pas être à sa place dans ce monde d’ouvriers, renverse… la vapeur, et devient maître à bord, avec une seule volonté pour lui : partager sa passion pour l’histoire de ces vieilles bécanes avec ceux qui en sont les plus directs héritiers.

Ces séquences joliment fraternelles entre des personnages de différentes classes sociales jurent sans doute un peu avec ce qu’on attendait alors sous le régime propagandiste nazi. Pourtant, si le film a été interdit, c’est pour une autre raison : dans ses flashbacks historiques, les inventeurs et l’industrie d’outre-manche étaient un peu trop glorifiés… Ben, ouais, en même temps, la révolution industrielle, le train vapeur, tout ça a bien pris forme d’abord là-bas, pas en Allemagne…

Le plus étrange peut-être, c’est que tout d’un coup, lors de ces séquences de fiction documentée digne des pires soirées d’Arte, le film trouve un souffle nouveau, comme si les décors et les costumes aidaient à donner une forme réaliste, naturelle, à ce qui en manquait dans un univers commun et contemporain. Les reconstitutions sont épatantes, surtout, et rien que pour ça, ce serait peut-être un film à montrer à l’école et à tous les amoureux… de trains électriques (dans la salle y a dû en avoir un qui a dû filmer l’écran avec son smartphone pendant bien le tiers du film…).

Une vraie petite curiosité… historique et documentaire, plus que réellement cinématographique.


 

 


 

 

 

 

 

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La Prise de pouvoir par Louis XIV, Roberto Rossellini (1966)

La Prise de pouvoir par Louis XIV

7/10 IMDb

Réalisation : Roberto Rossellini

Les Indispensables du cinéma 1966

Excellent scénario, sorte de docufiction très informatif. Reconstitution parfaite. Reste la direction d’acteurs quasi inexistante.

C’est paradoxalement un des Rossellini les plus supportables, probablement parce qu’il n’y a pas grand-chose de lui dans le film.

Et bon film de l’ORTF. C’est laid, mal fagoté, dirigé avec les pieds, mais on apprend deux ou trois choses (pas forcément historiquement fiables d’ailleurs, mais on fera semblant), aucun élément n’est pour ainsi dire développé après avoir été annoncé, un peu comme on balance des anecdotes de pouvoir, mais avec un tel sujet c’est bien le principal.

Faire « un peu » d’histoire, sans prétendre à en faire une fiction et flirter avec le dramatique (et ça, c’est peut-être finalement assez rossellinien).


La Prise de pouvoir par Louis XIV, Roberto Rossellini 1966 | ORTF


Loving, Jeff Nichols (2016)

Surgelés à boire

Note : 3 sur 5.

Loving

Année : 2016

Réalisation : Jeff Nichols

Tiède, comme tout ce que j’ai vu de Jeff Nichols. C’est même mon préféré des trois vus, les deux autres n’ayant pas dépassé la moyenne. Il y a tout ce qui me gonfle dans le cinéma américain contemporain indépendant. On prend un sujet qui se veut ouvertement anti-spectacle, du contre-Hollywood quand on n’utilise les mêmes recettes sirupeuses avec juste un peu moins de sucre. Et le sucre chez Nichols qui m’a toujours donné la gerbe. Ce sont ces bons sentiments, ces regards hors-champ ou dans le flou, ces poses pénétrées qui veulent toutes dire la même chose : « On a des emmerdes, qu’est-ce qu’on est courageux, mais respirons en attendant d’exploser ». Et ça n’explose jamais. Ou rarement. Alors on se fait grave suer. On y retrouve les mêmes procédés « lourds » de mise en scène ou de séquences à faire que pour tout film à Oscar qui se respecte. Mais pas des meilleurs, du genre Philadelphia ou Le Choix de Sophie. Ce n’est pas loin d’être du Ron Howard, il n’y a que les proportions dans la musique de merde qui changent. Mais elle est bien présente pour nous dire chaque fois où il faut être ému, donc en gros à chaque scène. Sauf qu’il n’y a rien d’émouvant. Les personnages n’en ont un peu rien à foutre de leur sort, la femme le voudrait peut-être un peu plus que son mari, mais que dalle, aucun moyen de suivre des personnages avec si peu de volonté. Et pour être franc, plus d’un demi-siècle après, alors que je ne vis même pas dans ce patelin paumé de la Virginie et où par conséquent je ne peux même pas mesurer ce qui a changé depuis, leur sort, je m’en tape. C’est même pas de l’histoire parce que tout est raconté de manière scolaire et on échappe sans doute au pire, le gros du film de procès. Nichols innove en quelque sorte, il invente le film de procès sans procès. Un peu comme on montre les changements de costumes des acteurs en coulisses dans une pièce de théâtre. « Vous jouez quoi ? Une pièce importante ? Ah, vous n’allez même pas à la Cour suprême, vous vous en foutez ? D’accord, alors on va juste jeter un coup d’œil et on revient vous voir tripoter le moteur de votre 2 chevaux ».

Hé, il y a un film de Jeff Nichols où ses personnages ne passent pas leur temps sous le capot ?

Il y a quelque chose de Ozu chez Nichols. Il ne se passe jamais rien. Sauf que c’est un peu comme chez Claire Denis qui singe le maître de la béatitude heureuse. Votre quotidien fait de cambouis sur de fausses chemises de pauvres qui ont été achetées par la production la veille et où rien n’est usé… n’a pas un gramme de poésie ou de sincérité, ou de quoi que ce soit. C’est tiède comme un café qui se refroidit sous les ailes des anges et qu’on oublie de boire. Voilà ce que c’est Nichols : l’art du choix invisible, du goût tiède, de la fadeur, du combat évité, de la mollesse qu’on prend pour de la tendresse, du politiquement correct qu’on voudrait faire passer pour de l’audace subversive. Un gars blanc, une fille noire ? Sérieux ? En 2017 ? Il s’adresse à qui le film ? À ceux de chez lui le Nichols ?

Mais attention, il fait des progrès. C’est plus sobre qu’à l’habitude. Encore un peu plus épuré, encore moins d’évitement des conflits, de la confrontation qui clash pour avoir de vrais temps forts, alterner, vivre le chaud et le froid avec des personnages attachants, se questionner sur leur attachement, douteux avec eux, vouloir se battre avec eux… et bientôt quarante, cinquante ans après, Jeff pourra nous reproduire la justesse, la simplicité et la force de Nothing But a Man. Un Blanc, une Noire ? Avec deux Noirs, comme avec deux Blancs ou un Pékinois, c’est pareil Jeff. Ce ne sont pas les ingrédients qui comptent, mais la dose. Le sucre, maintenant, tu évites, merci.


Loving, Jeff Nichols 2016 | Raindog Films, Big Beach Films


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Pages arrachées au livre de Satan, Carl Theodor Dreyer (1920)

Satan’s Wars, Épisode I-IV : Tentathlon du schisme

Note : 4.5 sur 5.

Pages arrachées au livre de Satan

Titre original : Blade af Satans bog

Année : 1920

Réalisation : Carl Theodor Dreyer

Avec : Helge Nissen, Halvard Hoff, Tenna Kraft

— TOP FILMS

Carlito ne chômait pas pour ses premiers longs métrages… À peine un mois après sa comédie des apparences tournée pour la Svensk Filmindustri, La Quatrième Alliance de Dame Marguerite, sort cette fresque grandiose produite par la Nordisk Film, probable toutefois que le tournage de Pages arrachées au livre de Satan ait commencé avant.

Ce qui frappe d’abord dans ce premier chef-d’œuvre de Dreyer, c’est sa modernité. Le terme est souvent employé quand il est question de noter les qualités intemporelles voire les supposées avancées techniques d’un film, mais puisqu’il est rarement utilisé pour le cinéaste danois (plus volontiers qualifié d’austère), ça ne me semble ici pas inutile de le préciser.

Le défaut majeur de son premier film, Le Président, était l’intérêt assez mal dissimulé que le cinéaste avait porté au procédé du flash-back au point d’en oublier le travail auprès des acteurs, leur laisser trop peu d’aisance pour s’exprimer, et le résultat en était un manque évident d’identification, de passion, d’émotion, d’implication du spectateur dans une histoire qui en plus d’être alambiquée proposait donc trop peu de matière pour s’émouvoir ou simplement s’intéresser. Carl Th. Dreyer identifie sans doute le problème et rectifie son approche pour ces Pages arrachées au livre de Satan.

S’il garde et améliore ce qui faisait la qualité du Président (essentiellement son travail sur le montage), il prête ici une application toute particulière aux acteurs, donc aux personnages, et ce malgré, encore, un procédé narratif un peu lourd déjà employé par Griffith pour Intolérance (le montage parallèle de plusieurs histoires jamais destinées à se rencontrer au presque). Le résultat est particulièrement efficace. Étrangement, si Dreyer laisse plus de temps à ses acteurs pour s’exprimer, il emploie aussi une méthode ou des effets qu’il utilisera avec insistance dans La Passion de Jeanne d’arc jusqu’à en faire pendant longtemps la « marque » Dreyer, autrement dit les très gros plans de visages extatiques, surexposés à la lumière, avec des acteurs faisant rouler les nuages (ou les auréoles) avec leurs yeux au-dessus de leur tête. La copie restaurée étant magnifique à la Cinémathèque (et étant situé très près au second rang), ces gros plans, avec tous leurs détails, leur netteté, ça fait quelque chose…

clara-wieth-pages-arrachees-au-livre-de-satan-carl-theodor-dreyer-1920

Gros plan de Clara Wieth (Siri) lors de son « sacrifice ».

En dehors de ces gros plans (d’ailleurs utilisés sans systématisme, mais bien toujours à bon escient, c’est presque là le génie), le film regorge d’éléments « modernes » qui poussent presque à la sidération tant le niveau de maîtrise du Danois est grand. Je reviens au montage, parce que s’il est déjà remarquable dans Le Président ou plus tard (surtout à la fin) dans Les Fiancés de Glomdal, ici, c’est du pur génie. Qu’on prête à Griffith une importance historique dans l’histoire du cinéma (et encore, il n’aura su que réemployer ou comprendre l’astuce et le potentiel de procédés imaginés par certains fantaisistes britanniques), il faut tout de même avouer que c’est un piètre metteur en scène (quoique, certains films d’après-guerre sont remarquables). Je ne ferai pas de comparaison avec Intolérance, car le Dreyer, contrairement à ce qui est parfois relevé, ne s’inspirerait pas du film, car les deux s’inspireraient en fait d’un film italien de Luigi Maggi de 1912 basé sur le même principe (Satan, montage parallèle) : Satan contre le créateur et le diable vert. On peut seulement s’appliquer à différencier Griffith et Dreyer sur un seul point : le talent. Parce que si le premier a toujours employé le même principe (et à une époque avec beaucoup de succès, comme on imagine celui qu’a pu avoir le premier singe qui s’est relevé dans la savane pour offrir au vent et aux regards de ses contemporains ses parties génitales), le second lui ne s’en est jamais servi, au milieu d’autres procédés, que pour servir le récit, et saura par conséquent s’en passer si besoin (comme le montrera la suite, au point qu’on rapprochera plus du tout Dreyer au montage alterné, et pourtant…).

Ce qu’arrive à faire Dreyer ici sur cette seule question du montage alterné est tout à fait prodigieux. Il n’invente rien, les inventeurs ne sont pas toujours les plus habiles pour manier les techniques qu’ils mettent au jour : le slapstick, le western, le thriller, le péplum (un peu), la comédie allemande, tous ces genres utilisent déjà très bien le procédé. Et pendant les trois premières histoires, Dreyer se contente (on pourrait presque dire) de montrer qu’il sait alterner d’un espace, d’un sujet, à un autre, pour donner du rythme au récit, contextualiser au mieux les personnages dans un espace plus ou moins lâche et dans une simultanéité reconstruite, ou induite (le principe du « pendant ce temps », c’est faire comprendre au spectateur que des événements sont simultanés ou quasi simultanés alors qu’on ne peut pas, à moins d’utiliser des procédés lourds comme le split screen, ou retourner au théâtre où c’est possible, montrer deux sujets en même temps). Là où ça devient de l’excellence, à la dernière histoire (il réserve le meilleur pour la fin), c’est quand Dreyer multiplie les sujets, les actions simultanées, pour augmenter la tension et le plaisir du spectateur. Là encore, il ne doit pas être le premier (je me rappelle vaguement que d’autres — mais c’est peut-être après — jouaient déjà à augmenter les actions comme on ajoute des instruments d’un orchestre de chambre pour finir par jouer une symphonie), mais ce qui impressionne, c’est l’exécution, la maîtrise, l’efficacité. Il prend son temps à décrire différents personnages qui seront amenés à intervenir à l’apogée de son film, à son dénouement, il noue, il construit, et tout d’un coup, les personnages se retrouvent ou presque (ici, il reprend les possibilités dramatiques qu’offre le télégraphe, et donc s’inspire ouvertement de Griffith) au même endroit ou au même moment pour dénouer tout ça. C’est beau comme la fin du Retour du Jedi (si, si).

On est donc complètement à ce moment dans le cinéma spectacle, le film d’action, avec lui, Dreyer, le supposé cinéaste de l’austérité ; et on a bel et bien quitté la fresque historique, le pompeux pour l’épique moderne, même si on peut aujourd’hui s’étonner d’y lire un panneau évoquer la contemporanéité des révoltes rouges (on est en 1920 et le scénario aurait été entamé pendant la guerre, et contemporain donc de la révolution russe).

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Reconstitution d’une rue sous la révolution française (troisième épisode)

Autre point fascinant dans la maîtrise dont fait preuve Dreyer, c’est la méticulosité apportée aux détails de décors et de costumes. Loin sans doute de disposer des moyens américains ou italiens, Dreyer propose des reconstitutions non pas basées sur le grandiose, mais sur le détail. Pas de plans de foule, pas de décors monumentaux, l’accent est porté au foisonnement de détails souvent significatifs (pas forcément historiquement véridiques, mais qui saura ?). Après tout, qu’on dispose d’un décor immense ou d’une petite table pour disposer des objets, la taille de l’écran est la même… L’idée est de remplir au mieux cet espace qui est le même en principe pour tout le monde, pour tous les films… Le film ne manque pas pour autant de plans d’extérieurs, au contraire, mais l’astuce encore, est de ne pas tomber dans le piège du carton-pâte. Dreyer, son credo, c’est la vie, non le bigger than life. Et pour représenter la vie, on essaie de lui être fidèle, on essaie de reconstruire un espace cohérent, pratique, vrai, usé et aux proportions justes. On soigne encore une fois les détails, comme l’herbe entre les pavés (les rues pavées dans le film sont peut-être des quartiers non reconstitués, mais pour le coup, c’est une question de choix, de repérage, et de cohérence d’ensemble), comme la cire éparse coulée d’une bougie sur une table où repose encore une « foule » de petits détails significatifs, comme les pipes fumées ici ou là et en particulier dans une auberge où on sert encore sur une barrique une liqueur servie avec une bouteille au goulot tordue… Le choix des ustensiles vaut le détour. Les costumes n’ont rien de costumes de théâtre, chacun porte des particularités qui font penser immédiatement qu’ils ont servi et habillé plus d’une journée leur propriétaire. Les acteurs d’ailleurs, s’ils usent parfois de toute la gamme pantomimique de l’époque sont toujours employés dans des emplois qui leur conviennent. Ainsi pourrait-on presque voir les mains calleuses des gens du peuple, mais n’avoir aussi aucun doute quant à la « noblesse » des personnages de l’aristocratie. Histoire de maintien, d’abord, certaines femmes savaient encore se tenir, et leur corps était forgé par les corsets. Le casting a fait fort, tous ont une autorité propre (l’actrice interprétant Marie-Antoinette par exemple est très convaincante, avec un vrai visage de femme du monde, c’est-à-dire, plus distingué que réellement joli) et l’une d’entre elles, Jeanne de Tramcourt, était même la compagne du prince de Suède. Stanley Kubrick en serait presque jaloux à voir autant de soin porté aux détails…

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Kubrick, parlons-en. Parce que si à la même époque, Abel Gance me fait furieusement penser à Coppola, Dreyer, par certains aspects, rappelle Kubrick. Quelques mouvements de caméra latéraux ou dans la profondeur pour découvrir un décor (passant d’une inscription révolutionnaire sur un mur pour s’approcher vers une porte et laisser apparaître au loin l’animation d’une auberge), décrire une situation, présenter un personnage (la femme de l’opérateur télégraphique finlandais, prise d’abord en gros plan, et la caméra s’éloignant prenant peu à peu de la distance et la regardant évoluer dans la cuisine). Mais le plus évident, c’est le choix d’une grande profondeur de champ. Quand on sait composer l’espace, le remplir de détails, bouger et couper au bon moment, ralentir aussi l’action pour offrir au regard un véritable tableau animé (Dreyer pourtant semblera dire que cet aspect du film ne le satisfaisait pas), ces deux-là, parce qu’ils savent cadrer et saisir le monde comme personne, arrivent à nous proposer quelques « compositions » sidérantes ; non par leur démesure, mais par le soin encore apporté à chaque détail comme si tous les éléments de décors trouvaient leur place à l’écran, proposant une curieuse harmonie qu’on y montre le désordre ou l’ordre des choses. La lumière, autre aspect que partagent les deux cinéastes : les ombres y sont rares, et on privilégie au contraire la surexposition (préférable quand on cherche la profondeur de champ sans doute) presque systématique (plutôt étonnant pour un film mettant en scène Satan, comme peut l’être le choix de la luminosité dans un film d’horreur).

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Naimi, avant de rejoindre l’armée finlandaise (façon princesse Leïa)

Voilà pour la maîtrise formelle. Un dernier mot sur l’histoire, parce que si aucune des quatre ne transcende réellement son sujet, l’idée de départ est plutôt osée, au point que l’église a crié au blasphème (représentation du Christ, manigances plutôt détestables de Dieu envers Satan, l’Inquisition…). C’est plutôt amusant, et ça va encore et toujours contre l’idée d’un cinéaste (Ordet et La Passion de Jeanne d’arc obligent) dévotieux. Autre blasphème, les révolutionnaires, qu’ils soient français ou rouges, sont dépeints comme des personnages antipathiques, voire malfaisants. Dreyer, le réactionnaire du centre. Ni Dieu, ni maître.

Dommage d’en rester toujours aux mêmes œuvres quand il est question de Dreyer. Comme souvent quand on creuse, on se rend compte qu’on se limite qu’à ce qui ressort de plus évident, de plus récent, ou de plus commenté. En plein âge d’or du cinéma scandinave (entre 1913 et 1924 selon certaines sources), c’est bien vilain de passer à côté de toutes ces perles. La cinémathèque proposera en été 2017 une rétrospective Mauritz Stiller[1][2] ; l’occasion donc de voir certains de ces procédés si bien maîtrisés par Dreyer, voire d’autres tout aussi efficace, ou oubliés… employés lors de cette période si cruciale dans l’établissement d’une grammaire cinématographique.

J’en ai fini avec Carlito.

SLUT


[1] rétrospective Mauritz Stiller à la Cinémathèque française (juin-juillet 2017)article de Blandine Étienne sur le cinéaste.

[2] films commentés de Mauritz Stiller

 


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— TOP FILMS

Top films scandinaves

Les Indispensables du cinéma 1920

Liens externes :


Quo Vadis ? Enrico Guazzoni (1913)

Que Saco ?

Quo Vadis ?

Note : 3.5 sur 5.

Année : 1913

Réalisation : Enrico Guazzoni

Avec : Amleto Novelli, Gustavo Serena, Amelia Cattaneo

Un an après La Chute de Troie, les Italiens poursuivent sur la voie du péplum, et le plaisir des yeux est toujours le même. Le théâtre est toujours omniprésent avec une action face caméra, des acteurs qui jouent la pantomime ; mais dans les cadrages, on sent la volonté de casser le schéma unidimensionnel, cour-jardin, gauche-droite, du théâtre auquel est très relié le péplum, et cette symétrie imposée par les codes de construction picturaux. Si bien qu’on ne cherche pas à placer la caméra au centre d’une scène pour capter un point de fuite imaginaire en plein milieu et pour avoir un panorama des éléments essentiels, mais qu’au contraire on filme de biais, sur un coin, pour gagner en obliques et en lignes de fuite qui se perdent sur les bords de l’écran, ou au hasard dans la profondeur de l’écran (comme on chercherait à le faire dans un tableau, mais le plus souvent pour trouver une harmonie façon nombre d’or). Ainsi les personnages entrent et sortent depuis des espaces situés en profondeur et s’approchent au fur et à mesure vers le centre de ce qui est toujours une scène, le lieu de l’action principale — jamais on ne reproduit des entrées parallèles à l’horizon, de part et d’autre de l’écran, façon cour-jardin, mais la caméra perd de son omniscience pour se faire de plus en plus subjective, comme dans les thrillers ou les comédies tournées sur la côte est des États-Unis de la même époque.

La caméra peut se rapprocher de tel ou tel objet, voire des personnages la contourner (pas encore tout à fait au premier plan ; procédé qu’on peut toutefois voir l’année précédente dans Afgrunden avec Asta Nielsen ou chez Griffith en 1909 dans La Villa solitaire — et si on revient plus loin encore dans les films de l’école de Brighton mais c’était déjà un autre cinéma, très éloigné du théâtre). Le procédé existait déjà au théâtre si l’arrière-scène était suffisamment profonde, mais on veut clairement s’imposer cette profondeur de champ, et utiliser les avantages d’un studio, voire d’un lieu de tournage en extérieur, pour toucher au plus près à la réalité, sublimer le spectacle vivant et aller vers plus de vraisemblance.

Comme dans Troie, les décors n’ont rien du carton-pâte de certaines productions précédentes où on se contentait souvent de suggérer des éléments de décor en deux dimensions. Si la plupart des plans sont encore en plan moyen (personnages pris en pied), on s’approche une ou deux fois jusqu’au plan américain (aux cuisses), parfois même après un raccord dans l’axe effectué après un intertitre (procédé très utilisé à l’époque pour éviter les faux raccords ; une fois au moins le raccord se fait directement, lors de l’arrivée d’un immense chariot).

Les panoramiques sont nombreux, dont un d’accompagnement de personnage vers le début du film, et un autre identique, reproduit plus tard dans l’arène sur des centurions (effet garanti). L’idée que la caméra peut être active et offrir un effet narratif tout en continuant à casser l’impression de symétrie lourde rappelant trop les tableaux ou la scène commence donc à poindre ; les effets descriptifs sont améliorés, voire une certaine forme de subjectivité, comme on le verra dès l’année suivante dans Cabiria avec ses travellings (le montage narratif existe depuis une demi-douzaine d’années, popularisé par Griffith après s’être inspiré des films de l’école de Brighton ; quant aux travellings techniques — involontaires et non narratifs — ils existent depuis certaines « vues » de Venise filmées depuis une gondole pour les Lumière ou encore en utilisant un tramway dans Trip Down Market Street ; et pour ce qui est du travelling dans les films narratifs, si Cabiria a popularisé le procédé pour l’utiliser en abondance et pour avoir influencé plus tard des cinéastes, en cette même année 1912, on en trouve déjà des exemples dans The Passer-By et une deuxième fois dans le même film, tandis que dès 1910, avec le même effet qu’il convient d’appeler de « mise en scène », on le trouvait déjà dans cet extrait de The Song that Reached His Heart.)

Quo Vadis, Enrico Guazzoni 1913 Società Italiana Cines (2)

Quo Vadis ?, Enrico Guazzoni 1913 | Società Italiana Cines

L’utilisation de nombreux acteurs et figurants permet une composition du cadre toujours très inspirée de la peinture et du théâtre mais ça reste une force pour le film. Le fait d’avoir un cadre (en plan moyen donc) et de chercher à composer et placer ses personnages de telle façon qu’on les voit tous, jamais de dos, est un procédé qu’on retrouvera jusque dans les années 50, pas seulement dans les péplums, mais dès qu’il y a un peu de monde (groupe, foule…). Jusque-là, les réalisateurs, notamment hollywoodiens, viennent en large majorité de la scène et connaissent donc ces procédés pour que chaque personnage soit à tout instant visible et clairement apparent au regard du spectateur. Un savoir-faire très « classique » qui sera cassé dans les années soixante par les réalisateurs des diverses nouvelles vagues souvent plus issus des universités ou des revues de cinéma (ils compenseront ce manque de savoir-faire, ou ce qu’ils qualifient comme théâtral, peu crédible, en reproduisant un plateau plus grand où ils se contenteront de capter une « pseudo-réalité » souvent à travers des plans toujours plus rapprochés où n’apparaît que le personnage principal — mais, c’est vrai aussi que l’abandon du format 4/3 rendait déjà plus difficile le placement des personnages secondaires dans un même cadre).

On y trouve des séquences purement cinématographiques qui feront encore le succès de Cabiria et inspirées des « films d’action » anglo-saxons (Brighton toujours, et les films US) : l’incendie de Rome ou les scènes dans les arènes (des séquences, bien sûr, impossibles au théâtre) ; l’occasion de procéder à quelques plans de coupe descriptifs (au lieu de suivre un personnage, on regarde un événement — ce qui est déjà en soi en rapprochement vers les possibilités narratives du roman, et introduit l’idée de point de vue et d’omniscience à travers le regard, la présentation d’une action en images, et non plus à travers la voix seule ou la présence d’un acteur).

Avec l’abandon de l’angle « zéro », face à l’action et proposant une vision symétrique des décors, l’idée d’angle s’impose de plus en plus, même dans des œuvres inspirées fortement du théâtre comme ici. S’il faut choisir un angle, la question du choix devient primordiale. Et la possibilité du choix, c’est un début de narration. Une idée qui se fera de plus en plus, en parallèle au théâtre, puisque le régisseur est maintenant remplacé par un metteur en scène, à qui il appartient d’offrir « une vision » d’un texte. C’est ainsi la confirmation d’une naissance, celle de la notion « d’auteur » (qui en anglais, rappelons-le, signifie « cinéaste ») si chère aux critiques qui dit tout des nouvelles conventions : « l’auteur » ce n’est plus celui qui dit ou qui donne du sens, mais celui qui (se) montre.


Quo Vadis, Enrico Guazzoni 1913 Società Italiana Cines (1)Quo Vadis, Enrico Guazzoni 1913 Società Italiana Cines (3)Quo Vadis, Enrico Guazzoni 1913 Società Italiana Cines (4)


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