Ange, Ernst Lubitsch (1937)

Note : 4.5 sur 5.

Ange

Titre original : Angel

Année : 1937

Réalisation : Ernst Lubitsch

Avec : Marlene Dietrich, Herbert Marshall, Melvyn Douglas

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L’avantage d’être né il y a bientôt un demi-siècle, c’est que quand on voit un chef-d’œuvre que l’on a mis si longtemps à voir, c’est un peu alors comme retrouver ce plaisir du temps des grandes insouciances et que l’on enfilait les grands films toutes les semaines… Le désavantage, c’est que beaucoup parfois semblent bien plus blasés que vous et pourraient tout aussi bien vous dire : « Gnagnagna, ce n’est pas tant que ça un chef-d’œuvre ».

Et pourtant, je retrouve beaucoup des éléments qui me plaisent dans un film, surtout dans un film de l’âge d’or d’Hollywood. Pour faire simple : c’est du théâtre. On vante souvent la Lubitsch touch, en réalité, il y aurait fort à parier que cet humour subtil, différent de sa petite sœur à la mode versant sur la screwball, soit en fait emprunté au dramaturge hongrois qu’il a adapté plusieurs fois à l’écran : Melchior Lengyel. Lubitsch adaptera un autre Hongrois avec The Shop Around the Corner et avait commencé sa carrière dans le cinéma parlant en réalisant des adaptations d’un autre Hongrois, Ernest Vajda, auteur non exclusif notamment de ses succès avec Maurice Chevalier. C’est dire si l’Allemand se retrouvait dans cette touche d’humour manifestement hongrois.

L’humour traverse le film subtilement donc. Pas de farce comme au temps d’Ossi Oswalda. Mais des situations inattendues, un triangle amoureux des plus classiques et des dialogues délicieux pleins d’esprit. Point question ici de vaudeville (qui inspirera surtout la screwball), et le film tire même sur le drame (pas comme au temps de Pola Negri).

Tout cela est surtout l’occasion pour Lubitsch d’organiser une mise en scène d’une simplicité stupéfiante. Des plans rapprochés, des champs-contrechamps, pour se concentrer sur l’essentiel : la situation, les acteurs et… les décors.

C’est bien du théâtre.

Et puisque Lubitsch met ses acteurs au-dessus du reste, parlons-en. Deux ans avant Ninotchka, Melvyn Douglas, avec sa distinction toute britannique, est parfait en gentleman rapidement éconduit par cet « ange » qui passe et disparaît. Les deux Berlinois que sont Marlene Dietrich et Ernst Lubitsch ne collaboreront que sur ce film, chose bien malheureuse. Je ne suis pas le plus grand fan de l’actrice, mais Lubitsch l’utilise ici parfaitement à son avantage : distance adéquate, pas de chichis superflus, et des robes qui scintillent sous les projecteurs. Pile-poil ce qu’il faut de glamour.


Ange, Ernst Lubitsch, 1937, Angel | Paramount Pictures


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A Bill of Divorcement, George Cukor (1932)

Note : 3 sur 5.

A Bill of Divorcement

Titre français : Héritage

Année : 1932

Réalisation : George Cukor

Avec : John Barrymore, Katharine Hepburn, Billie Burke, Elizabeth Patterson, Henry Stephenson

Notons la remarquable aptitude chez Cukor à découper son film dans un espace défini et à diriger des acteurs enfin faits pour l’écran : il semble avoir retenu la leçon de l’épouvantable The Royal Family of Broadway en soignant sa distribution.

John Barrymore vient ici en vedette et reconnaissons-lui un certain génie. Sa première apparition devrait être montrée dans toutes les écoles de théâtre : à peine entré dans la pièce et, en quelques secondes, sans dire un mot, seul, on saisit à travers son attitude toute la puissance de la situation. Pas sûr qu’on joue beaucoup ici sur une forme d’effet Koulechov appliqué à une entrée en matière (les autres protagonistes ont déjà évoqué son cas), parce que si la situation est immédiatement comprise par le spectateur, c’est à mon sens ici grâce à son jeu, son attitude, à sa manière de prendre connaissance de l’environnement qu’il vient de pénétrer. On découvre un homme familier des lieux, un peu émerveillé de retrouver son foyer, mais aussi curieux de voir le temps passé en remarquant quelques détails insolites. À ça s’ajoute une composition parfaitement en ligne avec l’histoire et la condition psychique de son personnage. L’entrée en scène sert même parfois d’exercice proposé à de jeunes acteurs : entrer simplement en scène avec un état d’esprit, un objectif. D’autres fois même, il est demandé aux élèves d’entrer sur scène pour voir si spontanément ils vont s’appuyer sur une situation pour inventer de toute pièce une attitude. La suite n’en est pas moins épatante pour John Barrymore : quelques résurgences du Docteur Jekyll et M. Hyde avec un personnage dont il parvient à suggérer le trouble, la fragilité, la vulnérabilité (aucun côté obscur pour le coup, l’acteur lui donnant surtout des allures d’enfant) sans jamais surjouer la chose.

(Je vais l’ajouter dans mes exercices de théâtre pour la peine.)

Pourtant, le plus étrange dans l’histoire, c’est que tout épatant qu’il puisse être, on sent déjà Barrymore dépassé par une actrice jouant ici son premier rôle. Le film se montre incapable de se hisser au niveau de ses interprètes et de sa mise en scène, mais même si j’ai vu Katharine Hepburn dans de nombreux films, elle ne m’est jamais apparue aussi impressionnante, tirant à la fois vers la simplicité, la retenue, la grâce, la classe et l’intelligence. Chaque geste repose sur un calcul ; chaque regard démontre la parfaite maîtrise et le contrôle de l’actrice ; la voix est portée à la hauteur juste. Hepburn semble survoler les débats comme d’autres actrices avaient pu le faire avant elle, mais rarement avec autant de légèreté et d’acuité. Elle héritera très vite de personnages plus volontaires, plus forts, plus affirmés que celui-ci qui sacrifie son amour et son avenir pour aider son père. À se demander si le public n’a pas perdu quelque chose à la voir offrir sa présence naturelle, forte, à des personnages dont c’est déjà la caractéristique. Une fois devenue star, elle ne composera plus beaucoup, et c’est souvent Hepburn, la star, qui apparaîtra à l’écran. Les studios nous privent au fond de voir une actrice apporter son talent, son autorité, son intelligence, sans forcer, en laissant le rôle venir à elle, à des personnages qui auraient gagné en nuances.

Dommage en revanche que l’histoire ait si peu d’intérêt. Il y a là-dedans comme un souffle des années 20 très mélodramatique dans ce qui est vraisemblablement l’adaptation d’une pièce de théâtre. Jamais je n’aurais cru pouvoir assister à un duo aussi singulier et aussi remarquable dans un film si soporifique. On mesure d’autant plus le chemin parcouru après The Royal Family of Broadway, car l’on n’y bouge pas beaucoup plus. Huis clos garanti.


A Bill of Divorcement, George Cukor (1932 | RKO Radio Pictures


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Kôchiyama Sôshun (Priest of Darkness), Sadao Yamanaka (1936)

Note : 4 sur 5.

Kôchiyama Sôshun

Titre original : Kôchiyama Sôshun

Aka : Priest of Darkness

Année : 1936

Réalisation : Sadao Yamanaka

Avec : Chôjûrô Kawarasaki, Kan’emon Nakamura, Shizue Yamagishi, Setsuko Hara

Yamanaka avait vraiment un petit quelque chose qui le rendait unique. Son écriture resserrée faite de quatre ou cinq phrases tout au plus dans un même espace, cassant parfois les espaces en deux en faisant interagir des personnages d’une pièce à une autre pour forcer un montage ; une voix off ; ces montages alternés constants entre différentes pastilles de séquences rappelant parfois la bande dessinée (procédé déjà présent dans Le Pot d’un million de ryôs) ; et c’est du grand art.

Alors, oui, arrive un moment où l’on est peut-être plus ou moins perdu au milieu de tous ces personnages évoluant au sein de cet étonnant canevas. Chacun cherche à tirer les ficelles à lui ou à pousser les autres à la faute comme dans un jeu de mikado géant, mais au fond, à l’image d’un Grand Sommeil, peu importe. Car c’est la fascination pour toute cette agitation polie qui fascine, pour ce grand château de cartes savamment bâti dont on attend qu’une chose, qu’il s’écroule…

Certains se contentaient de réaliser du théâtre filmé à l’arrivée du cinéma parlant, Yamanaka avait inventé, lui, une forme hautement cinématographique : un personnage arrive dans un lieu, celui-ci échange trois phrases avec un autre, hop, on passe à une autre séquence, et rebelote. Un pion après l’autre. Case après case. Fascinant.

Ce passage rapide d’un lieu à un autre avec une idée fixe en tête, conjuguée parfois aux idées fixes d’autres personnages, c’est un type de récits qui fera, longtemps après, le succès de Tora-san, le sentiment d’urgence peut-être en moins (on en retrouve également des traces dans la série des films Zatoïchi, dans La Vie d’un tatoué, ou dans La Forteresse cachée, typique d’une écriture en feuilleton).

Le récit ne manque pas non plus de mélanger les genres (autre spécificité du Pot d’un million de ryôs), un peu de comédie, de romance, et de faire intervenir dans l’intrigue tous les archétypes possibles, des gangsters, aux geishas, en passant par les samouraïs ou les commerçants. On remarque aussi très vite le jeune minois de Setsuko Hara qui commence dans l’histoire par être le personnage en quête (de son frère) pour finir par être recherchée à son tour… Du Titi et Gros Minet avant l’heure.

Le film est le fruit de l’adaptation d’une pièce de kabuki de Mokuami Kawatake, signée Shintarô Mimura comme les deux autres films référencés de Sadao Yamanaka (vingt ans plus tard, le scénariste participera au chef-d’œuvre de Tomu Uchida, Le Mont Fuji et la lance ensanglantée).


Kôchiyama Sôshun (Priest of Darkness), Sadao Yamanaka (1936) | Nikkatsu


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Les Indispensables du cinéma 1936

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Hors du gouffre, Raoul Walsh (1931)

7th heaven under

Note : 1.5 sur 5.

Hors du gouffre

Titre original : The Man Who Came Back

Année : 1931

Réalisation : Raoul Walsh

Avec : Janet Gaynor, Charles Farrell

On est en 1931, le film traduit assez bien les errances rencontrées par les studios (et pas seulement) lors de cette période de transition vers le parlant. Si on pouvait faire un bingo en cochant toutes les erreurs à faire dans les divers secteurs de la création d’un film, Hors du gouffre remplirait toutes les cases. Scénario, production, mise en scène et jeu d’acteurs, tout semble appartenir au monde du cinéma muet et ne l’avoir jamais abandonné.

Quand une révolution technique, voire un nouveau média apparaît (et c’est définitivement le cas avec le parlant par rapport au muet), il y a sans doute deux types de réactions. La première consiste à profiter de cette avancée pour limiter les frais et faciliter la mise en œuvre des productions ; la seconde réaction, c’est de concevoir cette évolution comme une opportunité de proposer une nouvelle manière de faire les choses qui profitera au public visé. Or, c’est une tendance probablement universelle, les structures établies tendent davantage vers la facilité et refrènent les expérimentations à moins qu’elles soient imposées par des concurrents. Il suffit peut-être qu’un studio se lance dans le muet pour que d’autres s’alignent, mais attention à ne pas partir trop loin et à en faire trop : certes, on adopte le muet, mais pour se rassurer, on reproduit les recettes d’hier qui auront plus de chances de nous assurer le succès. Sauf qu’en la matière, quand on assiste à un bouleversement de cette ampleur, c’est toute une manière de produire des films qu’il faut réinventer. Les usages d’hier risquent de ne pas être adaptés.

C’est donc ce qui semble se passer avec Hors du gouffre. Le studio a joué l’assurance, il a adopté les recettes du muet, et personne ne semble encore assez perspicace pour se rendre compte qu’il y a quelque chose qui cloche.

Le scénario est adapté (mais très certainement la quasi-réplique) d’une pièce de théâtre. Cela deviendra certes une habitude dans les années à venir, mais le cinéma réclame alors quelques transformations afin d’en gommer les éléments saillants révélant l’origine théâtrale du film.

Bingo de la mort ici avec un scénario qu’on ne peut plus proposer dans un contexte de cinéma parlant, une mauvaise réalisation (Walsh, plus à l’aise à découvert, ne se foule pas pour contextualiser d’immenses décors intérieurs qui laissent très vite penser à du théâtre filmé), et des acteurs perdus (deux anciennes stars du muet à qui on demande d’interpréter une succession de répliques statiques dans des séquences dépassant plus de dix minutes).

Le film est structuré en cinq grosses séquences (les cinq actes traditionnels du théâtre) avec une ville et une époque correspondant à chacune. On se croirait dans du théâtre classique français. La force du cinéma, même et surtout à l’époque du muet, c’était justement de se démarquer du théâtre en cassant l’étau de l’espace unique. Shakespeare avait beau avoir été un des dramaturges ayant le plus réussi à varier les espaces, quand il le faisait, il ne pouvait échapper à une indication du genre « une plaine » pour contextualiser le changement de lieux dont il ne se privait pas à l’intérieur même des actes. Si les studios pensaient pouvoir faire la même chose, c’était perdu : on ne peut pas se contenter de mettre un panneau « Honolulu » et de souffler au spectateur : « Maintenant, crovez-y ! Nous, on s’est contentés d’acheter un canapé pour les acteurs sur lequel ils pourront taper la discut’ pendant des séquences de dix minutes. — Easy money ».

Difficile d’y croire. Jusqu’à la fin, durant laquelle le père twist avec les craintes de son fils et lui réserve une surprise d’un goût douteux, Hors du gouffre est un calvaire.

Quand on parle d’action au cinéma, c’est avant tout l’action d’aller à un lieu à un autre — ce qu’on ne peut pas faire au théâtre où l’action ne consiste parfois qu’à papoter dans un espace contraint par les limites spatiales. Si certains studios ont vu l’arrivée du son comme la possibilité de proposer au public des histoires réalisées à peu de frais (et c’est globalement ce à quoi on a assisté), le public ne s’y est pas trompé. Le théâtre filmé n’avait pas fait le succès du cinéma vingt ans auparavant ; il n’y avait aucune raison de penser qu’il en serait autrement avec le parlant. Pas après les promesses largement confortées du muet. Le cinéma avait rendu possibles les alternances d’espace beaucoup plus fréquent et ne s’en était pas privé. Mieux, grâce à Griffith, notamment, on avait découvert la force d’évocation et la puissance du rythme du montage alterné en percutant deux actions simultanées situées à deux lieux différents. En quelques secondes, le cinéma proposait ce dont théâtre ne pouvait s’affranchir. Mais certes, multiplier les espaces et par voie de conséquence, les plans et les décors, ça peut coûter bonbon. Tarzan et King Kong, par exemple, reprendront à leur compte ces possibilités du muet et seront la preuve que le public ne sera jamais aussi satisfait que quand le récit dévore des espaces multiples.

On assiste donc ici à une de ses tentatives paresseuses où un studio tente d’adapter pour pas grand-chose une pièce qu’il pense pouvoir mettre au service d’acteurs dont on ne sait pas encore qu’ils sont dépassés. Personne ne les aide beaucoup, il faut dire. Servir ainsi de cobayes, essuyer les plâtres, faire les erreurs que d’autres n’auront plus à faire par la suite, ce n’était pas un cadeau à leur faire. Et on comprend dès les premières secondes qu’on court à la catastrophe : des acteurs minuscules vociférant dans des décors gigantesques, regardés paresseusement par une caméra placée dix fois trop loin.

On peut compter quelques réussites dans le cinéma de Raoul Walsh au temps du muet (Regeneration, Le Voleur de Bagdad, Faiblesse humaine), mais le réalisateur n’a probablement pas été un des grands innovateurs de cette période charnière (au contraire de Vidor, Mervyn LeRoy ou de Lubitsch sans doute). Hors du gouffre est loin de ses productions futures : un cinéma d’intérieur, bavard, statique, avec des stars et un sujet dépassés. L’année précédente, il avait pourtant réalisé La Piste des géants, un western qui annoncera la suite, mais cette suite tardera à venir. Car c’est paradoxalement avec la comédie qu’il commencera l’année suivante à adopter les codes du cinéma parlant dans Me and My Gal. Les Faubourgs de New York aura quelques tentatives pour proposer autre chose, Walsh arrivera en partie à insuffler au film une patte réellement classique, mais on y retrouvera encore aussi bien trop d’éléments propres au muet (ne serait-ce que par l’évocation de l’époque durant laquelle les faits rapportés sont censés se passer). Paradoxalement encore, c’est en invoquant ces mêmes années passées qu’il trouvera finalement le succès : avec Les Fantastiques années 20.

Que ce soit avec James Cagney, Mae West, Wallace Beery, Errol Flynn ou Humphrey Bogart, pas de Raoul Walsh sans ces acteurs. Quand on ne sait pas diriger des acteurs (bien qu’ancien acteur lui-même, vu ce qu’il arrive à gagner de ses deux stars du muet, Janet Gaynor et Charles Farrell ici, je doute qu’on puisse le considérer comme un grand directeur d’acteurs), on peut compter sur la chance ou sur le bon casting. John Wayne tenait déjà le rôle-titre dans La Piste des géants, mais Walsh ne le retrouvera que pour L’Escadron noir. Les Fantastiques années 20 fera de Bogart une star, mais il faudra là encore attendre la fin de la décennie pour que Walsh impose sa patte, une patte largement imputable à ses acteurs. Janet Gaynor et Charles Farrell étaient alors des stars, mais des stars du muet dont on espérait encore sans doute qu’ils passeraient la rampe du sonore. On ne les y a pas beaucoup aidés en leur imposant des tunnels de dialogues, Walsh les a regardés jouer sans donner l’impression d’intervenir, et il suffit de quelques secondes à l’écran pour comprendre que l’heure de gloire de ces deux anciennes stars est passée. Le parlant les fera taire à jamais.

Le film ne trouve plus aujourd’hui son utilité qu’en jouant son rôle historique de témoin de cette époque charnière durant laquelle c’est tout un art, une manière de faire des films et d’accrocher le spectateur qui devait se réinventer. On ne pourra plus réaliser comme avant, la diversité des formes se réduira au profit d’usages dont bientôt l’écueil sera de les respecter tout en s’en affranchissant au maximum. Le classicisme s’imposera à Hollywood avec une manière très codifiée d’écrire des scénarios (les séquences seront plus courtes qu’au théâtre et s’imposera dans l’élaboration de scénarios l’idée de forcer des passages d’une pièce à une autre, de varier les espaces, de faire de l’espace présent le lieu où on arrive pour accomplir une action, rencontrer un autre personnage, avant de repartir vers une autre destination, un autre objectif, un nouveau personnage à contacter), de réaliser des transitions d’une séquence à une autre, d’utiliser le champ-contrechamp, d’éviter les échanges de répliques trop longs ou trop statiques, sans mouvement ou sans ruptures de ton. Et avec ça, la musique s’imposera aussi pour accentuer dialogues et moments forts.

Le mélodrame ne passera plus la rampe. Le parlant apportera une touche de réalisme qui ne pardonnera pas les écarts de cohérences et les excès en tout genre du mélodrame. On lui préférera vite la comédie (souvent burlesque : les adaptations des pièces des Marx Brothers) ; après quelques errances, la comédie musicale trouvera un filon avec les rehearsal films (au lieu d’adapter des succès de Broadway, on force une mise en abyme dans laquelle on dévoile les coulisses d’un spectacle de Broadway) ; et c’est enfin le film de gangsters qui participera à donner le ton au parlant avec Le Petit César, Scarface ou L’Ennemi public.

Dans la foulée du cinéma parlant, les films d’horreur feront un temps les joies des studios (surtout Universal) et du public, mais leur apport au parlant sera finalement à mon sens bien moindre que celui de la comédie, de la comédie musicale ou du film de gangsters. Ils n’en ont pas le rythme. Les films d’horreur deviendront bientôt des films de seconde zone et une fois les films de gangsters plus très en vue avec l’application du code Hays, ce qu’on appellera plus tard les films noirs recycler a du film d’horreur ce qu’il y avait encore à en récupérer : l’atmosphère inquiétante. Une atmosphère qui traditionnellement s’appliquait également au mélodrame. La longue séquence censée se passer ici à Shanghai est là pour le rappeler. Hors du gouffre, personne n’entend les anciennes gloires du muet crier. Vous y êtes, vous y restez.


Hors du gouffre, Raoul Walsh 1931 The Man Who Came Back | Fox Film Corporation


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L’Intruse, Alfred E. Green (1935)

Note : 2.5 sur 5.

L’Intruse

Titre original : Dangerous

Année : 1935

Réalisation : Alfred E. Green

Avec : Bette Davis, Franchot Tone, Margaret Lindsay

Film bâclé et sans grand intérêt hormis pour ses deux acteurs principaux. L’intrigue est resserrée comme un vieux slip de grand-mère, et on doit compter les péripéties sur les doigts d’une main. Heureusement d’ailleurs, parce que rien d’autre ici à se mettre sous la dent que du bien prévisible (ça abrège les souffrances).

Un architecte tombe amoureux d’une ancienne actrice à succès, réputée pour porter la poisse et alcoolique. Il délaisse alors sa dulcinée, a l’honnêteté de lui dire (les personnages honnêtes au cinéma, c’est ennuyeux, ça coupe net toute possibilité de corser l’intrigue), et retourne vers sa belle bientôt remise sur pieds pour retourner sur les planches. Et là, quand l’actrice lui demande comment sa fiancée a réagi, il balance ça d’un magnifique revers de main : « Tu sais, elle est plus forte que nous tous. » L’excuse idéale pour ne pas se soucier des problèmes que l’on cause aux autres. Magistral d’inconsidération masculine.

C’est le premier Oscar pour Bette Davis. On ne va pas dire qu’elle est formidable, mais sa récompense annonce comment les acteurs seront récompensés par la suite : surtout pour un certain type de personnage, sur une manière d’aborder un rôle, plus que pour leur talent. Pour être plus clair : des personnages devant passer par toutes sortes d’états d’âme, d’émotions, de vicissitudes (on doit les voir au plus bas et au plus haut) et en particulier les voir composer des personnages soit en rupture totale (ici, misère et alcoolisme) soit en décalage avec leur emploi habituel (ce qui forcera l’admiration des “professionnels” pour la “composition” de l’acteur en question).

Le talent de Bette Davis est ailleurs. Une personnalité d’abord, un sacré sens du rythme (à Hollywood, il faut savoir donner à voir, avoir l’œil vif et expressif, capable de jouer les changements d’humeur dictée par la situation, quitte encore à manquer de justesse) et donc malgré tout une justesse rare à l’époque (même si quand on compare à ce qui arrivera vingt ans plus tard, tout sonne forcé). On la connaîtra bien meilleure, notamment dans Eve.


L’Intruse, Alfred E. Green 1935 Dangerous | Warner Bros.


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La Légion noire, Archie Mayo (1937)

Note : 3.5 sur 5.

La Légion noire

Titre original : Black Legion

Année : 1937

Réalisation : Archie Mayo

Avec : Humphrey Bogart, Ann Sheridan, Dick Foran

Volontaire ou non, cinq ans plus tard, le film Échec à la Gestapo, de Vincent Sherman, avec le même Humphrey Bogart reprendra une scène où l’acteur se retrouve dans une réunion d’un groupe dangereux en sous-sol. La scène est devenue même sans doute une sorte de cliché, peut-être déjà utilisée dans les films de série B de l’époque du muet, vu que ça tient un peu du fantasme et de la peur des groupes secrets. Si ici et dans Échec à la Gestapo, ces groupes ont bien existé, on en reprend presque toujours un poncif principal : les “intrus” (ou comme c’est le cas ici, l’initié) arrivent alors que la séance secrète a déjà démarré. Dans d’autres films plus récents, on joue au contraire sur la peur induite de groupes inexistants comme dans Eyes Wide Shut, je ne sais plus quel Indiana Jones ou dans Un bourgeois tout petit, petit.

Pour le reste, le film fait partie de ces films politiques “humanistes” des années 30 cherchant à mettre en garde contre les mouvements “séparatistes”, on dirait aujourd’hui. Il manque alors peut-être un peu de relief, mais certains films, s’ils ne tombent pas totalement dans les évidences, peuvent se révéler nécessaires à faire, car ils décrivent une situation politique réelle et contiennent ainsi en eux un peu de l’histoire du pays et du contexte où ils ont été produits.

La fin (avec un retournement vite expédié du principal accusé) est trop facile, mais là encore, c’est assez conforme aux films d’époque qui s’encombraient rarement de détours psychologiques ou de mises en suspension du récit pour gagner en relief et en réalisme. De l’action, de l’action, de l’action. Et pas mal aussi de concision. On produit à la chaîne : les sujets politiques et sociétaux ne sont pas interdits, mais on ne s’attarde pas.

À noter que Bogart n’est pas encore une star quand il tourne le film, il vient seulement de s’assurer un rôle de second couteau sur les films de la Warner Bros. grâce à La Forêt pétrifiée du même Archie Mayo et sera ainsi employé par le studio jusqu’au Faucon maltais qui lui assurera une place en tête d’affiche le reste de sa carrière. Ceci explique pourquoi on l’y retrouve ici ce qu’on pourrait identifier comme un contre-emploi (en rapport aux personnages bien installés et mythiques qui feront bientôt de lui une star et l’icône presque à la fois d’une période, voire d’une certaine forme de virilité appréciée ou reconnue des cinéphiles). Bogart n’est pas encore Bogey : on le découvre surtout fragile, revanchard, acculé avant de finir détruit par la culpabilité. On est loin de l’assurance et du charme qu’on lui connaîtra bientôt. Comme quoi, l’attitude, le statut, ça joue beaucoup dans le charisme et l’autorité que l’on croit naturels chez les acteurs ou les individus, dans la vie, capables ou soucieux de se mettre en avant.


La Légion noire, Archie Mayo 1937 Black Legion | Warner Bros.


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Casier judiciaire, Fritz Lang (1938)

La boss des maths

Note : 4 sur 5.

Casier judiciaire

Titre original : You and Me

Année : 1938

Réalisation : Fritz Lang

Avec : Sylvia Sidney, George Raft, Barton MacLane, George E. Stone, Harry Carey

Film étrange et assez composite. Ça commence comme un film romantique, puis quelques notes de film criminel se font jour (on n’est pas encore dans le film noir, même si on est à la toute fin de la période pré-noir). Le mélange des deux n’est pas inhabituel, mais le second l’emporte presque toujours sur la première impression romantique : ici, c’est ce premier aspect qui l’emporte puisque les protagonistes travaillent dans un magasin et vivent une idylle. Et comme le film n’est pas sans humour ou même sans étranges notes parfois de musical, on pourrait alors presque croire à une comédie romantique américaine. La présence de George Raft et surtout de Sylvia Sidney qui vient de tourner dans les deux précédents films de Fritz Lang que l’on pourrait autant qualifier d’humanistes que de pré-noirs (Fury et J’ai le droit de vivre) devait mettre la puce à l’oreille. Quelques détails de l’histoire préparent le terrain avant la révélation de la fin du premier acte qui lancera toute la problématique du film : on apprend que le patron du magasin où travaille tout ce petit monde tient à relancer d’anciens détenus en période de probation dans son entreprise ; à côté de ça, le personnage de George Raft, que l’on sait très vite être un de ces anciens malfrats en réinsertion, doit subir de multiples tentatives d’approches de la part de son ancien milieu.

Le film prend donc son envol quand on apprend que le personnage même de Sylvia Sidney est une ancienne détenue, ce qu’elle cache à son amoureux et bientôt mari. À partir de là, les problèmes ne font que s’accumuler jusqu’à divers points de catastrophe prévisibles. L’originalité du film, c’est ce qu’on retrouvait déjà dans les films précédents de Fritz Lang avec Sylvia Sidney : une certaine veine humaniste. Il est question ici de la réinsertion d’ex-détenus dans la société, mais le film va même plus loin en adoptant de manière surprenante une approche didactique pour ne pas dire propagandiste ou paternaliste. Avec le message simple et clair autour de la maxime : « le crime ne paie pas ». La manœuvre pourrait être naïve et grossière, mais on l’accepte grâce à une astuce inattendue qui fait tout le sel du dénouement du film (un contrepoint, voire un contre-emploi qui vaut le détour). Une fois la grande scène des révélations et des dénouements faite, le film peut alors retomber sur ses pattes et reprendre une tournure romantique, voire comique. Une bonne manière d’achever les années 30 pleines d’espérance et d’humanisme à l’écran en pleine Grande Dépression et avant les années sombres de la guerre. Il n’est plus question alors de voir de tels objets hybrides ou humanistes : les fantaisies comiques, romantiques ou dansantes, d’un côté, de l’autre, les films noirs, de guerre ou d’espionnage… Sylvia Sidney et George Raft étaient d’ailleurs deux de ces visages reconnaissables de cette période pré-noir. À l’heure des films noirs, pendant la guerre, Sylvia Sidney cessera de tourner (peut-être pour élever son enfant), pour ne revenir qu’avec Du sang dans le soleil, tandis que Raft manquera l’occasion de devenir l’icône du film noir naissant en refusant Le Faucon maltais.


Casier judiciaire, Fritz Lang 1938 | Paramount Pictures


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La Neuvième Symphonie, Douglas Sirk (1936)

Propagande et robe à fleurs

Note : 2.5 sur 5.

La Neuvième Symphonie

Titre original : Schlußakkord

Année : 1936

Réalisation : Douglas Sirk

Avec : Willy Birgel, Lil Dagover, Mária Tasnádi Fekete, Maria Koppenhöfer

La logique de la politique des auteurs jusqu’à l’absurde. Rétrospective Douglas Sirk à la Cinémathèque : film allemand de 1936, mélo qui sent bon la propagande, tendance soft power, mais propagande quand même, avec la mise en avant des valeurs nazies. Fin de projection : des spectateurs applaudissent. J’entends même à la sortie quelqu’un dire que c’est rafraîchissant de voir un film en allemand (j’espère que quelqu’un lui a soufflé que Sirk était Allemand…). Les gens comprennent ce qu’ils regardent, sérieux ? On peut louer les qualités intrinsèques d’un film tourné sous la censure nazie, s’imaginer, pourquoi pas, que des artistes soient parvenus à la déjouer (tout est lisse dans le film, donc rien à déjouer), mais d’une part, quand ça fait la promotion justement de ces valeurs, et même si on y trouve ces audaces qu’on supposera toujours à des « auteurs », de la décence, merde. Ça reste un film de propagande répondant à tous les principes que le pouvoir voulait voir développé dans la production domestique : en 36, les juifs sont déjà interdits de travailler dans l’industrie du cinéma, et on est prié de proposer (comme on le fera plus tard avec les films de la Continental en France occupée) des films intemporels et divertissants. C’est peut-être pas Le Juif Süss, mais c’est pas non plus M le maudit. Pas besoin qu’un film soit antisémite pour être de la propagande, et le film de Lang peut difficilement être fait contre les nazis à l’époque où il a été réalisé… La Neuvième Symphonie serait un chef-d’œuvre « intemporel et divertissant » comme peut l’être par exemple Sous les ponts de Helmut Käutner, tourné en toute fin du régime, pourquoi pas, mais qui irait prétendre que ce film de Sirk en soit un ?…

Parce qu’au-delà de ça, le scénario n’a donc aucun intérêt. Avant d’avoir fait la promotion de la société américaine et de sa (haute) société de privilégiées / de la consommation, Sirk a fait celle de la société aryenne allemande. J’attends qu’on m’explique s’il y a une logique auteuriste là-dedans. En détail, on remarquera les ficelles grossières d’un mélo comme on n’en osait plus depuis le muet : une mère indigne qui abandonne son gosse en Allemagne pour se tirer en Amérique, et qui de retour dans la mère patrie débarque ensuite chez le gentil Allemand de l’orphelinat où elle avait laissé son film et qui se trouve être le meilleur ami d’un chef d’orchestre fameux ayant précisément adopté son gamin (celui-là même responsable de la captation de la symphonie du titre et qui aurait sauvé la vie de la mère en entendant sa musique en Amérique…) ; le gentil Allemand propose à cette mère qui veut se racheter une conscience (trompée sans doute par les vaines promesses de l’Amérique) de rentrer au service du chef d’orchestre pour s’occuper de son propre film (sans révéler bien sûr à son ami que la nounou qu’il lui conseille est la mère de l’enfant, tu parles d’un ami) parce que, « tiens, justement, ça tombe bien, je reçois un appel de lui qui cherche une nounou pour le petit ». Concours de coïncidences malheureuses et heureuses, on force sur les extrêmes (les très riches sont des génies ou des escrocs, les très pauvres, des mères indignes en quête de rédemption poussée par l’instinct maternel allemand sans doute) : un vrai mélo du muet.

Non, l’intérêt, si on veut, car il y en a un, est ailleurs. Sirk se débrouille pas mal du tout pour mettre tout ça en place : c’est jamais statique, y a du rythme, c’est élégant, bien dirigé. Mais le gros plus, c’est évidemment les moyens et la qualité du design (décors et costumes). Ce n’est pas qu’une question d’opulence et de volonté sans doute du pouvoir de divertir avec du beau. Vouloir, c’est une chose, mais on est en train d’assister à la mort de tout un savoir-faire allemand qui finira par disparaître durant les années du pouvoir nazi. Jamais plus le cinéma allemand ne connaîtra ce génie esthétique, cette élégance (ce qui est allemand, sera bientôt froid, rigoureux et efficace). Les tyrannies ont décidément un art certain pour saper des décennies de génie et de bon goût. Certains « art directors » sont passés en Amérique (je dois avoir des entrées dans mon Hollywood Rush), c’est pas le cas ici : mais le travail de Erich Kettelhut est assez exceptionnel. Erich Kettelhut a travaillé sur les films muets de Fritz Lang que le régime appréciait beaucoup, et en 1944, il fera les décors d’un des derniers films nazis qu’on voit subrepticement dans Dix-Sept Moments du Printemps quand l’espion soviétique passe son temps libre à voir le même film nazi qu’il déteste : La Femme de mes rêves (je l’avais ajouté dans ma liste à voir parce qu’on semble bien y danser et le tacle d’une dictature à une autre était suffisamment savoureux pour que le film mérite un peu d’attention). Y a guère que la MGM à l’époque sans doute pour afficher un tel luxe sans frôler le mauvais goût : le risque quand on a les moyens (d’un film de dictature), c’est de faire nouveau riche, d’en mettre partout, de voir plus grand que nécessaire. Ici, c’est dans tous les détails que le design impressionne. Chaque élément de décor semble être minutieusement pensé, et si on omet peut-être les reconstitutions de New York au début du film, tout est parfait. Les robes de la nounou sont peut-être un peu trop travaillées pour ses moyens, mais il faut voir la qualité des tailles et des matériaux, l’inventivité des coupes (l’art des robes, un peu comme celui des chapeaux, c’est pas dans l’audace ou l’originalité qu’il s’exprime le mieux, mais plutôt dans cette manière d’arriver à proposer toujours quelque chose de légèrement différent, voire d’évident, pour finalement toujours la même chose : elle a une robe noire avec un assortiment de fleurs factices blanches quand elle va à l’opéra par exemple, je serais une dame, je voudrais la même…).

Encore heureux qu’on n’évalue pas un film en fonction de son design… Et puis, je ne serai pas aussi élogieux avec le directeur de la photo, Robert Baberske, qui laisse apercevoir trois ou quatre fois les ombres des micros ou de je ne sais quel élément électrique censé rester hors champ. Au rayon des acteurs, on peut remarquer la partition relevée, digne d’une marche funèbre, de Maria Koppenhöfer en gouvernante qu’on aime détester.


 

La Neuvième Symphonie, Douglas Sirk 1936 Schlußakkord | UFA


Sur La Saveur des goûts amers : 

Les Indispensables du cinéma 1936

Liens externes :


L’Ange blanc, William A. Wellman (1931)

Star system

Note : 4 sur 5.

L’Ange blanc

Titre original : Night Nurse

Année : 1931

Réalisation : William A. Wellman

Avec : Barbara Stanwyck, Ben Lyon, Joan Blondell, Clark Gable

Avoir de bons acteurs, ça vous change tout de même la face d’un film…

On sent que le film a été tourné exclusivement en studio, aucune scène dehors, aucun plan vers l’extérieur, ne serait-ce qu’une vue dans un coin de fenêtre filmée par une seconde équipe. Et malgré cela, grâce aux acteurs, on arrive à y croire. Du moins à être saisi par l’intensité de leur jeu, pris par l’enjeu, et séduit par leur allure et leur personnalité.

Dans la seconde séquence du film, quand elle sort de l’hôpital par les portes-tambour, un passant fait tomber son sac à main : dans cette situation, et encore aujourd’hui, la femme s’excuserait et s’accroupirait pour récupérer ses affaires. Avec Barbara Stanwyck, c’est tout différent. La demoiselle a à peine vingt ans, mais son personnage ne fait pas un geste, laisse l’homme lui faire le travail, et elle, pleine d’assurance et d’audace, le regarde de haut, une main négligemment posée sur la hanche. On appelle ça l’autorité. À deux doigts de l’insolence. On peut dire qu’elle va lui donner un sacré coup de pied aux fesses à l’image stéréotypique de la gentille infirmière… J’ose pas dire coup de vieux, parce que cette image, une image d’asservissement ou au mieux de dévotion, c’est un peu ce qui persiste aujourd’hui. Alors que le personnage de Barbara Stanwyck est ici une rebelle. (Le cinéma, quand il est bon, s’intéresse d’ailleurs rarement à autre chose. Aux rebelles.)

Autour d’elle, il faut avouer qu’elle a à qui parler. Joyeuses années 30… Joan Blondell aura sans doute beaucoup joué les seconds rôles lors de ce début de carrière pour la Warner et à l’époque du « grand remplacement » des acteurs du muet, et Wellman l’utilisera d’ailleurs la même année dans L’Ennemi public. Il faut dire qu’elle est assez exceptionnelle : une autorité différente de celle de la Stanwyck, plus désinvolte et souvent plus comique (c’est son rôle en tout cas ici). Dommage qu’on la perde un peu de vue par la suite.

Mais quand on perd Joan Blondell au profit de Clark Gable, on voit le niveau de la production… et des surprises de casting. Une production toutefois qui donne le rôle du gentil malfrat à un acteur sympathique, alors qu’il aurait tout aussi pu convenir à un jeune Clark Gable.

Le futur acteur de la MGM tient un rôle mineur (il finit d’ailleurs par se faire tuer, Docteur Spoiler), pourtant, dans les deux ou trois séquences où il apparaît, on ne voit que lui. Un maintien exceptionnel (un corps d’athlète qu’on devine derrière son costume de chauffeur, et le haut du corps qui ne fléchit jamais) : la tête bouge, les bras peuvent bouger, la démarche est assurée et franche, mais le buste, lui, demeure en toutes circonstances large et impassible… On sent les heures passées en cours de maintien…

Dans son face-à-face, avec Barbara Stanwyck, il la mangerait presque. Et voir deux acteurs prêts à se bouffer des yeux ou autre chose, parce qu’on ne sait encore s’ils finiront par s’entre-tuer ou par se tomber dans les bras, c’est en général ce qui provoque de bons films d’acteurs. Le sujet du film devenant ainsi accessoire (et il vaut mieux parce qu’on a des relents de films muets dans ces excès mélodramatiques ; étrangement ou non, il est probable qu’on se rendra compte que le son offrira au spectacle beaucoup plus d’impression de réalité et que ces excès à peine croyables ne passeraient plus auprès du public).

Et c’est sans doute pour ces mêmes raisons que le code Hays, en plus d’annihiler toute possibilité de subversion, toute image licencieuse ou toute morale supposée favorable aux criminels aurait tué le mélodrame après son âge d’or au temps du muet. Des projets d’assassiner des gosses, on ne doit voir ça que dans la réalité, dans cet espace où tous les extrêmes sont possibles, l’impensable aussi, pas au cinéma. Ce que les films pré-code rendent encore parfois possibles.

Hommage également à la longue carrière posthume de Lon Chaney, probablement ici dans sa meilleure composition dans le rôle de la gouvernante…

Wellman, qui ne pouvait pas ignorer le potentiel de Clark Gable, tournera avec lui quatre ans après dans L’Appel de la forêt, et vingt ans plus tard Au-delà du Missouri. Deux films qui, contrairement à ici, prendront un peu l’air. Recommandation sanitaire de votre bonne infirmière personnelle. Le cinéaste tournera d’ailleurs par la suite beaucoup plus souvent en extérieurs, c’est peut-être bien qu’il n’était pas très à l’aise en studio.

De son côté, Barbara Stanwyck continuera à donner au spectateur une image de la femme libre et indépendante : deux ans plus tard, son personnage intéressé et cynique dans Baby Face participera sans doute un peu à provoquer la mise en place d’un code de bonne conduite dans les studios. Et pour l’émancipation de la femme, il faudra désormais regarder ailleurs qu’à Hollywood. La contre-réforme conservatrice pourra toujours se poursuivre quelques décennies encore, il aura fallu moins de vingt ans grâce au pouvoir phénoménal de représentation du cinéma pour laisser entrevoir aux femmes un monde où elles ne seraient pas cantonnées aux rôles d’infirmières… Stanwyck, et les autres, avait mis un pied dans la porte ; les spectatrices ont vu la lumière, et ne se sont pas gênées pour entrer.


 

L’Ange blanc, William A. Wellman 1931 Night Nurse | Warner Bros


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Les Indispensables du cinéma 1931

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Prix de beauté (Miss Europe), Augusto Genina (1930)

Note : 2.5 sur 5.

Prix de beauté (Miss Europe)

Année : 1930

Réalisation : Augusto Genina

Avec : Louise Brooks, Georges Charlia, Augusto Bandini

Scénario d’une bêtise confondante où la participation à un prix de beauté fait figure d’émancipation pour la femme.

Fiancée à un abruti jaloux, la miss sera assassinée…

Pas sûr qu’attaquer la société où l’emprise masculine sur des femmes bonnes à faire la popote à travers la valorisation de ce qui apparaît aujourd’hui comme parfaitement rétrograde (la société du paraître — où finalement, une femme qui gagne son indépendance par rapport à un mari, la perd au profit d’autres hommes qui exploiteront son image) ait été à l’époque d’un grand pouvoir émancipateur pour les femmes à l’orée des années 30.

Ce sont les balbutiements du film sonore, tout le son est postsynchronisé ce qui explique que Louise Brooks puisse interpréter une Parisienne (on a gardé les habitudes du muet sans encore bien comprendre en quoi ce serait problématique, faut croire…). Le film n’est pas pour autant dialogué (il y a des sons et des phrases, mais ils n’ont que peu de portée narrative, juste une vocation illustrative) et semble avoir été sonorisé sur le tard.

Le jeu de l’actrice américaine, sa présence, est en tout cas, paradoxalement, ce qui sauve le film. Ou le seul intérêt aujourd’hui du film.


 

Prix de beauté (Miss Europe), Augusto Genina (1930) | Sofar-Film


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Les Indispensables du cinéma 1930

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