La Famille matrilinéaire, Kenji Misumi (1963)

Calculs reinaux

Note : 4 sur 5.

La Famille matrilinéaire

Titre original : Nyokei kazoku / 女系家族

Année : 1963

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Ayako Wakao, Machiko Kyô, Jirô Tamiya, Miwa Takada, Yachiyo Ôtori, Ganjirô Nakamura, Chieko Naniwa, Tanie Kitabayashi

Savoureuse satire sociale anti-bourgeoise aux allures de thriller successoral. On marche sur les platebandes de la Shochiku qui l’année précédente avait adapté un roman à peu de choses près sur le même sujet avec Masaki Kobayashi aux commandes : L’Héritage. Le film de la Shochiku, dans mon souvenir, était noir et feutré. Tout le contraire ici, car la satire est souvent amusante (on commence à comprendre qu’effectivement Misumi est un formidable directeur d’acteurs, parce qu’on est loin de la comédie pure, mais chaque séquence contient de nombreux éléments, dialogués ou non, très drôles qu’il serait facile de faire capoter sans une personne avisée à la baguette). Le film est adapté, cette fois, d’un roman de Toyoko Yamasaki, parfois qualifiée de « Balzac japonaise » dont la Daiei avait déjà adapté un précédent roman traitant des déboires successoraux d’une riche famille composée de femmes puissantes : Bonchi.

La satire sociale qui s’exerce ici est un joli pied de nez (dans sa morale livrée lors d’un dénouement inattendu renversant et poilant) fait par les classes laborieuses à celle qui les méprise et donne l’impression en regardant le film de tout posséder au Japon. Je spoile : les riches finiront spoliés.

La petite saveur amère supplémentaire en plus de cette histoire cruelle ou amusante (c’est selon) vient cette fois du doigt d’honneur fait à ses filles par l’auteur de ce testament machiavélique (et dont on ne verra jamais qu’un portrait semi-hilare, comme le fait remarquer l’aînée de la fratrie). Car le bonhomme, qui s’était marié avec l’héritière d’une riche famille d’Osaka dont le pouvoir passait traditionnellement aux mains des filles (d’où le titre français du film), profite en réalité de sa future mort pour mettre en scène ce qu’il faut bien qualifier de complot dans le but de faire passer les rênes de la famille à un héritier mâle. Le roman ayant été écrit par une femme, on peut y voir peut-être une forme d’humour noir désinvolte, voire de fatalisme ricaneur : si d’un côté ceux qui ont tout, à force de se chamailler et de comploter les uns contre les autres, finissent par se faire prendre à leur propre jeu au profit d’une femme pauvre dont ils avaient outrageusement moqué l’origine ; de l’autre, c’est au prix de la perte d’une tradition qui ironiquement faisait des femmes les héritières d’une famille puissante. Les hommes restaient jusque-là toujours en retrait (au propre comme au figuré : dans le film, les maris se tiennent toujours derrière leur femme) et par l’habilité de celui qui avait survécu d’un an seulement à la matriarche (on voit bien que sa cadette se plaint, dès le début du film, d’avoir été mise à l’écart au profit du défunt devenu avant sa mort, et par la force des choses, l’éphémère chef de famille), les hommes finissent par reprendre la main. Cela revient un peu à dire que le seul espace au Japon où les femmes avaient le pouvoir, les hommes sont parvenus à leur ôter.

Après, c’est la qualité des grandes histoires, on peut sans doute proposer bien des versions à la morale de cette histoire. Comme de larges pans des usages japonais (plus spécifiquement ceux ayant cours à Osaka) nous sont difficilement accessibles, il y a à parier que toute interprétation de ce retournement faite par un étranger soit condamnée à n’être que « exotique ». (J’ai par exemple du mal à bien saisir s’il y a parmi ces sœurs certaines qui sont « adoptées », à quel moment de leur vie cela aurait été fait, et surtout quelles conséquences cela aurait sur le respect dû et sur les rapports de force toujours très codifiés au Japon.) Peu importe au fond, le spectateur, même parfaitement néophyte, a tous les droits.

Avant d’en arriver à ce dénouement soumis à interprétations, c’est tout le jeu de pouvoir qui amuse et fait grincer des dents : les jalousies, le ressentiment et les innombrables magouilles que déploient tous les membres de la famille (à l’exception de la cadette qui finira par dire à la fin que tout compte fait, c’est mieux qu’elles aient été prises à leur propre jeu, avant de prendre la résolution de faire le tour du monde), mais aussi le commis de la famille, au service de la famille depuis deux générations comme il le rappelle, et qui, lui aussi, compte bien prendre sa part du gâteau aux dépens des autres. Sa position d’exécuteur testamentaire lui offre un avantage, mais malheureusement pour lui, la satire sociale a autant la dent dure pour la classe dominante que pour ceux de la classe laborieuse qui cherche à tirer profit crapuleusement des autres.

À l’opposé de ce petit monde rempli de personnes aigries, voraces, cupides et finalement solitaires, il y a le personnage de la maîtresse du défunt, peut-être pas aussi innocente qu’elle le montre tout au long du film, mais dont on peut imaginer au moins qu’elle agit en accord avec la volonté du disparu. C’est à deux qu’ils semblent avoir manigancé tout ce sac de nœuds parfois hilare pour remporter la mise. Drôle et cruel.

Encore et encore, cinéma japonais et cinéma italien n’en finissent plus d’agir comme des frères jumeaux à des dizaines de milliers de kilomètres l’un de l’autre : au même moment où le cinéma italien produit de magnifiques satires (genre ô combien rare et délicat puisqu’on tombe facilement dans la critique amère ou la farce accusatrice), le Japon nous propose donc celle-ci parfaitement réussie justement parce qu’elle reste drôle, sans être méchante ou, pire (comme celle que Misumi réalisera cinq ans plus tard avec Les Combinards des pompes funèbres), forcée et grotesque.

À l’heure où d’ailleurs le shomingeki est passé de mode en 1963, on pourrait presque y voir une forme de shomingeki alternatif en guise de révérence et d’adieu : le regard bienveillant envers les classes populaires, il se fait à la lumière de celui porté, très acerbe, sur la classe dominante. Les remarques immondes et continuelles sur les gens de classe modeste (voire les sœurs entre elles, l’aînée ayant du mal à se faire à l’idée d’être traitée à l’égale de ses cadettes) ne trompent pas. Quelques exemples. Quand les sœurs prennent la résolution de rendre visite à la maîtresse de leur père, l’une d’elles insiste sur la nécessité pour elles d’adopter des habits « simples » de circonstance ; elles s’y rendront finalement en berline de luxe, un sac en croco au bras. Une fois arrivées sur les lieux, l’une des sœurs enlèvera la photo de son frère que la maîtresse des lieux utilisait pour son autel particulier dressé en l’honneur du défunt (plus tard, la sœur déchirera cette photo). Puis, ayant appris que des ennuis de calculs rénaux mettaient en danger sa grossesse, les deux sœurs et la tante exigeront d’abord que l’ancienne « geisha de bains publics » suive un examen gynécologique ; elles insisteront ensuite, dans une séquence d’une rare violence, pour assister à la scène… Un peu avant ça, quand l’une des filles se rend dans les habitations délabrées que la famille loue pour s’enquérir du prix que cela pourrait valoir, les locataires s’étonnent de voir débarquer à l’improviste « le propriétaire » qui manifestement néglige depuis longtemps leurs demandes et laisse dépérir les lieux. La critique est frontale, parfois plus fugace, mais toujours violente. Au moins sur l’aspect « lutte des classes », l’accumulation des critiques acides laisse peu de doutes quant aux intentions de l’auteure.

Je reviens à cette idée de testament du shomingeki. Ce regard bienveillant sur les pauvres porté par procuration en regardant les riches, c’est un peu comme si on avait affaire à un film dont le scénario avait été prévu pour Mizoguchi (du genre Une femme dont on parle, sur un sujet contemporain et adapté par le même scénariste) et que pour continuer sur la note finale, grinçante de La Rue de la honte, on le mettait entre les mains d’un réalisateur comme Kirio Urayama (La Ville des coupoles et Une jeune fille à la dérive). Avec ça, vous changez l’habituelle bonhommie contemplative d’un Chishû Ryû pour l’air presque aussi idiot, mais à la duplicité bien plus suspecte d’un Ganjirô Nakamura (l’acteur d’Herbes flottantes et des Carnets de route de Mito Kômon et que j’ai surtout évoqué dans Les Carnets secrets de Senbazuru) jouant ici le « larbin de la famille », tel qu’il se définit, et le tour est joué. Le shomingeki mué en satire sociale pour un dernier baroude d’honneur.

Dans un shomingeki classique, on porte un regard sur les petites gens, mais les choses restent toujours à leur place. Ici, on met un grand coup de pied dans les conventions : le « larbin » chargé de devenir l’exécuteur testamentaire du défunt, avec son petit air idiot trafiqué, on comprend vite ce qu’il convoite. Imaginez que ce que contemple passivement Chishû Ryû, ce ne soit plus le calme, l’immuabilité du monde, mais une parcelle du jardin du voisin. On ne s’assied pas docilement sur le tatemae en contemplant l’humilité des gens simples et en vantant l’ordre établi. Cette fois, le tatemae, tel un masque de kabuki dont Nakamura était maître, soudain se fissure, et derrière le masque des apparences hypocrites, apparaît au grand jour la réalité fourbe d’un personnage qui appartient peut-être à la classe des dominés, mais qui aspire, par la ruse, à prendre la place de ceux qui l’ont méprisé jusque-là. À la limite, le regard porté sur la sœur cadette, présentée comme une jolie idiote, est bien plus bienveillant. Elle a au moins l’excuse de la jeunesse et semble se désintéresser des petits complots que chacun vient à mettre en œuvre pour tirer la couverture à lui.

La Daiei a sorti une nouvelle équipe de rêve. Qui de mieux pour cette adaptation du roman de Toyoko Yamasaki que des orphelins de Mizoguchi ? Deux de ses plus proches collaborateurs répondent à l’appel : au scénario, Yoshikata Yoda (qui écrira plus tard La Rivière des larmes) ; à la photographie, Kazuo Miyagawa.

Et si l’idée au fond, ce n’était pas de faire la suite de La Rue de la honte et de voir Ayako Wakao reprendre son rôle de geisha calculatrice ? Elle aurait trouvé son protecteur, et ils auraient donné ensemble un sens nouveau au syntagme « calculs reinaux » en accouchant d’un plan clouant définitivement le bec à ces femmes de la haute…

La bourgeoise au prolétariat : « Dis donc, il vient cet enfant ? »

La prolétaire à la bourgeoise : « Ça tire ! Ça tire ! »

La bourgeoise, d’un air désinvolte : « Tu as dit « satire » ? »

La prolétaire : « Ah ! La satyre ! »

Rira bien…


La Famille matrilinéaire, Kenji Misumi (1963) Nyokei kazoku | Daiei


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Les anti-films

Les perles du shomingeki (le clou dans le cercueil du genre)

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Kenji Mizoguchi: The Life of a Film Director, Kaneto Shindô (1975)

Kenji Mizoguchi ou la Vie d’un artiste

Note : 4 sur 5.

Kenji Mizoguchi: The Life of a Film Director

Titre original : Aru eiga-kantoku no shogai

Année : 1975

Réalisation : Kaneto Shindô

Avec : acteurs et techniciens du maître

Une suite d’interviews d’un grand cinéaste sur son maître. On se croirait chez Drucker, Shindô ne s’intéressant qu’à cerner la personnalité réputée dure sur les plateaux, et timide en dehors, de Kenji Mizoguchi.

Le film se contente donc de faire dans l’évocation, la déférence, et en cherchant à faire le portrait du cinéaste, Kaneto Shindô s’applique surtout à faire celui des acteurs, techniciens, et scénaristes menés à croiser le chemin de Kenji Mizoguchi au cours de sa carrière. Si on apprend essentiellement de sa méticulosité quand il s’agit des techniciens, cela devient beaucoup plus intéressant quand les acteurs prennent la parole. On est en 1975, et voir certains acteurs habituels de sa filmographie parler de leur relation, cela fait son petit effet, parce qu’à l’image de ce que dit Kinuyo Tanaka quand elle répond à l’amour supposé que beaucoup prêtaient au réalisateur à son égard, eh bien, les acteurs, on les aime pour ce qu’ils dégagent à l’écran. Pas ce qu’on peut en lire dans les journaux ou ce qu’ils peuvent raconter les uns sur les autres en petit comité à propos de leur intimité. Mizoguchi, on aime ses films, on préfère donc surtout voir ses acteurs parler du cinéaste, plus que l’homme, parce que ce sont les acteurs qu’il nous a appris à aimer à travers les personnages dans lesquels il les a mis en scène. J’aurais beaucoup moins d’appétit pour leur déférence d’usage quand il s’agit d’évoquer sa vie privée ou à décrire son génie (ça, c’est notre travail, pas le leur).

Le talent, il est donc là, c’est nous spectateurs qui en parlons souvent le mieux, et les voir, eux, évoquer leur travail ou la personnalité de leur maître, c’est surtout l’occasion de les revoir parfois des décennies après leurs apparitions dans nos films préférés.

Tatemae oblige, toujours, on sent parfois poindre quelques hésitations à évoquer certains aspects de la vie du réalisateur, dire ce qu’ils pensent réellement, et puis dans un sourire poli, ils se ravisent et sortent les compliments d’usage. Les acteurs sont nés pour vivre de et à travers leur hypocrisie ; le double jeu, c’est leur fonds de commerce. Alors, pour un acteur japonais, vous imaginez bien… C’est même chez Kinuyo Tanaka l’essentiel de son génie tant on perçoit en permanence un fond caché poindre par petites touches derrière un masque. Et alors, c’est assez plaisant de voir que quand Kaneto Shindô la pousse dans ses derniers retranchements de femme polie, lui, qui a eu toute sa vie une relation avec son actrice principale avant de l’épouser seulement deux ans après ce film, en 1977 (il feint d’interviewer Nobuko Otowa d’ailleurs comme les autres, ou pas, dans un petit salon). On sent bien chez Kinuyo Tanaka dans cette interview, cette même capacité qu’elle a dans les films à être spontanée comme il faut, mais aussi, et en même temps (alors que cela devrait être deux qualités contraires), parvenir à donner l’impression de dire exactement ce qu’elle veut dire sans en dire trop, avec toujours la même classe distante et polie. Elle prétend qu’elle connaissait très peu le réalisateur dans sa vie privée, mais à l’évidence, certains acteurs n’ont pas besoin de trop surjouer sur un plateau et leur réalisateur feindre de tomber amoureux d’eux hors des studios : celle-là, vous pouvez la placer devant dix hommes différents, vous lui laissez faire son numéro, dehors comme sur un plateau, et plus de la moitié de ces hommes en tombe amoureux. On répète à l’envi que Mizoguchi ne dirigeait pas ses acteurs, on comprend pourquoi. Quand ils étaient bons comme Kinuyo Tanaka, vous n’avez qu’à les mettre devant une caméra, et le simple fait de respirer poussera le spectateur à les regarder.

On peut juste regretter de ne pas avoir plus d’Ayako Wakao. Ou de ne pas avoir un même type de film sur Masumura. Il n’a pas ça dans ses cartons Michel Drucker ?


 

Isuzu Yamada, Michiyo Kogure, Kinuyo Tanaka dans Kenji Mizoguchi: The Life of a Film Director, Kaneto Shindô 1975 | Kindai Eiga Kyokai


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Top des meilleurs films documentaires

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La Vie d’une femme, Yasuzô Masumura (1962)

Note : 3.5 sur 5.

La Vie d’une femme

Titre original : Onna no issho

Année : 1962

Réalisation : Yasuzô Masumura

Avec : Machiko Kyô, Masaya Takahashi, Jirô Tamiya

Opus somme toute mineur dans la filmographie de Masumura, faute à un récit trop éclaté et un manque de scènes fortes (sorte de Vie d’O’Haru femme galante vite expédié et surtout sans faire confiance à son actrice principale à émouvoir le spectateur en lui laissant le temps de s’exprimer…). On aurait presque l’impression que les réels conflits et enjeux du film n’appartiennent qu’aux événements historiques et extérieurs à la vie de notre petite famille à travers les décennies. Même chez Ozu ou chez Naruse les événements familiaux, les conflits, y sont parfois plus marquants. Même éclaté sur plusieurs décennies, ça reste très anecdotique. Pour un mélo, on se surprendrait presque à barboter sur les rives d’un lac.

Reste le génie de découpage et de composition des plans de Masumura, surtout dans les petits espaces, rappelant Une femme confesse tourné l’année précédente. Si pour certains cinéastes, on s’applique avec le principe du « une idée un plan », chez Masumura, c’est une sorte de composition binaire dans laquelle à l’intérieur de chaque plan une action suivie d’une autre en réaction doit prendre forme. Action, réaction, et une logique du découpage tournée vers le principe pas si lénifiant du champ-contrechamp.

Dans un champ-contrechamp, parfois, on oppose un visage en gros plan à un autre en gros plan… Jamais ici : Masumura cadre systématiquement ses personnages dans le même plan, et le champ-contrechamp s’opère après un échange de trois ou quatre répliques, rarement plus. Les personnages se font rarement face, puisque c’est vrai que dans une discussion, il y en a souvent un qui veut parler à l’autre, et un autre qui subit et qui chercherait plutôt à fuir la discussion : celui qui fuit s’affaire souvent à une action, répond à l’autre, peut éventuellement devenir celui qui vient interroger l’autre, et les rôles s’inversent et ainsi de suite. Mais toujours le même principe de composition : une action ou une réplique, à laquelle l’autre personnage cadré dans le même plan répondra, un ou deux échanges tout au plus, éventuellement un personnage bougera, ou un autre interviendra, et ainsi de suite.

Autre principe, comme aux échecs, Masumura prend souvent un coup d’avance toujours pour que les personnages qui se répondent soient systématiquement dans le même cadre (l’un de profil, un autre peut-être de dos, mais rarement l’un à gauche et l’autre à droite, pour jouer sur la profondeur, profiter du scope et créer une perspective qui justifiera l’emploie du contrechamp) : la réaction de l’action en cours est déjà en gestation dans le plan à un autre endroit du champ, et cela souvent au premier plan, comme pour préméditer une action ou une prise de parole. En changeant de plan, Masumura ne propose pas seulement un contrechamp, il nous indique que dans le cadre, alors que l’action qui précède (suivant parfois un raccord) se termine, une réaction à cette action va prendre place dans ce nouveau cadre. On guette l’action à venir, et on la voit presque, la devine, avant qu’elle se manifeste. (Foutrement efficace d’un point de vue narratif, mais ça doit aussi être beaucoup plus économe en pellicule, parce que contrairement encore de l’idée qu’on se fait des champs-contrechamps, puisque les personnages bougent sans cesse, aucun réel plan maître ; pas non plus d’échelle de plan, parce que Masumura joue avec la profondeur dans tous ses plans — au premier plan souvent flou, des objets, des parois, au second un personnage, au troisième un autre, au quatrième parfois encore un autre amené à intervenir ou qui est déjà intervenu et qu’on ne voit plus qu’en pointillé… — si bien qu’il filme deux répliques, parfois trois, fait bouger éventuellement ses acteurs, en fait intervenir d’autres, et puis contrechamp. L’astuce, c’est que si dans un champ-contrechamp classique, le troisième plan est presque toujours une copie du premier, là, ça ne marche que par paire : 11 (action-réaction-cut)/ 22 (contrechamp avec même principe d’une action répondant à une autre à l’intérieur du même plan)/ 33 (contrechamp du plan précédent, mais autre angle que le plan antéprécédent 1)/44, etc. ; et cela au lieu du ronflant 1/2-1/2-1. Plus fort encore, tel encore un joueur d’échecs, revenir à un plan bien antérieur laissant presque penser qu’il pourrait avoir un plan maître, alors que ça paraît assez peu probable : 11/22/33/44/1/44/5 (comme dans la séquence finale où il reviendra juste avant un travelling me semble-t-il à un emplacement de caméra en plan moyen utilisé précédemment pour un plan plus rapproché.)

Analyse plus détaillée ici :

Composition des plans et montage en champ-contrechamp chez Yasuzô Masumura


La Vie d’une femme, Yasuzô Masumura 1962 Onna no issho | Daiei Studios


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Le Fils de famille, (Bonchi) Kon Ichikawa (1960)

Homme de paille et socquette en velours

Note : 3.5 sur 5.

Le Fils de famille

Titre original : Bonchi

Année : 1960

Réalisation : Kon Ichikawa

Avec : Raizô Ichikawa, Tamao Nakamura, Mitsuko Kusabue, Machiko Kyô, Ayako Wakao, Fubuki Koshiji

Chroniques des amours et des conquêtes “honnêtes” de l’héritier d’une famille de fabricants de tabi (socquettes blanches traditionnelles). L’histoire d’un homme bien donc, assez bon pour s’enticher de plusieurs femmes et de ne jamais chercher à échapper à ses responsabilités, assez bon pour ne jamais s’opposer aux désirs de sa mère et de sa grand-mère qui voudraient perpétuer la “règle” dans la famille, celle de voir les femmes contrôler tout dans la famille. Pour cela, elles rêvent que notre bonhomme leur ponde une héritière dont elles se chargeront alors plus tard de choisir un bon “mari”, à savoir encore et toujours un mari docile qui laisserait « l’héritière » se charger de décider de tout…

Si les enjeux de cette histoire sont assez compliqués à saisir dans un premier temps pour qui ne connaît pas les usages japonais, et s’il faut donc parfois s’accrocher pour comprendre les intentions de chacun, c’est au moins un sujet original, car il prend à revers tous les codes des films de ce genre tournés à l’époque dans lesquels ce sont toujours les hommes qui décident de tout quand les femmes doivent se contenter de subir sans broncher.

La réussite du film, au-delà du sujet, c’est le ton qu’adopte Kon Ichikawa. Pour cela, son homonyme (Raizô, que je traite assez souvent de mollasson) est parfait dans son rôle d’homme certes intéressé par les plaisirs de la chair, mais un “maître” bon, soucieux du devenir de ses maîtresses et de ses enfants, manquant passablement d’autorité. C’est qu’on flirte assez souvent avec la comédie, mais on ne rit pas franchement, c’est une sorte d’humour pince-sans-rire face à des situations cocasses. Il y a une sorte de subtilité et d’originalité, parfois imperceptible et difficile à saisir, qui fait le charme du film, et il faut reconnaître que le jeune Raizô donne parfaitement le ton, sans jamais céder à la facilité qu’aurait été de faire de son personnage un idiot complet. Mais la tonalité étrange du film, c’est peut-être aussi son principal défaut, parce qu’à force de suggérer, surtout pour un esprit occidental qui n’en comprendrait pas les subtilités, on risque de perdre le spectateur.

Une des clés pour mieux saisir les enjeux et les règles exposés dans le film réside sans doute dans son titre. Bonchi serait un peu le fils aîné incapable, le fils à papa, un héritier bon à rien. C’est presque aussi difficile à comprendre que le It girl. Les joies des films concepts… Un peu déroutant tout de même. Mais on peut s’amuser de voir ces rôles inversés, ses femmes se succéder dans la vie de notre héros, voire ses mères le prier de trouver une femme convenable capable de lui offrir une fille, et lui échouer lamentablement mais avec toujours autant d’élégance avec ces femmes. On s’amusera alors franchement à voir suite aux bombardements incendiant la maison familiale et les usines de l’entreprise toutes ces femmes, maîtresses, mère et grand-mère, venir une à une se réfugier auprès de leur “homme” dans l’unique entrepôt encore en état. Embarrassant ? Même pas. Après tant d’années, il est bon de faire connaissance.

Le contre-pied toujours.

La même année la Daiei produisait l’excellent film à sketchs Testaments de femme dans lequel (Kon) Ichikawa et Ayako Wakao avaient travaillé. L’actrice commençant à peine sa carrière de femme adulte. Plus amusant, l’année suivante, on retrouvera Ichikawa (Raizô) et Ayako Wakao, et toujours pour la Daiei, dans le négatif presque de ce film, et sous la direction de Masumura, dans L’homme qui ne vécut que pour aimer. Le titre est assez explicite : on est un peu dans le même cas de figure, la grande différence étant dans le respect que le personnage principal portera pour les femmes qu’il séduira ou tentera de séduire tout au long du récit…

La reconstitution est sympathique (le film court sur toute la première moitié du XXᵉ siècle), mais les couleurs sont cliniques et dignes des pires Sacha Vierny. 1960, le noir et blanc est parfois préférable.


Le Fils de famille, (Bonchi) Kon Ichikawa 1960 | Daiei


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La Porte de l’enfer, Teinosuke Kinugasa (1953)

La Porte de l’enfer

Jigokumonla-porte-de-lenfer-teinosuke-kinugasa-1953Année : 1953

Réalisation :

Teinosuke Kinugasa

7/10  IMDb

Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1953

Cent ans de cinéma Télérama

La mise en scène de la fin sauve le film. Celui-ci devient tout d’un coup pesant, lent, on se croirait dans un Hitchcock ou dans Yoru no tsuzumi tourné cinq ans plus tard par Tadashi Imai. Mais c’est un peu tard.

L’intrigue est réduite à rien et n’a pas grand intérêt. Le personnage principal manque de nuances et de psychologie. La femme erre dans le film tel un fantôme. Seul son mari possède une once d’humanité, à moins qu’il soit gay et se désintéresse du sort de sa femme, mais là encore on s’en moque.

Les couleurs sont horribles, on se croirait dans un Richard Thorpe. La musique y fait penser aussi. À moins que ce soit l’influence de Cecil B. Demille ou de certains westerns de l’époque.

Une Palme d’or plutôt décevante quand on y regarde un demi-siècle plus tard. Si l’histoire doit retenir un film de Teinosuke Kinugasa, ce serait beaucoup plus Une page folle (1926). Parce que si le cinéma japonais est au milieu de son âge d’or en 1953, il faudra attendre encore quelques décennies à l’Occident pour découvrir les grands films domestiques de cette période au Japon. Films d’époque compris. La Porte de l’enfer n’est pas encore la porte d’entrée rêvée vers le cinéma nippon.


La Porte de l’enfer, Teinosuke Kinugasa 1953 Jigokumon | Daiei 


Testaments de femmes, Yasuzô Masumura, Kon Ichikawa et Kôzaburô Yoshimura (1960)

La segmentation du mensonge

Testaments de femmes

Note : 4 sur 5.

Titre original : Jokyo

Année : 1960

Réalisation : Yasuzô Masumura, Kon Ichikawa & Kôzaburô Yoshimura

Avec : Ayako Wakao ⋅ Fujiko Yamamoto ⋅ Hiroshi Kawaguchi ⋅ Sachiko Hidari ⋅ Jirô Tamiya ⋅ Eiji Funakoshi ⋅ Machiko Kyô ⋅ Ganjirô Nakamura ⋅ Junko Kanô ⋅ Chieko Murata ⋅ Jun Negishi

— TOP FILMS

Adapté d’un roman (ou d’un recueil de nouvelles) de Shôfû Muramatsu, ce film constitué de trois parties distinctes est un petit bijou. Chaque sketch tournant autour d’une idée commune (celle de femmes manipulatrices et vénales) possède son réalisateur attitré. En vogue dans les années 50 et 60, ce type de films a souvent peiné à trouver une unité. Pourtant, ici, un même souffle émane de cet ensemble : un style et un ton capable à la fois de se faire léger et mélodramatique. La musique joue sans doute un grand rôle dans cette unité. Elle est l’œuvre de Yasushi Akutagawa, habitué de deux des trois réalisateurs.

Masumura selon toute vraisemblance aurait réalisé le premier segment avec Ayako Wakao ; Ichikawa le second avec Eiji Funakoshi et Fujiko Yamamoto ; quant à Kôzaburô Yoshimura (Le Bal de la famille Anjo), il aurait réalisé le dernier segment avec Machiko Kyô.

La première histoire montre une hôtesse de bar dont la malice arrive à soutirer de l’argent à ses clients sans devoir en arriver à la chambre à coucher. Présentée comme une menteuse invétérée, à la fois insouciante, espiègle au travail (elle mord l’oreille de ces amants contrariés, signe de sa jouissance feinte et de la castration permanente qu’elle inflige à ses admirateurs), mais aussi consciente, en dehors, de la nécessité d’investir pour ses vieux jours. Sa seule faille (et on le retrouvera dans les deux autres personnages féminins du triptyque), c’est l’amour, réel cette fois, qu’elle porte pour un jeune homme de bonne famille. La tigresse finira par se faire avoir par son propre jeu, et ultime pirouette mélodramatique, refusera sans doute la seule chance de sa vie de trouver l’amour et le bonheur. Ces garces sont joueuses, et en tout cas pour celle-ci, quand elle baisse la garde et se révèle telle qu’elle est véritablement, elle ne tarde pas à replacer le masque pour ne pas s’avouer sa défaite, ou sa faiblesse. Avoir la plus belle femme du monde pour incarner cette tornade, ça aide. D’abord pour la crédibilité du personnage (tout le monde la désire, personne n’arrive à l’attirer au lit, mais personne ne lui en tient rigueur, on lui laisse tout passer grâce à sa beauté et son insouciance de façade), mais bien sûr, et surtout, parce que Ayako Wakao est une actrice formidable. Déjà trois ans qu’elle apparaît dans les films de Masumura (beaucoup sont encore difficiles, voire impossibles, à voir), et ici, en quelques minutes, le personnage lui permet d’exprimer une gamme impressionnante d’humeurs. La grande réussite de l’actrice et du réalisateur aura été d’arriver à ne pas faire de cette garce un personnage antipathique : elle ne prend rien au sérieux, et c’est à peine si elle se cache de mentir à ses prétendants. Un comble.

À noter également la performance impressionnante de Sachiko Hidari dans le rôle de la confidente. Future actrice de La Femme insecte ou de Sous les drapeaux l’enfer.

Testaments de femmes, Yasuzô Masumura, Kon Ichikawa et Kôzaburô Yoshimura 1960 Jokyo Daiei Studios (2)_saveur

Testaments de femmes, Yasuzô Masumura, Kon Ichikawa et Kôzaburô Yoshimura 1960 Jokyo | Daiei Studios

Testaments de femmes, Yasuzô Masumura, Kon Ichikawa et Kôzaburô Yoshimura 1960 Jokyo Daiei Studios (6)_saveur

La seconde histoire manie très bien également l’ironie, grâce au talent de son actrice, Fujiko Yamamoto. Ichikawa retrouve ici son acteur de Feux dans la plaine, Eiji Funakoshi.

Un écrivain porté disparu se réveille sur la plage. Image étrange qui ne réclame aucune explication, comme un rêve, comme une parodie des thrillers (en particulier des histoires de fantômes). Il rencontre une femme à l’air absent, lui révèle que son mari est mort et qu’elle vient brûler ses lettres parce qu’il aimait l’océan. À cet instant, son côté éthéré, on peut toujours y croire, mais le plaisir est là quand on doute de ce qu’on voit et qu’on n’ose pas encore rire. Fujiko Yamamoto joue la funambule entre le trop et le juste assez. La veuve et l’écrivain se quittent et se retrouvent par hasard le lendemain. Elle l’invite dans sa maison. Elle est froide et vide, inhabitée. Elle l’invite à prendre un bain. Et toujours cet air absent, cette voix haut perchée, traînante et naïve. Magnifique cut : gros plan sur l’écrivain, pas franchement rassuré dans son bain. Il a raison, elle vient lui tenir compagnie, nue. Fantasme, réalité ou… fantôme. On rit bien maintenant. Toutes les intonations de voix paraissent fausses. (Pour avoir un peu palpé l’art de la scène, je peux dire que c’est une des choses les plus dures à jouer : être crédible et drôle dans le surjeu parodique. S’il suffisait d’en faire trop et n’importe comment ce serait facile. Or, il faut être rigoureux et garder une humeur fixe, légèrement surjouée, sans perdre le fil. Un peu comme arriver à garder la même note pendant plusieurs minutes…)

Bref, on comprend vite grâce à l’intervention importune d’un autre personnage qu’il s’agit là, comme dans le premier segment, d’une manipulation. L’issue sera la même : la belle se fera prendre à son propre jeu. Les femmes jouent avec les hommes, mais ça leur arrive aussi de perdre. Le dénouement est à la fois amusant et magnifique : quand on ne sait au juste si la tension est celle d’un amour naissant ou celle de représailles qui s’annoncent. Comme deux taches d’encre sur la soie, ces tensions s’unissent, et c’est bien la composition de ces couleurs inédites qui provoque le plaisir du spectateur.

Le dernier segment est peut-être le plus conventionnel. Il permet à Machiko Kyô de montrer en détail tout son génie créatif.

Une “mama”, patronne de bar et responsable d’une maison de geishas après les nouvelles lois encadrant la prostitution, ayant donc bien réussi, refuse de cautionner le mariage de sa sœur. Celle-ci lui lance en retour que malgré sa réussite, elle a échoué à devenir heureuse. On la suit donc dans ses activités de parfaite gestionnaire, mais les reproches de sa sœur semblent encore résonner en elle. En quelques minutes, on en vient à mieux la connaître, à travers des références bien trouvées à son passé, à travers des détails révélant une nature tournée exclusivement vers son désir de réussir. À son autorité naturelle qu’elle montre face aux clients ou ses employées, s’oppose la faille ouverte par sa sœur qui ne va cesser de s’agrandir. C’est ce parcours et cette prise de conscience tardive qui permet de la rendre sympathique aux yeux du spectateur, placé comme en face d’une rédemption silencieuse. On n’attend alors plus que le moment où le basculement va pouvoir s’opérer. Deux fronts : un lentement préparé, qui est l’utilisation très vite dans le récit d’un événement perturbateur. Une classe est venue assister à une représentation de geishas et un des élèves est tombé subitement malade. Au lieu de l’envoyer à l’hôpital, l’enfant est gardé sur place. La “mama” ne s’intéresse d’abord pas à lui ; la maîtresse s’occupe de tout. Le deuxième front qui va permettre ce basculement, c’est l’arrivée imprévue dans la vie de cette femme au monde bien réglé de son premier amour. C’est en quelque sorte le coup de grâce qui lui fait comprendre qu’elle s’est trompée. On met de côté la crédibilité et la cohérence d’une situation un peu forcée, et on plonge dans le pathos (contrairement aux deux autres segments, ici, pas d’ironie). La police vient arrêter cet homme qui venait demandait l’aide, humblement, à cette fiancée qui autrefois l’avait quitté sans prévenir et qui avait été la source de toutes ses misères. Et le basculement est donc là : 1/ elle avoue aimer, aimer un homme hors la loi sans doute, mais elle aime, c’est le début peut-être du bonheur ; 2/ elle fait don de son sang au garçon malade ; 3/ sa sœur vient se présenter à nouveau à elle, cette fois avec son amoureux, et un peu à son étonnement, elle n’aura pas à attendre longtemps avant que sa sœur décide finalement de l’aider.

C’est du classique, un peu grossier (un mélo quoi) mais c’est bien amené. Mais il faut donc faire avant tout honneur ici à Machiko Kyô. Malgré un physique pas forcément avantageux, elle arrive à tenir l’attention grâce à son autorité, sa justesse et sa précision. Elle est capable de se fixer un objectif pour chaque scène, de jouer ainsi en priorité la situation. Et alors chaque réplique devient une évidence : délivrée simplement comme une certitude toute faite, elle envoie tout ça avec le plus grand naturel. C’est trop précis pour être de l’improvisation. De temps en temps, elle ponctue son jeu, en réaction à ce qu’elle entend, apprend, à ce qu’on lui dit. Le langage du corps apporte quelque chose de plus essentiel qui n’apparaît pas dans les dialogues. Ce sont comme des apartés que nous sommes bien sûrs seuls à voir. Ce n’est souvent qu’un geste, un regard perdu. Quand on place les acteurs dans un tel environnement fait d’objets du quotidien, là où on devrait au contraire les retrouver dans un certain confort, il n’est pas aisé d’arriver à jouer sur tous ces tableaux : la force à travers l’autorité, la faiblesse à travers les doutes et des informations sur le passé auxquelles elle semble ne pas réagir, mais qui, à force de la suivre, finissent par ne laisser aucun doute sur la manière dont elle les reçoit. Calvaire pour les acteurs médiocres, ce contexte peut révéler le génie créatif des grands acteurs. Et il n’y a pas de doute, ce que propose Machiko Kyô ici, c’est du grand art.

Voilà, il est dommage que les films à sketchs soient passés de mode. C’était un format assez similaire au recueil de nouvelles qui permettait d’aller droit à l’essentiel. Dans ce type de films, la question de la mise en scène est accessoire : elle doit se mettre au service d’une histoire, et les prétentions esthétiques d’un cinéaste doivent passer au second plan. L’efficacité avant tout. L’académisme aussi. Le film à sketchs permet, en outre, de s’attarder sur trois personnages principaux, et bien sûr, profiter du talent d’actrices exceptionnelles. Nul doute que beaucoup de ces films aient un peu trop souffert d’un manque d’unité, mais on pourrait imaginer plusieurs histoires réalisées par un seul cinéaste. Et puis, on aurait pu également insister sur un genre, qui en littérature ne s’est finalement pas si essoufflé que ça. Quoi qu’il en soit, celui-ci est parfaitement réussi. L’unité est là, elle s’articule autour de femmes manipulatrices, ambitieuses, qui vont être confrontées à des situations remettant en cause leur parcours et leurs choix peu recommandables. Le regard posé sur elles est toujours bienveillant, comme pour souligner encore le rôle de l’art, des histoires que l’on se raconte : la vie est constituée de malentendus, de fautes, de choix lourds de conséquences, d’incompréhension, d’errance ou de chance, mais chacun avance comme il peut ; et si certains, dans ce petit jeu subtil des apparences, parviennent à nous faire croire qu’ils ne sont pas affectés autant que nous par ces désagréments de la vie, c’est que malgré cette adversité, ils avancent droit, avec dignité et confiance. Les histoires, même les plus petites, sont là pour nous rappeler, que si ces héros du quotidien sont capables, même dans leurs travers, de rester fidèles à cette conduite, chacun peut le faire.

Et si on en est incapables, reste toujours le pouvoir d’en rêver. De moins en moins, malgré nos libertés, nous faisons. Ces personnages osent et se veulent maîtres de leur destin, même si — surtout — la vie leur joue des tours, ou qu’ils choisissent une voie moralement discutable. Si le film est si léger, c’est qu’il est rempli d’optimisme. Rien n’est jamais grave. La vie continue. Alors cessons de subir.

(Autre très bon film à sketchs japonais : Destins de femmes, de Tadashi Imai.)

Testaments de femmes, Yasuzô Masumura, Kon Ichikawa et Kôzaburô Yoshimura 1960 Jokyo Daiei Studios (1)_saveurTestaments de femmes, Yasuzô Masumura, Kon Ichikawa et Kôzaburô Yoshimura 1960 Jokyo Daiei Studios (10)_saveur


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Frère aîné, sœur cadette, Mikio Naruse (1953)

De la noblesse des pestiférés

Frère aîné, sœur cadette

Note : 5 sur 5.

Titre original : Ani imôto

Année : 1953

Réalisation : Mikio Naruse

Avec : Machiko Kyô, Masayuki Mori, Yoshiko Kuga

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(J’avais pourtant une envie d’ailleurs, j’ai horreur de finir un travail, et la filmographie de Naruse, j’hésitais à la finir… Il me restait quelques films, pas forcément emballé, j’hésitais. Sauf que je vais bien devoir les voir, parce que celui-ci est magnifique.)

Du Naruse pur jus. Les liens familiaux, les petites gens, les prostituées de l’ancienne ou de la nouvelle génération. Il est très peu fait mention de prostitution, mais si les jolis kimonos et l’allure ne trompent pas (voire les délicates prières d’une mère à sa fille qui lui demande d’éviter de trop boire…), le terme n’est jamais employé. Parce qu’on est bien loin des maisons closes, des quartiers des plaisirs ou des bars à hôtesse. Tokyo est de l’autre côté de la rivière apprend-on. À la fois si loin et si proche. Ici, c’est la campagne, l’antichambre de la ville grouillante où tout se passe. L’idée n’est pas si éloignée de celle de Suzaki Paradise où la caméra était posée autour d’une boutique à l’entrée du quartier des plaisirs, et où venaient s’échouer diverses filles, les mêmes décrites dans La Rue de la honte. Quand les prostituées arrivent (et repartent parfois) de la campagne, eh bien on y est là. On est à l’origine du monde, celui des filles de joie, perdues, pour qui les lanternes rouges des quartiers des plaisirs apparaissent comme un dernier recours de survie.

La société campagnarde n’est pas moins stricte que celle souvent décrite dans les villes. Une fille engrossée avant le mariage, ça reste un scandale, un déshonneur, et ça décide de la trajectoire de toute une vie…

Frère aîné, sœur cadette, Mikio Naruse 1953 Ani imôto | Daiei Tokyo Daini

L’entrée en matière est assez lente. C’est qu’il en faut du temps pour présenter le parcours de toute une fratrie. On commence par le père d’ailleurs, ronchon, désabusé, agressif. Le récit brouille les cartes en ne nous révélant pas tout à fait les raisons exactes de ses bougonneries. Et puis, arrive une des sœurs. Sa trajectoire pourrait devenir celle de sa sœur aînée qui est déjà passée de l’autre côté. Elle est très éprise d’un garçon, mais ses parents lui font vite comprendre qu’étant la sœur d’une fille peu recommandable, il ferait mieux de regarder ailleurs… Est-ce qu’on est enfin là où on devrait être ? Au cœur du récit ? Au sein du drame que toute histoire se doit de présenter ? Pas tout à fait, pas encore. On tourne autour du pot, on essaie de comprendre. On y vient petit à petit. On présente alors la mère, et enfin le frère aîné ; puis, on revient à la sœur cadette, pour faire traîner l’apparition de l’aînée.

Elle arrive alors, avec ses manières d’hôtesse de bar. On décrit ses relations avec tous les membres de la famille, et on se concentre enfin sur sa relation avec son frère. Ils sont comme d’anciens amants, se chamaillent, et sont plutôt vulgaires quand on les compare aux autres membres de la famille. Enfin le sujet est là : la fille est en cloque et, bien sûr, c’est un drame, parce qu’il n’y a pas de père.

Pendant près d’une heure, le film flirte ainsi sans prendre frontalement le problème. Même quand le “père” de l’enfant à naître, un étudiant de la ville, vient pour présenter ses excuses, tout est dans l’art de l’évitement. La sœur aînée est déjà repartie sans laisser d’adresse. Elle revient, parfois… Dans cette séquence avec l’étudiant venu de la ville, le frère et le père voudraient l’insulter, créer un esclandre pour le remettre à sa place, mais le garçon est trop bien élevé pour ça, ils ne s’attendaient pas à ça. Le frère lui donne deux ou trois baffes et lui dit bien toutes ses vérités, mais c’est surtout l’occasion pour nous de découvrir à quel point lui et sa sœur étaient proches, à quel point il a pu souffrir de la voir le quitter… On est toujours sur le fil du rasoir : il montre qu’il le déteste, mais il finit par lui montrer gentiment (et après l’avoir battu) comment rejoindre l’arrêt de bus pour retourner en ville. L’art du détail, et du contrepoint.

Arrive le finale, magistral. Ellipse. Plan sur l’eau dans la rivière, le vent dans les herbes, et la petite musique : un classique pour exprimer le temps qui passe. Et là, attention, ça ne rigole plus. On ralentit le rythme, on arrête la musique, on suit chacun des personnages arrivant chacun de leur côté, placés comme autant de pièces d’échecs pour la « scène à faire », tout cela en montage alterné. Des petites séquences de vie où rien ne se passe, sinon la pesanteur du temps présent, étouffé sous un passé trop lourd. C’est aujourd’hui jour de fête, on ne le sait pas encore, on va le découvrir, comme d’habitude, pas la peine d’expliquer, le spectateur finira par comprendre au fur et à mesure. Voilà pourquoi tous les membres de la famille vont se retrouver. Les deux sœurs, si différentes l’une de l’autre. Celle qui a maintenant la beauté criarde et vulgaire des geishas de la ville voisine, et l’autre qui y a échappé, en renonçant à son homme, lâche, comme toujours, et qui a fini par se marier avec une fille de meilleure famille. Toutes deux retrouvent leur mère. Malgré leurs différences, leurs différends, le temps qui passe…, c’était comme si rien n’avait changé. La simplicité de l’amour familial. Désintéressé, confortable. On n’est jamais aussi bien que chez maman. Le temps passe avec ses banalités de la vie quotidienne. C’est ça que veut nous montrer Naruse : retrouver la simplicité de tous les jours quand tous étaient heureux, peut-être. Toujours pas de musique, parce que la musique, c’est comme le souffle du spectateur, il réagit à ce qu’il voit, et là on ne sait pas encore ce qu’on fait là : il ne se passe rien. On attend, et plus le temps s’éternise, comme dans un Leone, plus l’ambiance se fait lourde, car on sait comme dans un Tennessee Williams que les relations vont tourner à l’orage. Eux sont encore à l’aise, ou font semblant de l’être, mais on ne respire plus. La musique qui s’est arrêtée, on l’a dans la tête, redondante, comme les vrombissements lourds, presque muets, discrets, qu’on entend dans Blade Runner quand on monte avec Roy Batty et Sebastien dans l’ascenseur pour retrouver Tyrell… On attend avec crainte cette explosion dont on comprend qu’elle veut venir. Et elle vient, bien sûr, quand le frère réapparaît en rentrant du travail (un travail dur, honorable, authentique et physique, pour trancher avec le métier jugé facile de la sœur). Il se vante d’avoir battu l’étudiant qui l’avait engrossée le jour où il était venu s’excuser. Elle ne le supporte pas. Comment peut-on être assez brutal pour frapper quelqu’un qui vient s’excuser… On comprend que la vulgaire hôtesse de bar, elle l’aimait son homme. La désillusion vue de la ville, face au déshonneur vu de la campagne. Ce ne sont pas des sauvages, mais des êtres blessés, désespérés d’avoir perdu ce qui les liait les uns aux autres. Naruse n’insiste pas. C’est un mélo tout en délicatesse. Il a montré où il voulait en venir. Et la musique peut resurgir, doucement. On peut respirer. C’est fini maintenant.

Une des dernières images résume assez bien le ton du film. Tout le village se retrouve autour de la rivière lors d’un festival des lanternes. La sœur cadette (la sérieuse), venue avec sa mère, reconnaît près d’eux le garçon qu’elle aime tout fraîchement marié accompagné de son épouse. Comment aborder cette situation ? Comme l’herbe soufflée par le vent : un sourire poli à sa mère pour lui montrer qu’il n’y a pas de mal, et elle lui propose simplement d’aller plus loin. L’art de l’évitement. Ce que n’a probablement pas réussi à faire sa sœur, trop attirée par les hommes, et par tout ce qui brille…

À signaler tout de même, un rôle très inhabituel pour Masayuki Mori qui joue ici le rôle du frère. Peut-être un peu vieux pour le rôle, et pourtant, très convaincant dans son rôle de brute bougonne qui est bien le fils de son père. Et l’ironie, c’est qu’il joue ici avec Machiko Kyô. Tous deux jouaient la même année pour Mizoguchi dans Contes de la lune vague après la pluie… Ce sont les deux qu’on voit sur cette fameuse affiche, l’une reposant sa tête sur l’autre. Cela renforçant donc un peu plus l’impression suggérée pendant tout le film d’une sorte de relation incestueuse entre les deux. Leur interprétation, comme celle de tous les acteurs, est d’ailleurs remarquable. Quand on laisse autant de liberté, de temps, à des acteurs pour s’exprimer, quand ils sont bons, voilà ce que ça donne. Des détails qui tuent, de la subtilité, de la précision. Le plus souvent, ils n’ont rien à faire. Juste adopter une humeur et se laisser regarder. Le génie de la simplicité. Facile, évident, comme l’eau des rivières.

(Remake d’un film de Sotoji Kimura (1936) que Naruse s’est lui-même proposé de réaliser.)




La Rue de la honte, Kenji Mizoguchi (1956)

La fin du paradis

La Rue de la honte

Note : 4 sur 5.

Titre original : Akasen chitai

Année : 1956

Réalisation : Kenji Mizoguchi

Avec : Machiko Kyô, Aiko Mimasu, Ayako Wakao, Michiyo Kogure, Daisuke Katô

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Étonnant rapprochement avec Suzaki Paradise. Les deux sont tournés la même année, adaptés de deux romans du même auteur (Yoshiko Shibaki, lauréate du prix Akutagawa en 1941[1]) et parlent du même quartier de prostituées à Tokyo. Le film de Kawashima reste à la porte du « paradis », comme une sorte de purgatoire, le bar se trouvant juste en face du pont menant au quartier, alors qu’ici on y est en plein dedans. Parmi tous les films de prostituées sur cette époque, c’est sans doute le plus cruel, le plus dur, le plus déprimant.

Le film dépeint la vie de quatre ou cinq prostituées, dans une maison d’un de ces quartiers, en plein débat sur l’interdiction au parlement japonais de la prostitution. Mizoguchi était un « client » et avait entretenu des rapports avec des prostituées, mais la description n’en est pas pour autant flatteuse, au contraire. Entre la femme mariée obligée d’entrer dans la maison pour nourrir son mari et son enfant ; les vieilles prostituées qui cherchent en vain un habitué pour se « caser » ; la pin-up venant de sa province qui regarde des films de Marilyn Monroe et qui manque de mettre son père dans son lit ; la mignonne manipulatrice qui roule un client, comme son père a lui-même été ruiné, pour réunir assez d’argent pour monter une affaire loin de la prostitution (jouée par Ayako Wakao, l’infirmière dévouée de LAnge rouge, la muse de Masumura) ; la mère, que son fils surprend dans la rue à racoler le client ; et enfin la gamine placée par ses parents pour ramener de l’argent, et qui va devoir vendre sa virginité… Le cauchemar. La même désespérance que dans Suzaki Paradise, sauf que là, au lieu de voir les papillons retomber après s’être brûlé les ailes, on y est au cœur. Le monde cruel et infernal, n’est pas seulement regardé de l’extérieur avec un mélange de crainte et de fascination, comme un chat qui attend tous les soirs à la même heure la sortie des poubelles ; non, on y est. Les deux faces d’un même problème.

La musique est bien trouvée. Pas de violons attendrissants, mais au contraire une musique moderne bien grinçante qui sonne comme un film d’épouvante. L’image de fin est saisissante avec la gamine osant à peine aguicher le client, avec en fond, ces notes de musique affreusement dissonantes… Dernier plan de la carrière du maître. Qui semble nous dire : je m’en vais, débrouillez-vous maintenant avec ça. Flippant. Et en effet, la question de la prostitution au Japon, en particulier de la prostitution enfantine, n’a jamais été résolue. Non pas parce que comme partout ailleurs, on ne peut pas arrêter les dernières formes possibles de prostitution, mais parce que non seulement les usages et les structures non pas changés tant que ça, mais surtout les mentalités elles non plus n’ont pas évolué.


[1]Laureats_du_Prix_Akutagawa

Et pour plus d’infos sur son travail, son entrée dans le livre Japenese Women Writers dont quelques pages sont disponibles : lien

(Ni La Rue de la honte ni Suzaki Paradise ne semblent être cités dans ce bouquin toutefois)


La Rue de la honte, Kenji Mizoguchi 1956 Akasen chitai | Daiei Studios


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1956

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