Frankenstein, Guillermo del Toro (2025)

Note : 4 sur 5.

Frankenstein

Année : 2025

Réalisation : Guillermo del Toro

Avec : Oscar Isaac, Jacob Elordi, Christoph Waltz, Mia Goth, Charles Dance

Encore un petit effort et le prochain qui se colle à l’adaptation du roman comprendra que le génie de Frankenstein (et celui de Mary Shelley) tient plus de sa composition narrative que de la composition de sa créature.

Dans mon commentaire sur le roman, je m’interrogeais sur la manière dont le cinéma pourrait précisément illustrer le dilemme non seulement narratif mais linguistique de l’œuvre. Parce que Frankenstein est bien plus qu’un simple roman de science-fiction horrifique, c’est un patchwork narratif de génie qui reproduit l’éclatement cosmopolite de l’Europe du XIXᵉ siècle, une allégorie, presque, de la fécondité des relations sociales et internationales de l’époque illustrée par la créature (à travers son adaptabilité, sa sensibilité et son génie propre — Mary Shelley ne cherche pas à rabaisser la créature par l’intermédiaire de la langue, au contraire, elle l’élève à notre niveau pour en faire un alter ego).

Comme on pouvait s’y attendre, Guillermo del Toro évite de faire parler ses personnages français et les transpose vite en Grande-Bretagne. L’aspect continental, dira-t-on (voire polymorphe ou composite du roman), n’apparaît que dans l’évocation de l’enfance du docteur (sans préciser qu’il s’agit de la Suisse, sauf si cela m’a échappé), et l’on y entend quelques mots de français qui ne semble pas être un français de Suisse, ni même un français international de la haute société européenne, mais un français de personne non francophone choisi sur le tard pour le casting… Bref, il s’agit de toute façon d’une adaptation et en dehors de cet aspect étrange et difficile à transposer, c’est en revanche l’aspect narratif qui pour une fois tente un minimum de reproduire à l’écran l’écueil du roman épistolaire.

J’écrivais dans mon commentaire que le roman comptait trois voix, on n’en a plus que deux ici. Le roman est parcouru de peu de péripéties, c’est sans doute pour cette raison qu’il est à la fois si difficile à adapter « à la lettre » (en respectant l’essence polymorphe du roman) et susceptible de laisser une grande marge de créativité (Guillermo ne s’en est pas privé : il s’approprie quantité d’éléments — autobiographiques, expliquait-il à la séance — en recomposant largement les lieux et les péripéties). Le choix a pourtant presque toujours été de se focaliser sur les événements (rarement conformes à Shelley). L’intérêt du roman, comme la plupart des chefs-d’œuvre, se situe autant dans son fond (sujet, thème) que dans sa forme (narrative et symbolique). L’une des surprises à la lecture du roman après en avoir vu diverses adaptations est de voir lire la créature : voir en particulier ce que la lecture et son apprentissage ont fait d’elle (parce que c’est elle qui s’exprime, à l’écrit, dans le roman). Au cinéma, même si l’on peut s’autoriser à y voir adapté d’une manière ou d’une autre l’aspect littéraire et épistolaire du roman, cela passe forcément par la parole. Toutes les adaptations se focalisent sur la créature au moment où celle-ci parle à peine. Guillermo del Toro se contente de la faire brièvement philosopher et d’évoquer ses lectures.

Alors, gageons que la prochaine fois sera la bonne. Un récit enchâssé à la Citizen Kane apporterait quelque chose de plus à Frankenstein. Cette autre voie devrait être possible. À la fois plus fidèle et capable de moderniser le mythe en insistant sur l’aspect polyphonique (et polymorphe) du roman. La créature n’apparaît pas seulement comme un monstre à cause de sa physionomie, mais parce que partout où elle passe, elle est « l’étranger » dont on se méfie : elle « naît » en Allemagne, mais sa langue « maternelle » devient le français, et le tout doit être retranscrit… en anglais. La créature, c’est donc le migrant d’aujourd’hui, l’être cosmopolite, le savant vagabond méprisé dans les sociétés modernes, celui que l’on craint parce qu’il pourrait nous « grand-remplacer » (Guillermo del Toro, plus que Mary Shelley, joue sur la peur de voir les pauvres petites demoiselles du continent succomber au charme « monstrueux » de l’étranger, reprenant ainsi plutôt un motif de Dracula). Le rapport de la créature avec le docteur Frankenstein n’est ainsi pas exclusif. Le sujet du roman, c’est autant l’expérience de l’altérité que la quête de l’espace vital d’une créature modelée par l’homme condamnée à lui survivre. Cette altérité ne se trouve pas seulement évoquée à travers la question de l’apparence de la créature, mais aussi à travers les différentes langues diégétiques du récit, à travers les différentes classes sociales abordées, à travers les différents lieux. Compacter tous ces aspects en une seule langue, un seul lieu, une seule classe, c’est un peu réduire la créature à un vulgaire animal de compagnie, à un simple bout de viande qui se dérobe à notre fourchette.

Le film possède une autre qualité : son design. Je ne suis pas fan des lumières créées par ordinateur, mais costumes et décors valent le détour. Le château des expérimentations évoque à la fois la version de 31 (de ce que je m’en rappelle, surtout pour son entrée, son escalier) et celle de Branagh (la chambre d’expérimentation et sa tour). Quant à la créature, elle évoque plus… le Prométhée de Ridley Scott. Elle est plus proche de l’homme augmenté que de la vision néandertalienne proposée dans les précédentes versions.

Le film est long. Il aurait gagné à prendre encore plus le temps lors des grandes séquences émouvantes « créature/humain ». Les obligations hollywoodiennes… La distribution Netflix ouvrait la voie à une adaptation en deux ou trois volets… Une série, un jour peut-être…


Frankenstein, Guillermo del Toro (2025) | Bluegrass Films, Demilo Films, Double Dare You, Netflix


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Les Mendiants de la vie, William A. Wellman (1928)

Note : 4 sur 5.

Les Mendiants de la vie

Titre original : Beggars of Life

Année : 1928

Réalisation : William A. Wellman

Avec : Wallace Beery, Richard Arlen, Louise Brooks

Le « calcul » aux échecs consiste ni plus ni moins à envisager et à simuler diverses suites de coups afin de voir laquelle finit gagnante au bout d’échanges, de prises, des parades et d’attaques successives. Quelque chose me dit, pour un réalisateur, qu’imaginer une scène de film (dans le cinéma muet, de surcroît) procède de la même logique de « calcul ».

Un bon réalisateur n’improvisera pas au moment du tournage : il devra prévoir au moment de l’écriture diverses manières de placer ses acteurs ou sa caméra ; imaginer des échanges de regards ; faire intervenir de nouveaux éléments dans le champ ; jouer sur la profondeur ; opter pour un angle lui offrant la meilleure stratégie possible ; forcer un « tempo » ou prendre de l’avance sur un plan, en gagnant du terrain et en se rapprochant des personnages ou en prévoyant un emplacement avant de commencer un champ-contrechamp ; définir à l’avance la grosseur des plans adéquats ; placer ses personnages dans des situations illustrant au mieux les menaces et les conflits auxquels les personnages sont confrontés (user d’un même plan large ou d’un champ-contrechamp) ; imaginer les expressions et les gestes des acteurs ; calculer la longueur des plans et des séquences ; etc.

Le cinéma parlant, le cinéma muet possédait ce petit quelque chose de millimétré comme un roman-photo ou une bande dessinée en mouvement. Certains s’aident d’ailleurs d’un storyboard pour mieux calculer leur(s) coup(s). Si Wellman s’est révélé si efficace dans les deux périodes du cinéma (parlant et muet), c’est peut-être qu’il avait (comme les quelques dizaines de génies qui ont passé la barrière du son) cette capacité de « calcul ». Avant de parler, les plus judicieux tournent leur langue sept fois dans leur bouche, les grands réalisateurs tournent sept fois le film à faire dans leur tête. Ils pensent le film en imaginant la stratégie gagnante qui illustrera de la meilleure des manières le sujet ; ils confrontent différentes approches afin d’en faire ressortir celle qui remportera le plus aisément possible l’adhésion du public ; grâce à leurs simulations imaginatives et à leurs « calculs », ils auront identifié les principaux écueils de l’histoire et de sa réalisation.

Si l’histoire des Mendiants de la vie n’a rien de follement imaginatif ou de passionnant, rien dans sa construction, son découpage, ses placements et ses déplacements d’acteurs, ses expressions ne dépasse. Aucun temps mort, aucune situation développée à la hâte ou mal agencée ; les regards comme il faut qui sont comme des attaques à la découverte (« Je te regarde, je te menace. Comment vas-tu parer ça parce que tu sais que tu es à ma merci si tu bouges le petit doigt ? »), histoire de préparer le plan suivant et de maintenir une menace constante ; des gestes francs et précis qui illustrent en une seconde une prise de décision, une pensée, une réaction, une attention vis-à-vis d’une menace, etc.

Il est vrai, en revanche, que si le sujet ne brille pas pour son originalité, les rapports de force qui s’y trament se prêtent à une telle logique de la confrontation et de la menace rappelant les échecs : Wallace Beery se retrouvera d’ailleurs impliqué dans une adaptation célèbre reprenant ce jeu de menaces et d’alliances à plusieurs coups, L’Île au trésor. « Je te tiens, tu me tiens par la barbichette, le premier des deux joueurs qui fera un faux pas aura une tapette. »

« N’importe quel pion avancé doit monter à la promotion. Et pour ce faire, être protégé. Si ce n’est par une tour, ce sera par un cavalier. Au bout du chemin, le pion deviendra dame. »

Le cinéma muet arrive tout juste à la perfection avec ses codes, quelques audaces formelles sont encore permises si elles servent le récit (ici, Wellman s’autorise un passage en surimpression pour décrire le récit du meurtre qui sert d’hamartia, de faute initiale, obligeant les personnages à la fuite), mais les meilleurs réalisateurs ont de manière générale compris les « trucs qui marchent » : des montages alternés constants entre les divers groupes d’une histoire (les gentils, les méchants, les alliés – même si tous ces archétypes sont ici inversés) ; un rapport continu entre extérieurs et intérieurs (le théâtre, en cinq mille ans d’existence, n’en a jamais été capable, donc on se régale de cette nouvelle opportunité qui donne l’impression de voir des romans mis en images en privilégiant les sujets offrant des décors variés) ; et enfin, une densité dans le découpage technique pour illustrer des histoires rarement plus longues que deux ou trois jours (si l’on marie densité et temps diégétique long, il faudra que le film soit allongé en conséquence, autrement, ça passera pour une facilité, une facilité que l’on commence déjà beaucoup à rapprocher du mélodrame).

Le cinéma parlant s’imposera bientôt, et tout sera à refaire. Ou presque. Car si vous changez quelques règles aux échecs (comme le meilleur d’entre eux s’est amusé récemment à le faire en reprenant une vieille idée de Bobby Fischer), les capacités de « calculs » des réalisateurs qui s’étaient déjà montrés plus habiles que d’autres à se représenter des films avant de les réaliser demeurent. Après, je veux bien croire que certains filmaient sous tous les angles et laissaient ensuite le monteur « calculer » à leur place. Mais ce n’est clairement pas le cas ici. Tout est trop bien découpé, les gestes et les regards participent si bien au montage que ça ne peut être fait après coup.

La seule paresse ou négligence que je peux reprocher à Wellman, c’est le manque de réalisme dans certains espaces intérieurs. De mémoire, dans ses films parlants, il n’aura aucun problème à tourner des séquences censées prendre place en extérieur… en studio. Pour les plans de nuits, les plans rapprochés, ça peut parfois se révéler inévitable, mais Wellman, pour diverses raisons, n’a jamais trop pris au sérieux la parfaite reproduction ou logique dans la représentation de certains espaces qu’ils soient extérieurs ou intérieurs (sans doute justement parce qu’il était issu du muet où les exigences n’étaient pas au même niveau). Ses extérieurs sont ici parfaits, spectaculaires (trains en mouvement, ravins), mais certains intérieurs laissent trop apparaître qu’il s’agit d’un plateau dans un studio avec le recul nécessaire et suffisant pour y placer une caméra. C’est un peu, aux échecs, comme disposer d’un fou attaqué et hésiter à le déplacer de quelques cases ou l’envoyer le plus loin possible… Les calculs sont pas bons, William.

Je te pardonne. Ça se laisse mater sans difficulté.

William composerait une symphonie (un film) avec trois bouts de ficelles (un sujet sans grand intérêt), mais aucun réalisateur ne pourrait jouer à la place de ses acteurs. Louise Brooks rayonne comme il faut en garçonne en fuite ; Richard Arlen convainc sans mal dans un rôle parfaitement crédible (non) de bon samaritain sans le sou ; mais quand Wallace Beery passe quelque part, toute l’assistance se tait et regarde… L’acteur se montre tout aussi précis dans son « découpage » que le réalisateur, et propose en permanence un geste ou une expression qui vous laisse béat d’admiration. S’il y a une forme d’intelligence à tramer à l’avance tout un film dans son découpage et dans les mouvements, les gestes, les expressions des acteurs… que dire des acteurs qui, quel que soit le type de personnage joué, lui offriront toujours cette impression frappante de facilité, de charisme, d’autorité… L’intelligence de l’apparence. L’œil alerte, les mains qui dirigent ou commentent l’action et les autres personnages, l’imagination active qui s’exprime en un instant avant de rebondir pour donner à voir quelque chose de différent… Et cela, sans surcharger les cases de son échiquier : chez Feydeau, il faut laisser le spectateur « recevoir » les répliques afin qu’il ait le temps de rire ; avec les acteurs qui jouent la menace, la logique est la même : « Je joue un coup, à ton tour. Sauras-tu parer cette menace ? (Petit temps.) Pas grave. J’ajoute un attaquant. »

À regarder Beery, il est plus facile de comprendre comment certaines crapules arrivent à tirer à eux des alliés et des victimes. Roublards, voleurs, magouilleurs…, il rend tous ses personnages à la fois… calculateurs et tout à fait inoffensifs. Pire, le sachant même du côté des fripouilles et des escrocs, à cause de son bagout, de son charme, de ce je-ne-sais-quoi, il compte parmi les hommes que l’on pourrait suivre les yeux fermés. Et à la fin, ceux qui en ont été victimes trouveront toujours un moyen pour dire : « Il n’était pas si méchant dans le fond. » Edward G. Robinson ou James Cagney avaient cette même faculté à attirer le regard, à rendre sympathiques des crapules (Harrison Ford avait aussi ce talent, mais il a vite cherché à profiter de son statut de star pour ne plus interpréter que les bons samaritains, sans comprendre justement que quand les mecs roublards et charismatiques apparaissaient à l’écran, les spectateurs ne voyaient plus qu’eux, jusqu’à éclipser le gentil de l’histoire… « La Rebellion s’est ruinée par ce Han Solo, mais au fond, c’est un chic type. »).

Les deux pièces principales du plateau quittent l’écran sans que l’on se préoccupe beaucoup de leur sort ; le roi adverse meurt au dernier plan et recueille tous les suffrages du public en imaginant plusieurs décennies à l’avance le coup de Mais où est passée la septième compagnie : « J’ai glissé, chef ! ». Littéralement, la meilleure chute possible. Roque and roll.

Beau travail, William & Wallace. Back to back W.


Les Mendiants de la vie, William A. Wellman (1928) Beggars of Life | Paramount Pictures


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1928

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L’obscurité de Lim

Le silence est d’or

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Capricorn One, Peter Hyams (1977)

Note : 3 sur 5.

Capricorn One

Année : 1977

Réalisation : Peter Hyams

Avec : Elliott Gould, James Brolin, Brenda Vaccaro, Sam Waterston, Karen Black

Il m’arrive de tomber sur des films surprenants, relativement connus, qui avaient jusque-là échappé à ma connaissance. Non pas que je sois censé connaître tous les films « surprenants » de l’histoire, mais disons que… je fais mon âge. Et a priori, quand cela arrive, l’explication qui saute après-coup aux yeux de mon ignorance…, c’est que c’est un navet. (C’est aussi parfois juste ma mémoire : le film figurait dans ma liste de films à voir.) J’ai souvent échappé aux navets à la télévision (mon hebdomadaire TV m’incitait à privilégier les grands films ; ça laissait relativement peu de place aux navets du vendredi soir sur M6), et dans certains domaines, les navets passent tout simplement à la trappe de l’histoire.

Ce n’est pourtant pas tout à fait le cas de Capricorn One : on pourrait le qualifier de film de science-fiction, un domaine dans lequel précisément, les navets peuvent rêver se faire une place dans notre mémoire collective. Pour une raison simple : l’accroche du film est tellement tentante qu’on s’y laisse souvent prendre avant de regretter que le genre nous habitue à tant de déconvenues.

Le truc, c’est que l’on pourrait tout autant (et mieux d’ailleurs) le voir comme un thriller paranoïaque typique des années 70. Et puisque le genre est très marqué à son époque, puisque l’argument du film ne vaut pas celui des films SF (Stephen King arrivera à mêler les deux), je suppose que c’est ainsi qu’un tel film a pu passer sous mes radars pendant tout ce temps. J’avoue un attrait certain pour ces films parfois oubliés des années 70 qui proposent un mix entre complot, paranoïa, technologie, catastrophe, politique. Et j’avais découvert Le Cerveau d’acier, appartenant à cette veine de « grands films » ratés à l’occasion de ma liste des Indispensables de 1970. Sept pages plus tard, je me laisse tenter par cet objet inconnu qu’est Capricorn One.

Qui résisterait à une telle accroche ?… « Et si l’événement le plus important de notre histoire n’avait en réalité jamais existé ? » L’événement en question, ce sont les premiers pas sur Mars.

En dehors de ce slogan commercial digne des meilleurs écrivains racoleurs, une fois vu, pourquoi le film est-il si surprenant à mes yeux ? Cela me saute peut-être trop aux yeux alors que j’intègre précisément ces films dans des articles dédiés à l’histoire du cinéma ; pourtant, en le voyant, impossible de ne pas se dire qu’il est parfaitement le produit de son époque (on peut lire par exemple que c’est le Watergate qui a permis la production du film). En dehors du fait que je vois sans aucun doute l’année 1977 comme une année charnière plus que d’autres parce qu’il s’agit de l’année qui m’a vu naître, c’est aussi et surtout l’année de sortie de La Guerre des étoiles. On peut discuter de la place du film dans l’histoire si George Lucas n’en avait pas fait des suites et façonné ainsi notre univers commun sur des générations, le fait est que le film marque un basculement dans l’histoire du cinéma américain : la fin du Nouvel Hollywood, et par conséquent, le début d’une nouvelle ère, l’ère des blockbusters, des films tournés vers le public adolescent, des fantaisies, etc. Les Dents de la mer peut être vu comme le premier « tube de l’été », il n’était ni une fantaisie (quoique) ni un film tourné vers un public jeune (quoique). Un autre film de Spielberg représente tout aussi bien cette époque de transition, en y mêlant des éléments paranoïaques et d’autres de fantaisie : Rencontres du troisième type. Bref, le film de Lucas a fait passer (ou repasser) le cinéma hollywoodien dans une autre dimension, opérant une sorte de contre-réforme dans la production en évacuant de la fiction tous les sujets politiques, sociaux ou contestataires. The show must go back.

Après 1977, les films se feront également moins « paranoïaques » (Reagan au pouvoir, ce sera les « années fric », les années du mirage de l’entrepreneuriat et de la dérégulation avant le retour de bâton la décennie suivante et la nouvelle éphorie du numérique au tournant du siècle, illustré au cinéma par l’explosion des effets spéciaux numériques). On comptera cependant quelques exceptions avec un retour sporadique des thèmes « paranoïaques », « catastrophes » et « technologiques » insérés dans des histoires dans lesquels le héros est mineur. Vous aurez alors Wargames ou D.A.R.Y.L par exemple…

Je ne m’attarde pas sur les défauts ou les trous d’air dramaturgiques qui font glisser Capricorn One dans le navet malgré l’argument prometteur. Remarquons juste qu’au cinéma, suivant la logique de « suspension volontaire de l’incrédulité », le spectateur n’a aucun problème à gober une proposition de départ aventureuse à condition de s’y prendre plus ou moins habilement pour présenter la chose ; en revanche, il sera beaucoup moins conciliant avec les incohérences dans un scénario, les portes jamais refermées, les psychologies hasardeuses, les rapports de cause à effet bidonnés ou faciles, les coïncidences heureuses, etc. Une histoire de complot « trop gros pour être vrai » posera moins de souci au public (on est là pour ça) que certains enchaînements dramatiques qui relèvent paresseusement de l’affabulation. « On n’a pas marché sur Mars ! Découvrez cet incroyable complot ! » « Ah ?… Dites…, le journaliste sort miraculeusement indemne d’une tentative d’assassinat, il se trimballe nonchalamment vers la femme d’un astronaute pour poursuivre comme si de rien n’était son enquête, donne son nom à un agent fédéral, et il n’est pas inquiété ? Mais, prenez-moi pour une buse aussi ! »

C’est rigolo, mais d’autres points attirent bien plus aujourd’hui notre attention. Si le film a pu se faire grâce à la mode des films paranoïaques et au Watergate, le moins que l’on puisse dire, c’est que depuis l’avènement d’Internet et la pandémie, l’atmosphère de suspicion, les complots sont partout. Peter Hyams ne pensait d’ailleurs sans doute pas viser si juste en imaginant un voyage bidonné pour Mars et diffusé des mois durant sur les écrans de télévision. Si la remise en question de ce qui apparaît dans les médias ne date pas d’hier (Un homme dans la foule, Le Gouffre aux chimères, Network, Medium Cool, etc.), les doutes sur la réalité de la conquête spatiale n’avaient encore jamais fait l’objet d’un film (à ma connaissance). Or, ces « interrogations » reviendront en boucle dans l’esprit de certains, jusqu’à traverser le mur de la fiction, bien alimentées en cela, parfois, par des éléments entre-deux, pas ouvertement « complotistes », mais participant à écarter la fenêtre des possibles (d’Overton) comme X-Files ou Opération Lune.

Autres points saisissants du film : son aspect visuel et ses collaborateurs. Une des qualités du film et de sa production reste d’avoir su rendre à l’écran de manière plutôt crédible (rare pour de la science-fiction — qualifions cette histoire de « soft SF » ou d’anticipation de premier degré…) l’aspect technique et politique du film. Les scènes de foule sont réduites, mais on y croit ; la production a pu bénéficier de quelques éléments prêtés par la NASA ; et les décors remplissent parfaitement leur mission. De la même manière, la photographie s’ancre très bien dans cette époque dans laquelle Hollywood (ce n’est pas un film hollywoodien, même si tout tend à nous le faire penser) s’arme désormais de tous les outils démocratisés par les cinéastes du Nouvel Hollywood (la prise de son laisse à désirer en revanche). Il se trouve que le directeur de la photographie a travaillé sur Conversation secrète et sur… Les Dents de la mer. La teinte du film semble en effet être composée des caractéristiques de ces deux films (choix des focales et grande luminosité). Bref, techniquement parlant, à côté, La Guerre des étoiles paraît fauché et composé en papier mâché.

Le film de Lucas est sorti au milieu de l’année 77 alors que le tournage de Capricorn One était déjà probablement fini (il sortira en toute fin d’année au Japon, c’est du moins ce que montre IMDb). On trouve pourtant quelques éléments dans le finale qui laissent furieusement penser au film de Lucas. La jolie poursuite entre l’avion et les deux hélicoptères évoquent aujourd’hui l’attaque de l’Étoile de la mort. Enfin, le happy end paraît un peu tiré par les cheveux et n’est pas sans rappeler le côté protocolaire (remise de médailles contre enterrement des astronautes) de La Guerre des étoiles. Bien réaliser un mauvais scénario basé sur une seule bonne idée, c’est donc du domaine du possible. Et les films pouvant être bientôt vendus en passant par le département marketing des majors sans passer par la case scénario, peut-être voit-on là qui s’amorce ce fameux tournant des années suivantes, largement inspiré ou provoqué par les succès faussement faciles et puérils de George Lucas et de Steven Spielberg.

Autre personnalité notable présente sur le film : Jerry Goldsmith. Sur plus de cinq décennies à écrire des bandes originales, le parcours du compositeur impose le respect. Il se fait d’abord remarquer avec des musiques de westerns (Seuls sont les indomptés, Rio Conchos) et de thrillers (Sept Jours en mai). Et déjà, en 1966, Goldsmith se met au service de la « soft science-fiction » (invisible, sans high-tech) avec L’Opération diabolique. Deux ans après, il dirige la musique de La Planète des singes. On le retrouve au générique de gros succès de Steve McQueen. Il compose ensuite la musique de Chinatown en 1974, puis celle de La Malédiction et de L’Âge de cristal en 1976. Goldsmith était tout indiqué pour ce film : le garçon ne prenait pas de haut les séries B vendues comme des séries A ; et il a sans doute participé, à sa manière, à donner ses lettres de noblesse à des genres autrefois méprisés (le western a, lui, toujours bénéficié d’excellentes partitions). Et en 1979, l’espace ne diffuse qu’un seul son : les musiques de Jerry Goldsmith sur Alien et sur Star Trek. (Inutile d’évoquer le reste, « ça calme ».)

Quant au réalisateur-scénariste, Peter Hyams, il s’agit de son premier succès. Potentiellement son meilleur film d’ailleurs. De quoi pouvoir, à coup de navets successifs, surfer d’une décennie à l’autre tout en trouvant les moyens de faire financer ses films. À son casier, citons principalement : la suite de 2001 et quelques entre-jambes de Jean-Claude Van Damme. L’occasion de finir tout de même sur une autre qualité du film : sa distribution. Très Nouvel Hollywood pour le coup. Moins belge.

La NASA semble vouloir confirmer ses objectifs pour la Lune et Mars. Tout en taillant dans le budget. N’y mijoterait-on pas quelque chose ?…


Capricorn One, Peter Hyams 1977 | Associated General Films, ITC Films


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Les Indispensables de 1977

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Les Révoltés de l’an 2000, Narciso Ibáñez Serrador (1976)

Note : 3 sur 5.

Les Révoltés de l’an 2000

Titre original : ¿Quién puede matar a un niño?

Titre anglais : Who Can Kill a Child?

Année : 1976

Réalisation : Narciso Ibáñez Serrador

Avec : Lewis Fiander, Prunella Ransome, Antonio Iranzo

La maîtrise formelle sur le terrain du thriller de l’auteur de La Résidence est impeccable : beaucoup de rythme, des portes qui claquent, un décor marquant… Son idée de départ pourrait gagner un concours d’accroches de cinéma (« Les enfants prennent leur revanche ! ») ; son écriture est très efficace et condensée comme il faut pendant une bonne partie du film avant que le monstre se découvre (le talon d’Achille des thrillers fantastiques et des films d’horreur, c’est qu’au bout d’un moment, il faut bien que le masque tombe ; or, en dramaturgie, ça signifie souvent la fin ; avoir repoussé l’échéance jusqu’au milieu de l’histoire relève assez de l’exploit). Parce qu’une fois que l’on entre dans le registre du sanglant, cela devient un peu n’importe quoi. Jouissif par moments, j’avoue, face à autant d’audace sadique contre des enfants (j’étais hilare une ou deux fois à la fin du film), mais toujours n’importe quoi.

Pourquoi ne partent-ils pas dès que le touriste comprend ce qu’il se passe ? Pourquoi le touriste donne-t-il des calmants à sa femme ? (Face à un danger immédiat, ne faut-il pas plutôt rester alerte ?…) Pourquoi la Hollandaise compose-t-elle au hasard des numéros sans rien dire ? (Ah oui, le motif de l’appel téléphonique tiré de Black Christmas.) Pourquoi le touriste tient-il tellement à sauver la Hollandaise (pour rester sur l’île, OK, et continuer le film, mais aussi ?), alors qu’un peu plus tard, il perd tout à coup son humanité quand la femme du pécheur se trouve mise en danger de la même manière et qu’il aurait suffi de l’inviter à les rejoindre dans la jeep pour décamper au plus vite ? (Ah, ce n’est pas une touriste, elle peut crever.) Pourquoi le touriste réagit-il à peine quand sa femme est tuée… par son fœtus alors que, disons, c’est une mort assez inattendue et violente ? (Il semble l’aimer beaucoup de surcroît, sa femme.) Pourquoi le touriste ne visite-t-il pas tout de suite la chambre 7 ? (Ben, pour y aller bien après, pardi.) La vision de la femme fragile, indéterminée, sans volonté propre qui est une sorte de sac de viande que son mari trimballe en voyage laisserait aujourd’hui le spectateur assez dubitatif. Vivement Alien (cette fois, ce sera l’homme qui « enfantera » un monstre).

Bref, il y a une pelletée de détails qui gâche la fête et qui plonge le film dans le navrant et la série B.

Pour le reste, je suis assez friand de ces excès loufoques et de ses références lourdes. Juste après Les Dents de la mer, Serrador joue sur le thème du tourisme balnéaire (il n’en reprend toutefois pas toutes les bonnes recettes, dont la plus importante : le monstre qui reste dans l’ombre). D’ailleurs, deux ans plus tard, Long Weekend jouera encore sur cette thématique de touristes lambda qui voient leurs saintes vacances perturbées par la nature sauvage. On avait déjà tout compris des excès de la société de consommation et du surtourisme dans les années 70… Il convoque et mélange aussi l’esprit des Oiseaux et celui des films de zombies qui possèdent déjà un accent espagnol en ce début de fléau (Le Massacre des morts-vivants, Une vierge chez les morts-vivants, La Chevauchée des morts-vivants, et… Romero ?) Les enfants se comportent ainsi comme une nuée de zombies revanchards mue par on ne sait quel phénomène étrange. On pourrait également songer au Village des damnés. Enfin, Serrador reprend un effet de la main qui dépasse d’un soupirail utilisé sur un carreau de porte close dans La Résidence. (La meilleure citation est encore celle que l’on se fait à moi-même.)

L’idée originale du film, c’est bien, comme dans Les Oiseaux, de proposer une revanche presque cathartique des victimes sur leurs bourreaux. L’introduction du film énumérant pendant plusieurs minutes les désastres humanitaires dans lesquels les enfants sont les principales victimes annonce la couleur. L’idée de départ (formidable, tournant vers le n’importe quoi) ressemble d’ailleurs tellement à une idée de Stephen King qu’il en proposera une relecture en 1978 avec la nouvelle Les Enfants du maïs. Il y a quelques idées pourries dans l’air du cinéma d’horreur. Elles se répandent vite, avant même que l’on ait compris qu’elles menaient nulle part. Et oui, il n’y a pas que les King qui sont champions dans le domaine des accroches en or et des espoirs déçus.


Les Révoltés de l’an 2000, Narciso Ibáñez Serrador 1976 ¿Quién puede matar a un niño? | Penta Films


Sur La Saveur des goûts amers :

Les indispensables du cinéma 1976

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Larry le dingue, Mary la garce, John Hough (1974)

Note : 2.5 sur 5.

Larry le dingue, Mary la garce

Titre original : Dirty Mary Crazy Larry

Année : 1974

Réalisation : John Hough

Avec : Peter Fonda, Susan George, Adam Roarke

Mix pathétique entre tous les road movies pétaradants de l’année 1971 (Vanishing Point, Macadam à deux voies, Duel, THX 1138, eux-mêmes tous plus ou moins petits frères de Bullitt) et Bonnie and Clyde.

Le Nouvel Hollywood n’a pas encore achevé la mue de l’ensemble de l’industrie du cinéma en Californie que les studios commencent déjà à reprendre la recette des films de cette nouvelle génération, voire à s’autoparodier. Quelques éléments de la contre-culture sont bien mis en évidence, sauf ceux réellement moteurs de ces films ayant initié le nouveau tournant de la production américaine. Qu’est-ce qui faisait le sel par exemple de Vanishing Point et de Macadam à deux voies ? Pour l’un, le panache solitaire et jusqu’au-boutisme, pour l’autre, le nihilisme. Et cela passait toujours par une forme de mutisme et par un refus de passer par les traditionnelles séquences dialoguées, les bons mots. Aucune trace de cette incommunicabilité ou de cette désillusion ici.

Au contraire, on vole dans les caisses d’un magasin et on prend la famille du gérant en otage sans l’excuse de la fatalité d’un monde sans lendemain. Seul motif des criminels : l’argent (nécessaire à se payer une place aux 500 miles d’Indianapolis ou je ne sais où). Un retour des bons vieux crime films dans lesquels le destin se charge de donner une leçon aux malfaiteurs ? Oui et non. Ils seront bel et bien punis, mais avant ça, c’était comme si l’acte fondateur et criminel de cette virée présentée comme un simple amusement n’avait jamais existé. Leurs mentors roulaient pour oublier, pour en finir ou pour survivre. Larry et son comparse évincé du titre du film roulent pour l’or. Ils semblent nous dire : « Have fun, l’existentialisme est un onanisme ».

Le public appréciera la mauvaise plaisanterie et se ruera dans les salles. Signe qu’il est prêt au retour d’un cinéma plus « optimiste », plus distractif. On garde les techniques du cinéma héritées du cinéma européen (le réalisateur ici est britannique) et ça repart vers le tout commercial. Le code Hays en moins.

La même année, avec son premier film (après le succès télévisuel de Duel), Steven Spielberg, empruntait peut-être déjà la même voie de la « contre-contre-culture » avec Sugarland Express. Et Disney donnera une suite à un film qui annonçait également dès 1968 cette mouvance contre-contre-culturelle : Un amour de Coccinelle. On est en 1974, et un vent nouveau souffle sur Hollywood pour balayer la morosité ambiante et insuffler un air d’optimisme à cette génération de boomers : La Guerre des étoiles enterrera complètement cette époque. Voilà pourquoi Larry le dingue, Mary la garce, représente assez bien cette ère pleine de paradoxes et n’inspirera finalement pas grand-chose (tout en étant relativement oublié aujourd’hui), sinon les amateurs du genre et d’une certaine manière le peu mémorable Shérif fais-moi peur qui a « bercé » mon enfance. Globalement, les séries des années 80 et 90 voyaient dans cette étrange resucée des chase films du début du cinéma une importante source d’inspiration : Chips, K2000, Riptide, Magnum, Starsky et Hutch, Deux Flics à Miami, Supercopter, L’Homme qui tombe à pic, Tonnerre mécanique, Hooker, L’Agence tous risques. Si plus tard, les films et séries seront basés sur la fantaisie et des superpouvoirs, à l’époque, la route était l’élément central de toutes les productions. Une véritable épidémie. Appelons ça de la « roadploitation ». Plus personne ne revient sur terre après le trip routier Easy Rider. On a certes plus ou moins délaissé les épouvantables studios (on y retournera une fois que les effets spéciaux seront capables de faire illusion), mais Hollywood, maintenant qu’elle a trouvé le filon pour se relancer, ne l’abandonnera plus. Somme toute, c’est assez logique : l’industrie du cinéma américain avait migré en Californie pour son soleil et ses grands espaces, il était naturel de profiter à nouveau de tout ce que le pays offrait en extérieurs. Parfois donc jusqu’à la caricature.

(L’acteur jouant le flic poussant le pilote d’hélicoptère à prendre des risques dans le final finira huit ans plus tard décapité dans un accident d’hélicoptère sur le tournage de La Quatrième Dimension…)


Larry le dingue, Mary la garce, John Hough 1974 | 20th Century Fox, Academy Pictures


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Le Coup de l’escalier, Robert Wise (1959)

Le soleil dans le caniveau

Note : 4 sur 5.

Le Coup de l’escalier

Titre original : Odds Against Tomorrow

Année : 1959

Réalisation : Robert Wise

Avec : Harry Belafonte, Robert Ryan, Gloria Grahame, Shelley Winters, Ed Begley

On sent poindre la fin du code Hays et le polar américain commence à avoir des envies d’extérieurs (même s’il y a des précédents, comme toujours : Sur les quais, En quatrième vitesse, c’est bien avant, comme les films de Jules Dassin).

La forme

Les passages entre extérieurs et intérieurs sont relativement bien exécutés : les plans de transition sont bien pensés dans les premières séquences de l’hôtel et les éléments sonores et visuels suggèrent parfaitement l’existence de l’extérieur (plan de l’entrée avec difficulté à fermer la porte, puis son du vent dans l’ascenseur). C’est peut-être moins convaincant sur l’ensemble des séquences prenant place chez la petite amie (regards dans la rue à travers la fenêtre, mais d’autres plans sentent parfois le renfermé, le studio, à cause sans doute d’un éclairage trop direct alors que la scène est censée profiter de la lumière du jour), mais face à des extérieurs si « crus » (impression renforcée par l’usage d’une pellicule spéciale), le film aurait pu souffrir d’un écart stylistique entre les deux zones.

Ce mix étrange et dangereux entre les espaces intérieurs et extérieurs apparaît également dans l’usage périlleux des transparences. Plus le cinéma répond à des exigences de réalisme et sort pour cela dans les rues, plus certains procédés tournés en studio peuvent vite tout gâcher. J’avais cité le film dans mon article sur l’évolution du procédé dans le cinéma hollywoodien :

« Robert Wise adopte ici une approche résolument réaliste (voire naturaliste) en choisissant de filmer une majeure partie de son film en extérieurs comme c’est devenu presque la règle dans les films criminels depuis 1955 avec En quatrième vitesse et Les Inconnus dans la ville. Reste la question de la manière de filmer ces séquences prenant place dans un véhicule. Robert Wise ici alterne le très bon et le moins bon. Débarrassé de dialogue, quand Robert Ryan se retrouve seul au volant, on y voit que du feu. Quand il place sa caméra à l’arrière et filme la route et les deux personnages au premier plan, la séquence semble bien avoir été filmée sur la route. Quand il fait croiser deux personnages, l’un dans une automobile, l’autre dans un bus, il place sa caméra dans le bus, aucune raison ici de passer par une transparence. Mais quand il convient alors de faire interagir deux acteurs, le charme n’opère plus et l’on devine assez facilement que Wise a dû avoir recours à une transparence qui jure forcément avec l’esthétique générale du film. »

(Wise continuera ses expérimentations pour se passer presque définitivement du procédé dans La Maison du diable, comme je le notais dans la page suivante de mon article.)

On peut par ailleurs remarquer un de tous premiers usages du zoom avant sa généralisation dans les années suivantes (surtout dans le cinéma italien). Dans cet article, il est question de zoom dans It, j’avoue ne pas me souvenir ; quoi qu’il en soit, le procédé existait déjà dans le cinéma muet, mais n’était pas employé autrement que pour divers effets vaguement expérimentaux (le procédé interdisant une netteté parfaite). Wise en fait un outil de contemplation, de scrutation en observant de loin en extérieur un personnage, puis en se rapprochant (ou le contraire). Cela deviendra une des marques du cinéma du Nouvel Hollywood (notamment chez Coppola).

Pour ces audaces formelles, Wise a fait appel à un directeur photo franco-américain, Joseph Brun qui avait déjà expérimenté le cinérama (la Cinémathèque avait projeté son film de 1955 : aucun intérêt).

Le fond

Pour le reste, on sent donc un petit parfum de fin de restrictions sous code Hays (en tout cas une volonté de jouer avec). Si les criminels meurent à la fin, et si le scénario ne ment pas sur les raisons qui conduisent ces individus à jouer leur vie (sur un coup de dé) dans un braquage, l’approche des acteurs et de Wise consiste aussi beaucoup à humaniser et à psychologiser, voire à socialiser ces pauvres gusses poussés à bout.

J’y vois d’ailleurs quelques accents identiques à ceux de Traqués dans la ville, vu récemment et réalisé par Pietro Germi en 1951, avec la différence notable que le film italien évoquait les conséquences d’un hold-up, tandis que le film de Wise s’applique au contraire à en étudier les causes.

Le plus torturé en ce sens se trouve être le personnage interprété magistralement par Robert Ryan : des trois acteurs, c’est peut-être celui qui rend son personnage le moins sympathique, mais son esprit semble agité par bien des tourments. Ancien détenu tombé pour meurtre, il reçoit chaque commentaire qui évoque son passé trouble comme une insulte, moins parce que cela ferait ressurgir chez lui un sentiment de culpabilité que parce que, étrangement, tuer lui aurait procuré du plaisir. Il serait seul à l’écran que ces élans psychiatriques répondraient aux attentes de l’air du temps et aux principes du code en ce qui concerne l’image des criminels à offrir au public. L’associer aux deux autres permet de voir ses névroses d’un œil neuf.

Un des trois est musicien noir, divorcé qui croule sous des dettes contractées en jouant aux courses et a maille à partir avec la mafia qui lui en réclame le remboursement. Comme une partie du film ne consiste pas du tout à préparer le casse comme on peut le voir dans les films du genre, mais à montrer le processus psychologique poussant les deux hommes à accepter la proposition d’un troisième, le récit passe de bonnes minutes à nous dévoiler les rapports familiaux qu’entretient le crooner avec sa femme et sa fille. On s’écarte des standards des criminels habituellement mis en scène dans les « crime films » servant la propagande du code. Nul doute que Ingram est un bon gars : chanteur dans un bar le soir, papa modèle profitant de son droit de visite pour passer du temps avec sa fille, s’il n’avait pas cette addiction au jeu, il appartiendrait au même monde petit-bourgeois que sa femme fréquente (même s’il fait mine de l’exécrer).

L’action prend place à New York, en 1959, on peut douter qu’un tel personnage ait pu exister ailleurs que sur la côte est et ouest dans les quartiers les plus progressistes du pays. Ce hiatus sert de moteur à l’intrigue, le personnage qu’interprète Robert Ryan étant originaire de l’Oklahoma et ouvertement raciste. Ce racisme ne propose pas une simple toile de fond au film, c’est un sujet à part entière qui hypothèque l’avenir crapuleux de leur association. (Soixante ans après, à l’heure du retour de Trump et du racisme décomplexé, cette thématique laisse un petit quelque chose d’amer… L’année précédente d’ailleurs, Stanley Kramer avait mis en scène La Chaîne avec Sidney Poitier et Tony Curtis qui possédait les mêmes caractéristiques de tensions et de violences racistes.)

Le troisième et dernier de la bande est peut-être celui dont on en saura le moins. On ne le verra jamais qu’accompagné des deux autres. Ancien flic, loin des stéréotypes de criminels sans passé uniquement mu par la cupidité et le vice, l’homme de loi a mal tourné après avoir été victime du système. Pour sortir de l’impasse et prendre sa revanche sur la vie, il pense avoir mis au point le coup parfait. Comme le titre du film en anglais l’indique, il y a un revers de la médaille au rêve américain : quand tu ne fais pas partie des gagnants, reste le mythe très américain qu’on peut jouer sa vie (et donc son avenir) sur un dernier coup. Le western et le film noir ont ce mythe en commun. Comme tous les mythes, il a une morale : si seul le succès importe, quand on appartient à la classe des perdants, il y a une forme de légitimité à tenter sa chance sur un dernier coup de dé…

Le code Hays à terre : les criminels agissent non parce qu’ils ont le vice qui coule dans leur veine (sinon, une fois qu’ils réussissent un coup, ils ne s’arrêteraient plus, comme Al Capone), mais parce que la misère les assaille, parce que si vous échouez, vous êtes déconsidéré, et parce qu’il est si facile en Amérique de jouer sa vie sur un ultime coup de dé (un indice sur les raisons de cela : les hold-up partagent cette caractéristique avec les tueries de masse). Ainsi, oui, ce chef de bande légèrement en retrait par rapport aux deux autres n’a pas grand-chose d’antipathique. On connaît vaguement son passé, mais Wise et son acteur en font un mec sympa. Un mec normal, normalement charcuté par la vie quand la chance a décidé de lui faire la peau.

Pourquoi tant d’humanité dans un film noir ? Nouvel indice : il a été écrit sous un prête-nom par Abraham Polonsky, le scénariste du chef-d’œuvre de Robert Hossen, Sang et Or, mais surtout blacklisté à Hollywood. Le flic de son histoire avait refusé de collaborer avec des enquêteurs fédéraux, ce que Polonsky avait précisément fait quand il refusa de témoigner à la commission des activités antiaméricaines en 1951.

Le dénouement n’a plus grand-chose à voir avec de l’humanité : la haine que se porte l’un et l’autre des braqueurs mènera littéralement à une explosion qui précipitera leur mort. Classiquement, dans le crime film, le finale se conclue par une course poursuite entre le malfaiteur et l’homme de loi. Ici, la débandade qui suit l’échec du hold-up est prétexte à ce que les deux ennemis règlent leurs comptes dans une scène de poursuite fatale.

(Wise se vante d’avoir fait changer la fin afin qu’elle soit plus noire alors qu’originellement, le Blanc et le Noir devait repartir bons potes. Sauf que je doute qu’une telle fin, à moins que ce soit un dernier geste d’apaisement avant leur mort, ait justement été acceptée sous code Hays. Le film devait déjà bien assez poser problème à la censure.)

À noter un excellent générique en phase avec les créations de Saul Bass (Wise fera appel à lui pour West Side Story), et une jolie introduction : beau ciel se reflétant dans un liquide ondulant et scintillant sous un grand soleil. Tant qu’il y aura des hommes ? Pas du tout. On éclaire la partie latérale de l’écran : il s’agit en fait d’une flaque courant le long d’un trottoir de New York. Après les transparences capricieuses, les apparences…

Le film s’achèvera d’ailleurs sur la même confusion. Après leur crime, tous les malfrats sont frits. Odd à la nuit.


Le Coup de l’escalier, Robert Wise (1959) Odds Against Tomorrow | HarBel Productions

La Princesse aveugle, Kenji Misumi (1959)

Ton vice est une forteresse cachée dont moi seule ai la clé

Note : 3.5 sur 5.

La Princesse aveugle

Titre original : Kagerô-gasa / かげろう笠

Année : 1959

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Kyôko Kagawa, Kazuo Hasegawa, Michiyo Aratama, Ganjirô Nakamura

Certains des premiers opus réalisés par Misumi ont bien une tonalité commune : le cinéaste se révèle spécialiste déjà des comédies vagabondes et des jolies histoires populaires. Un genre (la comédie vagabonde) qui définit assez bien la série qui le fera connaître en Occident : Zatoïchi. (Hanzo continue sur le registre de la comédie, voire de la farce, mais on est moins dans celui du vagabondage. Quant à Baby Cart, c’est le contraire, on touche un peu moins à la comédie — même si l’humour n’y est jamais bien loin — et on vagabonde plus volontiers. Même chose pour Nemuri Kyoshiro et Le Passage du grand bouddha qui sont des « séries » vagabondes, mais où l’humour y est quasi absent.). Comme autres comédies vagabondes, on peut ainsi citer : Les Deux Gardes du corps, Les Carnets secrets de Senbazuru, Les Carnets de route de Mito Kômon.

D’une manière plus générale, on est dans le registre affirmé du récit populaire. L’histoire d’amour entre une princesse et un vagabond, c’est un récit des Mille et Une Nuits, personne ne peut y croire sinon le public qui peut se reconnaître dans ce vagabond et qu’on caresse dans le sens du poil en le ramenant à la hauteur d’une classe dominante (dont on fait croire qu’elle ne le méprise pas). Et puisque j’ai mon côté pouilleux, je suis moi-même amateur de ce genre de réjouissances loin d’être réalistes.

La fable est adorable parce qu’elle est agitée par les contradictions du héros. Il se sait être un homme malhonnête (dans sa séquence introductive, il vole de pommes de terre), mais il est assez honnête pour en avoir honte face à la princesse et se pense surtout indigne de l’amour qu’elle lui porte. Les puissants aiment à raconter des histoires où les humbles restent à leur place ; et les pauvres aiment se voir ainsi dépeints. Le dévouement que le vagabond manifeste tout au long du film en dit pourtant long sur la capacité des gens simples à respecter un sens du devoir qui fait défaut aux personnes de rang supérieur souvent épinglées au contraire dans ces contes justement qualifiés de populaires. On gratte le vernis des nobles, mais on est loin de remettre en cause leur fonction première : asservir les plus pauvres. Un conte sera d’autant plus efficace qu’il traduit l’immuabilité du monde et transmet sans fin les stéréotypes de domination qui imprègnent nos sociétés depuis toujours. L’asservissement volontaire au coin du feu.

Quoi qu’il en soit, c’est formidablement construit. À tous les niveaux.

Au niveau du sujet, d’abord avec une histoire simple répondant aux codes et usages habituels de la fable :

Un conte populaire ne se réclame pas du réalisme, en revanche, il obéit à une structure commune, depuis des siècles, à toutes les cultures : un début avec une catastrophe, une rencontre heureuse ; un développement dans lequel les personnages cherchent à résoudre les problèmes et les conflits ; et enfin une résolution qui trouvera son apogée lors des séquences où les acteurs de l’histoire se retrouvent pour mettre un point final à leurs conflits. Du grand classique.

Au niveau, ensuite, des séquences (ou du récit devrait-on dire parce que si le cinéma, c’est le montage, on ne structure pas son film en séquences comme au théâtre, on profite des possibilités du montage alterné) et du découpage :

Un art dans lequel Misumi est maître (il laisse peut-être ses directeurs de la photo régler et définir les cadres, mais on retrouve certains tics de découpage comme l’usage des plans rapprochés en début de séquence qui ne trompent pas). Un plan rapproché en introduction donc, permet d’illustrer une situation en entrant presque symboliquement dans le sujet de la scène (comme je l’ai précisé ailleurs, c’est un moyen de jouer par énigme et d’attirer l’attention en faisant précéder les effets aux causes). Misumi élargit ensuite, use de montage alterné si c’est possible, à défaut, de champ-contrechamps (voire de montage-séquences) ; et il fait ainsi dialoguer toutes les ressources disponibles que le cinéma a inventées pour introduire des éléments dont on ne comprend pas forcément dans un premier temps la nature et dans quel cadre et dans quel contexte ils évoluent. Cela a une vertu : quand le spectateur picore ainsi des indices, il cherche à comprendre, son attention est toujours en alerte, et il ne lui faut pas attendre longtemps pour avoir la satisfaction d’avoir bientôt une vue plus large qui donne une meilleure idée de la situation — une forme de suspense permanent en somme.

Enfin, au niveau de l’espace scénique comme on dit au théâtre, donc au niveau de ce qui est destiné à apparaître dans le champ :

Ce n’est pas tout de savoir maîtriser toutes ces techniques purement cinématographiques si on ne sait pas mettre les acteurs en place. Cela implique d’être capable sur le tournage de les faire évoluer sans contredire la situation, mais aussi souvent d’essayer de raconter à travers le jeu des acteurs une dimension supplémentaire venant renforcer l’idée de départ en lui donnant de la profondeur, de la crédibilité et des contradictions. Bien sûr (surtout dans un jeu encore loin d’être réaliste puisque Misumi bénéficie d’acteurs de Kyoto souvent issus du kabuki), il faut encore définir chaque geste, chaque expression à l’avance (même quand on se contente de laisser les acteurs apprendre leur texte, si on ne travaille pas en amont et le laisse faire sur le tournage, ça n’a souvent ni queue ni tête). Tout ça se fait rarement sans répétition. Il y a des styles de jeu qui s’appuient sur la force du moment, l’attente de l’inattendu, sur l’improvisation, et il y a des styles de jeu qui comme avec Misumi sont dictés dans le moindre geste. Cela se remarque assez facilement : pas un geste de trop, pas une proposition hasardeuse, rarement un effet mal exécuté par un acteur. On perd en spontanéité ce qu’on gagne en pertinence et en précision. L’idéal pour un conte populaire et pour une comédie. On ne fait pas du naturalisme.

On prend ainsi plaisir à retrouver certains acteurs, dont l’étonnante Michiyo Aratama que je connaissais peu dans ce registre très codifié du jidaigeki comique (il faut la voir minauder comme il n’est pas permis, c’est adorable) et que Misumi retrouvera dix ans plus tard après une carrière remplie de chefs-d’œuvre sur Le Temple du démon.

Tout aussi étonnante, la présence de Kyôko Kagawa, grande habituée des maîtres nippons et qui semble avoir déjà travaillé avec Misumi dès 1955.

Enfin, on peut remarquer Kazuo Hasegawa dans un registre plus comique que d’habitude, registre qui sera en réalité bientôt celui de Shintarô Katsu (on est encore dans la tradition des « emplois », comme les acteurs de l’ancienne génération en France : on apprend des emplois, et on joue des archétypes, donc c’est un peu étonnant, mais d’une génération à l’autre, les mimiques, les expressions sont strictement identiques). L’acteur est peut-être la seule réserve que je pourrais avoir sur le film : l’acteur de Nuits de Chine ou de Tsuruhachi et Tsurujiro, star depuis des décennies, s’écarte non seulement de son registre habituel, mais paraît aussi vieillissant. À noter en revanche une magnifique séquence de rêve de la princesse où elle imagine son bienfaiteur vagabond parader en habit royal dans un décor assez conceptuel pouvant faire penser à ce que l’acteur connaîtra pour son dernier rôle dans La Vengeance d’un acteur de Kon Ichikawa. Ce sera seulement quatre ans plus tard, alors qu’un gouffre stylistique sépare les deux films (l’un est très classique, l’autre, rempli des expérimentations de son époque).

On profite que Kyôko Kagawa soit encore en vie pour lui dire combien on l’admire…


Photo de tournage, La Princesse aveugle, Kenji Misumi (1959) Kagerō-gasa | Daiei

La Courtisane et l’Assassin, Kenji Misumi (1963)

Note : 3.5 sur 5.

La Courtisane et l’Assassin

Titre original : Maiko to ansatsusha / 舞妓と暗殺者

Année : 1963

Réalisation : Kenji Misumi

Scénario : Kaneto Shindô

Avec : Miwa Takada, Masahiko Tsugawa

Jolie histoire d’amour entre une maiko et un samouraï sans le sou en plein chaos « révolutionnaire » (une sorte de Vanina Vanini au crépuscule de l’époque Édo). La première abrite le second alors qu’il cherche à échapper aux hommes du shogun, et cette rencontre fortuite sera le point de départ d’une histoire d’amour platonique (parce qu’ils sont sages et que cela permet d’insister sur leur jeunesse et leur innocence commune dans un monde dégénéré). Les choses se compliquent pour les deux tourtereaux quand ils décident de se voir en cachette tous les 8 du mois sur les marches menant à un temple où celle qui est destinée à devenir geisha va prier pour son père malade…

Car parallèlement à leur bien innocente idylle qu’ils savent éphémère pour n’être ni l’un ni l’autre maître de son destin, deux événements menacent leur bonheur. D’abord, le jeune samouraï sans le sou qui a rejoint un clan dissident cherchant à faire tomber le pouvoir en place assiste à la couardise d’un de ses leaders en le voyant fuir discrètement le champ de bataille. Puis, cerise sur le gâteau, le même leader s’entiche de la jolie maiko et projette (parce que lui a les moyens de se le permettre) d’acheter ses faveurs comme tout homme de pouvoir qui se respecte (ce sont — paraphrasés au katana — ses propres mots).

Le leader insurrectionnel ne tarde bien sûr pas à apprendre que les deux amoureux fricotent dans leur coin et comme un riche trouillard a souvent d’autres vices à son arc, le voilà qui complote bassement pour se débarrasser du garçon en l’envoyant dans une opération suicide à l’assaut de l’ennemi… L’amoureux échappe de peu à la mort, mais le saligaud apprenant la nouvelle compte alors se servir de la fille comme appât pour le retrouver et lui trancher la queue (le chignon, ou la tête, alouette). Vous connaissez la suite. Ces histoires finissent toujours en combat de coqs.

Si l’histoire est délicieuse et, somme toute, assez classique, elle l’est déjà beaucoup moins dans son ton et dans sa mise en œuvre à l’écran. Écrite par Kaneto Shindô, on y reconnaît une tonalité tragique, brutale, naturaliste et humaniste, loin des fantaisies romantiques et chevaleresques du genre. L’ajout d’une voix off illustrant les pensées et les doutes du jeune samouraï donne des accents de film noir étonnant, surtout au début du film, quand il adopte une atmosphère presque contemplative et épique (au sens brechtien, la voix off forçant la distanciation) alors que les personnages sont plongés dans une mission dangereuse (pour faire court : en plein guet-apens contre les hommes du shogunat, le garçon est tout occupé à se poser des questions existentielles et s’interroge sur la manière dont il en est venu à intégrer la profession de samouraï).

Le générique dans les hautes herbes semble d’ailleurs presque avoir donné des idées pour Onibaba que Shindô réalisera peu de temps après.

On y retrouve très peu la patte de Misumi dans le film, et pour cause, en plus d’un scénario plein d’audaces formelles, la photographie n’est pas assurée par son plus fidèle compère, Chikashi Makiura, mais par Shôzô Honda, avec qui il n’a collaboré que six fois, dont une seule pour un film majeur, l’année qui précède, avec Tuer. Comme Kaneto Shindô en avait déjà écrit le scénario, on peut imaginer que le studio créait ainsi des équipes sur quelques mois afin de voir ce qui marchait le mieux. Pas sûr que le goût de Shindô à proposer sans cesse des choses différentes et à sortir des clous permettait en revanche d’assurer une continuité dans ces collaborations… (Il faudra attendre Le Temple du démon pour que Misumi et Shindô collaborent à nouveau sur un film d’importance.)

À voir également, comme toujours si on considère que Misumi était loin d’être le seul maître à bord dans une logique de production de studio, jusqu’à quel niveau le scénario de Shindô allait dans les propositions de découpage (il n’y a pas de scénario standard, certains sont limités, d’autres très précis sur le découpage) parce qu’en plus du côté film noir existentiel et romantique (avec Vanina Vanini, on pense aussi beaucoup aux Amants de la nuit de Nicholas Ray), on y retrouve quelques notes « nouvelles vagues » inattendues. C’est loin d’être singulier pour l’époque, mais les studios restaient plutôt hermétiques à ces expérimentations. Shôzô Honda propose des plans souvent radicaux dans le choix de leur échelle, tardant souvent en longueur et évitant la facilité du champ-contrechamp ou l’énergie d’un découpage nerveux. Un choix qui peut se comprendre pour les séquences entre les deux amoureux, mais pour les séquences brutales et chaotiques (donc réalistes) de duels au sabre, cela n’a rien d’habituel, et cela colle en fait très bien à l’idée de mise à distance de l’action déjà présente dans la forme d’écriture de Shindô. J’ai souvenir peut-être de voir les films de Tomu Uchida et peut-être d’Eiichi Kudô adopter cette approche critique vis-à-vis de la violence comme pour ne pas la magnifier et en montrer au contraire toute l’horreur.

Pour coller à cette noirceur peu commune, Misumi n’a pas pu diriger ses acteurs habituels, souvent spécialistes d’un jidaigeki plus classique, plus respectueux des codes hérités du kabuki et versant parfois vers l’humour. À peine retrouve-t-on avec plaisir le joli visage poupon de Miwa Takada, tête d’affiche ici qui a quelques fois fréquenté les plateaux dirigés par le cinéaste dans des rôles secondaires (Zatoichi, La Famille matrilinéaire, Le Combat de Kyoshiro Nemuri, Le Démon du château de Sendai, Les Deux Gardes du corps). En dehors de vagues seconds rôles, on y trouve peu de têtes familières des productions auxquelles Misumi a participé. C’était peut-être d’ailleurs indispensable ici afin de pouvoir coller au mieux au réalisme des séquences tant d’action que d’amour.

Un film assez singulier donc, capable de marier l’apprêté de la violence, la noirceur politique quasi existentielle des luttes de pouvoir, avec l’innocence d’une relation toute simple et la beauté parfois de certains plans à couper le souffle (magnifique séquence sous la neige avec des flocons gros comme des plumes tombant au ralenti sur les amoureux marchant vers le temple).


La Courtisane et l’Assassin, Kenji Misumi (1963) Maiko to ansatsusha | Daiei


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Macadam à deux voies, Monte Hellman (1971)

Note : 4.5 sur 5.

Macadam à deux voies

Titre original : Two-Lane Blacktop

Année : 1971

Réalisation : Monte Hellman

Avec : James Taylor, Warren Oates, Laurie Bird, Dennis Wilson

— TOP FILMS

Formidable. Nouveau jalon décisif dans l’histoire du cinéma américain et du Nouvel Hollywood, assez peu conforme par ailleurs à la logique de la politique des auteurs (beaucoup de ces cinéastes de la nouvelle vague américaine ont réalisé leur meilleur film à cette période sans forcément bien convaincre par la suite).

Je n’ai absolument aucune appétence pour les bagnoles, mais il faut avouer que le road movie est fait pour le cinéma, surtout pour ce cinéma du Nouvel Hollywood. Les États-Unis viennent de poser le pied sur la Lune, le vecteur du héros américain pouvait-il encore être ce bon vieux canasson de western ?

« Avant le tournant des années 65-70, il y a quelques précédents où des autos filmées « on location » permettent au récit de gagner en réalisme : mais le véritable précurseur semble être Bullitt sorti en 1968 (dans Bonnie and Clyde par exemple, sorti en 1967, les scènes en voiture sont des transparences), on n’avait sans doute pas encore généralisé les différentes techniques comme les remorques, les plateformes ou les dispositifs attachés sur le toit, les portières rendant possible les plans d’acteurs positionnés dans un véhicule en mouvement avec un arrière-plan bien réel… En Europe, les diverses nouvelles vagues filment depuis un moment à l’intérieur des voitures (À bout de souffle, par exemple).

Mais c’est donc à Hollywood que le road movie (avec ce fort vecteur identitaire de l’American way of life qu’est la bagnole) évoluera de pair avec la nouvelle révolution des studios.

Si Dustin Hoffman semblait avoir un abonnement avec une compagnie de bus (plus facile de placer une caméra dans la rangée centrale pour la fin du Lauréat ou de celle de Macadam Cowboy), si Easy Rider a enfoncé le clou avec les deux roues avec ses séquences de travelling d’accompagnement, et si au cours des années 50 et 60, on multiplie les timides tentatives, en 1967, avec la séquence d’introduction de Dans la chaleur dans la nuit, le directeur de la photographie Haskell Wexler prouve qu’on peut placer une caméra sur le siège passager d’un véhicule en mouvement dans un film de studio et en couleurs (on remarque au passage que c’est Warren Oates qui est déjà au volant). En 1969, alors que Disney en est encore à filmer ses séquences pour Un amour de coccinelle avec des transparences que l’on jugerait datées aujourd’hui, Haskell Wexler passe à la réalisation et montre à Hollywood que la conversion aux techniques européennes est moins compliqué qu’un passage au système métrique : l’introduction et la dernière scène de Medium Cool dans lequel les deux protagonistes sont filmés en champ-contrechamp à l’intérieur de leur véhicule donnent un meilleur aperçu de ce que les productions s’autoriseront désormais à faire. Entre-temps, en 1967, Stanley Donen avait tourné dans le sud de la France avec une équipe britannique Voyage à deux : on est loin de Hollywood et de la contre-culture, mais le caractère hybride du film et sa manière tout européenne de filmer les extérieurs laissent entendre que l’on n’a plus besoin de s’enfermer dans des studios avec une transparence pour simuler l’intérieur d’un véhicule (Psychose paraît déjà loin : avant de faire « slash », la mode n’est plus au thriller psychologique, mais à la carte postale mobile et réaliste à la James Bond — tournant qu’avait pourtant timidement initié le réalisateur britannique avec La Mort aux trousses).

Et maintenant que tout le monde a compris que c’était possible d’adopter ces techniques, alors rattachées aux films européens (et plus seulement aux nouvelles vagues : L’Homme de Rio, Z, Le Casse, grâce à Remy Julienne, etc.), dans des productions grand public, ça va être le grand embouteillage à l’orée de la nouvelle décennie.

Filmées essentiellement comme un film européen (pellicule couleur, mais caméras mobiles), les séquences sur la route dans Cinq Pièces faciles sont tournées en décors naturels et à l’intérieur même du véhicule à la manière de Bullitt et du début de Dans la chaleur de la nuit. Une partie non négligeable du film sorti en 1970 est consacrée au voyage de retour du personnage principal vers la maison familiale. La même année, John Cassavetes n’a aucun mal à placer une caméra sur la portière d’une voiture pour filmer ses trois acteurs dans Husbands. Sorti l’année suivante et plus spectaculaire que deux films adoptant dans les grandes lignes les techniques européennes (Cinq Pièces faciles et Husbands), les séquences de course-poursuite tournées à New York pour French Connection répondent à celles tournées trois ans plus tôt à San Francisco pour Bullitt. Toujours en 1971, La Dernière Séance de Peter Bogdanovich pourrait être un film italien des années 60 tant on y filme sans contraintes les passagers dans leurs véhicules (dans son film précédent, Targets, en 1968, Bogdanovich avait déjà réuni deux éléments essentiels de la culture américaine, le fusil et la voiture : le tueur, ironiquement, tirera d’abord et au hasard sur des voitures passant devant lui sur l’autoroute, puis se rendra dans un drive-in pour achever son massacre). Toujours en 1971, mais tourné cette fois pour la télévision, Duel de Steven Spielberg est entièrement filmé sur la route en adoptant ces nouveaux usages (le réalisme au service du thriller). Référence dans le genre et sorti là encore en 1971, Vanishing Point aurait pu tout aussi bien croiser la route des automobilistes de Macadam à deux voies : crossover improbable, les deux films parcourent l’Amérique d’un endroit à un autre, mais en sens inverse. Même les séquences de bolides dans THX 1138 sont tournées de manière réaliste (le réalisme au service du film d’anticipation).

Sur ce sujet, lire plus en détail : Transparences et représentation des habitacles dans le cinéma américain

Bref, voilà le contexte dans lequel a été tourné Macadam à deux voies : une grande effervescence autour des films routiers s’est emparée des studios (ou des réalisateurs de la nouvelle génération, devrait-on dire). Juste avant le premier choc pétrolier, et cela, l’année même du pic de production américain (1971), il était temps. (Ironiquement, là où, en 1972, La Dernière Maison sur la gauche était peut-être annonciateur de quelque chose, ce serait la panne d’essence.)

Pour le reste, le film est bien représentatif de l’air du temps. S’y retrouve à l’écran le même nihilisme désabusé de Cinq Pièces faciles, une écriture qui fonctionne par petites touches impressionnistes (pas d’enjeu clairement défini dans une partie introductive comme attendu dans un récit classique), un peu comme dans Le Plongeon (une halte après l’autre). On sent l’influence d’un Antonioni ou d’un Bresson sur la forme narrative du film : le passé ou les intentions des personnages n’apparaissent que fugacement, ce qu’on en apprend pourrait tout aussi bien n’être que des mensonges (le personnage de Warren Oates, GTO, parle beaucoup et, chaque fois, c’est une nouvelle version qui surgit) ou des métaphores (chaque pèlerin picoré sur le trajet semble tout droit sortir d’un catalogue de la déprime américaine). On expose ainsi les conséquences d’épisodes ou de décisions passées, jamais les causes : à nous d’imaginer ce qu’ils font et pourquoi. Le plus probable, c’est même en un sens que le récit soit purement conceptuel et que si les personnages ont si peu de consistance, c’est qu’on veut en faire des fantômes ou des archétypes. Le défi lancé de rejoindre Washington DC le premier pourrait faire office d’objectif clair, comme dans Vanishing Point sorti la même année, mais on s’aperçoit très vite là encore que ce n’est qu’un prétexte à aller de l’avant, rouler, sans finalement avoir à trop se préoccuper de quoi que ce soit. Même l’histoire d’amour amorcée (sorte de ménage à quatre avec une roue voilée) patine, et on ne la relance sur la fin que pour trouver un vague motif de jalousie et forcer une réunion vite avortée. Cinéma existentialiste ou nihiliste, c’est au choix. D’ailleurs, le film s’achèvera avant même le franchissement de cette ligne d’arrivée désignée, preuve que l’objectif était illusoire. Montrer l’errance de quatre personnages à côté de leurs pompes, illustrer l’incommunicabilité qui les caractérise : voilà finalement le seul et maigre crédo du film. « Aujourd’hui, maman est morte. Il a fallu changer une pièce du carburateur. »

Ce tableau d’une Amérique pas encore en crise composé de quatre paumés qui ne partagent pas grand-chose sinon des banquettes avant et quelques repas, c’est en détail : deux autistes passionnés de mécanique et de conduite, une ado en pleine crise existentielle probablement en fugue, et un quarantenaire bourgeois semble-t-il déclassé qui pourrait être le cousin du personnage de Cinq Pièces faciles (il dit avoir gagné son auto aux jeux alors qu’il semble au contraire avoir tout perdu sauf le besoin, pour combler son existence misérable, de se faire mousser en ramassant tout ce qu’il trouve sur la route afin de leur raconter une version alternative de sa petite histoire). Quand tu commandes un double Macadam cowboy au comptoir du Nouvel Hollywood, on te sert un Macadam à deux voies. Le plus étonnant, c’est qu’on finit par s’attacher à ces quatre désaxés. « Ton Paris-San Francisco s’est bien passé ? » « J’ai rencontré quatre gusses étranges, mais sympathiques. L’un d’eux était particulièrement bavard. Il venait de perdre sa mère. Au moins pour la quatrième fois. »

Avant Profession : Reporter, Antonioni avait sorti Zabriskie Point, beaucoup moins convaincant à mon sens, mais Macadam à deux voies aurait tout aussi bien pu être réalisé par le cinéaste italien. Bresson, Antonioni : le Nouvel Hollywood a enfin pris le train en marche de l’incommunicabilité, même si ce sera beaucoup plus épisodique et limité aux années 70 (quoique, avec Jim Jarmusch, on y est totalement).

On peut imaginer que Easy Rider ait également eu une importance capitale dans l’inspiration du film, mais celui de Denis Hopper (voire un film comme The Endless Summer) était clairement fait dans une veine hippie : la fugue, la drogue, le sexe étaient encore synonymes de liberté. Après le meurtre de Sharon Tate en 1969 et la défaite de l’armée américaine au Vietnam, si le Nouvel Hollywood poursuit son chemin sur les routes, ce n’est déjà plus du tout avec la même insouciance ou les mêmes aspirations (manquait déjà une frange de la culture de ces années décisives pour les droits humains : des cinéastes femmes — en dehors de Wanda, c’est le calme plat et le mouvement restera longtemps une révolution d’hommes).

C’est bien un souffle de déprime et de sinistrose qui s’installe peu à peu dans une Amérique touchée par la crise pétrolière, les scandales politiques et la guerre du Vietnam. Le film de Monte Hellman (ce que n’était pas du tout Vanishing Point) était déjà dans le début de ce parcours qui prendra fin en partie avec La Guerre des étoiles. En 1978, Big Wednesday aura la charge de fermer la vague avec un dernier film d’errance et de mecs obstinés : les années Reagan remettront le fric et le happy end sur le devant de la scène.

On rêverait d’assister aujourd’hui à un tel regain créatif dans les productions américaines. À croire que toutes les révolutions ne sont possibles que si elles sont avant tout techniques. Est-ce que le numérique a apporté quelque chose de plus aux cinéastes ? Eh bien, pas vraiment. Ah, si, désormais on commente les sorties cinéma sur YouTube et sur des blogs. On a la révolution qu’on mérite. J’attends l’article : « Une certaine tendance du cinéma à se foutre des enjeux environnementaux et sociétaux d’un monde qui part en sucette ».

À noter que la gamine du film en couple un moment avec le réalisateur (c’est très « politique des auteurs », ça) s’est suicidée quelques années plus tard. Quant à Monte Wellman : ses deux (mauvais) westerns tournés avec Jack Nicholson avant celui-ci auraient été remarqués en Europe dans les années 60, mais à peine dans son pays ; et en dehors de Cockfighter, tourné trois ans plus tard, sa filmographie semble hautement dispensable. L’air du temps a parfois plus de talent que les individualités… Le film est par ailleurs produit par Gary Kurtz, bien connu des amateurs de Star Wars : grand amateur de bolides et soucieux de se refaire après l’échec de THX, George Lucas avait fait appel à lui dès American Graffiti, version volubile, nostalgique et sédentaire de Macadam à deux voies. Le road movie circulaire, le cinéma en parc d’attractions, ce sera presque une rengaine dans le cinéma de Lucas.

Le public s’y retrouve : certains des visages de la contre-culture se sont perdus sur la route ; ceux qui ont su retomber sur leurs pattes, s’adapter aux nouvelles règles, aux nouvelles époques, aux aspirations du public, ont fini par prendre les commandes. En 1971, Monte Hellman réalisait Macadam à deux voies, George Lucas réalisait THX 1138, Steven Spielberg réalisait Duel, William Friedkin réalisait French Connection, Peter Bogdanovich réalisait La Dernière Séance et Richard C. Sarafian réalisait Vanishing Point : 6 roues motrices, 2 voies vers les sommets. Plan d’ensemble : pendant que les quatre autres prennent un snack sur une aire d’autoroute, George se débarrasse de son barda rempli d’incommunicabilité et de techniques de montage savantes, puis prend place à l’arrière de la moto de Steven. « J’arrête les conneries. Back to the past, Stevie. »

« It’s far far away, Luke. »


Macadam à deux voies, Monte Hellman 1971 Two-Lane Blacktop | Michael Laughlin Enterprises, Universal Pictures

Kôchiyama Sôshun (Priest of Darkness), Sadao Yamanaka (1936)

Note : 4 sur 5.

Kôchiyama Sôshun

Titre original : Kôchiyama Sôshun

Aka : Priest of Darkness

Année : 1936

Réalisation : Sadao Yamanaka

Avec : Chôjûrô Kawarasaki, Kan’emon Nakamura, Shizue Yamagishi, Setsuko Hara

Yamanaka avait vraiment un petit quelque chose qui le rendait unique. Son écriture resserrée faite de quatre ou cinq phrases tout au plus dans un même espace, cassant parfois les espaces en deux en faisant interagir des personnages d’une pièce à une autre pour forcer un montage ; une voix off ; ces montages alternés constants entre différentes pastilles de séquences rappelant parfois la bande dessinée (procédé déjà présent dans Le Pot d’un million de ryôs) ; et c’est du grand art.

Alors, oui, arrive un moment où l’on est peut-être plus ou moins perdu au milieu de tous ces personnages évoluant au sein de cet étonnant canevas. Chacun cherche à tirer les ficelles à lui ou à pousser les autres à la faute comme dans un jeu de mikado géant, mais au fond, à l’image d’un Grand Sommeil, peu importe. Car c’est la fascination pour toute cette agitation polie qui fascine, pour ce grand château de cartes savamment bâti dont on attend qu’une chose, qu’il s’écroule…

Certains se contentaient de réaliser du théâtre filmé à l’arrivée du cinéma parlant, Yamanaka avait inventé, lui, une forme hautement cinématographique : un personnage arrive dans un lieu, celui-ci échange trois phrases avec un autre, hop, on passe à une autre séquence, et rebelote. Un pion après l’autre. Case après case. Fascinant.

Ce passage rapide d’un lieu à un autre avec une idée fixe en tête, conjuguée parfois aux idées fixes d’autres personnages, c’est un type de récits qui fera, longtemps après, le succès de Tora-san, le sentiment d’urgence peut-être en moins (on en retrouve également des traces dans la série des films Zatoïchi, dans La Vie d’un tatoué, ou dans La Forteresse cachée, typique d’une écriture en feuilleton).

Le récit ne manque pas non plus de mélanger les genres (autre spécificité du Pot d’un million de ryôs), un peu de comédie, de romance, et de faire intervenir dans l’intrigue tous les archétypes possibles, des gangsters, aux geishas, en passant par les samouraïs ou les commerçants. On remarque aussi très vite le jeune minois de Setsuko Hara qui commence dans l’histoire par être le personnage en quête (de son frère) pour finir par être recherchée à son tour… Du Titi et Gros Minet avant l’heure.

Le film est le fruit de l’adaptation d’une pièce de kabuki de Mokuami Kawatake, signée Shintarô Mimura comme les deux autres films référencés de Sadao Yamanaka (vingt ans plus tard, le scénariste participera au chef-d’œuvre de Tomu Uchida, Le Mont Fuji et la lance ensanglantée).


Kôchiyama Sôshun (Priest of Darkness), Sadao Yamanaka (1936) | Nikkatsu


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1936

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