Colossus, Le Cerveau d’acier, Joseph Sargent (1970)

Note : 3.5 sur 5.

Le Cerveau d’acier

Titre original : Colossus: The Forbin Project

Année : 1970

Réalisation : Joseph Sargent

Avec : Eric Braeden, Susan Clark, Gordon Pinsent

C’est toujours fascinant de voir les préoccupations illustrées dans la science-fiction sur ce qui, en partie, a fini par prendre forme dans le monde réel. Le roman dont est inspiré le film précède celui d’Arthur C. Clarke, mais on retrouve bien des éléments de 2001, surtout à la fin quand le superordinateur a pris le contrôle de la planète et adopté une voix synthétique. D’autres éléments du film se retrouvent dans pas mal de films suivants et initient, avec Airport, la mode des films apocalyptiques (Point limite, sorti en 1964, était, à sa manière, précurseur, sans déclencher toutefois cette mode qui traversera les années 70). On pense à Wargame, bien sûr (guerre nucléaire « jouée » par un superordinateur), à l’ordinateur de bord, Maman, dans Alien (on y retrouve surtout des codes visuels et sonores qui semblent bien dépassés aujourd’hui), à Terminator (la machine intelligente à qui on a laissé trop de pouvoir et qui finit par prendre le contrôle total de la planète en réduisant l’humanité à l’esclavage), au Syndrome chinois (un bunker surprotégé censé centraliser toutes les commandes servant au contrôle d’un monstre — qu’il soit bien réel et finisse par envahir Manhattan, ou une machine — et qui finit, après une erreur technique ou humaine, par échapper à la vigilance de ses maîtres — le scénariste/adaptateur de Colossus réalisera Le Syndrome chinois).

Parmi les aspects du film qui ont envahi notre quotidien, on peut citer pêle-mêle : une forme primitive d’Internet (avec ses centres de données et son système de communication global), les visioconférences, la vidéosurveillance, les ordinateurs personnels (le système à la voix est assez peu répandu, mais avec l’IA cela va sans doute tendre à se développer) et bien sûr l’IA avec tous les questionnements qui accompagnent son développement. Les interrogations soulevées par le film sont, en ce sens, encore bien actuelles. Dans l’interface de la machine, on en viendrait même à se demander si certains éléments ou propriétés n’ont pas servi de modèle, au moins dans la désignation des choses, aux ordinateurs et aux systèmes d’exploitation futurs. Est-ce que c’est la science-fiction qui s’inspire du réel ou est-ce que c’est le réel qui s’inspire de la science-fiction ?

Le film en lui-même n’est pas mauvais, mais il souffre de la comparaison avec les films du même type qui arriveront après et qui déploieront des moyens plus importants. On entre très vite dans le vif du sujet, avec une défaillance immédiate quand l’ordinateur découvre qu’il dispose d’un double de l’autre côté du rideau de fer. Les quelques minutes qui suivent sont peut-être les plus intéressantes : l’ordinateur se découvre une conscience et des aptitudes nouvelles avant d’imposer ses choix aux deux puissances (on retrouve un côté Premier Contact : on remplace l’altérité extraterrestre avec celle de la machine développant un langage propre). Là où ensuite une production répondant plus clairement aux codes des thrillers apocalyptiques aurait resserré l’intensité et joué sur le suspense, Colossus prend un détour qui peut passer aujourd’hui pour étrange : l’intrigue se resserre sur un couple de techniciens et multiplie les ellipses temporelles avant de se finir sur un finale glaçant, mais assez peu paroxysmique. Cette fin pose au moins une nouvelle question : le prix de la paix et du progrès ne peut-il prendre d’autre formes qu’une dictature ? Elle semble lancer un défi à l’humanité : « Réglez vos problèmes, sinon voyez ce qui nous attend ! » Or, l’humanité en question, il semblerait qu’elle ait décidé de mettre son destin entre les mains d’autres Forbin : toujours fascinés par le culte de l’entrepreneur vaguement scientifique, on se laisse subjuguer par des Musk ou des Bezos au lieu de répondre aux urgences du monde et régler la paix dans le monde, le réchauffement climatique, et tutte le cose.

« Colossus Shrugged », en somme : le pire de la science-fiction n’a pas été imaginé par les maîtres du genre, mais peut-être bien, involontairement, par Ayn Rand pour La Grève… « Qui aurait pu prédire » dans les années 70 que la menace principale en 2020 ne serait pas un superordinateur, mais l’homme prétendument super-intelligent qui l’aurait mis en place ? La première menace, ce ne sont pas les machines, mais bien les hommes que l’on vénère et qui nous vendent des illusions. Dans Frankenstein, le danger, est-ce la créature ou Frankenstein même qui l’incarne le mieux ?

Bref, on fonce droit à la catastrophe. Et elle viendra bien de l’homme, pas de la machine. Colossus n’en est pas encore là, et les films catastrophe à venir traiteront rarement les catastrophes telles qu’on les vit un demi-siècle plus tard. Une occasion manquée : l’âge d’or du genre a eu lieu précisément lors de la décennie de la prise de conscience des effets du réchauffement climatique et de la course irrationnelle vers une croissance infinie (conclusions du Club de Rome et premières mises en garde des climatologues au milieu des années 70).


Le Cerveau d’acier, Joseph Sargent (1970) Colossus: The Forbin Project | Universal Pictures

X-Files, Chris Carter (1993-2018)

Note : 4 sur 5.

The X-Files

Titre français : Aux frontières du réel

Année : 1993-2018

Création : Chris Carter

Avec : Gillian Anderson, David Duchovny

Brève réponse à un épisode du Podcast C’est plus que de la SF dédié à un épisode de X-Files. (J’essaierai de revenir sur cette page en cas de nouveaux commentaires concernant la série.)

La réussite de duo de personnages doit aussi beaucoup à l’humour. Si la série s’inspire d’autres univers d’horreur SF, à l’image de Star Wars, elle convoque aussi les joyeux duos d’acteurs de l’âge d’or de la comédie américaine. Leia/Solo = Mulder/Scully.

Et paradoxalement, on peut imaginer qu’une partie de l’humour qui sera de plus en plus prononcé soit dû, là encore, comme dans Star Wars, aux acteurs, incrédules face à la qualité qu’ils présumaient des histoires qu’ils interprétaient.

Cela donne un second degré et une autodérision typique des screwball comedies des années 30 et 40 comme New York – Miami (les acteurs pensaient de la même manière participer à un film sans importance – typique chez les acteurs : on se relâche, on ne force pas, et cette simplicité se traduit par une connivence sur le plateau), The Thin Man ou La Dame du vendredi. Un critique américain parle même pour certains de ces films de « comédies du remariage ». On y est totalement avec X-Files.

Un homme et une femme qui n’arrêtent pas de s’opposer, de se contredire, de finir les phrases de l’autre, de prévoir les écarts de l’autre, qui partagent les routines de l’autre parfois avec un pince-nez, mais qui s’adorent sans se l’avouer.

Ce n’est pas surprenant si David Duchovny a connu par la suite le succès avec une autre série humoristique (et pas que). Il avait ce second degré souvent dépourvu à l’horreur SF qui a permis à la série de prendre une autre dimension en rendant possibles des niveaux de lectures supplémentaires là où les mauvaises séries sont plus limitées.

Dans War of the Coprophages, notamment, on sort totalement du cadre balisé de la série pour tirer vers la screwball (voire le n’importe quoi). Signe que c’était un peu les acteurs qui avaient pris les commandes.

Et au fond, X-Files, grâce à ces écarts humoristiques et à son duo vedette, est parvenue à revenir à l’essentiel : les meilleures histoires peuvent souvent se résumer par « un garçon rencontre une fille ».


X-Files, Chris Carter (1993-2018) | 20th Century Fox Television, Ten Thirteen Productions


Sur La Saveur des goûts amers :

La prise de pouvoir des séries

Liens externes :


Ahsoka, Dave Filoni (2023)

L’ombre de Clone

Note : 2.5 sur 5.

Ahsoka

Année : 2023

Réalisation : Dave Filoni

Avec : Rosario Dawson, Natasha Liu Bordizzo, David Tennant, Mary Elizabeth Winstead

« Ne m’appelez plus jamais Snips, la vigueur, elle m’a laissé tomber. Ne m’appelez plus jamais Snips, c’est ma dernière volonté. »

Le personnage d’Ahsoka a mis plusieurs saisons à s’imposer dans Clone Wars avant de devenir peut-être un des personnages les plus représentatifs de la saga. Elle apparaît d’ailleurs dans la plupart des séries Star Wars depuis sa première apparition en 2008, c’est dire si le personnage a pris de l’importance. Au point de s’interroger sur la place centrale qu’elle occupe auprès des autres personnages historiques de la saga. Dans les années 80, on pensait que le personnage central de la saga, c’était Luke. Puis dans les années 2000, Lucas a recentré Star Wars autour d’Anakin. Aujourd’hui, avec l’omniprésence d’Ahsoka dans les séries en parallèle des films où elle n’apparaît pas, on pourrait se demander si ce n’est pas finalement elle qui en est le centre d’attraction principal…

Ahsoka serait la face à la fois lumineuse de l’univers créé par George Lucas (car elle est réellement, elle, indépendante et honnête face aux deux forces souvent politiques qui s’opposent pour le plus grand malheur de tous les citoyens) et une sorte de face obscure, car longtemps invisibilisée au profit des seuls mecs de la saga. Et quand vient l’idée à Disney de proposer des films centrés sur des personnages féminins, elle, autour de qui tourne tout l’univers « série », ce n’est toujours pas elle qui est mise en avant. Il ne faut pas nier l’importance du personnage de Leia dans la culture collective à la fin du XXe siècle, mais celui de sa mère, tout en en partageant certains aspects, retombait beaucoup dans la caricature du personnage décoratif féminin. Ce retour au premier plan, dans Star Wars, d’un personnage féminin volontaire et indépendant comme Ahsoka, développé tout au long des séries jusqu’au développement d’une série dédiée, est donc une belle revanche. Au point, là encore, qu’on pourrait se demander si ce n’est pas finalement à elle qu’incombait la charge de ramener l’équilibre dans la Force…

Malheureusement, de toutes ces jolies promesses qui faisaient la réussite des dernières saisons de Clone Wars, il n’en reste plus grand-chose dans la série éponyme. Le personnage, autrefois si actif et déterminant dans un monde en lutte avec le chaos, malmené par les différentes forces en présence, se contente de croiser ici les bras et de prendre un air détaché à la Mace Windu. « Une menace rôde : enquêtons. » On a connu plus enthousiasmant comme point de départ à une histoire. L’ancienne Jedi repentie, foncièrement indépendante et honnête, se mue ici en une sorte de Ben Kenobi bis ; et ses retrouvailles avec un autre personnage féminin qui faisait toute la réussite de Star Wars Rebels, Sabine, font pschitt. Pire, on y évoque brièvement une relation à peine dessinée dans Rebels entre apprentie et maître, en suggérant que Sabine n’aurait pas été jugée apte à se former à la Force à cause de la perte de sa famille et de son caractère mandalorien assez peu conforme à l’esprit des Jedis. En soi, bien que cela soit du réchauffé, ce n’est pas inintéressant, mais c’est peut-être cette histoire qu’il aurait alors fallu raconter.

Pas celle de Game of Thrawn.

Et c’est d’autant plus frustrant ou incompréhensible que si on voit dans Star Wars Rebels la Mandolorienne s’exercer au sabre laser, il n’a jamais été fait mention quelque part d’éventuelles aptitudes de sa part à manier la Force (ou j’ai manqué un épisode).

Pour ne rien arranger, à mesure qu’on avance dans cette première saison, on perd peu à peu de vue cette thématique d’une relation entre maître et élève pour laisser plus de place à un autre sujet (la menace de Thrawn). On nous dit de cette relation qu’elle est conflictuelle, mais on ne nous en montre réellement jamais les causes. À défaut de centrer le récit sur des épisodes cruciaux dans la vie d’Ahsoka, encore aurait-il fallu développer, dans cette première saison, le sujet tel qu’il semblait nous être annoncé dans son introduction. À quoi bon initier une intrigue en en introduisant des enjeux spécifiques et accaparer l’esprit des personnages principaux et du public à une autre quête ? Dès que les deux personnages féminins principaux se séparent et que Thrawn et Ezra font leur retour, on comprend vite que ce sujet, ce lien entre maître et élève, sera repoussé à une saison suivante ou n’était qu’une fausse piste (ce qui n’aurait pas été bien finaud). Étant réunies à la fin de cette première saison, on peut imaginer que le sujet soit un arc narratif fort de l’ensemble de la série, mais force est de constater qu’on ne nous en a pas donné pour notre argent et que ce manque pèse immanquablement sur l’appréciation de cette première saison.

Difficile de courir deux lièvres à la fois. Le conseil de Huyang aux deux protagonistes de ne pas se séparer, les scénaristes auraient mieux fait de se l’appliquer à eux-mêmes. Dans la trilogie initiale, Luke se sépare de ses amis seulement dans le second volet. Un premier film, une première saison, une introduction, ça sert au contraire à créer des liens entre les personnages. Séparez-les et vous perdez l’occasion de développer une relation forte entre eux (et, par identification, avec le spectateur). Faire de Sabine une captive n’aide pas beaucoup plus à ce qu’on s’enthousiasme pour son personnage. On s’attache rarement à des personnages rendus impuissants. Même coupé de son maître, on aurait gagné à la voir plus volontaire et proactive comme elle en avait fait la preuve dans la série Star Wars Rebels. Si le conflit qui opposait Sabine à Ahsoka portait sur la capacité de Sabine à s’émanciper de son caractère mandalorien, il y avait une logique à la voir adopter à la perte de son maître des réflexes mandaloriens. Au lieu de ça, elle se soumet un peu trop facilement à ses opposants, espérant y retrouver son vieil allié, Ezra. Sans arrière-pensées, sans ruse, sans roublardise qui caractérisait aussi son personnage dans la série animée, on ne retrouve pas la Sabine qu’on connaît et qu’on avait appris à apprécier. (De leur côté, ceux qui auront fait l’impasse sur les séries animées seront bien en peine pour y comprendre quelque chose.)

On ne gagne jamais à soumettre ses personnages principaux… Et Ahsoka se retrouve tout aussi impuissante : c’est Sabine qui parvient à décoder seule la carte des étoiles ; elle délègue beaucoup la formation de son apprentie au robot Huyang ; elle est laissée pour morte, et c’est son ancien maître qui lui fait la leçon en apparition ; ce sont les « baleines de l’espace » qui la véhiculent vers le lieu où il faut être… Bref, elle semble toujours avoir un temps de retard par rapport à ses opposants ou alliés. Cela pourrait être tout à fait compréhensible si on comprenait à travers l’interprétation de son actrice que cette impuissance subite l’affectait. Or, Rosario Dawson semble perméable à tout, rien ne la contrarie, son Ahsoka semble avoir atteint un niveau de sérénité tel que rien ne l’affecte. Même Yoda, placé face à des dilemmes, à l’incertitude, à des dérives, peut se montrer contrarié. Il est donc plus probable que cette étrange sérénité soit plus liée à une mauvaise écriture et à une mauvaise interprétation qu’à une forme de quiétude liée à la maîtrise de la Force du personnage… On est loin du personnage parfois révolté et indépendant rencontré dans Clone Wars qui forçait le respect.

Peut-être faudra-t-il attendre plusieurs saisons, comme pour Clone Wars, pour voir se dessiner quelque chose de plus enthousiasmant (le début de Clone Wars est nul, celui du Mandalorian aussi, Obi-Wan et Boba Fett, je n’en parle même pas). Mais à ce rythme, c’est à se demander si comme beaucoup de personnages de la saga, le sien n’est pas toujours meilleur que quand on parle de lui sans le voir (on passe notre temps à se demander ce que peuvent bien foutre tous ces Jedis retirés, ils méditent ?). Si ici Ahsoka se fait un peu voler la vedette par Sabine (et pas au point de la rendre beaucoup plus intéressante), c’est que c’est elle qui reprend le rôle de la rebelle. Ahsoka, elle, est devenue une incarnation de l’ordre (Jedi), un totem de sagesse qui avance péniblement. « Contemplons notre impuissance, moteurs coupés, portés par les baleines de l’espace ! Regardons les étoiles et croisons les bras ! » Joli programme, Snips. Des personnages, spectateurs heureux de leur propre impuissance…

En plus de ça, la série fait du surplace pendant toute la seconde moitié de la saison, une fois tous bloqués sur la planète-caillou. L’impuissance, toujours.

Dernier aspect raté de la série : la mise en scène. Le rythme est affreusement lent. On sent la volonté de créer une atmosphère pesante, mais Le Mandalorian, déjà problématique dans sa gestion du rythme, ne semble pas avoir servi de leçon. Tous les effets tombent fatalement à plat si les acteurs sont nuls, leurs répliques idiotes, les enjeux superficiels ou si la musique n’est pas capable de remplir ce grand néant.

Un des acteurs de la série The Expanse a hérité du rôle du sbire de Thrawn. Cela présage sans doute un développement, peut-être dès la saison suivante. Avec une trajectoire à la Boba Fett à prévoir : costume génial, personnage insipide. Comme Ezra d’ailleurs. Ce n’est plus une saga, c’est un club de rencontres. Disney, l’appli qui vous fait rencontrer vos personnages préférés et qui vous en fait rencontrer de nouveaux. À quoi voulez-vous que votre « date » ressemble ? Quel doit être son caractère ? Sera-t-il tenté par le côté obscur ? Voyageriez-vous avec lui pour toute une série dédiée ?… Et sinon, l’histoire, les enjeux, les conflits ? Tout ne peut pas reposer que sur les personnages. Ce qui les rend intéressants, c’est de les voir se révéler face à l’adversité. Sans environnement qui pousse le héros à l’action, sans dilemmes qui interrogent ses valeurs, sans opposants nouveaux et sans rencontres inattendues capables de modifier leur manière de voir le monde, pas de héros. Il est parfois reproché aux studios de contenter un certain public en ne lui proposant guère plus qu’un vulgaire « fan service ». À force de donner l’impression de ne pas prendre le soin d’établir autour des personnages des structures narratives consistantes, en obligeant le public à suivre toutes les séries dérivées de la franchise sans quoi il serait perdu (ce ne sont pas de simples clins d’œil, on fait appel à des événements développés dans les autres séries ou un personnage apparaît), on se rapproche de la gestion de patrimoine et du fan service, il faut le reconnaître. Qu’y a-t-il de réellement nouveau dans Ahsoka ? Tous les personnages se connaissent déjà ; ils ont une histoire commune dans les séries précédentes. Il est peut-être aussi un peu là l’échec de cette première saison.

Star Wars est un univers de jeunes premières bien burnées, de rebelles, de parias, avec des contrebandiers, des chasseurs de primes en arrière-plan, pas vraiment un univers de jeunes premiers. Malheureusement, Ahsoka n’est ici ni jeune, ni guère plus rebelle, et encore moins burnée comme elle a pu le démontrer par le passé.

Un regret alors peut-être. Cela aurait sans doute été plus couillu de proposer une trilogie sur ce personnage d’Ahsoka en prises réelles depuis son arrivée au temple Jedi, sa rencontre avec son maître, ses rapports souvent complices avec lui, mais aussi souvent conflictuels, le complot contre elle, sa prise d’indépendance, sa participation à la Rébellion, sa rencontre avec Sabine et son renoncement à la former, son opposition avec Maul et Vador, etc. Une histoire transversale à l’histoire skywalkeresque sur le personnage le plus indépendant et droit de la saga, voilà qui aurait été intéressant, même si fatalement, parfois, cela aurait fait écho avec de nombreux événements relatés soit dans les films soit dans les séries animées. S’il fallait encore s’en convaincre, Disney, au contraire de certains de ses meilleurs personnages féminins, n’a pas de couilles. Progressistes, mais pas trop : on veut bien raconter l’histoire d’une femme indépendante et rebelle, mais on racontera son histoire quand elle aura perdu de sa vigueur et qu’elle pourra faire la leçon aux jeunes (tout en comptant sur eux pour tirer les oreilles des méchants, ces ennemis d’un ordre qui nous est cher). « Ne m’appelez plus jamais Snips. Mais Ma’am. La vigueur, elle m’a laissé tomber. »

Gardons espoir pour la ou les saisons suivantes… Même si, l’espoir, de coutume, on le trouve à l’entame d’une série ou d’une trilogie…


Commentaire écrit en réponse à un épisode du podcast C’est plus que de la SF dédié à la série de Lucasfilm.


Ahsoka, Dave Filoni (2023) | Golem Creations, Lucasfilm

Avatar : The Way of Water, James Cameron (2022)

Viriland

Note : 1 sur 5.

Avatar 2

Titre français : La Voie de l’eau

Année : 2022

Réalisation : James Cameron

Avec : Sam Worthington, Zoe Saldana, Sigourney Weaver

Image de la virilité 

Qu’est-ce qui faisait la qualité de Terminator ? La vulnérabilité de l’humain venant du futur, nu et désarmé, venant y affronter une machine à l’apparence d’un zombie ou d’un Argonaute de Ray Harryhausen quasiment invulnérable.

Par la suite, dans le cinéma de James Cameron, en dehors de quelques éléments qui, épisodiquement, permettaient à ses films de sortir de l’ordinaire, il y a toujours eu cette marque très prononcée de la virilité envahissante (quitte à y intégrer des personnages féminins plus virils encore, cf. Vasquez dans Aliens ou un autre dans Abyss). Cameron a beau avoir mis en scène le second Alien, il n’en a probablement jamais reconnu la spécificité ; en tout cas, il lui avait apporté une touche supplémentaire, virile et belliqueuse, dont la franchise aurait pu tout autant se passer (même si l’idée de laisser des cinéastes poser leurs pattes sur la franchise donnera le ton pour les suivants).

Il y a chez Cameron un côté Roland Emmerich qui, en dehors de ses qualités intrinsèques, m’a toujours un peu rebuté. L’Allemand, comme le Canadien, cherche à se présenter plus américain que les Américains. Cameron semble ainsi être toujours dans la surenchère : ses femmes soldats doivent être plus badass que Ripley, ses effets spéciaux, plus innovants, et donc ses Américains, plus Américains que la moyenne, et plus cools aussi… Le personnage de Cameron, le prototype du personnage cameroonesque, c’est l’homme viril du Sud. C’est le soldat qui partage les valeurs de camaraderie, presque sportives, avec ses partenaires (tout dans les gesticulations des personnages de soldats rappelle l’univers du foot américain). On peut y voir une forme de constance et mettre ça au crédit d’un « auteur », mais à quel moment cela devient-il la spécificité, la marque d’un cinéaste, et à quel moment ce cinéaste se réfugie-t-il derrière des modes, des futilités ou des facilités en reproduisant des codes répétés par d’autres (Oliver Stone et John McTiernan en particulier), et à quel moment commence-t-il à se parodier lui-même ou à ânonner une partition lui ayant assuré un succès passé ?

On n’est plus en 1980. De Abyss à Titanic, Cameron a parfois su proposer autre chose que ces pitreries virilistes d’un autre siècle, ce qui lui permet (lui, au contraire d’autres cinéastes des années 80) de continuer à proposer ses horreurs bleutées au public. Et s’il le suit, c’est probablement uniquement parce qu’il s’intègre dans une autre mouvance du cinéma américain qui est celle des fantaisies (rendues possibles par les avancées technologiques dont, c’est vrai, il a participé). Si la mode s’essouffle un jour ou si, au contraire, d’autres viennent combler les failles des productions précédentes, rien ne dit que les « grands bleus » de Cameron fassent date. Justement, tout ce qui restera de ses films (l’histoire, les relations stéréotypées entre les personnages) n’aura-t-il pas affreusement vieilli ? La vulnérabilité de l’homme face à la machine, c’est un sujet universel. Roméo et Juliette transposée au microcosme en décomposition du Titanic, c’est universel. L’invasion d’un peuple par un autre, c’est universel. Mais l’invasion d’un peuple par un autre traitée à travers un prisme si démodé, l’est-ce toujours autant ?

Si Terminator tenait sa réussite de la vulnérabilité de son voyageur temporel (et de son personnage féminin, là encore, qui a des “couilles”), on retrouvait ça dans les Star Wars dont les types de relations inspirées des screwball comedies des années 30 mettront bientôt au placard les relations rétrogrades entre hommes et femmes redevenues la norme dans les années 70 malgré les mouvements de contre-culture qui foisonnaient à la même époque aux États-Unis (jusqu’à la Princesse Leia — qui n’avait rien du prototype de princesse des contes de fées, et tenait donc plus de la femme émancipée du cinéma pré-code —, cette contre-culture a surtout été, au cinéma, le fait des hommes : dans Bonnie and Clyde, dans Le Parrain ou dans Taxi Driver, on se rappellera du type de personnage qu’interprète Faye Dunaway, Diane Keaton et Jodie Foster ; Easy Reader est un trip entre potes, etc.). Je porte peut-être trop d’importance à la révolution qu’aurait pu susciter la nature du personnage de Leia sur la société, mais je reste pourtant encore persuadé aujourd’hui que c’est lui qui a permis l’enchaînement de tout ce qui suivra concernant la place de la femme au cinéma. Sans Leia, je ne suis pas sûr qu’on aurait eu ainsi immédiatement après le personnage de Ripley, ni même celui de Sarah Connor.

Les années 80 feront alors de la résistance, comme une forme de contre-réforme, en insistant sur un mode de vie à l’américaine où la femme est au foyer (parfois, elle y élève seule ses enfants, comme dans E.T.) et où l’homme expose ses muscles surdéveloppés dans un environnement hostile. Mais la société s’inspirera d’une nouvelle forme d’égalité illustrée par certains cinéastes, et le cinéma inspirera, de son côté, des nouvelles aspirations à l’égalité, que ce soit chez les femmes ou les personnes de couleurs. Soft power.

Cameron ne se situe pas vraiment dans cette mouvance. C’est tout de même fort d’imaginer tout un environnement et une ethnologie extraterrestres et arriver à retomber sur ses pattes en recyclant les mêmes clichés relationnels des films américains des années 80, voire des films ou séries pour ado. Même les mimiques des acteurs qu’on devine derrière leur masque numérique bleu reproduisent des expressions particulièrement expressives mais débiles des Américains pour qui il semble toujours si indispensable de paraître cool, amusant, plein d’esprit, courageux, aimant les défis, dragueur, taquin, moqueur, de posséder un esprit de camaraderie (et de compétition), etc. Les filles ne manquent pas, bien sûr, d’être douces, et si elles sont déterminées, elles sont aussi plus habiles ou légitimes que d’autres à diriger des séances de yoga, à canaliser la puérilité ou l’agressivité des hommes (ou des frères), à nourrir les poissons ou à préparer des bentos. Enfin, elles sont encore plus susceptibles de ne pas supporter les drogues hallucinogènes du grand arbre spirituel… Ah, la douce princesse qui s’évanouit… Toujours le bon filon pour donner le beau rôle de sauveurs aux garçons… American Pie à Pandora. C’en est presque embarrassant.

Murène, murène, dis-moi qui est la plus docile

Virilisme, écologie et ethnographie

Du virilisme à la surexploitation, il n’y a qu’un pas. Cameron fait mine peut-être de proposer des films “écolos” avec cette série de films Avatar, et je ne doute pas des bonnes volontés du réalisateur, sauf que plus il semble chercher à montrer les vertus du monde et des personnes qui y vivent, plus il force le trait, plus j’ai l’impression qu’il a définitivement fait le choix de s’intéresser plus à la machine qu’à l’humain vulnérable issu du futur qui avait fait le succès de son premier film. Si l’on vous proposait de revenir quarante ans dans le passé, choisiriez-vous de le faire sous les traits d’un homme chargé de sauver la planète ou seriez-vous une machine tueuse, monsieur Cameron ?

Presque un siècle après, Avatar et sa suite me font ainsi penser à L’Oiseau de Paradis. Tous les clichés virilistes, suprémacistes, coloniaux, religieux y passaient. La nature y est belle comme sur une carte postale, et ceux qui l’habitent paraissent incapables de l’apprécier à sa juste valeur. Déjà émergeait l’idée qu’il fallait la préserver des “Occidentaux” (des humains, dans Avatar), mais peut-être aussi un peu des autochtones eux-mêmes (trop ignorants des richesses qui les entourent). Bien entendu, la vision de ces mondes exotiques est fausse, tronquée et idéalisée. Ici par exemple, tout est propre, la terre et l’eau ne sont jamais sales, on se roule dans l’herbe qui donne l’impression de sortir de la machine à laver ; on n’y devine ni moisissures, ni poussières, ni tache, ni déjections, ni maladies ; on y croise peu d’insectes ou de prédateurs et quand on le fait, ils obéissent clairement à cette nécessité de voir les choses, les espèces, de manière binaire (les mouches représentent la putréfaction des corps, les prédateurs sont des monstres, des nuisibles, qui en dehors de leur statut de prédateurs n’ont aucune existence propre, au contraire de toutes les espèces « domestiquées », sagement mises à disposition des espèces humanoïdes qui leur sont supérieures et à qui, par conséquent, elles doivent obéir). Un paradis aseptisé par le bleu des chiottes. Voilà, en somme, une étrange image de paradis : un fantasme qui en dit surtout long sur l’idée que se fait l’homme occidental, dit civilisé, urbain, sur le monde sauvage, un monde qu’on irait volontiers découvrir en safari afin de conforter nos préjugés, un monde qui ne chercherait jamais à contredire nos stéréotypes, nos fantasmes, et nous assurerait que l’on se taille toujours la part du lion.

On en profite pour faire de l’appropriation, ou de l’assimilation, culturelle, on ne sait au juste. Le mythe du bon sauvage n’est pas loin : on applique à des peuples censés être extraterrestres des usages bien de chez nous (certains signes distinctifs rappellent ceux des peuples dits sauvages, indigènes ou, comme on dit dans l’Arkansas, « natifs »). Le récit se porte peut-être davantage du côté des indigènes (et encore), mais on en est encore même plus à l’époque des années 80, mais aux années 60. Avatar devient alors un vulgaire western avec des cowboys et des Indiens. Et on peine parfois à savoir de quel côté Cameron se place. Peut-être dénonce-t-il justement cette sorte d’hubris dévastatrice de l’humain sur la nature et sur les siens qui sont en marge, le problème, à force d’y revenir toujours depuis Aliens, c’est que c’en est devenu un credo. Montrer à chaque occurrence filmique des mâles musclés et vulgaires au comportement de cowboys, ce n’est plus de la dénonciation, c’est de la fascination. Le doute peut être permis au premier essai, mais parfois, à force d’insister et de ne plus savoir dans quel camp il se trouve — effet Tueurs nés —, on serait presque convaincu que Cameron se sente quelques réelles affinités avec les mâles du Sud des États-Unis ou des campagnes et votant pour Trump tant cette figure du mâle viril tout-puissant est une obsession chez lui depuis quarante ans.

Le bleu, c’est pratique, quand on plonge dans l’océan, pas une algue, pas d’impuretés, de prédateurs, de poussières, rien, une véritable piscine aseptisée, comme tout le reste d’ailleurs. Curieuse conception d’un environnement sain et paradisiaque. D’un côté, Cameron cherche à montrer tout son sérieux quand il imagine des vaisseaux spatiaux pour faire hard SF, paraître réaliste, et de l’autre, tous les environnements proposés sont fâcheusement aseptisés. La hard ecology n’est pas pour tout de suite. Ça marche bien le blue washing ?

Et puis, le bleu reste du maquillage. L’exploitation de la nature qui est faite des Na’vis n’est finalement pas aussi vertueuse que le film pourrait le laisser penser. Quand l’environnement décrit n’est qu’un fantasme, même les usages qui s’y appliquent sont des fantasmes : on y retrouve, collés aux peuples autochtones, traduits de manière allégorique, cosmétique, tous les enjeux, les impératifs, les codes ou les usages des peuples de villes bien humaines. Ces Na’vis n’ont rien d’authentique, ce ne sont que des humains (Américains) déguisés. Et finalement, Cameron ne semble pas avoir compris grand-chose des causes de la surexploitation de l’environnement et du besoin d’exploration (et d’expropriation). Les séquences idiotes de concurrences entre jeunes Na’vis, c’est un calque parfait d’un mode de vie à l’américaine. Cameron irait faire un stage en Sibérie, en Afrique ou en Amazonie, et il devrait être capable de comprendre que ces comportements n’ont rien d’universel et qu’ils illustrent au contraire un rapport à la nature, à la surexploitation, à la concurrence, à l’appropriation qui n’est pas compatible avec un respect de l’environnement. Ses petits hommes bleus sont des envahisseurs en puissance, ils ne vivent déjà pas en symbiose avec leur environnement, ils l’exploitent. La différence avec les humains, c’est qu’ils n’ont pas les mêmes moyens technologiques à leur disposition. Je suis sûr que les ados d’American Pie se croient également très… spirituels. Eux aussi interagissent, même au sein d’une même famille, selon les bons codes de l’armée américaine (ordre et loyauté au chef, au patriarche). Eux aussi doivent penser que s’il y a des prédateurs dans la ville, une baleine viendra les tuer pour les sauver, parce que la seule vie non humaine que l’on tolère, c’est bien encore et toujours une forme de vie qui nous apporte un service. Même les anémones de mer géantes, si on se connecte spirituellement à elles, au lieu qu’elles nous répondent qu’elles s’en battent les couilles de nos problèmes de guerre, elles se mettront au service de la seule espèce qui vaille sur cette planète : les Na’vis. Pandora est en cela plus un laboratoire, un cirque humain, un parc aquatique qu’un modèle de monde durable. Les espèces n’y sont pas autonomes : comme sur Terre, on tolère leur existence si on peut en tirer avantage ou profit. Les espèces de la mer d’Avatar sont une transposition des serviteurs équestres de l’homme : tu siffles, et ton esclave arrive à la rescousse. Regardez comme je suis écologiste, je possède un delphinarium.

Cheval de Troie de la surexploitation prenant son envol sous les fesses d’un géant

Virilisme et esthétique (relation des personnages, type de récits)

À la longue, cette gloire à la virilité dans un monde théoriquement étranger à nos usages peut même passer pour ridicule, à la Matamore ou à la Starship Troopers. À l’insu de Cameron, d’ailleurs. Car, autre spécificité de son cinéma, le cinéaste reste étranger au second degré. Le rendant d’autant plus ridicule. L’humour chez Cameron n’y apparaît que pour user de moqueries prétendument spirituelles visant à challenger des partenaires — l’esprit d’équipe, si caractéristique des groupes sportifs ou militaires, a remplacé le sens de l’honneur autrefois spécifique à la virilité « chevaleresque » et précisément moqué de Matamore à Don Quichotte. Mais ces outrances viriles sont assumées. Or, l’outrance, quand elle n’est pas l’instrument d’un second degré, est risible. On serait même en droit de nous demander si ces deux films Avatar ne constituent pas un prequel au film de Paul Verhoeven dont le monde inhospitalier, désertique et peuplé d’insectes tueurs pourrait être le monde des Na’vis touché par les mêmes maux que le monde terrestre quelques siècles plus tard.

Sur l’aspect contextuel, environnemental, esthétique du film, cet accent viriliste « premier degré » n’est pas sans conséquences. Même au niveau des groupes relationnels (les bons, les méchants, les chefs, les esclaves volontaires), et en particulier entre hommes et femmes, tout paraît absolument fade, stéréotypé et sans intérêt. Pendant que Disney (qui n’est pourtant pas très woke) arrive à produire des séries Star Wars uniquement composées de femmes au sein des personnages principaux sans que ça ne pose problème (et au contraire, parce que ça va dans le sens de la société et de l’histoire), Cameron en est encore à des types de relations qui posaient déjà un malaise dans les productions de la première moitié du XXᵉ siècle. Les mâles sont invariablement grands et musclés, destinés à être des leaders et à s’ancrer dans une société, qu’elle soit humaine ou na’vi, aux valeurs conservatrices, voire réactionnaires. Les petits garçons veulent et doivent ressembler au père protecteur de sa famille et de son clan, et quand un petit humain a grandi parmi les « bons sauvages », il n’y est pas dépaysé parce que les valeurs y sont finalement calquées l’une sur l’autre. Seule la couleur du pagne change. De la même manière, les femmes sont toujours en soutien de leur « maître mâle », dociles, dévouées au mari, à leur progéniture et à leur clan, agiles guerrières (c’est déjà ça de gagné) ; et les petites sont déjà prêtes à se montrer tout à fait jolies et dociles pour répondre aux ordres des puissants ou à se mettre en retrait pour mettre en valeur ceux destinés à mener la meute. Je ne suis pas le plus grand défenseur des mouvements féministes de ce siècle (qui s’attachent trop à des faux problèmes en oubliant l’essentiel, à mon sens), mais quand on voit le traitement fait dans ce genre de films des relations entre hommes et femmes, on a envie de faire la révolution, et on se demande en fait quels épisodes de l’histoire ceux qui l’ont écrite (cette histoire) ont manqués pour en rester à des principes relationnels que l’ont pensait définitivement ringardisés. Comme un symbole, le personnage que joue Sigourney Weaver est plongé dans un sommeil profond. Ne te réveille surtout pas, mémère, tu prendrais le lead. Laisse-le aux hommes, ils sont là pour ça, « ça va bien se passer ».

Dernière chose, d’habitude, dans les films d’extraterrestres, ce sont les humains qui sont les exploités. Si le retournement ici peut sembler une bonne idée, son inefficience est palpable : à force de reprendre les codes des films virils et patriotiques humains pour sauver l’humanité des méchants envahisseurs pour le compte des Na’vis, on se demande bien à quoi peut bien servir ce retournement. Pourquoi devraient-ils être sauvés si, finalement, tout bons sauvages qu’ils sont, ils n’en sont pas moins exactement faits à l’image de leurs envahisseurs ? Cameron, comme c’était déjà le cas dans Aliens (voire, d’une certaine manière, dans Titanic), s’intéresse beaucoup moins à raconter une histoire qu’à illustrer le déroulement d’une opération militaire. Et le problème avec des films d’action, c’est qu’ils sont répétitifs, et en dehors de quelques exercices de style rares et réussis, quand l’action prend le pas sur l’environnement et les personnages, sur les enjeux, elle dévore tout. Supprimez l’action, et les failles du récit apparaissent au grand jour. Un objectif immédiat (les histoires de Cameron s’étalent rarement au-delà de deux ou trois jours), et on s’en écarte finalement assez peu. C’est quoi l’intérêt de décrire tout un univers, une planète extraterrestre, des peuples, si l’objectif du film se limite à aller capturer un chef adverse ? Sérieusement, dans une histoire, il n’y a de matière ici que pour un premier acte. L’aspect politique, voire spirituel, la profondeur des personnages et leurs relations, soit ça se résume à quelques idées qui tiennent en deux lignes et qui n’ont qu’un intérêt cosmétique, soit on s’appuie sur des clichés et des platitudes pour se rassurer et plaire au plus grand nombre. Et dans tous les cas, on ne fait qu’effleurer l’univers proposé.

C’est toute la différence entre « action » et « événement ». Parfois, une histoire, c’est opérer un dialogue en « action » et « réaction ». Une histoire, c’est aussi souvent une suite d’événements sans corrélations immédiates (et pour éviter les coïncidences, on n’a d’autre choix que d’étirer ces événements sur un temps long), c’est une transformation progressive des enjeux et des positionnements « moraux » des personnages (et pour éviter les facilités de retournement, on n’a d’autre choix que de jouer sur l’insistance, sur un semblant de répétition). S’il n’y a que de « l’action », cela devient un peu unidimensionnel et le récit ne s’applique qu’à mettre en scène un événement unique. Maigre pour une histoire. Ça marche pour les films catastrophes qui, par définition, ont un événement d’ancrage suffisamment important pour constituer une histoire autour d’un événement unique : ce qui est légitime pour Titanic ou Abyss paraît moins évident pour Avatar. Cameron aurait tout à fait pu recentrer son récit dans ce style, en se focalisant sur trois unités : un seul lieu, un seul événement, et une durée limitée. Mais le simple fait de choisir d’adopter deux points de vue (humains et na’vi) et de les opposer à travers un récit en montage alterné interdit cette possibilité. Le récit hybride entre un style opératique et un autre « catastrophique » échoue ainsi à construire sa propre cohérence. Mais est-ce que Cameron et son public s’attachent à de tels détails ?… Probablement pas.


Avatar : The Way of Water, James Cameron (2022) | 20th Century Studios, TSG Entertainment, Lightstorm Entertainment


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L’Ultime Garçonnière, Richard Lester (1969)

Note : 1.5 sur 5.

L’Ultime Garçonnière

Titre original : The Bed Sitting Room

Année : 1969

Réalisation : Richard Lester

Avec : Rita Tushingham, Ralph Richardson, Peter Cook

Dans la veine des films de vide-grenier des années 60-70. Le chemin est encore long pour arriver au génie loufoque des Monty Python (la critique prétend qu’on y voit ici les prémices).

Les pitreries burlesques et grossières ne passent jamais. Un peu à cause des acteurs, beaucoup parce qu’il n’y a rien de drôle. La seule chose qui m’a fait sourire est verbale, pas burlesque ou absurde : « C’est la voix de Dieu, j’ai reconnu sa voix. » Tout le reste est lourd. Et je le dis souvent, j’ai du mal avec le cinéma de vide-greniers. Il y a En attendant Godot en haut de la liste (et encore, c’est plus minimaliste qu’un vide-grenier parce qu’on se limite à quelques ustensiles), Dodeskaden, Miracle à Milan peut-être, Fando et Lis (mais version théâtre, la version de Jodo a ses limites, celles de son réalisateur plus intéressé par le vide-grenier que par Arrabal), et puis le reste, tout ce qui ressemble à Les Oiseaux, les Orphelins et les Fous où la scénographie, les accessoires, l’errance sans but trouvent vite ses limites. Dans ce film de Richard Lester, une suite de rencontres tient lieu d’intrigue, mais on ne va nulle part et on arrive aux limites des histoires façonnées autour de personnages sans logique. Chez Beckett, la quête est absurde, mais elle existe ; chez les Monty Python, versant slapstick et absurde du vide-grenier, on vise aussi le pastiche, donc la quête existe. Au contraire, avec des fous rescapés de l’apocalypse, tout est vain, et au lieu d’être en attente de quelque chose, d’un ailleurs, d’un sauveur, d’un monde meilleur, de viser un but illusoire ou non, on végète, on vit le temps présent, et on est noyés par l’absurdité et le néant.

La différence avec l’humour des Monty Python, c’est bien le degré. Chaque acteur des Monty Python a en permanence l’œil qui frise, une forme d’insolence au second degré qui force la connivence avec le spectateur. Chez Lester, au contraire, tout est au premier degré. Et pour cause, les acteurs ne sont pas des acteurs de comédie. Lester fait le pari que le spectateur sera amusé par la seule cocasserie des événements suscitée par le décalage des images avec les situations proposées. Pour qu’il y ait humour, il faut connivence. Lester est Américain. Son humour est plus burlesque et tarte à la crème (on n’y manque pas d’ailleurs ici) : si prises séparément certaines propositions comiques jouent avec le flegme britannique présenté en toutes circonstances, sans lien logique et ainsi multipliées sans but, ça tourne en rond et à vide (un peu comme chez un Jodo, d’ailleurs, ou un mauvais Caro et Jeunet).

Plus qu’un précurseur des Monty Python, il faudrait plutôt voir dans L’Ultime Garçonnière les prémices d’un Bennie Hill. Dans Le Knack… et comment l’avoir, le contexte citadin et les relations entre les personnages pouvaient encore séduire : on reste dans l’humour potache 1901 employé avec les Beatles. Mais dans un univers post-apocalyptique où chacun est fou et ne suit aucune logique comportementale, tout devient forcé. Et puisque plus rien n’a de sens, on frise à l’absurde, et on se heurte alors au seuil que j’ai évoqué dans Le Daim qui touche à peu près tous les films absurdes au cinéma.

Dans ce genre particulier du film absurde post-apocalyptique, la meilleure réussite est sans doute à trouver du côté du cinéma soviétique : Kin-Dza-Dza doit là encore son succès principalement à ses acteurs, bien plus capables que l’univers dans lequel ils sont projetés de créer une forme d’insolence et de connivence avec le spectateur, ou à sa capacité à suivre une quête logique (même si c’est discutable, je n’en ai pas un souvenir précis, mais il me semble que le film évite l’écueil du récit absurde en donnant un sens à la présence des personnages).


L’Ultime Garçonnière, Richard Lester 1969 The Bed Sitting Room | Oscar Lewenstein Productions


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Bacurau, Juliano Dornelles et Kleber Mendonça Filho (2017)

Note : 3 sur 5.

Bacurau

Année : 2017

Réalisation : Juliano Dornelles et Kleber Mendonça Filho

Avec : Bárbara Colen, Thomas Aquino, Silvero Pereira

Western futuriste avec des accents dystopiques qui s’affirment petit à petit au fil du récit. Pas sûr d’avoir compris le sens de l’allégorie : une petite ville perdue au cœur du Brésil, habitée par une communauté débrouillarde et nourrie à l’acide, vendu à une bande de touristes américains par le maire corrompu de la ville afin d’y venir faire un carnage… Ambiance Westworld et zoo humain : les politiques brésiliens qui vendent le saint Brésil au mal américain.

C’est plutôt bien construit dans son introduction, on apprend tout ça au fil de l’eau, mais la morale qui en ressort reste assez suspecte. D’autant plus que si le message, c’est que le Brésil est colonisé par l’Amérique (ou son esprit, ses valeurs), le film en montre un bon exemple en étant lui-même une sorte de sous-produits obéissants à tous les codes des films de genre… américains. Ç’aurait sans doute été plus efficace, moins grossier, en ne donnant pas de nationalité spécifique aux « touristes »… Pourquoi les films stupides ont-ils toujours besoin de s’encombrer d’un message trop lourd pour eux ? Tu aimes les films de genre, fais un film de genre. Tu veux y glisser un message ? Fais-le le plus discrètement possible…

Vite vu, vite oublié.


Bacurau, Juliano Dornelles et Kleber Mendonça Filho 2017 |CinemaScópio Produções, SBS Films, Globo Filmes


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Everything Everywhere All at Once, Dan Kwan et Daniel Scheinert (2022)

Watrix

Note : 4 sur 5.

Everything Everywhere All at Once

Année : 2022

Réalisation : Dan Kwan, Daniel Scheinert

Avec : Michelle Yeoh, Stephanie Hsu, Jamie Lee Curtis

Mélange plaisant et non subtil entre Scott Pilgrim contre le reste du monde et Matrix. Un Watrix en quelque sorte… Il va bientôt falloir créer un genre particulier pour ce type de films baroques pleins de références, sans règles sinon celles, convenues, de devoir passer par toutes sortes de passages obligés renforçant chez le spectateur l’identification et le plaisir immédiat (du happy end incontournable aux montages-séquences lacrymaux où chacun, comme dans les tragédies antiques, se dévoile, en passant par les séquences d’apprentissage). On y ajoute une bouillabaisse de politiquement correct du moment dans laquelle toutes les inclusivités ethniques et sexuelles, comme dans The Boys ou dans For All Mankind, par exemple, doivent trouver leur place (une vieille Chinoise mère d’une championne multiverselle lesbienne, ça doit être une composition qui compte triple dans le Scrabble des altérités cinématographiques).

Malgré tout ça, je suis bon spectateur, tout simplement parce que c’est drôle. On frise souvent le burlesque et l’absurde, on se rapproche même un peu du nihilisme, et puisque c’est en plus bien exécuté, on digère assez bien cet ensemble baroque qui ose tout. En dehors d’une fin heureuse (passage obligé pour satisfaire tous les publics), le film tient beaucoup mieux ses promesses baroques, voire confusionnantes, qu’un film comme Ready Player One qui, dans mon souvenir, redevenait vite classique une fois l’univers installé (Spielberg oblige).

Là où Scott Pilgrim réunissait sans doute ses dernières forces baroques dans son absurdité crétine et son audace sans limites, Everything Everywhere me semble mieux tenir cette promesse que tout est possible, surtout dans la déconstruction, l’audace, la mise à distance (toujours la bonne alliance entre la distance et l’identification qui m’est chère) au fil du récit. Le finale manque alors peut-être d’une apothéose à la hauteur des promesses jusque-là promises, mais c’est bien le burlesque, pour moi, qui fait la différence sur l’ensemble du film. Affaire de mariage là encore : un peu comme un bon hot-dog, il faut juste assez de moutarde. Trop de burlesque risquerait d’être pénible et lourd. Quelques petites tranches qui pendouillent dans l’univers des mains en hot-dog et je suis comblé.


Everything Everywhere All at Once, Dan Kwan et Daniel Scheinert 2022 | A24, AGBO, Hotdog Hands


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The Boys (2019)

Le Supe Opera qui crache dans la soupe

Note : 3.5 sur 5.

The Boys

Année : 2019

Création : Eric Kripke

Proposition de départ intéressante : dézinguer les super-héros en se demandant ce qu’ils pourraient devenir s’ils disposaient réellement des pouvoirs dont ils sont supposés avoir. Ils en abuseraient allègrement bien sûr : autoritarisme, violence gratuite et sexuelle, mégalomanie, absence d’empathie pour des êtres inférieurs (ou même pour leurs congénères pouvant apparaître comme des rivaux dans un environnement où la popularité garantit certains privilèges et où tout le monde semble vouloir se tirer dans les pattes), tendance au sadisme et à la violence gratuite, l’impression justifiée ou non par leur statut de super-héros qu’ils sont au-dessus des lois ou considérant que la loi c’est eux, etc. Bref, cela ressemblerait à une jolie forme de dictature, les puissants décidant le plus souvent pour le reste des individus qui leur sont inférieurs, et une dérive déjà pas mal questionnée dans X-Men et compagnie.

La manière dont les agressions sexuelles sont mises sur le tapis, notamment, dès le premier épisode, sent bon l’air du temps, mais ça s’assagit trop par la suite avec une volonté assumée, et en contradiction avec l’idée initiale, d’en sauver certains parmi les protagonistes surpuissants en en faisant les victimes d’un système qui les dépasse. Le trash sexuel quand il apparaît par la suite n’est plus qu’anecdotique, alors que la fellation de bizutage inaugurale avait un poids narratif et donnait le ton à la série (audace et mauvais goût), un ton qu’on ne retrouvera jamais aussi bien justifié par la suite. Difficile d’introduire de nouveaux éléments obscènes et “intimes” une fois que tous les personnages et leurs relations sont installés ; c’est peut-être ça aussi le problème, la difficulté d’avancer en se séparant de ses personnages initiaux : la série se sent comme obligée de continuer à suivre en filigrane les péripéties de A-Train et de l’Homme-poison, alors qu’on aurait avancé par exemple en reproduisant saison après saison ce qui fait le sel de la série : son irrévérence, ses agressions obscènes, certainement pas ses personnages qui, une fois qu’on a compris que les rôles sont inversés, n’ont plus rien d’original. On entrevoit le paradoxe : s’attacher à des personnages sur la durée (des saisons) alors que dans un même temps, on sabote leur importance, leur dignité, leur probité, et la sincérité de leur héroïsme supposé. Les « méchants » (ici, agresseur sexuel et meurtrier), il ne faudrait pas avoir de remords à s’en séparer.

On tombe alors peu à peu dans la routine d’un univers devenu trop sage et dichotomique, en suivant tous les clichés des films de super-héros, en particulier celui, mis en évidence au fil des révélations sur la manière dont l’univers s’est construit, de l’existence d’un complot fomenté par une société secrète (ou privée, Vought) au profit d’un groupe restreint d’individus contre l’intérêt général de la société… Malheureusement, si l’idée de départ était séduisante, le ton finit piteusement par reproduire ce qu’il était censé dénoncer ou ridiculiser au départ, du moins tel qu’il était compris au début de la série. Au fil des épisodes, il ne cesse de s’édulcorer, soit par habitude, soit par incompréhension, soit par paresse : on réalise qu’au contraire d’une véritable satire du genre, la série ne fait qu’inverser les rôles. Les super-héros deviennent les méchants, et leurs victimes, sorte d’agence tout risques multiethnique pour contenter les spectateurs de la planète entière, deviennent les héros sur qui retombe la responsabilité de les éliminer ou de les révéler tels qu’ils sont à leur public. On inverse les rôles, et le discours habituel sur les héros (censés être les bons ou les vrais), lui, perdure. Blanc bonnet et bonnet blanc.

La déception au fil des épisodes est telle, qu’on se demande en réalité si la proposition de départ de moquer et de faire une sorte de satire des films de super-héros ne repose pas uniquement sur cette inversion des valeurs et des rôles : on se retrouve au final avec une série reproduisant à l’identique toutes les habituelles recettes du genre auxquelles on avait sans doute pensé à tort qu’elles ne seront pas employées au profit des héros révélés que sont les Boys sans proposer en réalité autre chose pour assaisonner la série que de l’humour trash pour nous maintenir faussement dans l’idée qu’on était face à une satire des films de super-héros. S’il s’agit bien d’une satire, la série tomberait alors dans le piège le plus commun du genre : reproduire ce qu’on dénonce. Et si cet aspect est peut-être plus assumé ou évident dans la BD originale (que je n’ai pas lue), il a en tout cas été vite aspiré, largement édulcoré, par les nécessités et les habitudes de production hollywoodiennes.

Sont exploités alors toutes les facilités, tous les passages obligés qui contenteront sans peine le spectateur, et tous les clichés de la construction des personnages du héros américain traditionnel depuis que le cinéma du XXᵉ siècle en a largement répandu le modèle à travers la planète :

 — recours récurrent à la vengeance (qu’elle soit celle de super-héros ou de super-normaux, le calque est rigoureusement identique et appliqué à tous les personnages).

 — les failles traumatisantes du passé réanimées par le méchant pour faire souffrir le héros (le « boys » ou le gentil « supe »). Passé, identité ou intentions cachées suggérés par petites touches devront ainsi forcément faire l’objet d’une révélation, d’un dévoilement futur…

 — posture du héros qui se sacrifie pour ses comparses lesquels ne sont évidemment pas d’accord. Si les super-héros sont trashs, les « supes gentils » et les « boys » récupèrent bien tous les clichés des personnages auxquels on voudrait nous forcer à nous identifier. Ainsi, ces héros ont tous des vices, mais ces vices sont censés être leur fardeau : stratagème habituel pour les rendre encore plus sympathiques. En réalité, sont interdits tous les éléments de caractère susceptibles de les rendre antipathiques ou problématiques, tous contours troubles forçant notre intelligence ou notre suspension de jugement dans un exercice prohibé dans le divertissement à l’américaine : le doute, le questionnement. Tout ce qui dépasse est supprimé, exactement comme dans n’importe quel autre show. Où est la logique de faire une série pour critiquer aussi ouvertement les super-héros si c’est pour refourguer tout l’arsenal habituel des thématiques héroïques propres aux divertissements us qu’ils soient héros super ou non ? On remarquera d’ailleurs l’importance de l’interprétation des acteurs pour s’assurer que leur personnage, même écrit sans ces aspérités, sont capables de ne jamais exprimer le moindre sentiment les faisant basculer de l’autre côté de la force (pour un acteur : devenir antipathique). Si on regarde Butcher, par exemple, en plus des nombreux vices qui forgent son personnage, malgré son caractère bougon et souvent autoritaire, malgré toutes les couilles qu’il fait à ses partenaires, l’acteur parvient à le rendre sympathique en ne le faisant jamais basculer vers la haine, le mépris ou tout autre sentiment qui casserait ce lien qu’il a crée avec le public. Si son personnage peut ponctuellement ne pas tenir ses promesses par exemple, l’acteur a bien compris l’enjeu pour son personnage de se sacrifier pour ses « amis » ou pour mener à bien sa vengeance personnelle. Garder le cap n’est pas forcément évident, et on peut remarquer le manque d’audace de la production et / ou de l’acteur à chercher en permanence à préserver le capital sympathie du personnage principal de la série… Pas si trash ou irrévérencieux que ça finalement.

 — le nouveau venu qui dans un camp comme dans l’autre questionne (ou fait mine de le faire) la légitimité du groupe qu’il vient d’intégrer (par la force des choses : Hughie ; ou par vocation : Stella). On remarque d’ailleurs que ce principe ne peut s’appliquer qu’aux premiers épisodes de la première saison, car une fois que la série a établi des personnages récurrents et fabriqué de toutes pièces des vedettes (en reproduisant les systèmes sociaux des élites du monde du divertissement que la série « dénonce »), plus question soit de les supprimer (ou au compte-gouttes : un dilemme de distribution, une saison sur l’autre, similaire à celui auquel est confronté n’importe quel soap opera) soit d’en introduire d’autres. Bref, le ronron habituel des séries qui ne savent pas se réinventer ou assumer les pistes pleines d’audace et de promesses entraperçues dès les premières minutes du show.

 — rapport conflictuel à l’autorité et à la force. Est-ce que la puissance est légitime si on pense qu’elle est juste ? mais juste par rapport à qui… ? Dilemme déjà posé dans les récits de super-héros depuis belle lurette, illustré par la fameuse maxime de Spiderman : « de grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilités », et qui est réemployé dans la série exactement à la même sauce, pas la moindre tentative de proposer le sujet (à défaut de pouvoir en aborder d’autres) sous un angle nouveau.

 — la cupidité. En dehors des profits de la société Vought, une caractéristique essentiellement présente chez les “supes” à travers le thème de la popularité avec l’ambition permanente chez eux d’atteindre les sommets de ce qui est considéré comme le gratin social : les 7. Un vice auquel on oppose la vertu des « boys » : eux ne sont animés que par des ambitions soit perçues comme vertueuses, soit sources de dilemmes internes, comme la vengeance. Même le plus puissant des 7, Homelander, n’agit pas en suivant une idéologie, mais par simple nécessité de légitimer son existence ou d’être tout bonnement aimé, ce qui, dans la logique de son personnage constitue une marque de cupidité (ce sujet sera creusé au fil des saisons en se rapprochant là encore des archétypes du genre : solitude liée à son enfance, méchant capricieux et imprévisible, avec peut-être le seul écart par rapport à ses prédécesseurs en le rapprochant plus d’un Donald Trump que d’un méchant psychopathe calculateur ; ce que Homelander peut pourtant être aussi quand il est à l’origine des « super terroristes », signe que le télescopage entre l’époque où a été écrit la BD et les références contemporaines à un leader surtout caractérisé par son idiotie n’est pas non plus cohérent quand on pense la série dans sa globalité).

La série, malgré ce recours systématique à des recettes qu’on a cru dans un premier temps être dénoncées ou moquées, reste agréable à regarder, mais malheureusement encore, il semblerait que la forme peine très vite à intégrer les promesses des critiques du genre (celle-ci, je le pense, bien réelles) faites dans le scénario à ses débuts ou dans la BD, jusqu’aux saisons suivantes qui perdent de plus en plus de vue ces audaces initiales : un peu comme si, à l’image de For All Mankind, la réalisation et la production ne suivaient pas et utilisaient au premier degré toutes les recettes et mise à distance critique des idées soulevées dans la matière originelle de la série.

En plus d’adopter, à l’insu de son plein gré sans doute, tous les sujets caractéristiques du genre, la série est ainsi structurée pareillement dans sa mise en forme comme n’importe quelle série de super-héros ou même comme une vulgaire série us en en reprenant exactement tous les codes :

 — cliffhanger et climax obligatoires pour chaque fin d’épisode et de saison.

 — effets sonores et musiques d’ambiance qui n’ont pas changé depuis au moins vingt ans et qui interviennent aux mêmes moments cruciaux pour souligner la tension, l’émotion ou ponctuer l’action de l’épisode.

 — recours permanent et même systématique à la fibre sensible. C’est même le propre des divertissements hollywoodiens : chaque pause en parallèle de l’intrigue principale sert à développer les relations passionnelles entre les personnages, et ainsi attirer l’empathie du spectateur. Jamais rien de plus profond, de thématiques non émotionnelles/relationnelles, et surtout les méthodes pour y parvenir sont formatées dans ce moule que pourtant la série semblait vouloir éviter dans ses premiers épisodes. Même pour ce qui est de l’atout principal de la série, l’humour trash, sexuel et sanglant, cela se normalise, car cela touche de plus en plus rarement les personnages principaux et leur évocation est purement cosmétique et décoratif : ils ne sont plus essentiels dans la trame dramatique élaborée pour la saison — ce qui n’était pas le cas dans la première quand le viol initial de Stella constituait un élément essentiel du récit ou quand le traumatisme de son futur amoureux face à la mort brutale et soudaine de son ex pesait encore sur la saison. On enlève le passage obligé du vocabulaire et des petites séquences trash, et on a là le calque parfait d’un film de super-héros dont le principal superpouvoir semble surtout être celui d’être super sympathique, même, et souvent grâce, à ses travers. Il serait certes idiot et peu crédible de reproduire certains traumatismes initiaux afin de pouvoir déclencher des nouvelles boucles narratives dans lesquelles les personnages principaux seraient réellement impliqués, mais cette impossibilité de trop toucher à ces personnages rend d’autant plus inutile et futile la nécessité de multiplier les saisons. Dans le serial, on accepte la possibilité de « nouvelles aventures » par le biais de nouvelles missions ou par l’intervention de nouveaux méchants, mais dans une série qui repose essentiellement sur l’inversion des valeurs et le trash, le contrat peut difficilement être le même.

 — fibre sensible toujours, avec des amourettes obligatoires pour tous les personnages récurrents avec conflit sur les mensonges des uns et des autres pour créer une tension interne sans forcément de rapports ou de conséquences sur la trame principale (avec là encore les mêmes recettes émotionnelles employées sans fin). Écris une histoire ambitieuse, critique de la société, du divertissement, et cette société à qui tu vendras l’adaptation de ces idées pleines d’audace travestira vite ça en « Supe Opera ».

 — conflits toujours et oppositions à l’intérieur du groupe et de la famille qui n’ont pas changé depuis au moins… Alien. On a le même souci dans l’univers Star Wars où à force de vouloir reproduire les mêmes schémas pour chaque relation, on fait vite le tour parmi les personnages principaux, et on en vient à porter son attention jusqu’au moindre personnage d’arrière-plan qui paraissait mystérieux jusque-là justement parce qu’on s’était bien gardé de trouver un sens à sa vie, à lui créer des attaches, une histoire, des sentiments. C’est l’effet Boba Fett : après la tentative de Lucas de faire du chasseur de prime le modèle pour ses clones, Disney se sert à nouveau de son image hiératique, quasiment mutique, pour créer les Mandalorians (et pas qu’une fois d’après ce que je peux voir). À chaque fois avec le même résultat : une coquille vide. On ne sera donc pas étonné si un jour Amazon Prime propose une série à part entière sur Black Noir dont la principale réussite serait de casser et de démystifier (en mal) l’aura que peut encore avoir son personnage après quelques épisodes. Le type est à la fois cool et ridicule justement parce qu’il est impassible et impénétrable ; dès qu’on tente de l’incorporer dans la soupe habituelle du show en en développant l’histoire, il fend l’armure, et son personnage finit d’être drôle ou intriguant (c’est ce qui se passe dans la troisième saison). Etc.

Dans les grandes lignes, reproduire ces recettes, ce serait peut-être pas tant que ça un problème, toutes les séries y ont recours. Mais en réalité, chaque détail et seconde de la série répond au grand cahier des charges du divertissement hollywoodien, et plus particulièrement à celui des films de super-héros. Un comble. Et une déception. Parce qu’au vu des premiers épisodes, on n’en attendait autre chose… Le paradoxe vit mal, et on l’accepte de moins en moins, épisode après épisode. On peut ainsi noter par exemple le symbole et le cynisme presque de voir la série distribuée sur la plateforme de l’une des sociétés internationales les plus en pointe en matière de casse sociale et environnementale… Un modèle typique de multinationales pourtant brandit souvent dans les films de super-héros comme un épouvantail (on retrouve le même paradoxe qui avait fait l’objet d’une ou deux séquences dans le dernier Matrix). Le capitalisme est prêt à avaler n’importe quoi, surtout le plus politiquement incorrect, le plus contestataire, violent, immoral ou indécent pour s’en approprier les caractéristiques ou mérites, y extraire les quelques spécificités afin de séduire son public, avant de le remâcher à sa manière, le répliquer comme on réplique une rente, un dividende, et lui ôter jusqu’à l’absurde ou jusqu’au paradoxe tout ce qui en faisait l’essence. Dénoncez les principes de la société à laquelle vous appartenez, celle-ci arrivera toujours à s’approprier votre critique. Black Hole Noir… Les gros finissent par tout manger, même ceux censés faire leur critique.

Paradoxalement, là où la série réussit peut-être un joli tour de force (du moins dans sa première saison et colle ainsi tout à fait encore à For All Mankind), c’est de voir que pour répondre au politiquement correct général de notre époque, non seulement les femmes se font rarement malmener par les hommes (elles ne se font plus faire, en dehors de l’agression dont est victime Stella lors de son bizutage des 7 : son agresseur se fera lui-même régulièrement tancer, notamment par une femme venant lui fouiller les branchies ; le Frenchie, lui, a une petite amie plutôt du genre tatillonne, et des relations « professionnelles » avec une Russe ne sont pas non plus à son avantage), mais aussi presque la quasi-totalité des postes à responsabilité qui aurait pu tout autant être occupés par des hommes le sont par des femmes : la directrice du FBI, celle qui gère les super-héros et en enfant en bas âge, celle qui avait initié en premier la lutte contre la firme Vought et qui avait constitué ce groupe de bras cassés inspiré de l’Agence tout risque, la politicienne exploseuse de tête, etc. Malheureusement, nombre de ces femmes se feront plus ou moins vite zigouiller (parfois même remplacer par des hommes). Reste que le plus réussi sans doute est que leur autorité n’est pas discutée (tout juste cela fait l’objet d’un léger complexe chez les hommes habitués à se poster comme des protecteurs avec les femmes, ici, plus coriaces qu’eux). Au même poste, elles se révèlent avoir ni plus ni moins les mêmes comportements (vices et autorité) que les hommes.

Ironique de voir que là où la série marche aussi le mieux, c’est précisément dans le politiquement correct…

L’inclusivité marche moins bien, en revanche, avec Frenchie et Kimiko : l’un est essentialisé (par son surnom d’une part, puis par ses talents culinaires, quelle originalité pour un Français ; on remarquera d’ailleurs qu’il est peu probable que l’acteur soit francophone : à en croire ses interventions peu naturelles et sa prononciation par exemple de « mon cœur » assez pénible), l’autre est muette (cliché de l’Asiatique avec qui la communication est impossible, présent dans Lost si je me rappelle, avant que le même personnage retrouve la parole, un peu comme l’indigène dans L’Oiseau de paradis qui apprend peu à peu la langue civilisée des Américains, et un cliché qu’on retrouve encore dans les westerns avec des Indiens). Les deux autres personnages principaux du groupe s’en tirent mieux : le Britannique dans un personnage calqué sur Wolverine, et le Noir robuste mais minutieux et réfléchi. (L’ingénu étant laissé pour une fois à l’Américain : même si on peut considérer que le John Doe, l’Américain moyen, est en soi un archétype assez peu marqué pour son originalité, il y a une logique à l’opposer à l’archétype trumpesque de Superman et à l’inclure dans une série sur les super-héros.)

Après toutes ces promesses non tenues, on en viendrait presque à se demander s’il n’aurait pas mieux valu se contenter de suivre les premiers épisodes en se gardant bien de tomber dans le piège du spectateur devenu attaché aux personnages et soucieux, comme dans n’importe quelle série, du devenir de ses héros… Est-ce que finalement le courage et le sens du sacrifice tant glorifiés dans la série, ce ne serait pas d’arrêter de s’infliger ces conneries quand elles ne font que se répéter ? Allez, j’arrête ? Demain, je mets le costume au placard…

The Boys 2019 | Amazon Studios, Kickstart Entertainment, Kripke Enterprises


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La Mort en direct, Bertrand Tavernier (1980)

Vallée de l’étrange

Note : 3 sur 5.

La Mort en direct

Année : 1980

Réalisation : Bertrand Tavernier

Avec : Romy Schneider, Harvey Keitel, Harry Dean Stanton, Max von Sydow

C’est beau comme du Stephen King : une bonne idée de départ qui appâte et qui se révèle très vite stérile.

Deux vérités ici. Contradictoires. Celle d’abord qu’on peut parfaitement réaliser des films de science-fiction avec peu de moyens, et celle qu’il est extrêmement difficile de convaincre en SF sans tout un attirail high-tech, décoratif voire contemplatif (d’un futur fantasmé prenant forme de manière crédible dans un film) au service d’un sujet qui, il faut se l’avouer, nous laissait alors indifférents.

On est peut-être entre Le Prix du danger et La Honte (avec le même Max von Sydow). Le côté apocalyptique fait froid dans le dos, et la satire sur les médias est déjà cruelle. Même prémonitoire : ce qui est dit sur les programmes auquel le public n’adhère pas tout en les regardant vaudra pour la TV poubelle des années 90 jusqu’à l’avènement de la téléréalité, voire pour l’explosion des chaînes privées devant fournir pour légitimer leur antenne du contenu toujours plus racoleur (ça vaut par exemple aujourd’hui pour les chaînes d’info en continu qui taisent l’information et le décryptage au profit des bavardages de remplissage et de mise en lumière d’éditorialistes spécialistes de rien mais sûrs de tout).

Le problème, comme avec tous les films de SF, c’est qu’on pourra nourrir autant qu’on veut les personnages, leurs relations, c’est comme si le sujet, et surtout le monde parallèle ou futur proposé, finissait toujours par accaparer l’essentiel de notre attention. Un peu comme une fable de La Fontaine dont on ne saurait au juste si le plus important ce serait d’y voir une morale à l’histoire ou s’il faut se laisser amuser comme une sorte de conte… Ça me semble être un écueil difficile à surmonter pour les cinéastes qui osent s’attaquer à la SF et qui n’ont plus qu’à espérer en un miracle pour avoir la chance de réaliser un bon film… On sait qu’ils existent en SF, invoquer Harry Dean Stanton ici est peut-être une manière d’ailleurs de s’attirer les faveurs des dieux du genre. La SF, parfois, se résume à être tenté par deux cornets de glace dont on nous dit que l’un d’eux est empoisonné. Choisir le bon, c’est peut-être la garantie de s’en sortir et de se faire plaisir, mais même si on échappe à la mort immédiate, on risque encore la lapidation par le public.

D’ailleurs, si le film s’essouffle aussi assez vite, au-delà de cet embarrassant « effet Stephen King » qui fait que la proposition de départ contient en elle tout le ressort dramatique (et stérile) du film, toutes les diverses propositions dramatiques secondaires nécessaires à achever l’histoire font gentiment sourire ou hausser les épaules. J’ai peur que sans le maquillage high-tech et décoratif habituel du genre, et en dehors de très rares occasions (ces fameux miracles de la SF), ces défauts finissent toujours par nous sauter à la figure. Dans La Mort en direct comme dans n’importe quel film d’anticipation. Une sorte de vallée de l’étrange non pas appliquée à la supposée ressemblance d’un robot humanoïde avec un humain, mais appliquée à la ressemblance d’un monde parallèle et futuriste avec la réalité (ou la crédibilité) du monde qu’on connaît. C’est amusant un robot, mais moins on y croit plus on prend plaisir à sa présence ; faites-en un objet un peu trop ressemblant à ses créateurs, et ces derniers nourrissent pour lui un rejet immédiat. Eh bien, l’univers SF, ce serait un peu pareil : si ça ressemble un peu trop à notre réalité et que seuls quelques éléments nous rappellent qu’on n’est pas dans notre monde, et l’étrangeté devient trop malaisante pour qu’on y adhère. Ce qui reviendrait à la contradiction évoquée en début de commentaire : certes, il suffit d’un rien pour embarquer le spectateur dans un univers fictionnel parallèle ou futur, mais cette vallée de l’étrange nous obligerait à être attirés bien plus par les propositions de SF à haute valeur ajoutée high-tech plus que par des univers ressemblants. (Même si on peut imaginer au moins deux contre-exemples des années 2000 : Les Fils de l’homme et The Man froc Earth.) Un rapport compliqué avec une certaine forme de réalité altérée qui n’est pas sans rappeler les difficultés de la satire : une satire révèle des réalités qu’on est peut-être tout à fait prêts à accepter quand elles visent « les autres », mais si elles nous révèlent quelque chose de nous-mêmes, et on préfère détourner les yeux.

Ça reste un Tavernier, jamais de chefs-d’œuvre ni de francs navets. En revanche, Romy Schneider, à l’image d’une Marlene Dietrich — et je ne pense pas que ç’ait un rapport avec leur nationalité —, j’avoue faire partie de ce public qu’elle a toujours laissé indifférent. Ce qui peut être utile dans des rôles à fonction, à pouvoir, mais justement, le plus souvent, l’actrice joue sur la corde sensible, l’apitoiement, et j’avoue n’être jamais rentré en empathie avec une telle systématisation des sentiments… Autre vallée de l’étrange : voir que certaines actrices arrivent toujours plus à toucher un public féminin que masculin.


 

La Mort en direct, Bertrand Tavernier 1980 | Films A2, Gaumont International, Little Bear


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Abre los ojos, Alejandro Amenábar (1997)

Odyssée post-mortem

Note : 4 sur 5.

Ouvre les yeux

Titre original : Abre los ojos

Année : 1997

Réalisation : Alejandro Amenábar

Avec : Eduardo Noriega, Penélope Cruz

Pas bien pressé de le voir. Je suis pourtant un grand amateur de son remake avec Tom Cruise… Et j’aurais sans doute inversé l’ordre de préférence si j’avais vu le film d’Alejandro à sa sortie. Son film marche parfaitement. Un scénario qui semble sorti de la tête d’un Tod Browning sous hypnose. Follement tiré par les cheveux, mais étonnement sans fausses notes.

C’est le genre de scénarios qui sort des essais d’étudiants de cinéma : tous les clichés y passent. On va de twist en twist (très à la mode dans les années 90), de fausses révélations en fausses révélations ; la musique copie ce qui se fait ailleurs pour bien diriger les émotions du spectateur ; on abuse des possibilités narratives et de mise en abîme du rêve ; contexte mal défini et personnages secondaires tout dévoués au premier (et pour cause) ; jeune héritier sans attaches ni travail ; le personnage défiguré dans un accident de voiture (rappelant Le Visage d’un autre qui faisait, lui, le choix d’une approche plus distante et expérimentale) ; le coup de foudre pur et sans arrière-pensée ; le double féminin (positif-négatif) ; la scène du réveil qui n’en est pas un suivi du montage-séquence de préparation au départ du nid ; le portrait dessiné qui servira de planting à un autre moment du récit, etc. Un vrai catalogue des poncifs du genre.

Mais voilà, l’étudiant Amenábar maîtrise son sujet : il fait tout ce qu’il ne faut pas faire, il se tend à lui-même piège sur piège, et pourtant, à l’image de son héros, par sa maîtrise, son bon goût (indispensable dans un thriller psychologique et d’anticipation), il parvient toujours à s’en relever. Le plus surprenant, c’est qu’on y croit. Et cette maîtrise, c’est un ensemble de choses (toujours les mêmes astuces de dissimulation des escrocs ou des magiciens) : le rythme du film, la musique donc aussi qui nous empêche de nous réveiller, une structure narrative capable de relances voire de retours, le recours à ces bons vieux montages-séquences pour nous refiler un peu de somnifères et nous empêcher de penser ou de perdre notre attention, etc.

Souvent aussi, on doit cette maîtrise tout simplement aux acteurs. Vous me mettez Tom Cruise dans n’importe quel film et, j’y suis pour rien, cet escroc pourrait presque me faire croire en la scientologie… Eh bien ici, c’est pareil. Eduardo Noriega est solide, quant à Penélope Cruz, on peut difficilement espérer mieux dans ce rôle. Loin d’être un grand admirateur de l’actrice (contrairement au Cruise), force est de reconnaître qu’il y a dans ce film comme une évidence. Il ne suffit pas d’être jolie, elle a un quelque chose d’impalpable, d’à la fois mystérieux (ou insaisissable) et de poigne, d’autorité qui rejoint pas mal de la force, de l’intelligence et de la conviction de ces actrices qui, repérées très jeunes, peuvent surfer toute une carrière sur ces quelques années de grâce où elles apparaissaient pour la première fois et qui ont eu la chance d’apparaître dans un film dont le personnage qu’elles interprétaient leur correspondait parfaitement. C’est dommage sans doute que des actrices à la fois plus belles ou plus talentueuses n’aient jamais ce petit truc en plus, et c’est peut-être ça qu’on appelle le male gaze, mais leur truc en plus, il est bien là, se situer exactement à une forme d’intersection entre le talent, l’intelligence et la beauté. Juste ce qu’il faut des trois, et c’est là que le spectateur (mâle) ne s’en remet jamais. Des actrices superbes, il y en a des tas, trop, mais parce qu’elles n’ont pas l’intelligence et le talent au même niveau de leur physique, elles font pschitt. D’autres avec un grand talent, n’ont pas non plus ce qu’il faut ailleurs, etc. Et quand on est donc bien pourvu dans ces trois qualités premières sans être au max dans l’une des trois, ça fait les stars imparables qu’on connaît, de Louise Brooks à Barbara Stanwyck, de Ayako Wakao à Jennifer Lawrence, de Isabelle Adjani à Isabelle Huppert, de Sophia Loren à Audrey Hepburn, de Nicole Kidman à Penélope Cruz (en passant par Tom Cruise, what else).

Il n’y a pas forcément de grands secrets pour faire un bon film. On peut suivre tous les meilleurs cours du monde expliquant comment écrire le scénario parfait, définir ce qu’il faut éviter, le talent c’est peut-être aussi d’arriver à nous plonger dans une torpeur proche du rêve, nous enlever une part de notre conscience, de notre jugement, nous faire oublier tout le reste, et nous faire croire aux histoires les plus saugrenues. Le savoir-faire en somme. Celui d’un escroc, d’un magicien, d’un alchimiste, ou d’un artisan touché par la grâce le temps d’un film. Les miracles, ce qu’on peut définir comme événements inexplicables, on ne les rencontre que provoqués par les mains expertes ou chanceuses de quelques artistes. Des rencontres le plus souvent assurément. Des adéquations inespérées intervenant au bon moment avec les bonnes personnes.

Alejandro Amenábar avait vingt-cinq ans en réalisant ce film. Les Autres et Mar adentro suivront très vite. Beaucoup moins convaincants, la grâce du débutant s’estompera plus vite que celle de son actrice qui aura la chance de servir de muse à un autre cinéaste (ou d’avoir été une vedette avant lui)… Comme d’habitude, j’avais commencé par la fin (Tésis encore à voir). Étrange ou non, certaines cinématographies ne peuvent décoller sans acteurs : on connaît l’exemple du cinéma italien qui a cessé d’exister, pas seulement par manque de financements ou par le non-renouvellement de ses auteurs, mais bien à cause sans doute d’un manque d’acteurs de haut niveau. Étrange ou non donc, à travers mon prisme déformé, j’ai comme l’impression que le cinéma italien est mort aux pieds d’Ornella Muti, juste avant que le cinéma espagnol émerge à l’international grâce notamment à Almodovar et à Penélope Cruz.

Sinon, sérieusement, Internet en 1997 ?! Je n’ai eu Internet qu’en 2006. C’est dire si j’ai souvent un train de retard…


 

Abre los ojos, Alejandro Amenábar 1997 | Canal+ España, Las Producciones del Escorpión, Les Films Alain Sarde, Lucky Red, Sogetel


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