The Royal Family of Broadway (1930) & Girls About Town (1931)

Il faut qu’une porte reste ouverte ou fermée

Note : 2 sur 5.

The Royal Family of Broadway

Année : 1930

Note : 3 sur 5.

Girls About Town

Année : 1931

Réalisation : George Cukor

Avec : Ina Claire, Fredric March, Mary Brian, Henrietta Crosman

Avec : Kay Francis, Joel McCrea, Lilyan Tashman

C’est fou les progrès que l’on peut produire en l’espace de quelques semaines. Le cinéma parlant se distingue singulièrement du muet, tout était à réinventer, et rares sont les réalisateurs ou les studios qui ont compris instantanément les pièges de ce nouveau théâtre filmé.

En quelques mois, on produit des films à la va-vite à partir de pièces de Broadway, et le tour de force du système hollywoodien a consisté alors à trouver les failles dans ces ratés et à y proposer des solutions avant la concurrence. Si, à l’âge du muet, les recherches formelles et les superproductions avaient fini par prendre le contrôle du paysage cinématographique (en dehors de quelques acteurs comiques auquel le public s’était attaché), avant cela, c’était bien le burlesque (ou slapstick) qui avait inventé les codes de la réalisation (on a trop donné à mon sens d’importance à Griffith ou aux drames/thrillers en général, mais c’est une constance, on ne prend pas au sérieux… les rigolos). C’était, en gros, ma thèse dans mon article « Charlot grammairien ».

Pour faire simple, réaliser une séquence burlesque dépendait autant de l’exécution de l’acteur que du montage. Au théâtre, l’acteur est maître du rythme. Or, sans rythme, pas de comédie. La comédie, c’est la rupture, la surprise, la mise en opposition. Quand vous regardez une scène de commedia dell’arte ou un numéro burlesque, tout est déjà question de montage et de rythme. C’est donc naturellement que les premiers réalisateurs de slapstick (surtout le Chaplin de la première heure, d’après ce que j’ai pu en voir) se sont servis du montage pour cadrer leurs effets. Cadrer, dans tous les sens du terme.

Le poids du slapstick déclinant à la fin du muet, on peut comprendre la panique à l’arrivée du cinéma parlant. Au public étaient proposés des comédies ou des succès de Broadway parfois bien éloignés du burlesque (mais pas toujours : le cinéma parlant a permis aux Marx Brothers de s’imposer très vite dans ce support naissant qu’était le cinéma parlant). Qui détenait les codes de ces nouvelles comédies portées à l’écran ? Bien sûr, la règle des 180 degrés, celle des échelles de valeurs de plan ou la problématique des raccords, tout cela était déjà parfaitement connu. Mais comment réaliser une comédie désormais majoritairement propulsée par des répliques ? Le rythme, c’est une chose, mais la comédie tolère moins que le drame certaines libertés ou l’absence même de codes (on appellera ça, éventuellement, du « naturalisme », si ce n’est, plus généralement, de l’incompétence). La comédie ne se résume pas à un genre, c’est un langage : tu maîtrises certains principes et c’est drôle, tu ne les méprises pas, et ta comédie tombe à plat.

Les ratés, lors de ces premiers essais et premiers mois du cinéma parlant, proliféraient à l’affiche. Il suffirait presque d’éplucher la filmo des réalisateurs plus ou moins connus ou appelés à le devenir durant ces deux premières années (1930, 1931), et assurément, quelques rares chefs-d’œuvre émergeraient d’une forêt de films inaboutis. On a souvent pointé du doigt (et moqué) les acteurs du muet, incapables de faire face à une tout autre manière de jouer. Mais ils étaient les plus exposés et le cinéma a même entretenu cette légende qu’ils étaient les seuls à devoir s’adapter (Chantons sous la pluie, par exemple). Derrière eux, tout le système de production a en réalité dû réapprendre à réaliser des films. À faire des comédies. Si la facilité et la concurrence ont poussé les studios à adapter des succès de la scène new-yorkaise ou européenne, ils ont vite dû se rendre à l’évidence. Filmer une comédie, fût-elle un succès, ce n’est pas illustrer un texte avec des images et quelques stars.

En deux films de George Cukor réalisés plus ou moins coup sur coup, c’est ainsi cette évolution rapide qui se trouve remarquablement mise en lumière. Le premier (The Royal Family of Broadway) se vautre… royalement ; le second, sans être un chef-d’œuvre, présente beaucoup des codes des comédies réussies de cette époque pré-Code, dont une partie sera réemployée dans ce genre plus spécifique, déjà plus cinématographique, qu’est la screwball.

Espace scénique unique = théâtre / transparence = cinéma

Je dispose de mes propres codes, et souvent, pour illustrer un propos qui tourne en boucle d’une critique à l’autre, j’en reviens souvent à cette question simple : qu’est-ce que le cinéma ? La même réponse réapparaît alors toujours : le montage. Si je développe encore : qu’est-ce que le montage ? Je réponds : le rythme, la rupture, le montage alterné, la suspension, la grosseur de plan. Voilà quelques-uns des éléments essentiels constitutifs de la spécificité du cinéma, mais on pourrait en ajouter d’autres : la contextualisation et… les portes.

Qu’est-ce que le théâtre ? Un espace ouvert (la scène) où les portes claquent soit en coulisses, soit en ouvrant vers les coulisses. Dans un décor de théâtre, à moins de disposer de mécanismes sophistiqués (à la manière des productions totales et grandioses de Max Reinhardt à Berlin ou de Florenz Ziegfeld à Broadway), au mieux, on change d’espace une fois par acte. Le reste du temps, tout se passe donc au même endroit. Dans le théâtre de boulevard (encore aujourd’hui), on représente ainsi sur scène un grand espace ouvert vers le public, lui-même souvent compartimenté en aires de jeu plus petites. Cependant, tous ces espaces sont interconnectés : pas de cloisons, pas de portes. Rien de réaliste là-dedans, c’est une convention. Les acteurs se transportent d’une pièce à une autre sans rencontrer la moindre porte. Quand porte, il y a, elle ouvre sur les coulisses dont l’espace reste, par définition, invisible du public.

Quand les studios s’agitent donc tout d’un coup pour acheter les droits des spectacles de Broadway, qu’est-ce qu’est devenu le cinéma ?… Réponse : un espace ouvert où les portes claquent en coulisses.

Où sont les portes ?

Avec leurs gestes pleins de formes…

Dites-moi où sont les portes.

Portes, portes, portes, portes.

Où sont les portes ?

À la fois si belles et si plates.

Aux gonds qui traînent et qui planent.

Où sont les portes ?

Portes, portes, portes, portes.

Où sont les portes ?

C’est vrai ça, Patrick : où sont donc passées les portes dans The Royal Family of Broadway (1930) ? Eh bien, je crois n’en avoir compté qu’une. Et encore, elle se refermait sur un hors-champ invisible. Comme au théâtre. Évidemment : si je réclame des portes, c’est qu’elles vont vite devenir indissociables du cinéma (j’en avais parlé pour le film Attends-moi). N’imaginez pas un quelconque fétichisme. Je ne vais pas répéter ce que j’ai dit ailleurs : à moins de pouvoir réaliser un film dans de grands espaces, le cinéma (donc le montage) ne connaît pas d’outils plus essentiels qu’une porte. Vous l’ouvrez, et c’est automatiquement un espace nouveau qui s’offre au regard du spectateur. Vous avez le choix de rester sur le pas de la porte et de jouer ainsi de champs-contrechamps articulés autour de ce protagoniste de l’ombre, ce monolithe de l’espace, ou de montrer, au contraire, un personnage en train de faire son apparition. Dans ce dernier cas, le mouvement aura comme avantage de forcer un cut (entrée imprévue ou retour vers un personnage qu’on avait laissé entre-temps pour nous intéresser à d’autres : principe du montage alterné, mais appliqué à la mise en scène de salon) ou un raccord dans le mouvement (continuité du déplacement d’un personnage depuis une autre pièce et avec le plan précédent).

1931, l’Odyssée de l’espace

Essayez à la maison ! Le cinéma muet avait mis en évidence notre fascination pour une simple variation de champs-contrechamps (les chase films par exemple) : vous pouvez reproduire la même action en montage alterné, fait de va-et-vient, et notre attention restera hypnotisée devant une action en boucle sans rien proposer de nouveau (littéralement, pendant des heures, on peut suivre une étape du Tour de France sur ce seul principe). Ajoutez-y une porte, et c’est du cinéma.

Le problème dans The Royal Family of Broadway, c’est donc sa trop grande application à reproduire des codes spécifiques au théâtre. La majeure partie du film est tournée autour d’un même espace : une salle de séjour, un grand escalier, un canapé, quelques chaises, et dans les coins, des zones plus intimes (salon plus intime avec une cheminée, haut de l’escalier) auxquelles on peut accéder librement depuis la salle de séjour. On y remarque la même impression que face à une scène de théâtre à ne jamais pouvoir saisir du regard les plafonds, les limites exactes d’une pièce ou les perspectives. Un espace « vide », ample, aux proportions irréalistes, entre l’espace scénique et la caméra (une caractéristique du théâtre qui au cinéma n’est pas justifiée) donne clairement à imaginer une caméra tranquillement posée dans un studio sans souci de recul (j’avais noté cette particularité dans un film de Raoul Walsh tourné en 1931, Hors du gouffre).

Quelques séquences ouvrent vers des pièces nouvelles de la maison, mais l’intérêt du cinéma (ce dont le théâtre est incapable), c’est de passer d’un espace à l’autre en une fraction de seconde, de revenir par un simple cut aux personnages restés dans la pièce précédente et ainsi d’entamer un montage alterné… Par souci de contextualisation (qui deviendra de plus en plus une norme intangible), très vite, le cinéma apprendra à situer le décor principal au milieu d’un espace réel et public, puis à intégrer à l’intérieur de plans intérieurs des ouvertures factices ou réelles vers l’extérieur. Le cinéma muet utilisait déjà sporadiquement cette méthode (je l’évoquais pour Le Journal d’une femme perdue), mais cela deviendra surtout une constante dans les films parlants. Avant que l’on comprenne l’indispensable nécessité de contextualiser un espace en faisant l’union des espaces intérieurs et extérieurs, de nombreux films tournés en studio s’enferment dans l’idée qu’on peut ne jamais montrer quoi que ce soit de l’extérieur : j’avais noté cette particularité pour L’Ange blanc, de William A. Wellman (1931).

À cette incapacité à changer de place dans un même lieu pour en exposer librement tous les recoins (travail de contextualisation et de représentation d’un espace complexe et crédible au fil du temps) s’ajoute un autre problème. Puisque tout paraît un peu trop hiératique et théâtral, les acteurs et leur directeur trouveront difficilement leur rythme. Or, une comédie sans rythme, ça fait flop.

 

Grand espace vide au premier plan, distortion des perspectives et porte qui reste muette = théâtre

Espace en arrière-plan suggérant la réalité d’un extérieur = cinéma

Ni l’écriture ni l’adaptation ne sont en cause. Rien n’empêchait Cukor ou la production d’imposer un espace avec des portes, de scinder quelques échanges pour forcer un mouvement et séparer les personnages une fois ou deux pour créer des montages alternés (de salon). Rien, sauf l’habitude. On avait donc exploré cette manière de faire dans le cinéma muet, mais c’était loin d’être une règle parce que le muet obéissait à des logiques bien différentes. Avec le cinéma parlant, on peut certes multiplier les espaces, mais si l’on veut créer une situation, il faut bien un moment se poser. Au muet, on cherchait presque parfois à limiter ces confrontations parce que cela signifiait des cartons à ne plus en finir. On peut bien sûr profiter de l’expérience du muet pour varier la mise en place, mais on le comprendra très vite (ce sera une marque des screwball comedies) : dans la comédie, même si c’est les dialogues qui sont moteurs d’une situation, cela doit bouger et alterner entre mouvement et moment plus statique. C’est ça le rythme : à ne pas confondre avec la vitesse. On bouge, on avance, on se pose, puis on repart. Le tout, en discutant. Le tout, bien souvent, coordonné autour d’un sentiment d’urgence (c’est ce qu’on comprendra avec la screwball). Et l’art de la comédie américaine, il est d’arriver à circuler constamment dans un espace censé être unique et à trouver un prétexte à se mouvoir en changeant de pièce. Cette manie qu’ont les Américains à vous proposer un tour du propriétaire vient sans doute de là…

Pour résumer et pour le dire plus simplement : dans une mise en place comique, si vous restez statiques trop longtemps, vous vous installez et le public s’ennuie. Au théâtre, un canapé a beau trôner en plein milieu de l’espace, il ne fait jamais que de la figuration. De la même manière qu’on pourrait dire qu’une porte au cinéma a pour fonction d’être alternativement ouverte et fermée, au théâtre, le canapé n’a qu’une seule utilité : faire rebondir les personnages. Aussitôt assis, aussitôt debout ! Si vous posez un canapé dans un coin et que vous n’y faites asseoir vos personnages qu’une ou deux secondes, passe encore. Mais si vous le posez en plein centre de votre dispositif sur un plateau de tournage comme dans une comédie de boulevard, vous vous laisseriez à la facilité de vous y endormir. N’oublions pas qu’une comédie de salon (on n’appelle pas ça comme ça, c’est une manière de présenter les choses) est inféodée à son salon parce que c’est… du théâtre. Rien n’oblige un studio à adapter une pièce (de salon) dans un salon. Le cinéma n’est pas tributaire d’un décor unique. Et c’est là que Cukor s’est laissé prendre au piège : si le cinéma exige la mise en œuvre de nouveaux codes, se poser trop longtemps sur un canapé pour papoter n’en fera pas partie. Je choisis le canapé comme exemple le plus significatif, mais même quand il explore les autres espaces de son plateau, on ne sent pas l’énergie et le besoin de bouger.

Très vite, on comprendra donc l’impérative nécessité de s’activer, même dans des adaptations de pièces de Broadway (ou anglaise, ou hongroise, ou allemande, ou française).

La suite l’a d’ailleurs démontré : quels sont les auteurs de la pièce adaptée ici ? Edna Ferber et George S. Kaufman. Ne reconnaît-on pas dans cette maison d’hurluberlus un certain humour, un certain type de situation ou de lieu ? Réunis ou séparés, les deux dramaturges connaîtront quelques succès une fois adaptés à Hollywood. Leur ton est facilement identifiable : on n’est pas tout à fait encore dans ce qui deviendra la screwball (avec sa variante, la comédie de remariage) et le style se rapproche du burlesque situationnel des Marx Brothers : ici, on serait plutôt dans « la maison de fous » et l’humour loufoque. Les deux coécriront par exemple Pension d’artistes avec Morrie Ryskind, et Kaufman écrira Vous ne l’emporterez pas avec vous. Comparer les deux films permettrait de comprendre à quel point George Cukor s’est planté ou a galéré à transmettre à ses interprètes la tonalité loufoque du film. (En 1930, encore une fois, rien de plus normal.) Seul Fredric March semble avoir appréhendé l’excentricité de la pièce dont il semble avoir été le premier interprète à Broadway trois ans plus tôt. Il y est un formidable matamore, parodie assumée de John Barrymore. Aucun de ses partenaires ne passe la rampe : pas assez d’audace, de fantaisie, de justesse. Là, oui, on peut dire que l’arrivée du cinéma parlant a correspondu avec le déclin de certains acteurs. (Cukor n’est pas pour autant exempt de tout reproche : voyant que ça patinait, il aurait pu demander à ses acteurs d’accélérer le rythme. March y parvenait très bien.)

Au théâtre, aucun concurrent ne viendra vous faire voyager d’un espace à un autre : tout le monde est assujetti au « ici et maintenant ». Au cinéma, si. Si, au mieux, l’on renouvelle le décor une fois par acte au théâtre, au cinéma, un cut vous transporte aussi bien dans la pièce voisine qu’à l’autre bout du monde. Et c’est probablement la concurrence qui a forcé la mise en place rapide de codes entre la production de The Royal Family of Broadway et celle de Girls About Town.

Entre les deux films, on change ainsi du tout au tout : jeu sur la relation entre l’intérieur et l’extérieur (silhouette de « la mère » à la fenêtre interdisant le galant à venir s’incruster chez sa belle) ; variation des espaces à la fois dans les intérieurs (les portes claquent, et l’on écoute même aux portes) et dans les extérieurs (on choisit opportunément une histoire dont une bonne partie prend place sur un bateau) ; interdiction de s’appesantir (tout est mouvements, rencontres, passage d’un lieu à un autre, actions, oppositions, rebonds) ; et enfin, redistribution des rôles (beaucoup des acteurs du film resteront populaires dans la décennie : Kay Francis, Joel McCrea, Eugene Pallette).

Volontaires ou non, ces changements illustrent au moins une évolution globale et la prise de conscience rapide, dans l’industrie cinématographique, que le cinéma parlant ne fonctionnera ni avec les codes du muet ni avec ceux du théâtre filmé. Conscientisés ou non, ces changements vers des codes communs qui s’opèrent en à peine quelques mois concernent sans doute en priorité les films qui feront date ; en 1932, il n’est par conséquent pas dit que le gros de la production obéissait à ces règles. Et quoi que l’on puisse en dire, au moins, l’évolution semblait inéluctable, une évolution parfaitement illustrée dans ces deux films réalisés à quelques mois d’intervalle.

Énormément de films étaient produits à l’époque avec l’idée qu’en adaptant un succès de Broadway ou une comédie de la scène européenne, les studios se faciliteraient la tâche. La concurrence a joué son rôle, et c’est à cette période que des carrières parfois longues de plusieurs décennies se sont lancées. « Spectateurs, songez que du haut de ces premiers succès, quarante décennies vous contemplent. » Une réalité valable autant pour les nouvelles vedettes que pour les réalisateurs : certaines pointures du muet retrouveront peu ou prou leur rythme de croisière, d’autres ne trouveront jamais la porte du salut incrustée dans le mur qui fonçait droit sur eux, et d’autres encore comme Cukor ont émergé grâce à leur capacité à comprendre et à appliquer les codes naissants. Venu de Broadway, Cukor était disposé plus que d’autres à participer à cette révolution. Et dès 1933, il rejoindra la MGM pour adapter à l’écran à nouveau une pièce… d’Edna Ferber et de George S. Kaufman ! Les Invités de huit heures. Et cette fois, avec succès. Ironiquement, le metteur en scène y retrouvera deux membres de la « Royauté Barrymore » (Lionel et John), gentiment parodiée, précisément, dans The Royal Family of Broadway.


The Royal Family of Broadway (1930) & Girls About Town (1931) — George Cukor | Paramount

Le Vandale, William Wyler, Howard Hawks (1936)

Le Vandale

Come and Get It
Année : 1936

Réalisation :

William Wyler
&
Howard Hawks

Avec :

Edward Arnold
Joel McCrea
Frances Farmer

8/10 IMDb iCM

Sur La Saveur des goûts amers : 

Les Indispensables du cinéma 1936

On n’est peut-être pas habitué à voir Edward Arnold dans un tout premier rôle, surtout quand on trouve également à l’affiche Joel McCrea, et le film manque peut-être un peu d’ampleur, comme un clou sur lequel on n’aurait frappé qu’un coup de marteau, mais c’est peut-être aussi la qualité du film : le finale arrive vite, et il est tranchant, sans surprises et sans concessions.

L’ellipse achevant le premier acte et peut-être aussi un peu grosse, et on aurait gagné à partir sur de nouvelles pistes afin de voir par exemple les enfants grandir et devenir adultes, avant de nous recentrer sur le cœur du sujet : l’amourette contrariée du père qu’il tentera laborieusement de faire revivre avant de se faire traiter comme il se doit de vieux chnoque… Une fin, à la fois cruelle et juste, qui sonne comme une remarque d’enfant… à l’oreille des vieux.

On n’est pas sérieux quand on n’a… quand on n’a… que l’amour.


Le Vandale, William Wyler & Howard Hawks Come and Get It (1936) | The Samuel Goldwyn Company


Ils étaient trois, William Wyler (1936)

These Three

These Three
Année : 1936

Réalisation :

William Wyler

Avec :

Miriam Hopkins
Merle Oberon
Joel McCrea

8/10 IMDb

Sur La Saveur des goûts amers : 

Les Indispensables du cinéma 1936

Listes sur IMDb :

L’obscurité de Lim

MyMovies: A-C+

Première version de La Rumeur du même William Wyler et déjà un grand film. Un trio rêvé et une Bonita Granville exceptionnelle dans le rôle de la petite peste, sorte de Vincent Price de 13 ans (non pas que Vincent Price soit réellement flippant, mais c’est bien le fait de voir Vincent Price dans ce regard d’une jeune fille de 13 ans qui produit une étrange sidération) jouant tour à tour les rôles de Pierre et du Loup sans jamais cesser de crier à la figure de qui lui tient tête qu’elle « a vu le loup » (ou presque) tout en sachant pertinemment la confusion que cette expression produira dans la tête des adultes… Seul peut-être l’enfant insupportable de Fallen Idol peut rivaliser (les deux sachant très bien surjouer l’innocence qu’on prête généralement aux enfants de leur âge).

Seuls l’introduction (raccourcie) et deux éléments du finale seront modifiés dans le remake, et pas des moindres.

Miriam Hopkins reprendra le rôle de la grand-mère qui portera un écho dramatique aux dires de sa protégée. Facétie de casting, vingt-cinq ans après, le dilemme pour son personnage étant de démêler le vrai du faux… : les vieux spectateurs se seront rappelés que si un personnage devait savoir, c’était bien le sien.


These Three / Ils étaient trois, William Wyler (1936) | The Samuel Goldwyn Company


Stars in my Crown, Jacques Tourneur (1950)

Stars in my Crown

Stars in my Crown
Année : 1950

Réalisation :

Jacques Tourneur

Avec :

Joel McCrea
Ellen Drew
Dean Stockwell

8/10 IMDb iCM

Les Indispensables du cinéma 1950

Les 365 westerns à voir avant de tomber de sa selle

Listes sur IMDb :

L’obscurité de Lim

MyMovies: A-C+

Lim’s favorite westerns

No-western sans arme ou presque (ça commence par un coup d’éclat du pasteur pour s’intégrer à la communauté). L’accent est porté sur les relations entre les différents protagonistes et notamment l’opposition entre le jeune médecin athée et le pasteur. Celle-ci tourne très largement à l’avantage du dernier, mais assez curieusement, on échappe aux bondieuseries grossières. Au-delà de son penchant pour la religion, cette histoire parle surtout très bien de morale et de justice.

Aspect noir très appréciable avec utilisation notable d’une voix off et d’un noir et blanc très contrasté. Sublime reconstitution de l’Ouest également, avec un design soigné pour les intérieurs, loin des pétards de cow-boys ou des saloons faisant tomber pas mal de films du genre dans le folklore. L’autre Ouest, le plus intéressant, pas celui des mythes de la gâchette, mais du développement de la civilisation sur de nouvelles terres.

La version western du Journal d’un curé de campagne.


Stars in my Crown, Jacques Tourneur 1950 | Metro-Goldwyn-Mayer


Le juge Thorne fait sa loi, Tourneur (1955)

Stranger on Horseback

Stranger on Horseback
Année : 1955

Réalisation :

Jacques Tourneur

Avec :

Joel McCrea
Miroslava
Kevin McCarthy

8/10 IMDb iCM

Les 365 westerns à voir avant de tomber de sa selle

Listes sur IMDb :

L’obscurité de Lim

MyMovies: A-C+

Lim’s favorite westerns

Même veine que Stars in my Crown, le juge itinérant remplaçant celui du pasteur. 

L’atmosphère presque bressonnienne, sans musique, sans éclats, au rythme de traînard, fait particulièrement plaisir avant que Tourneur fasse appel aux violons, et sans que cela jure avec ce qui précède d’ailleurs.

La chute, et la mort du père de la témoin, est ratée, faute peut-être de matériel, ou par bienséance (montrer un cheval tomber d’un ravin, ce n’est pas top). Quoi qu’il en soit, même sans montrer la scène en détail, la réaction de la fille est mal amenée, voire absente. Le twist presque littéral du juge à la fin est aussi assez mal mené, avec une sorte de ruse de sioux prépubère pour surprendre ses ennemis… Tout ce qui précède est bien construit. Le film peine toutefois à reproduire l’enthousiasme final de Stars in my Crown.


Le juge Thorne fait sa loi, Jacques Tourneur 1955 Stranger on Horseback | Leonard Goldstein Production


Four Faces West, Alfred E. Green (1948)

Four Faces West

Four Faces WestFour_Faces_WestAnnée : 1948

Réalisation :

Alfred E. Green

8,5/10  IMDb

— TOP FILMS

Listes :

Limguela top films

L’obscurité de Lim

MyMovies: A-C+

Lim’s favorite westerns

Les 365 westerns à voir avant de tomber de sa selle

Excellent western sans prétentions. Pas de grands moyens, ni de grands effets, mais un ton juste et une moralité à toute épreuve. Un de ces anti-westerns où les coups de feu sont rares (aucun n’est tiré ici et on ne manque jamais de le rappeler, subtilement, dans le film) et où les hommes sortent grandis.

Tout cela, la même année que le Moonrise de Borzage, où un personnage allait de la même manière se laisser convaincre de se rendre, et où la justice, la loi, l’ordre, sont rendus par des hommes justes. Un peu d’espérance, et de naïveté, ça aide à montrer la voie. « Ici est passé Ross McEwan », qu’on peut lire sur la roche. Oui, il était bien le seul.

L’actrice principale, Frances Dee, est formidable, ainsi que Joel McCrea comme d’habitude (ces deux-là seront mariés très longtemps), mais aussi tous les autres acteurs de la distribution. Les fausses pistes sont parfaitement menées comme dans un bon petit film noir (un côté The Narrow Margin au début, lors d’une séquence dans un train) et les partis pris sont sans détour. Larmoyant, naïf, idiot, moralisateur, diront certains. Non, simple et juste.

Un bon petit film de coco si vous voulez mon avis.


Four Faces West, Alfred E. Green 1948 | Enterprise Productions, Harry Sherman Productions


Femme de feu, André De Toth (1947)

Œil pour œil

Ramrod

Note : 3 sur 5.

Femme de feu

Titre original : Ramrod

Année : 1947

Réalisation : André De Toth

Avec : Joel McCrea, Veronica Lake, Don DeFore

Si la mise en scène consiste à mettre en valeur la trajectoire et les enjeux de l’histoire, proposer une mise en place permettant de souligner et décrire parfaitement une situation, diriger au mieux les acteurs, adopter le rythme adéquat, ou savoir monter ses plans pour que les personnages n’aient pas l’air d’être des acteurs en train de jouer aux cow-boys ou aux Indiens, force est de constater qu’André de Toth a toujours été faiblard dans ce travail. Et ce n’est toujours pas ce film qui me convaincra du contraire…

Normal, on me dira pour un borgne d’être incapable de foutre du relief là où il faut, mais d’autres s’en sont mieux sortis. Si le scénario, l’histoire, les dialogues, tout ça est correct, il suffit de quelques détails pour faire foirer un film. Là où André de Toth s’en tire particulièrement bien, c’est d’abord dans les mouvements de caméra, toujours justes et élégants, tout en restant invisibles ; et il se montre particulièrement habile dans les scènes vers la fin durant la nuit, avec ce jeu de chat et de souris, qui fait regretter quelque peu que le film ne tourne pas davantage au « noir ».

La vraie catastrophe, en revanche, c’est la présence de Veronica Lake. Au lieu de se servir de sa fragilité, voire de sa taille, de sa fantaisie et de son caractère de mauvais petit garçon, on lui file une robe avec un corset qui ne fait que rappeler son étrange corps de gamine de treize ans, et surtout elle n’a pas les épaules pour jouer avec autorité un personnage aussi tordu, manipulateur et vicieux que celui-ci. De Vivien Leigh dans Autant en emporte le vent, à Claudia Cardinale dans Il était une fois dans l’Ouest, des femmes pugnaces qui vont leur montrer, aux hommes, de quel bois elles se chauffent, il y en a des tas, c’est un archétype presque du mythe américain, souvent en réaction, ou en contradiction, avec le mythe propret de la Southern Belle, assez inexistant dans le cinéma hollywoodien, et pour cause (Hollywoodien a été fait par les Canadiens, puis par les Européens). Sauf que Veronica Lake, ce n’est pas une actrice, c’est une présence, souvent un peu ridicule, dont il faut se servir au second degré comme d’un contrepoint. C’est bien pourquoi elle était si utile dans les comédies : vous lui foutez une frange devant les yeux, vous lui dites « Heu, t’as la mèche, là, devant… » et elle lève un œil un peu blasé pour dire sans bouger le reste « Je sais, je trouve ça con aussi, mais je n’ai pas envie de me faire gronder alors je le fais ». Le petit air blasé qui sied si bien aussi à la femme paresseusement fatale quand elle se mesure à un Ladd de sa taille, fout ici tout en l’air parce que colle pas du tout au personnage qui au contraire manipule, agit, se bat ; tout le contraire d’un personnage résigné, blasé des films noirs ou de la femme enfant tombant comme une brindille dans la soupe des comédies… Il faudrait se souvenir par exemple de ce qu’était capable de faire Audrey Hepburn dans Le Vent de la plaine. Quand on a un physique fragile, il faut jouer avec pour en faire une force, pas chercher à le dissimuler. Encore faut-il en avoir la capacité…

Dommage, parce que son partenaire des Voyages de Sullivan, Joel McCrea, dans le rôle du cow-boy inflexible s’en tire excellemment comme pas mal d’autres acteurs : Don DeFore, dans celui du cow-boy déjà plus flexible, par exemple, ou Arleen Whelan dans un rôle qu’aurait très bien pu tenir Olivia de Havilland (dans celui bien sûr de la femme inflexible — tout est question de flexibilité dans le western).

André de Toth peine souvent à user des gros plans quand il le faut, et c’est bien ennuyeux car quand il y prend le temps, c’est plutôt réussi. Comme lors de la rencontre entre Arleen Whelan et Veronica Lake. Exercice, certes imposé par la taille de la demoiselle, mais qui malgré tout ne fait qu’accentuer un peu plus ses limites (elle se fait bien bouffer la pauvre). Ou lors d’un gros plan sur le fusil en légère contre-plongée juste avant le duel final. Pour le reste, André laisse faire et ne souligne rien. Tout le job en fait est laissé à Adolph Deutsch qui assure ici une excellente partition… On enlève cette musique et les longueurs seraient plus criantes…

Bien pâlot au final. Il suffit parfois d’un rien pour foutre une belle production en l’air. Un metteur en scène sans génie et une erreur monumentale de casting. Il y a comme un hiatus quand la femme à la frange est dirigée par un borgne. L’un ne voit pas ce que fout l’autre, c’est plutôt ennuyeux.


Femme de feu, André De Toth 1947 Ramrod | Enterprise Productions

Les Voyages de Sullivan, Preston Sturges (1941)

Humble proposition pour empêcher les pauvres Negroes de Louisiane…

Les Voyages de Sullivan

Note : 3 sur 5.

Titre original : Sullivan’s Travels

Année : 1941

Réalisation : Preston Sturges

Avec : Joel McCrea, Veronica Lake

… ou d’ailleurs d’être à la charge de leurs maîtres ou de leur pays et pour les rendre utiles au public*.

*référence à un pamphlet écrit par l’auteur des Voyages de Gulliver.

Un réalisateur voudrait toucher du bout des doigts la pauvreté de la rue pour qu’elle puisse transparaître dans ses films. Pour cela, il entreprend de se faire passer pour un vagabond. L’aventure tourne court et il rencontre une actrice sans emploi à qui il promet du travail. Touché par ce qu’il y a rencontré, tout en étant conscient qu’il n’a pas vécu ce que eux vivent au quotidien, il se jette une nuit dehors avec l’idée de donner à ses pauvres gens quelques dollars. Il se fait agresser, voler tout son argent et est laissé inconscient dans un wagon. Suite à un quiproquo, ses amis apprennent sa mort annoncée dans les journaux.

Ayant perdu la mémoire, accusé d’une agression sur un employé des chemins de fer, il est alors envoyé au bagne pour six ans. Il découvre lors d’une séance de cinéma dans une église que le plus grand cadeau qu’on puisse faire au petit peuple, ce sont des comédies. Il trouve alors l’idée pour recouvrer son identité : se faire accuser de son propre assassinat. Ses amis voient sa photo dans les journaux et le reconnaissent. On le libère et lui demande s’il va faire un film de tout cela, comme il l’avait imaginé au tout début de cette histoire, mais il n’a qu’une idée en tête : pour divertir ces petites gens, il n’y a rien de mieux que la comédie…

(fin du spoiler)

Assez inégal comme film. Ça saute d’une digression à une autre, ressemble à une histoire vraie, absolument pas à une histoire avec un parcours logique. Pas d’unité d’action. On sent bien l’idée de départ, vouloir comprendre ce que c’est qu’être pauvre, les goûts des gens d’en bas… Idée parfaitement louable à la Benigni, de montrer une certaine empathie. Mais on prend le risque de les regarder de haut. Et c’est bien l’impression que ça m’a laissée. Parce qu’au-delà du scénario fourre-tout, il y a la morale de l’histoire. La fin semble oublier que le réalisateur s’est bien rendu coupable de l’agression de cet employé de chemin de fer. Or dès que son identité est révélée, il échappe à la justice. Comme si le fait d’être un homme puissant l’affranchissait de sa sentence. Pour un film voulant se ranger du côté du public, des pauvres, c’est une vision assez contraire à l’idée d’égalité… L’autre idée voulant qu’il faille faire des comédies parce que c’est ce qu’attend le public est peu convaincante. On n’est pas loin de l’idée d’opium du peuple. Sturges nous dit que les films à message c’est nul et qu’il vaudrait mieux regarder des bons films comiques qui ne prennent pas la tête, sauf que ça, si ce n’est pas un message, c’est quoi ?…

Heureusement que le film est sauvé par les acteurs. Joel McCrea est l’homme idéal pour ce rôle. Tellement propre sur lui, plein de bonnes intentions. Certains diraient lice. Et bien sûr Veronica Lake…, la vamp adolescente qui sert un peu de prétexte à l’introduction du personnage féminin dans l’histoire. Elle est totalement hors sujet. Elle est la raison pour laquelle on a droit à une demi-heure sinon plus de digression. Comme dirait le cinéaste, il faut toujours un personnage féminin… Sauf que mettre une romance au milieu de toute cette histoire, soit on en fait réellement une comédie romantique comme il y en avait des tonnes à cette époque, soit on fait un autre film. On ne plante pas un personnage comme ça au début du film pour le lâcher en route à la fin parce que le héros doit suivre son chemin…

Reste quelques dialogues savoureux. Comme quand le réalisateur et son actrice se lancent à la rencontre des pauvres, et là, face à un couple de vagabonds, le cinéaste demande : « Alors, qu’est-ce que vous pensez des problèmes de la classe ouvrière ? » Le reste…


Les Voyages de Sullivan, Preston Sturges 1941 Sullivan’s Travels | Paramount Pictures

L’Oiseau de paradis, King Vidor (1932)

Tintin chez les Vahinés

L’Oiseau de paradis

The Bird of Paradise

Note : 3.5 sur 5.

Titre original : The Bird of Paradise

Année : 1932

Réalisation : King Vidor

Avec : Dolores del Rio, Joel McCrea

En dehors de l’indéniable talent de raconteur d’histoire de King Vidor, le film n’a plus grand intérêt aujourd’hui tant la connaissance, et la perception du monde dans son ensemble, avec ses différents environnements et ses différentes peuplades, a évolué depuis 1932. Le film avait sans doute une saveur exotique à l’époque, on y sent une exaltation des beautés des mondes paradisiaques des îles du Pacifique… À la limite, le film illustre et donne à voir un monde inconnu, même en trahissant probablement les usages des Polynésiens ; ce qui comptait pour le public d’alors était moins l’intérêt ethnologique que l’exhibition d’un fantasme sexuel. Et le film a ses côtés sensuels, oui.

Derrière le mythe du bon sauvage et du paradis perdu qui nous sont servis au début du film, on a droit à l’utilisation d’un peuple autochtone comme opposant au récit, au même titre que pouvaient l’être les Indiens dans certains westerns. Dans une perception contemporaine multiethnique, métissée, qui a vécu l’horreur de l’extrémisme xénophobe durant la Seconde Guerre mondiale, et dont nos tabous actuels tirent leurs origines, le film ne peut plus passer.

Si durant les années qui suivirent, sous la censure du code Hays, le film pouvait choquer par sa grande sensualité, aujourd’hui, c’est bien le visage montré des étrangers qui choque…

La femme (interprétée par une Dolores del Rio, au mieux mi-nue ; mais, c’est vrai, d’une beauté fascinante) est une représentation fantasmée du désir de l’homme, docile et aimante, prête à quitter son peuple de sauvages pour l’homme « civilisé ». Leur rencontre commence pourtant bien, telle Sephora sauvant Moïse après ses quarante jours passés dans le désert, Luana sauve Johnny des eaux… C’est ensuite que ça devient un peu plus douteux et que le fantasme va un peu loin. L’illusion qu’un homme « civilisé » puisse séduire une « sauvage » rien qu’en la désirant, que leur intérêt puisse être mutuel, ça paraît peu crédible, voire vulgaire, aujourd’hui. Lui ne veut que l’embrasser, elle, d’abord, se débat… puis se laisse faire. Aujourd’hui, on parlerait de harcèlement ou de viol. Ce qui est douteux, c’est de présenter ça comme une chose facile et due : je te désire, tu ne peux pas dire non, une fois que je t’aurais prise, tu comprendras que tu m’aimes. La xénophobie, elle commence dès cet amour forcé, fantasmé, sans une once de psychologie ou de réalisme, dès ce rapport simpliste et grossier de l’homme et de son éternelle étrangère, la femme. L’étranger est soit un ennemi barbare, soit un objet sexuel fasciné par la sophistication de l’homme blanc.

Ce « petit racisme » s’accentue quand nos deux héros jouent les Roméo et Juliette. Le choc des cultures est inégal. Chez Shakespeare, c’est le monde, les deux familles qui s’opposent à cet amour impossible et interdit. Ici, on présente clairement l’Occident comme une civilisation, un monde évolué, en opposition aux barbares, aux Polynésiens, sauvages, brutaux et cruels (forcément puisqu’ils refusent d’accepter leur amour). Johnny s’intéresse au cul de sa Luana aussi bien que nous guettons un bout de téton derrière son collier de fleurs. Mais quand il s’agit de commu-niquer, la cul-ture de Luana ne l’intéresse pas, parce que jugée inférieure, et c’est à elle d’apprendre sa langue. Le bon occidental qui la libère de son état animal pour en faire une femme évoluée… On rêve… L’idée du monde que se fait ici le pseudo-homme civilisé est simple : le monde appartient à l’homme évolué, donc à l’homme occidental, parce que sa culture est supérieure aux autres et, par conséquent, il se proclame le droit de piller, violer, ce monde à envie, sans avoir de compte à rendre à personne et certainement pas à ces animaux que sont ces indigènes, ignorants tout des beautés qui les entourent.

C’est ainsi que Johnny s’empare de la fille du chef polynésien. Il ne cherche même pas à discuter, à marchander : il la veut, et ça lui paraît tout naturel qu’il puisse la prendre s’il la veut. Je l’aime, je la désire, donc elle est à moi. On pille une femme comme on pille des ressources d’un pays, ou comme on vole les pêches du voisin sous prétexte qu’il ne les cueille pas. Un peu comme si l’Occidental, par son raffinement supérieur, était capable d’apprécier des choses que ces sauvages ne pouvaient pas. Le droit de la propriété, ça marche chez nous, mais quand on est chez les autres, on oublie nos principes et on se permet tout sous prétexte que « l’autre » n’est pas assez « évolué » pour apprécier certaines choses… Qui est le sauvage au final ?!…

Quand Luana invoque son dieu, Johnny lui dit sans ironie, sans le moindre doute sur sa supériorité, presque comme un ordre, qu’elle ne peut invoquer qu’un seul dieu, le sien. Là encore, le plus grossier, c’est que c’est présenté comme une évidence. L’homme blanc qui éduque l’indigène à la bonne parole, comme autrefois les missionnaires en Amérique du Sud ou ailleurs.

À un autre moment, pour la nourrir, l’homme chasse la tortue marine… espèce aujourd’hui protégée. Bien sûr s’offusquer d’une telle scène est anachronique, reste que c’est bien à cause de ces comportements idiots où l’homme se croit tout permis et au-dessus de la nature qu’on en arrive aujourd’hui à s’en agacer parce qu’on connaît la situation critique sur notre planète et que ce sont ces comportements qui en sont à l’origine. Anachronique oui, mais surtout un exemple de ce que nous étions, une preuve de notre mépris pour la nature et notre perception biaisée de son caractère « infini » ou « invulnérable ». Ce qui était autrefois perçu comme un véritable instant de bravoure, de courage, est aujourd’hui considéré comme un crime. On a cessé d’apprivoiser le monde. On le sait désormais : il est fini et fragile. Nous en rendre maître ne nous a pas plus aidés à le comprendre.

Cette histoire — la plus vieille que le monde ait contée —, c’est celle de la belle Hélène enlevée par Pâris. Sauf qu’il y a plus de 2 500 ans, Homère, un peu comme le fera Shakespeare avec Roméo et Juliette, construit deux blocs et raconte l’histoire selon les deux points de vue. C’est même probablement tout l’intérêt du récit : montrer les conflits d’intérêts, les dilemmes… On est déjà dans le choc des cultures, mais il y a un enjeu, celui de l’emporter face à un ennemi redoutable qui croit tout autant que l’autre camp être dans son bon droit. Trois mille ans plus tard, on a sacrément régressé dans le choc des cultures et dans la subtilité des confrontations… Il n’est plus question que du camp des hommes civilisés pour qui tout est permis, et celui des sauvages venant poursuivre bêtement leur femme comme un chien après son os. Il n’y a pas de débat possible : il y a l’homme légitime, et la bête qui doit obéir à son maître — lui devra apprendre à la dompter, ou simplement, fuir face à une telle férocité animale. Un peu rétrograde, donc.

Le récit, lui, est efficace. Il y a le savoir-faire de King Vidor. Mais c’est un rêve, un peu trop simpliste et con. Dolores del Rio n’est pas une vahiné, mais un fantasme facile, une Mexicaine maquillée comme un camion latino. Certes magnifique, envoûtante, charmante, mais elle est la preuve que son personnage est un prétexte à fantasmer, donc bien une Occidentale, une femme « civilisée »…, une femme facile, pour laquelle il ne sera pas nécessaire d’user de trop de sophistication pour la séduire. Une hymne à la femme facile. Un hymne à la bêtise bien occidentale.

dolores del rio, bird paradise, king vidor

L’Oiseau de paradis, King Vidor 1932 The Bird of Paradise | RKO Radio Pictures

Le film est entièrement disponible sur le Net, car tombé dans le domaine public

http://www.archive.org/details/Bird_of_Paradise_1932


Liens externes :


Rue sans issue, William Wyler (1937)

La rue meurt

Dead End Année : 1937

Réalisation :

William Wyler

7/10  IMDb

Les Indispensables du cinéma 1937

Avec

Sylvia Sidney, Joel McCrea, Humphrey Bogart

Un peu court. Le thème est intéressant, mais on n’a pas le temps de s’identifier aux personnages et à l’action.

L’histoire se déroule à New York, dans un quartier où les riches habitations empiètent sur les vieux quartiers miséreux. Baby face, un mafieux qui y a grandi y revient nostalgique de son premier amour, pendant qu’on suit la vie de Bohème de quatre ou cinq mômes qu’on appellera plus tard les Dead end kids et qu’on retrouvera dans plusieurs films de la Warner (Crime School, Les Anges aux figures sales, Je suis un criminel).

Huis clos avec une écriture théâtrale (le film est adapté, il me semble), on ne sort finalement jamais de ces décors de « fin de rue ». Ça fait très chronique, parce qu’on suit trois groupes de personnages qui n’ont pas forcément de rapport entre eux sinon que leurs histoires se télescopent dans une même unité spatiale. Bogart meurt un peu tôt, (pas encore la star qu’il deviendra par la suite).

Un film à voir malgré tout, une curiosité, et ça reste du Wyler. Ces décors sont magnifiques. Et on ne peut pas résister au sourire avenant et aux yeux humides de Sylvia Sidney.


Rue sans issue, William Wyler 1937 Dead End | The Samuel Goldwyn Company