Le Désert des Tartares, Valerio Zurlini (1976)

Le Désert des Taratatas

Note : 3 sur 5.

Le Désert des Tartares

Titre original : Il deserto dei tartari

Année : 1976

Réalisation : Valerio Zurlini

Avec : Jacques Perrin, Vittorio Gassman, Giuliano Gemma, Helmut Griem, Philippe Noiret, Francisco Rabal, Fernando Rey, Laurent Terzieff, Jean-Louis Trintignant, Max von Sydow

Je ne croyais pas dire ça un jour, mais l’argument du film est un chef-d’œuvre. Certes, les scénarios ne sont pas des œuvres, mais le roman dont est tiré le film a des… arguments pour me convaincre de le lire un jour. Avec un titre de film pareil, sans rien connaître au roman initial, on est en droit d’attendre du spectacle, de l’aventure, du mouvement, des rebondissements… Et, surprise, sur notre chemin de spectateur, se dresse une histoire absurde et existentialiste à la Kafka sur une frontière floue où il ne se passe jamais rien et où on attend sur des décennies l’apparition d’un ennemi craint et imaginaire : les hommes de l’État du Nord ! Aka, « ceux dont on ne peut pas dire le nom », aka « Les Tartares ».

Les officiers amenés à se perdre dans cette forteresse du désespoir semblent, au fil des ans, soit broyés par l’ennui et le doute, soit sujets aux mirages et aux récits fantastiques de ceux qui pensent avoir vu quelque chose. Le plus souvent, ils finiront anéantis par la solitude et l’isolement des lieux, drogués ou fous. D’étranges relations se nouent entre ces soldats qui désespèrent de ne jamais se battre et pour certains, cet ennui finit même par devenir une drogue en soi : la foi qu’un jour les hommes de l’État du Nord se présenteront à eux et attaqueront. Le moindre signe venu du désert pourra ainsi être vécu comme la preuve de l’existence d’une attaque future et espérée. Certains attendent le Messie ; eux, c’est l’ennemi qu’ils guettent en espérant qu’ils viennent les délivrer. Parmi ces officiers (volontaires ou non) affectés à cette frontière débouchant sur le vide, certains rêvent d’abord de quitter ces lieux où rien ne se passe (c’est le cas du personnage principal) ; d’autres semblent s’être résignés depuis longtemps à y pourrir parce que la retraite que procure ce poste avancé loin du monde était ce qu’ils pouvaient rêver de mieux pour achever leur existence ; d’autres encore rêvent tellement de voir finir par aboutir à leurs portes une attaque qu’ils tardent à prendre les bonnes décisions quand les premiers signes extérieurs de la présence ennemie apparaissent : au moins, si la forteresse apparaît désertée, cela incitera peut-être les « Tartares » à attaquer. Les soldats qui y perdront la vie mourront alors d’autre chose que d’ennui et resteront peut-être dans les livres d’histoire.

Une matière en or, un sujet à grands films. Seulement, pour mener à bien de tels projets, il faut des génies aux commandes ou des réalisateurs audacieux un peu fous capables de tracer des pistes nouvelles dans le désert… Et Zurlini est, à mon sens, loin d’être l’homme idéal pour un tel film : c’est un cinéaste des espaces urbains et de l’intimité. L’errance serait peut-être plus dans ses cordes, mais le film reste pauvre en propositions purement cinématographiques, visuelles ou situationnelles illustrant cette thématique. C’est aussi un cinéaste habile à dévoiler les regards qui se croisent et à adopter des points de vue subjectifs. Là non plus, on ne voit rien de tout ça dans le film. Zurlini n’a ni les armes pour lutter face à un tel ennemi invisible qu’est la mise en scène des grands sujets existentiels ni le talent pour faire de la mise en scène le point d’attention central d’un film parce qu’il n’a jamais été un cinéaste des ambiances, de la contemplation et des illusions. On trouvait peut-être un peu de cette ambiance absurde et post-apocalyptique dans Le Professeur, mais une telle histoire (vide) aurait nécessité que tout soit mis en œuvre pour que l’accent soit mis sur les qualités imaginatives de son argument. On aurait pu rêver d’un Aguirre statique chez les Tartares, d’un 2001: A Time Odyssey, d’un Solaris terrien et uchronique ou d’un Problème à trois corps… pour te pendre. Occasion manquée. Un film, ce n’est pas un scénario. Encore moins une adaptation. Mais adapter un tel roman proposant un espace vide entier susceptible de voir des génies de la mise en scène venir y exprimer leur talent, ce n’est pas adapter La Dame de chez Maxim.

Peut-être y a-t-il des œuvres littéraires, basées sur un univers poétique et absurde parallèle, qui se déroberont toujours à leurs adaptations. Qui irait produire une adaptation du Rivage des Syrtes (dont l’argument est quasiment un clone du Désert des Tartares) par exemple ? Ou de… Dune ?… De Fondation ? Aucune adaptation ne sera jamais à la hauteur des imaginaires que ces œuvres véhiculent. Et j’insiste : la seule astuce viable avec de telles adaptations, c’est de s’écarter des obligations dramatiques d’une histoire, en évoquer les contours seuls tout en gardant une forme de cohérence narrative, et cela afin de proposer une œuvre qui s’appuie davantage sur l’atout majeur du cinéma : l’image. Ces histoires suggèrent des imaginaires puissants, ce serait une erreur de faire confiance aux dialogues pour en restituer la magie, la beauté ou l’absurdité. On ne vient pas voir Dune pour l’histoire, mais pour son univers (c’est bien pourquoi il y avait une logique à voir David Lynch en proposer une première version).

Zurlini ne dépasse jamais l’écueil de la transgression du roman et de son adaptation « littérale » se perdant à retranscrire à l’écran des scènes de dialogues bien trop prosaïques pour que l’on puisse partager la folie, le désarroi ou l’ennui des personnages. Quand on pense à l’utilisation des dialogues d’un Tarkovski dans Solaris ou ailleurs, il parvient toujours à les mettre au second plan : sa caméra montre autre chose et s’applique d’abord à transmettre une ambiance qui doit coller avec celle de son personnage.

Peut-on filmer un ennemi invisible ? Bien sûr. Qu’il existe ou non, ne pas pouvoir le montrer ne devrait pas être un problème parce que le cinéma, c’est l’art de suggérer les choses sans les montrer. On peut ainsi supplanter la menace d’un ennemi qu’on attend sans jamais le voir à d’autres, bien réels, moins exogènes mais tout aussi anxiogènes : les éléments naturels, la folie, la solitude, l’absurdité…

Peut-on filmer l’ennui ? Bien sûr. Tout l’art de la mise en scène consiste à filmer l’invisible, l’attente, l’ennui, la pesanteur, l’illusion du temps qui passe, la percussion des images pour en suggérer un sens. Quand Sergio Leone filme le début d’Il était une fois dans l’Ouest, il n’a ni besoin de dialogues, ni besoin d’action. Parce que la mise en scène, c’est justement de donner corps à ce qu’il y a entre les choses. Son cinéma, comme celui de Kubrick, de Visconti, de Coppola ou de Tarkovski, n’est fait que de pesanteur où il ne se passe rien, où on met de la distance avec les choses, où au contraire on se focalise sur une autre qui tarde ou grandit. L’attention, comme le suspense, elle naît de « l’attente », de la « suspension » des choses. Un dialogue ne suspend rien ; si on ne le met pas à distance ou en situation, on adapte gentiment un scénario pour la télévision. Le Désert des Taratatas.

L’ennui devrait être ce qu’il y a de plus cinématographique à filmer. Parce que pour filmer l’ennui, on est obligé d’essayer d’en faire sentir au spectateur les raisons et l’origine. L’ennui devient un mystère à appréhender. Filmer l’ennui, ce n’est pas filmer le néant ou l’attente. C’est en filmer les contours. C’est creuser les raisons de cet état suspendu supposément vide. La caméra fouille dans son environnement ce qui accable tant les personnages : c’est une loupe qui cherche des indices, qui illustre une quête en train de se faire autour de soi, dans un environnement immédiat que l’on ne saisit pas. C’est le montage qui fait alors dialoguer entre eux les images et qui nous suggère des explications à cet ennui. Concentrez-vous dans un film qui traite du néant, de l’absurdité ou de l’ennui sur les maigres éléments dramatiques que l’histoire vous offre, et vous n’avez rien compris, parce que le but, il est précisément d’illustrer un fantôme à travers les traces bien visibles qu’il laisse à son passage. L’ennui, tel un trou noir, on ne peut le voir directement, il faut guetter les traces qui trahissent sa présence. Et c’est ainsi qu’il finit par fasciner et par vous envoûter : parce qu’on regarde graviter autour de lui ce qui est encore vivant et qui finit par sombrer dans la torpeur. Ce qui émeut, ce n’est pas un cadavre déjà sans vie, mais un corps qui meurt et présente ses derniers sursauts de vie.

Mais ne mettons pas tout sur le dos de Zurlini. Pour illustrer ces espaces impalpables, pour mettre en scène les indices résiduels d’un mystère qui nous échappe et qu’il faut dompter, il faut disposer d’une matière suffisante servant de révélateur. Si aucune matière ne tombe dans le trou noir, vous n’assisterez jamais à son festin. Le néant, effectivement, on ne le filme pas en filmant « rien ». On le filme en multipliant les images qui le précèdent et le contournent.

Elle est peut-être là d’ailleurs la plus grande absurdité du film : toute la production (Zurlini en tête) semble avoir rendu les armes bien trop vite une fois envoyés à la frontière. Le monstre était là, il fallait tendre les jumelles et ne pas résister à la tentation de le montrer, quitte à ne rien voir. Depuis Hitchcock (rappelons-nous par exemple du film le plus hitchcockien de Steven Spielberg, Les Dents de la mer), on sait que plus un ennemi est invisible, plus il terrorise. Encore faut-il suggérer sa présence, ou son absence. Au lieu de nous montrer des personnages regardant au loin et discutant de ce qu’ils voient, il faut nous donner à voir ! Le cinéma, c’est la percussion des images. Pas un assemblage scolaire de répliques égrenées comme un chapelet de bénédictine pour faire plaisir au scénariste. Zurlini, le cinéaste des regards aurait dû comprendre ça. À des personnages qui regardent au loin pour guetter un ennemi invisible, il faut répondre à des plans subjectifs. Sans contrechamp, pas de hors-champ. Sans hors-champ, pas de crainte, ni ennui, ni attente. L’ennui n’est plus diégétique, mais canapégétique. Les répliques doivent poser brièvement les enjeux d’une situation, mais très vite, il faut les mettre à distance et se focaliser sur l’objet insaisissable qui apparaît, ou non, au loin.

Et si le problème vient autant de la production que de la mise en scène prosaïque et verbeuse de Zurlini, c’est bien qu’il faut apporter au film une matière à filmer dans ces contrechamps. Or, on voit trop la distinction entre les séquences tournées à la forteresse en Iran et les intérieurs de Cinecittà. Si la mise en scène, c’est l’art de faire dialoguer les images, l’un des défis de contextualisation auxquels doit se frotter tout cinéaste, il est d’arriver à faire cohabiter dans une même séquence des éléments tournés dans un lieu avec un autre. Pas le choix de trouver des artifices pour donner à voir justement l’instant, l’espace, où les personnages passent d’un lieu à un autre. Peut-être que les autorités iraniennes ne pouvaient-elles pas donner leur aval pour que soient aménagés un site archéologique pour le bien d’une production audiovisuelle. Mais c’est bien là toute une question de production. Si Zurlini est sans doute un peu fautif d’avoir cherché à suivre béatement un scénario trop littéral d’une œuvre qui n’a probablement rien de cérébral, le reste de la production l’est tout autant. On ne peut pas faire tout un film, cloîtrés dans un décor reproduit dans un studio, et se trouver tout à coup dans la séquence qui suit dans la cour ou sur les remparts d’une forteresse. Pour montrer cette drôle de guerre aux frontières d’un monde qui n’existe pas, il faut pouvoir l’alimenter avec autre chose que quatre ou cinq espaces clos et quelques séquences en extérieurs. Des transitions sont indispensables. Un jeu sur la profondeur de champ disposant toutes les échelles de cet environnement dans une même image aurait aidé à la contextualisation des choses, par conséquent à l’imaginaire. Parfois, ce sont bien des astuces de production qui servent à donner de la prestance à certains films qui en manquent par ailleurs à travers des séquences qui tout à coup proposent une idée, un angle ou un décor ingénieux : on pourrait rêver d’un dispositif comme celui mis en place pour un palace inachevé dans Rio Conchos capable de mettre à l’écran enfin un rapport intérieur/extérieur de la forteresse et d’illustrer l’absurdité de la présence de ces hommes postés au bord d’un précipice incertain.

On ne peut pas non plus compter sur Ennio Morricone pour pallier à l’absence de matériel et d’images. La musique ne fait jamais que venir surligner ce que l’on voit à l’écran. Elle n’est souvent qu’un écho qui vient renforcer l’espace vide d’une pièce, d’un décor, d’une situation. Elle ne fera jamais vibrer un espace que l’on a déjà rempli de personnages soumettant déjà au public leur musique. Il y a des films dans lesquels les dialogues sont à mettre en avant parce qu’ils font figure d’atout premier d’une œuvre ; mais quand un film est destiné à dévoiler autre chose, à développer tout un imaginaire visuel (même intime), les dialogues ne sont plus que des notes de bas de page.

Raté donc. Je rêverais d’une adaptation de cette histoire en film de science-fiction dans un univers spatial. Elle est là désormais la nouvelle frontière. Et les Aliens feraient de parfaits « Tartares ». (Encore faudrait-il trouver l’homme providentiel acceptant d’être envoyé ainsi au front dans une guerre avec comme seul ennemi que lui-même…)


Le Désert des Tartares, Valerio Zurlini (1976) Il deserto dei tartari | Fildebroc, Les Films de l’Astrophore, Reggane Films, Corona Filmproduktion

Brassard noir dans la neige, Kenji Misumi (1967)

Aux premiers flocons venus, chut…

Note : 4.5 sur 5.

Brassard noir dans la neige

Titre original : Yuki no mosho / 雪の喪章

Année : 1967

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Ayako Wakao, Shigeru Amachi, Toyoto Fukuda, Tamao Nakamura, Chiaki Tsukioka, Mitsuko Yoshikawa

— TOP FILMS

Misumi au sommet de son art. On savait depuis La Rivière des larmes ou, avec moins de réussite, depuis Le Visage de la vierge que le réalisateur savait mettre à profit son génie visuel et son sens du rythme et de l’atmosphère au bénéfice des drames. Malheureusement, ces trois films, réalisés en quelques mois (comme d’autres tournés au début de la décennie avec Fujiko Yamamoto), sont beaucoup moins exposés que ses films où les katanas sont de sortie. On reste d’ailleurs dans le film d’époque, mais on tend plus vers l’adaptation de romans prenant place dans la première moitié du XXᵉ siècle, voire vers le roman de gare, puisqu’on frise par moment le mélodrame. Le Japon savait, au contraire de Hollywood à la même période, parfaitement traverser le passage parfois savonneux entre drame romantique et mélodrame.

On songe beaucoup pour son récit s’étalant sur plusieurs années au Naruse de fin de carrière ou aux scénarios de Zenzô Matsuyama, à des films comme La Condition de l’homme, Comme une épouse et comme une femme, Nuages flottants. Pour l’atmosphère, on pense également beaucoup à deux films de Shirô Toyoda : Le Pays de neige et Histoire singulière à l’est du fleuve ou à un autre de Kon Ichikawa, Le Fils de famille, sur un sujet similaire, celui du défi incertain pour certaines familles de notables d’assurer à leur clan une descendance viable. La présence d’Ayako Wakao fait inévitablement penser aussi aux films de Masumura ou de Kawashima. Les studios semblaient avoir le filon… : torturer une des plus belles femmes du monde de mille et une manières différentes, hommes et femmes apprécieront.

J’arrête le jeu des comparaisons, même si c’est toujours utile de situer les œuvres dans un contexte familier. Place au travail de Misumi. (Je paraphraserai à peine le contenu dramatique du film ; je me réserve pour les deux films suivants.)

En dehors peut-être d’une petite baisse de régime pendant les années de guerre (une intensité qui flanche compréhensible : il faut expédier rapidement des années forcément riches en événements marquants ; on assistait au même creux dans Nuages flottants, me semble-t-il, ou dans Le Fils de famille), à chaque nouvelle séquence, c’est un nouveau drame qui se joue : soit une humiliation supplémentaire à laquelle devra faire face le personnage de femme bafouée par un mari forcément lâche, volage et incompétent, soit une nouvelle mort tragique dont le titre révèle le caractère répétitif et fataliste.

Misumi filme la plupart de ses séquences comme un thriller, voire comme un film d’épouvante dans lequel tout serait finement suggéré, jamais dévoilé au grand jour : découpage resserré à la limite du montage-séquence, donnant ici ou là une information, usant de musique pour créer une ambiance et un environnement propices aux tensions multiples (et souvent muettes), jouant sur le rituel des choses et sur la nécessaire conformité aux usages auxquels on se soumet de bon cœur ou non, jouant sur l’attente d’un événement attendu ou craint…

Les premières minutes du film sont à cet égard exceptionnelles : Misumi filme le mariage du personnage d’Ayako Wakao comme le fera Coppola dans Le Parrain : derrière le paravent de la solennité et la multiplicité des petits rituels, on devine l’agencement minutieux du drame à venir qui s’organise à l’insu de ce personnage féminin qui croit encore pouvoir goûter, innocent, bientôt au bonheur conjugal. La mariée plonge pleine d’espoirs dans ce qu’elle ne sait pas encore être pour elle un cauchemar. Le rituel du mariage sonne pour nous comme un thriller à la sauce Psychose avant l’heure : on voit la scène de la douche sans la voir, telle que Hitchcock l’aurait filmée dix ans plus tôt, en suggérant tout et en ne montrant rien : beaucoup de gros plans à nous demander ce qu’il se passe et à attendre le moment de bascule, le poignard dans le dos, beaucoup d’illustrations comme pour offrir au spectateur un assemblage de petites touches scrutatrices afin d’entrer d’abord dans la chaire de la future victime, dans le nœud du problème, sans en comprendre encore le plan général et les enjeux pervers. Et puis tout à coup, quand ces longues séquences introductives de thriller conjugal prennent fin, que le sang du déshonneur de la femme bafouée ruisselle à l’écran et qu’on se surprend à trouver ça joli, Misumi ralentit le rythme et arrête la musique comme un assassin qui se penche sur sa victime pour en contempler sadiquement l’agonie : la tension est palpable, la jeune mariée respire encore. Misumi joue sur la lenteur des choses (celle de la sidération ou de l’épouvante), sur l’humiliation contenue, et on comprend, non, que Marion Crane ne va pas mourir, et qu’au contraire, son supplice à elle sera d’abord de se relever sans rien dire, puis de devoir contempler sans broncher la mort des autres. Fenêtre sur la mort qui court.

Malgré les apparences, jamais de grands élans romantiques : on est au Japon, il convient de masquer ses sentiments, de retenir ses larmes, de ravaler sa fierté. Et pourtant Misumi, par la suite, sans rien laisser paraître, montre tout : un gros plan révélateur, un œil qui se perd, un contrechamp parlant (« comment va-t-elle encaisser la nouvelle ? »). Inutile de parler, le montage parle à la place de ceux qui se taisent et qui souffrent.

Le petit coup de moins bien du milieu du film, en plus de la guerre qui vient trop massivement perturber le cours des événements, on le doit aussi sans doute à des personnages qui semblent enfin s’unir dans le désordre ambiant qui les entoure. La misère comme ciment. À moins que ce soit, comme dans la fin du Repas, le goût immodéré des Japonais pour les conventions et pour le retour à l’ordre établi. Cela repart ensuite comme en quarante (7 Rônin). Un homme reste un homme. Un lâche, un goujat. Que ne ferait-on pas pour voir Ayako Wakao souffrir encore un peu ?

Les choses (ou les morts) s’accélèrent alors, et on se demande si on n’est pas dans Hamlet à voir autant de corps s’effondrer à la première neige.

Aux premiers flocons venus, chut

La dernière feuille de l’arbre choit :

Brassard noir dans la neige

On peine peut-être à force de sautiller d’une époque à une autre à retrouver l’intensité de la première heure, mais Misumi et Ayako Wakao assurent l’essentiel. Leurs moments de moins bien sont les chefs-d’œuvre des autres. Dans Les Deux Gardes du corps, une actrice d’une immense beauté, plus belle encore qu’Ayako Wakao, attire très vite notre attention, pourtant, dès qu’elle bougeait et ouvrait la bouche, il ne se passait rien. Ayako Wakao, elle, « retient les chevaux » comme disait un prof de théâtre : elle garde l’indicible pour elle, dévoile peu, prend son temps, s’expose peu et se sait regardée. Misumi comprend qu’elle en dit plus quand il la montre interdite, immobile, statique, pensive : action… attention. On guette une réaction à chaque nouveau coup porté, le corps se raidit, la bouche reste mutique, et hop, un regard qui fuit : c’est ce regard que Misumi dévoile en gros plan, à défaut, un mouvement de tête après une pause où rien ne transparaît, une ligne de dialogue pour faire mine d’être passée à autre chose. C’est l’attente, l’incertitude, l’absence de réaction évidente qui commentent l’action et dévoilent ce que l’on croit deviner être les pensées des personnages. L’attention toujours du spectateur en quête de réaction en contrechamp : on apprend une nouvelle, et si on montre des personnages s’agiter ou répondre, paradoxalement, on ne voit rien ; si, au contraire, on dévoile un contrechamp alors même que l’action semble continuer ailleurs et si on joue du gros plan comme pour essayer de percer l’âme d’un personnage, inutile alors pour l’acteur de trop en faire — le spectateur interprétera à sa place. Tout l’art du cinéma est là. Encore et toujours le montage. Le montage, c’est celui qui vous donne un petit coup de coude à un mariage en vous faisant signe de regarder un détail dans un coin, un invité qui se fait tout petit. Plouf : gros plan. Mettre en scène, c’est faire des choix. Savoir quand placer des petits coups de coude dans un film. Misumi aime d’ailleurs toujours commencer ses séquences par ça : des gros plans. Illustration d’abord, détail après détail, d’une situation dont seulement dans un second temps, on comprendra la vue d’ensemble. Misumi fait du Bresson sans le savoir : sa prose place les effets au premier plan avant les causes. Qu’est-ce qui est censé être significatif dans un gros plan avant que tout éclate ? Devinez. On s’interroge et la petite musique des gros plans nous reste en tête : ils sont comme les indications en début de portée dans une partition. Et si on ne connaît pas le solfège des événements, c’est encore plus difficile à lire.

Une bonne partie de ses séquences sont construites ainsi. J’insiste, la petite musique de Misumi ne me quitte plus. D’abord quelques détails capturés en plans rapprochés et qui sont autant d’épitaphes placées au début de chaque chapitre pour piquer notre curiosité, puis on élargit vers une vue d’ensemble. On cherche alors les causes de ces premiers effets produits dans les plans plus larges. Et puis, Misumi retrouve les gros plans et les champs-contrechamps quand le rythme se tend et le silence s’installe.

Attention, les champs-contrechamps ont parfois mauvaise presse. Ceux-ci sont inventifs. Il ne s’agit aucunement des champs-contrechamps gnangnans servant à mettre en forme paresseusement des échanges de dialogues où tout est montré à la même hauteur. On parle ici de champs-contrechamps en réalité souvent muets (c’est le montage qui parle) où la diversité des échelles de plan est la règle et où les inserts ne sont par conséquent pas rares : interaction avec des objets ; une bague qui glisse du doigt ; un lit d’amoureux sur lequel la jeune mariée pose un regard amusé ; des jeux de regards qui se perdent sans jamais se croiser, qui s’éternisent sur quelque chose placé hors-champ et encore inaccessible.

À la différence d’ailleurs d’un Masumura dont j’avais analysé le recours constant et créatif aux champs-contrechamps, Misumi se prête à l’exercice d’une tout autre façon. Ce ne sont pas toujours d’ailleurs des champs-contrechamps puisqu’on ne sait pas forcément toujours si un plan répond précisément à un autre, mais comme le montage les fait percuter, ils sont appelés à dialoguer selon un principe d’effet Koulechov constant. Dans cette remarquable première séquence, par exemple, jouer d’abord si peu de plans d’ensemble complique la représentation d’un espace précis et d’une temporalité claire. On frôle tout juste le montage-séquence. Il ne manquerait au fond qu’une musique liant le tout, ce qui est loin d’être le cas ici, la musique servant plutôt à accentuer les tournants dramatiques et à servir de liant entre certaines séquences. Misumi multiplie les gros plans, les fait percuter, et peut-être y voit-on des champs-contrechamps qui n’en sont pas, des plans qui semblent se répondre quand ils ne le font pas ou le font avec un autre… Peut-être devrait-on presque parler parfois de « hors-champ-contrechamps ». L’art de l’espace vide, pépère, c’est celui que l’on ne voit pas et que l’on devine, celui que l’on montre en partie seulement, ou celui que l’on montre et que l’on voit précisément vide sans qu’il le soit véritablement puisqu’on nous le montre (c’est donc qu’il y a quelque chose à y voir). Le champ de Schrödinger. (Ce qui, entre nous, vaut bien les plans sur les bouilloires ou sur les chaises qui rient dans Ozu ou l’art de la contextualisation chez Vlacil.)

Dommage que, tout au long de sa carrière, Misumi ait en priorité mis cet art du montage et de la composition au profit de jidaigeki à lame. Comme on peut dire que Tarantino est un cinéaste de la « pré-action », de préliminaires retardant l’action, Misumi n’a jamais été selon moi un cinéaste de l’action : si ses films supposés êtres des « films de bastons » sont si réussis, c’est surtout parce que ce sont avant tout des drames, voire des thrillers. À l’image d’un combat de sumo, ce qui prête attention à notre regard, c’est tout le protocole, le rituel, l’attente qui précède le combat. Le combat en lui-même ne dure qu’une poignée de secondes. En art comme en amour, retarder le moment où les bâtons sont tendus, permet d’augmenter le plaisir ; ceux qui pensent pouvoir multiplier les joutes comme les explosions n’ont rien compris. C’est d’ailleurs pour ça que l’art de Sergio Leone doit tant au cinéma « d’action » japonais. Il y avait donc comme une sorte de malentendu à rechigner à distribuer les drames de Misumi et à se focaliser sur ses « films de samouraïs ». L’art n’a pas fini d’être un éternel jeu de malentendus. Espérons qu’à l’avenir, ces quelques films dramatiques, tirant parfois vers le mélodrame, soient plus visibles qu’ils ne le sont encore aujourd’hui.

Et si ce n’est pour Misumi, que ce soit pour l’interprétation d’Ayako Wakao, comme on devrait voir les drames avec Fujiko Yamamoto, comme on devrait voir tous les films de Misumi dans lesquels Kôjirô Hongô apparaît… Ce sera au prochain épisode comme dirait Shintarô Katsu.


Pour les images, ça se passe ici :

Ou ici.


Un dimanche comme les autres, John Schlesinger (1971)

Note : 4 sur 5.

Un dimanche comme les autres

Titre original : Sunday Bloody Sunday

Année : 1971

Réalisation : John Schlesinger

Avec : Peter Finch, Glenda Jackson, Murray Head

S’il n’y aurait probablement pas eu de Nouvel Hollywood sans nouvelles vagues européennes, je ne suis pas sûr qu’on mesure à quel point John Schlesinger a participé à l’importation de ces nouveaux usages à Hollywood. Dans le Nouvel Hollywood, comme précurseur, on évoque surtout Bonnie and Clyde, Le Lauréat ou Easy Rider, et certes, leur succès a obligé les studios à revoir leur copie, mais sur le plan formel, je trouve Medium Cool et le Macadam cowboy de John Schlesinger bien plus représentatifs des techniques qui se mettront en place dans la décennie qui suit.

Les pellicules couleur sensibles et abordables, les petites caméras, les dispositifs sonores améliorés, toutes sortes d’avancées techniques ont permis l’essor d’un nouveau style, plus direct, voire d’un nouveau langage cinématographique. On s’autorise plus souvent les surimpressions abandonnées depuis le temps du muet ; on adopte des zooms et des longues focales renforçant les flous. Les mouvements d’appareil sont nombreux et les vues subjectives ne sont pas rares. À côté de ces nouvelles possibilités techniques, les cinéastes s’aventurent plus volontiers aussi vers des récits plus « modernes » : les drames ne sont plus construits autour d’enjeux définis forts et des confrontations évidentes s’achevant par une résolution, on écrit des chroniques, les histoires servent à illustrer l’humeur d’une époque, d’une société.

Il y avait tout ça dans le cinéma européen des années 60, John Schlesinger l’a exporté en Amérique en tournant sur la côte est Macadam cowboy, et le voilà qui enfonce le clou deux ans après à l’occasion de son retour en Angleterre avec Un dimanche comme les autres. La forme du film est tellement représentative de ce que j’ai décrit plus haut et les productions sont parfois si perméables à l’époque entre États-Unis et Grande-Bretagne qu’on pourrait même l’associer au Nouvel Hollywood. En cette année 71 d’ailleurs, les films adoptant ces nouveaux usages (désormais plus aux États-Unis qu’en Europe qui va amorcer à partir de là un déclin par rapport à la décennie précédente) sont nombreux. John Schlesinger en reste à la chronique amoureuse alors qu’en Amérique, c’est surtout le thriller qui profite le plus de ces nouvelles formes (le réalisateur y viendra avec Marathon Man), mais le virage formel est identique. Pour ne citer que les films les plus représentatifs, pour cette seule année 1971, nous avons donc un axe automobile avec French Connection, Macadam à deux voies, La Dernière Séance, Duel, THX 1138, Point limite zéro, un autre que l’on pourrait qualifier d’eastwoodien avec Les Proies, L’Inspecteur Harry et Un frisson dans la nuit, et un axe new-yorkais avec Klute, Panique à Needle Park et Minnie et Moskowitz (on pourrait ajouter à cette liste Les Chiens de paille que Sam Peckinpah vient tourner en Grande-Bretagne avec l’acteur marquant de cette première vague du Nouvel Hollywood, Dustin Hoffman).

On trouve donc tous les aspects formels du Nouvel Hollywood dans Un dimanche comme les autres : récits éclatés, voire mêlés (tout le film est une alternance de séquences centrées sur deux amants d’un même homme auquel, parfois, mais pas toujours, il prend part), pas d’enjeux forts (simple description d’une situation suffisamment représentative d’une époque pour ne pas en faire un objet de conflit : en dessiner les différents contours et limites suffit à rendre le film intéressant, surtout sur un plan social et psychologique) ; usage du zoom, du téléobjectif, de mouvements de caméra (voire de vues subjectives illustratives participant à une sorte de montage impressionniste), de surimpressions ; importance majeure du son hors-champ (parfois même extradiégétique : récit en voix-off ou son d’une autre séquence forçant un dialogue inattendu entre perception sonore et visuelle jusqu’à se demander lequel des deux illustre l’autre — de quoi rappeler certaines scènes d’Il était une fois en Amérique), nombreux inserts (plans sur la mécanique téléphonique à chaque appel manqué ou reçu ; le thriller paranoïaque utilisera abondamment ce procédé, car il provoque une forme évidente de suspense — un usage déjà présent dans les films d’anticipation comme THX 1138, sorti la même année, ou dans Le Cerveau d’acier). Et bien sûr (en Europe, on avait adopté ces usages depuis longtemps), le film multiplie les séquences tournées dans la rue ou dans un véhicule en marche.

Pour ce qui est du sujet de la chronique amoureuse, elle recèle son lot, peut-être pas d’innovations, mais d’avancées sociales propres à une époque : le triangle amoureux est vécu sans grande tragédie (on évite les conflits sans pour autant cacher les difficultés, la solitude, la jalousie), et il implique deux hommes (et cela, sans que l’on fasse de ces hommes des caricatures d’homosexuels névrosés et pervers).

Je m’épate régulièrement des films dans lesquels le double jeu et le sous-texte permettent une sorte de musique à deux mains. On y est pleinement dans ce récit qui se refuse aux grands éclats et qui adopte une approche descriptive presque transversale pour illustrer le drame (ou la condition) d’un triangle amoureux plus ou moins imposé, mais connu et accepté par chacun. D’un côté, le récit expose des situations anodines de la vie quotidienne centrée sur deux des trois protagonistes (les deux connaissant l’existence de l’autre sans partager sa vie et avec des règles rappelant celle de la garde alternée, d’où le titre), c’est la mélodie ; et de l’autre, côté harmonie, le récit qui, sans l’air d’y toucher, évoque les particularités, les non-dits, les mensonges (dans une société réprouvant à la fois les couples libres et les homosexuels), les dépendances affectives et la jalousie épisodique, la solitude, l’égoïsme (l’électron libre finit par quitter ses deux amants pour rejoindre l’Amérique : le médecin de la TWA lui souffle que San Francisco vaut le détour). C’est une jolie manière de dévoiler les choses sans condamner qui que ce soit, l’art du fait accompli : les personnages acceptent leur sort et nous avec. La révolution sexuelle à la sauce britannique et bourgeoise en somme. Une révolution silencieuse et sans vague.

À noter un passage de témoin incongru entre la standardiste apparaissant dans quelques séquences et un petit loubard : le second est joué par Daniel Day-Lewis, la première, par Bessie Love, ancienne star de muet qui tenait par exemple le rôle-titre de Bessie à Broadway (Frank Capra, 1928) et pionnière du cinéma américain (elle a commencé en 1916 notamment avec Douglas Fairbanks, Allan Dwan, Griffith ou William S. Hart). Un siècle de cinéma vous contemple.


Un dimanche comme les autres, John Schlesinger 1971 Sunday Bloody Sunday | Vectia, Vic Films Productions


Listes sur IMDb : 

MyMovies : A-C+

Liens externes :


L’Aveu, Douglas Sirk (1944)

Un homme confesse

Note : 3 sur 5.

L’Aveu

Titre original : Summer Storm

Année : 1944

Réalisation : Douglas Sirk

Avec : Linda Darnell, George Sanders, Anna Lee, Edward Everett Horton, Laurie Lane, Hugo Haas

Je n’avais jamais entendu parler de cet unique roman de Tchekhov. On frise le mélodrame et touche à tous les genres. Le propre, aussi, du mélodrame… Le sujet pourtant est souvent payant : une femme à la beauté tragique. Linda Darnell pourrait être Ayako Wakao, il y a toujours du potentiel à criminaliser ce que tout le monde convoite… Seulement, le film est d’abord construit comme une romance. Une fois que c’est enfin fini, ça repart… Et le tournant criminel à la fin est de trop, alors qu’il aurait dû être au cœur du récit. Reste après ça, dix minutes pour fermer les portes du flashback, forcer une rencontre avec un personnage qu’on avait totalement perdu de vue (et par conséquent avec qui on n’avait pas pu sympathiser), puis achever le travail sur une scène de culpabilité qu’on pourrait presque penser avoir été écrite pour la propagande soviétique (la bassesse de l’ancien juge tsariste pour tenter une dernière fois d’échapper à « l’aveu »). Astuce aux conséquences involontaires et malheureuses de Sirk, le dramaturge russe étant mort en 1904 et ayant placé son histoire au milieu du XIXᵉ siècle…

Et malgré tous ces défauts, les principaux problèmes sont ailleurs. D’abord, George Sanders est souvent parfait en rôle d’appui aux côtés de grandes stars, mais en tant que premier rôle, on voit vite ses limites. Pas forcément non plus aidé par Sirk, il rate complètement la scène cruciale du film où il est censé tomber amoureux du personnage de Linda Darnell. Elle le laisse de marbre, si bien qu’on peine à comprendre l’intérêt qu’il lui porte par la suite. Ce qui aurait plus tendance à faire de son personnage un goujat, délaissant sa fiancée dès qu’elle a le dos tourné pour fricoter avec la belle va-nu-pieds. On ne peut croire en son comportement, le justifier même, jusqu’à un certain point, que si on le sent pris d’une passion dévorante et incontrôlable pour elle. Or, Sanders, comme à son habitude, est imperturbable. Le flegme ne se marie pas avec tout…

Le reste de la distribution comporte pas mal d’acteurs de comédie, on se demande bien pourquoi. Edward Everett Horton est lui aussi un acteur d’appoint très utile dans les bons films, mais là encore, il tient un rôle trop grand pour lui, et le voir multiplier les expressions et les gestuelles qu’on a pris l’habitude de voir dans de véritables comédies, ça lasse vite.

Dernier point qui me pose problème : la mise en scène de Douglas Sirk. J’ai dû écrire ça une fois, la magie du cinéma, c’est d’abord celle des raccords, et des ellipses qui vont avec, quand les personnages passent d’un lieu à un autre, parfois franchissent une porte, se retirent et dans le plan suivant, en moins de deux, pénètrent dans une pièce d’une ville voisine. La magie du cinéma est faite de téléportations, de transferts et de transparences. Sirk maîtrise évidemment tout ça au niveau des décors et des raccords qu’il faut entre décors ou pièces d’un même espace. Mais il y a une autre magie qui vient très vite se superposer à la première : l’arrière-plan. Savoir jouer des ciseaux pour donner du rythme à son film, savoir placer ses acteurs au milieu d’un décor ou d’autres acteurs, choisir le bon cadre et les mettre en mouvement, jouer des raccords et des échelles de plan, etc., tout ça, c’est formidable. Manque toutefois ce petit plus qui pousse l’illusion un peu plus loin : l’impression de ne pas être au théâtre dans un décor figé et des figurants limités ou dans un studio de cinéma où on aurait reconstitué des bosquets, des jardins ou des coins de rue pour avoir à éviter de faire des plans de coupe en extérieur dans des régions exotiques qu’il faudrait en plus transformer pour les faire apparaître comme au début du siècle… Et tout cela, on n’y échappe pas dans L’Aveu.

C’est d’ailleurs, d’après ce que je me souviens, un défaut récurrent chez Douglas Sirk jusque dans ses chefs-d’œuvre. Quand tout le reste va, et que la production met les moyens, ou que le sujet s’y prête sans doute, ça en devient même une qualité. Le côté sclérosé, renfermé, statique, ne fait que renforcer la tragédie qui se joue dans Le Mirage de la vie par exemple. Mais avec une histoire qui est censée se passer à Kharkiv d’après ce que j’ai compris (on parle de « Kharkov », le nom russe de la ville, et il est question ici de l’Empire russe), puis aux alentours, dans la campagne, il faut faire des efforts de contextualisation.

Sirk propose bien deux ou trois plans de coupe en extérieur, mais le mélange avec les décors de bosquet reproduits en studio, le manque d’inventivité, de moyens, pour reconstituer l’âme d’un territoire, il aurait envisagé de tout tourner en studio peut-être que ç’aurait mieux fait l’affaire. Des figurants, un arrière-plan riche, on peut s’en contenter. Mais des bosquets où pas une brise de vent ne souffle, où le ciel même ne semble pas exister, je veux bien que ce soit un peu l’époque qui veut ça, mais on a connu reconstitution plus enthousiasmante. D’où l’intérêt d’avoir une bonne équipe dédiée à l’art design… Il faut se souvenir de ce que fera Richard Brooks sur Les Frères Karamazov : quelques scènes de William Shatner dans des rues boueuses, de la fausse neige, des moufles, et on s’y croit ! On sait que c’est du carton-pâte, mais on est quelque part, on essaie de situer l’environnement où on se trouve, on sent l’atmosphère, et on tâche de garder une cohérence esthétique. De l’Ukraine sous l’Empire russe de Tchekhov, on y voit quoi ? Rien. Qu’il décrive une histoire se déroulant en Allemagne, aux États-Unis ou en Ukraine, Douglas Sirk filme de la même façon et n’en a qu’après ses acteurs. Alors, quand l’acteur principal du film est mauvais…

On ne peut pas non plus se passer de quelques plans de coupe dans lesquels on voit les personnages aller vers un autre lieu ou y entrer. Parce que ça encore, c’est nécessaire à notre imagination, et à la contextualisation de son histoire. On imagine mieux le hors-champ. Et l’arrière-plan, en particulier avec le jeu des fenêtres ouvrant vers l’extérieur, les transports d’un espace à un autre pour créer cet espace hors-champ, c’est primordial dans le cinéma (j’expliquais ça plus en détail dans mon commentaire sur Adelaide de Vlacil).

Bien sûr, on n’attend pas de Sirk qu’il fasse dans le naturalisme. Mais ici, ce qui pêche surtout, c’est la cohérence et le manque d’inventivité. Parce qu’on a du mal à croire en cette histoire. Quand l’acteur principal m’ennuie, j’ai tendance à porter mon regard sur les décors, l’arrière-plan, est-ce que le cinéaste arrive à insuffler une vie hors-champ ?… Elle est là, aussi, l’illusion du cinéma. Le plaisir qu’on y trouve. Certains trouvent follement amusant de filmer des portes ou des fenêtres parce que ce serait une manière de dire quelque chose d’intelligent. On appelle ça “surcadrage”. Formidable motif de cinéma les portes et les fenêtres !… Non, moi, ce qui me passionne dans les portes et les fenêtres…, c’est qu’elles parlent, contextualisent ! Elles ouvrent sur un autre monde, en ouvrant d’abord celles, de portes, de notre imagination ! Et qu’est-ce qu’on vient faire au cinéma sinon voir des mondes s’ouvrir, s’entrouvrir, devant nos yeux ?…

Alors, à l’image de ce que j’avais ressenti pour La Neuvième Symphonie, mon intérêt ne se… porte ici que sur un détail vestimentaire de l’actrice principale… Il ne reste plus que ça. Une chemise ukrainienne, malheureusement en noir et blanc, portée par Linda Darnell. L’occasion pour moi de sortir de la pièce en proposant un hors-champ de décontextualisation, en évoquant ce magnifique clip de Mirami avec une chanson folklorique adaptée aux goûts du jour à l’occasion de la guerre déclenchée par le nouvel empire russe.


 

L’Aveu, Douglas Sirk 1944 Summer Storm | Angelus Pictures, Nero Films


Liens externes :


Au nom de la loi, Pietro Germi (1949)

Sicile : Si cille, ci-gît

Note : 4 sur 5.

Au nom de la loi

Titre original : In nome della legge

Année : 1949

Réalisation : Pietro Germi

Avec : Massimo Girotti, Charles Vanel

La mise en scène au cinéma n’est pas faite que de mouvements de caméra ou de découpage technique ; mettre en scène, c’est aussi et surtout diriger des acteurs, c’est-à-dire les mettre en situation dans le cadre. Pietro Germi en donne le parfait exemple ici. On aura rarement vu des acteurs jouer aussi bien leur partition des premiers aux seconds rôles dans une logique de montée constante de l’intensité.

Au nom de la loi est un western de Sicile, un film de mafia obéissant plus aux logiques épurées, mythologiques et brutales d’un récit situé dans le Far-West qu’à celles d’un film policier. Tous les archétypes du western sont présents, et un élément essentiel du genre l’est encore plus : la menace sauvage, directe, physique (en face-à-face ou derrière une colline, au coin de la rue), explosant rarement dans le champ de la caméra. Si les meurtres sont montrés à l’écran, les coups de feu son hors-champ, accentuant l’impression que les tirs peuvent être tirés de partout et à tout moment.

Pietro Germi met donc parfaitement en scène cette menace permanente par le biais de ses acteurs : les regards se font face sans jamais se baisser, c’est encore par le regard qu’on jauge son adversaire, qu’on lui tient tête ou qu’on cherche à l’intimité. Jusque dans les seconds rôles, les jeux de regards servent à créer cette ambiance pesante et menaçante. Par exemple, quand l’un des chefs mafieux suspecte la femme du baron d’un double jeu, il lui jette rapidement un regard en coin montrant explicitement par là au public ses suspicions. Ces petits coups d’œil qui ne durent parfois qu’une fraction de seconde servent aussi à ponctuer un plan ou une séquence (tandis que les regards insistants apparaîtraient probablement plus au premier plan et au cœur d’une séquence). Avec les mêmes conséquences et effets sur le spectateur qu’un aparté au théâtre : la connivence avec le spectateur et l’addition à la scène d’une information qu’on pourrait suspecter de ne pas être totalement diégétique, car en réalité dans la vraie vie on ne laisse jamais apercevoir de telles expressions car elles pourraient trahir nos pensées.

Preuve une nouvelle fois que jouer au cinéma comme au théâtre, diriger des acteurs, ce n’est pas « faire comme dans la vraie vie ». Un jeu bien dirigé est beaucoup plus riche en informations qu’un jeu qui se contenterait d’être « vrai », et sans que cela pour autant fasse « moins vrai ». Jouer, c’est une illusion, tout est connivence et aparté avec le public ; les acteurs qui croient pouvoir donner à voir en étant naturels, s’illusionnent eux-mêmes sur le pouvoir d’évocation ou d’expression de leur « nature ». On peut bien sûr décider de procéder sans ces informations apportées au public, mais on le fait alors dans une logique de distanciation, car « naturellement », en « cherchant le vrai », on rend plus difficile l’accès à ces informations que le public est alors invité à imaginer. Le tout est de savoir ce qu’on fait : adopter un style de jeu naturaliste en tentant par ailleurs de multiplier les effets d’identification aux personnages, c’est probablement se casser la gueule, même si on le sait l’équilibre entre identification et distanciation permet a priori certaines combinaisons n’allant pas de soi. Au cinéaste alors à trouver la bonne formule, la cohérence, la faire adopter à ses acteurs, s’y tenir tout au long du tournage, et convaincre le public qu’il a adopté la bonne formule… (Public qui d’ailleurs aura rarement conscience de ces enjeux de mise en scène, surtout s’il conçoit la mise en scène qu’à travers le jeu avec la caméra, le montage et autres éléments techniques du film…)

C’est toute la subtilité de jouer un sous-texte qu’aucun acteur ne proposera sans la direction d’un metteur en scène. Hitchcock d’ailleurs avait raison : l’intensité des regards chez ceux qui s’aiment est quasiment identique à celle des regards de ceux qui se sentent menacés, qui sont aux abois ou qui jaugent un adversaire. On voit bien ici une sorte de continuité d’intensité des regards entre les séquences de confrontation entre la mafia et la justice et entre les séquences entre le jeune juge et la baronne.

Le film est présenté comme appartenant à une mouvance néoréaliste, les critiques auront vite fait de placer le film dans cette catégorie en y voyant les décors naturels et les quelques acteurs amateurs du film. En réalité, on est loin du naturalisme, donc du néoréalisme, et on serait plus encore une fois soit dans le western soit dans la tragédie (ce qui n’est pas loin d’être la même chose). Il n’est pas étonnant d’ailleurs de voir que d’autres équipes d’écritures en Italie produiront dès la décennie suivante les chefs-d’œuvre que l’on connaît (Fellini et Monicelli ont participé au scénario, si le premier est sans doute un peu loin du western, le second, sans avoir jamais réalisé de western spaghetti à ma connaissance, s’en rapproche avec des films plutôt picaresques).


 

Au nom de la loi, Pietro Germi (1949) In nome della legge | Lux Film


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1949

Top films italiens

Liens externes :


La Femme de nulle part, Louis Delluc (1922)

Le môme, le cocu, la femme fatale et la jeune femme indigne

Note : 2 sur 5.

La Femme de nulle part

Année : 1922

Réalisation : Louis Delluc

Avec : Ève Francis, Gine Avril, Roger Karl

Mélo sans grande envergure avec un scénario tenant sur une page et un temps diégétique approchant les 24 heures (ce qui n’est jamais bon signe pour un long métrage, à moins d’arriver à y multiplier les péripéties ou à y jouer sur la tension – ou les dialogues –, ce qui est loin d’être le cas ici).

Faute de matière dramatique, Delluc ne peut donc se reposer que sur deux choses : le montage et les acteurs. La règle à l’époque, c’est l’usage souvent outrancier des flashbacks et le recours quasi systématique au montage alterné. Compte tenu de l’argument du film (les souvenirs de bonheur amoureux d’une femme revenant dans son ancienne maison où l’actuelle occupante se retrouve de la même manière poussée à répondre à l’appel de son amant…), les flashbacks s’imposent, c’est même le cœur (un peu trop) du récit. Mais le recours permanent au montage alterné est plutôt le signe ici d’un vide dramatique évident. Quand on multiplie les va-et-vient et que rien ne se passe, c’est là non plus jamais bon signe. Et si rien ne se passe, c’est d’une part parce que les situations définies sont légères et sans nécessité de les montrer dans la longueur, mais c’est aussi parce que Delluc, tout écrivain qu’il est, se trouve bien embarrassé à remplir le cadre quand vient à dicter à ses acteurs quoi faire.

On peut bricoler avec le montage, avec les acteurs, difficilement. Ce manque de savoir-faire en matière de direction d’acteurs est criant dès la première séquence quand son histoire lui impose de devoir mettre en scène un petit garçon (si certains cinéastes pensent que des acteurs se dirigent tout seuls, c’est pousser le bouchon un peu loin quand on se dit qu’un môme sachant à peine parler peut automatiquement « entrer dans le cadre d’une situation définie par un scénario » sans y être préparé…) : on voit bien qu’il lui donne quelques indications, mais ces indications sont non seulement trop visibles de là où on est (on voit bien que le môme va là où on lui demande sans savoir pourquoi, attend les indications, et est totalement perdu dès qu’il a fait le peu qu’on lui demande), mais surtout elles n’ont aucun sens, aucun rapport avec la situation.

C’est valable pour le petit garçon, mais on retrouve ce même défaut de mise en place et de mise en situation pour tous les autres acteurs. C’est ce qui arrive quand on demande à des acteurs de meubler quand la situation est molle et s’éternise. Pire, les acteurs peuvent être tentés d’en faire des tonnes, et c’est ce qui arrive fatalement avec Eve Francis, qui n’a en réalité que très peu d’interactions avec les autres acteurs et dont le principal travail consiste à répondre à des évocations en flashbacks de son passé ou à voir son hôte de loin retrouver son amant… Pas étonnant d’ailleurs de voir que l’actrice travaillera par la suite avec Paul Claudel, on n’est pas du tout dans le registre réaliste ici (contrairement à ce que j’ai pu lire : les décors naturels ne font pas le réalisme), parce qu’en passant il n’y a rien de plus lyrique (et même de plus idiot et d’impossible à jouer) qu’un texte (souvent avec des situations mal définies d’ailleurs) de Paul Claudel. Ainsi, quand on doit meubler dix secondes une réaction en réponse à une autre action hors-champ qui compose avec elle la séquence en montage alterné, eh bien on surjoue. Et encore, si on surjoue, ça veut dire qu’on a compris la situation ; or, il arrive même que les acteurs ne comprennent même pas quelle situation jouer ou se perdent en route.

La sobriété d’Eve Francis dans La Femme de nulle part, Louis Delluc 1922

Et je ris quand même en lisant que Delluc serait l’initiateur de la sobriété du jeu au cinéma. En termes de directives données à ces acteurs, oui, je veux bien le croire, au point même de les perdre. Sobriété dans le jeu, eh bien non, la preuve. Et on ne pourrait même pas émettre l’idée que les excès de Eve Francis soit le fait d’un choix de Delluc, non, si tous les acteurs jouent sans style cohérent, c’est bien qu’il soit question ici d’un laisser-aller et d’une méconnaissance des règles de la direction d’acteurs ; ce qui se conçoit d’ailleurs pour un écrivain. La différence ici avec ses lointains successeurs « critiques devenus cinéastes », c’est que mise à part Rohmer par exemple qui connaîtra exactement les mêmes déboires en termes de direction d’acteurs faute de pouvoir leur offrir de réelles situations de jeu, des cinéastes comme Truffaut ou Chabrol ont toujours fait appel à des stars… derrière l’écran pour écrire des scénarios cohérents et compréhensibles pour qui les lisaient, ainsi que devant, capables, eux, de restituer grâce à leur talent des situations, comprendre les évolutions de leur personnage, etc., sans avoir à se référer à un metteur en scène. Et par la plus belle des ironies, si Delluc est crédité au scénario, il est rapporté qu’il serait inspiré de « chroniques » écrite par l’actrice — ça n’expliquerait alors pas combien l’actrice est perdue, mais que Delluc au contraire lui ait tant laissé de libertés.

Certains seraient alors peut-être tentés de penser que les outrances pantomimiques, c’était la règle à l’époque. Eh bien pas vraiment en fait. Si on retrouve ces excès souvent parodiés (déjà à l’époque) dans les films dits d’art avec des acteurs de la scène, et tout autant dans nombre de mélos mal joués, ça fait quelques années déjà que même sur la scène, le naturel a fait son arrivée et que le cinéma a compris que ces nouvelles méthodes de jeu étaient particulièrement faites pour le cinéma. L’un des apôtres du naturel au théâtre, André Antoine, vient de tourner L’Hirondelle et la Mésange, mais il est loin d’être le seul à adopter ces nouvelles techniques au cinéma. Et en Russie, si les méthodes de Stanislavski sont déjà bien développées, au cinéma, on commence aussi à comprendre qu’une superposition de plans sans émotions apparentes suffit à dire plus que les outrances « romantiques » héritées du théâtre du siècle précédent. C’est ce qu’on appellera longtemps après effet Koulechov, mais on voit les effets déjà de ce principe dans un film comme Homunculus d’Otto Rippert tourné en 1916 dans un montage là aussi (ou déjà) entre plans du passé et réactions de celui censé se rappeler ces événements. Je l’évoquais sur cette page dédiée au montage-séquence. Jouer la situation pour un acteur, dirigé par un réel metteur en scène, ça peut se limiter parfois à faire confiance à la superposition des plans placés l’un après l’autre. Ici, Eve Francis joue comme une actrice de théâtre (pire, comme une actrice de Claudel) qui se supplante à la fois au metteur en scène et au monteur (et pour cause) et qui doit par ses seules expressions suggérer l’existence d’un « hors-champ ». À partir du moment où le cinéma montre et fait dialoguer champ et hors-champ grâce au montage alterné (ou à un champ-contrechamp quand les acteurs sont dans un même lieu), ces excès expressifs deviennent inutiles. Et Delluc n’a aucune prise sur ses acteurs : qu’il soit face à une actrice de la scène bourgeoise comme Eve Francis ou face à un môme de quatre ans, le résultat est le même, il pense que le montage fera tout alors que ce qui se passe dans le cadre est tout aussi déterminant.

Un exemple saisissant de l’incompétence flagrante de Delluc en matière de mise en scène (ici la direction d’acteur et la mise en place — je reprends mes vieilles définitions, séparant travail de « mise en scène » et de « réalisation », réalisation qui concerne alors le travail lié au découpage technique, au placement et au mouvement de caméra, etc.) : quand la mère quitte la maison et court dans l’allée poursuivie par son gosse, au-delà du fait que la continuité de la scène est passablement heurtée par le montage, non seulement elle ne le sent pas venir derrière lui, mais elle joue la peur en regardant de part et d’autre derrière les buissons comme s’il y avait un loup capable de venir la croquer pour la punir de fuir son foyer… Ça n’a aucun sens. J’ai été acteur, des acteurs qui font n’importe quoi parce qu’ils ne savent pas quoi ou comment le faire, c’est fréquent… en répétition, c’est alors au metteur en scène de recadrer tout ça et lui montrer la voie pour retrouver la cohérence de la situation. Mais il y a fort à parier que si Delluc est crédité pour avoir été l’inventeur du terme « cinéaste », il ne l’est pas vraiment pour celui de « metteur en scène » (terme qui, au moins au théâtre, est censé avoir été inventé justement par André Antoine). C’est même un des maux du cinéma français « d’auteur » jusqu’à aujourd’hui : un cinéma fait par des écrivains, des littéraires ou des critiques, qui n’ont aucune notion de la scène, de la direction d’acteur, donc de la situation. Or, le cinéma, c’est avant tout un art de la situation, et ça qu’on le veuille ou non, c’est bien un héritage du théâtre. On pourra toujours multiplier les cartons poétiques (il y en a une jolie pelletée dans le film), jouer du montage (ce qui inspirera d’une certaine manière, je veux bien le croire, toute une génération d’« avant-garde »), faire le choix des décors naturels (avec tous les problèmes des raccords que ça implique), la base du cinéma, c’est un acteur dans une situation. Si on n’est pas capable de reproduire cette illusion, c’est mort, on n’y croit pas.

Et j’en reviens au montage. On est peut-être (encore) en 1922, mais c’est un festival de faux raccords. L’usage démesuré du montage alterné notamment pousse parfois Delluc à forcer des raccords en champ-contrechamp aberrants : un personnage regarde hors du cadre vers où d’autres personnages sont censés se tenir, mais évidemment bien trop loin pour être à porter de son regard ; le montage alterné rend parfois aussi compliqué le montage et le respect d’une continuité temporelle : quand l’amant part en voiture dans un premier plan, on y revient plusieurs minutes après avec un raccord par le regard du mari censé le voir partir au loin… alors que la logique voudrait que ça fasse bien longtemps qu’il soit parti…

Bref, on sent poindre l’impressionnisme, c’est vrai, grâce au travail sur le montage (même si à l’époque, tout le monde s’enthousiasme pour le montage alterné et les flashbacks), mais c’est tout de même le travail d’un joli amateur. Les apports de Delluc au cinéma (s’il y en a) sont sans doute ailleurs. Dans le domaine de la théorie et de la critique.


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1922

Liens externes :


L’aigle s’est envolé, John Sturges (1976)

Le location guy pose ses valises

L’aigle s’est envolé

Note : 2.5 sur 5.

Titre original : The Eagle Has Landed 

Année : 1976

Réalisation : John Sturges

Avec : Michael Caine, Donald Sutherland, Robert Duvall, Jenny Agutter, Donald Pleasence, Anthony Quayle, Treat Williams, Larry Hagman

Je passe rapidement sur le sujet ridicule du film (les nazis projettent d’obliger Churchill à pratiquer plus de sport qu’il ne se l’autorise pour sa santé) qui se goupille maladroitement (histoire d’amour inutile et à peine esquissée ; planting accessoire que l’on voit venir à des kilomètres et qui aura des tournures de deus ex machina en sauvant à point nommé la peau du personnage interprété par Donald Sutherland) et se dénoue dans un twist à l’image du film : peu crédible et rocambolesque.

Non, je voudrais surtout m’attarder sur la particularité de la mise en scène de John Sturges et le casting ronflant mais raté du film.

C’est parfois dans leurs plus mauvais films qu’on reconnaît à certains réalisateurs leurs faiblesses, et par conséquent leurs atouts, quand évidemment ils ont la chance de faire partie du cercle fermé des cinéastes ayant produit au moins un bon film ou un film à succès au cours de leur carrière.

Pour situer le personnage, John Sturges, c’est un réalisateur de grands espaces. On pense plus volontiers à des westerns comme Les 7 Mercenaires, Règlement de compte à OK Corral ou Le Dernier Train de Gun Hill, mais on peut citer aussi La Grande Évasion ou Un homme est passé… John Sturges, c’est le « location guy ». Toujours en tournage en extérieurs loin des studios. Et la première qualité du bonhomme, c’est sans doute de reconnaître ses limites : s’il se retrouve à filmer des films dans les grands espaces, ce n’est peut-être pas forcément que par goût du grand air, mais aussi sans doute parce qu’il se sait limité dans les espaces réduits d’un studio. Connaître les acteurs, avoir la patience de travailler avec eux, varier la mise en place dans les petits espaces, interagir avec les accessoires, puis découper ses plans pour échapper aux champs-contrechamps, choisir les bons décors, la bonne lumière, les bons objectifs, etc., tout ça, c’est une plaie pour certains. Et l’avantage des grands espaces, parfois, c’est que le grand air, ça fait pousser des ailes à tout le monde : la lumière est bonne tant que le soleil est un tant soit peu de la partie, les décors, même factices, auront toujours la force de la nouveauté et de l’exotisme qu’un film en studio aura plus difficilement, et un acteur peut même être bien meilleur en jouant avec le soleil dans les yeux plutôt qu’un projecteur qui n’est pas censé lui poser problème (c’est la méthode « Clint de l’œil » : se mettre toujours face au soleil pour avoir quelque chose de « vrai » à exprimer, et rien d’autre). Ce n’est sans doute pas valable pour tout et j’exagère comme à mon habitude aussi (les aléas climatiques, les particularités techniques, accès difficiles et nécessité de tout prévoir, etc.), mais ce qu’on peut reconnaître en revanche, c’est que Sturges fait résolument partie de ces cinéastes plus à l’aise en extérieur.

Le problème, c’est que L’aigle s’est envolé compte un nombre non négligeable de séquences tournées en studio. Et pour ne rien arranger, elles donnent le ton au film puisqu’on commence par elles.

L’aigle s’est envolé, John Sturges 1976 The Eagle Has Landed | Associated General Films, ITC Entertainment

J’ai souvent l’occasion de le dire, pour moi, un des éléments qui fait la réussite d’une mise en scène, c’est sa contextualisation. Raconter une histoire, ce n’est pas seulement agencer des événements, c’est aussi, à travers la mise en scène, savoir la rendre au mieux au temps présent. Au théâtre d’ailleurs, on apprend aux acteurs à jouer « au présent » et à jouer « la situation ». Ce n’est pas anodin, quand on tourne une séquence, une des difficultés, c’est d’arriver à jouer sur la continuité de ce qui précède, voire initier la suite, et ça implique par exemple d’arriver à faire ressortir en permanence les enjeux de la « quête » des personnages (ce n’est pas aussi simple, un acteur mal dirigé s’éparpillera et pourrait ne pas saisir la continuité logique du récit et de l’évolution de son personnage). Mais le plus important pour parvenir à capter ce « présent », à faire ressortir la « situation », c’est de faire vivre le hors-champ. Parfois, il suffit de montrer un décor, puis de changer sa caméra de place pour que l’on garde en mémoire le « lieu » précédemment visité. Cette mémoire fabrique une image cérébrale de l’espace scénique, et notre logique construit mentalement un lien entre le champ (ce qui est dans le cadre) et le hors-champ. Difficile de restituer un tel espace scénique quand il ne préexiste pas dans un décor « naturel » et quand il faut l’inventer en studio (d’abord le composer, puis le reconstituer à l’écran au moment du tournage). C’est en ça, souvent, que des films en extérieur, même avec des reconstitutions historiques, peuvent pour certains cinéastes être plus faciles à réaliser. La contextualisation ne se borne alors qu’à changer la caméra de place, d’angle de prise de vue ou à suivre les protagonistes dans leurs diverses « locations ».

La réalisation en studio et en intérieurs (ici, c’est la même chose) demande donc des qualités particulières qui ne sont manifestement pas le fort de John Sturges, et qui expliqueraient en partie son succès… en réalisant en extérieurs la plupart de ses (meilleurs) films.

Premier problème dans ces scènes d’introduction : on ne sait pas où on est. En Allemagne, on veut bien l’admettre puisqu’on se retrouve dans des bureaux d’officiers nazis. Mais précisément où ? On ne sait pas. Quelques plans d’introduction ou de coupe dans des couloirs. Et encore… En dehors de ça : pas de fenêtres, pas de vues extérieures ni même de sons extérieurs, pas d’évocations d’événements (même anecdotiques, hors-champ, pour faire vivre ce qui devrait exister en dehors du petit monde que représentent ces bureaux). Non, rien que des acteurs rendant visite à d’autres acteurs dans des salles sans fenêtre et avec peu ou pas de va-et-vient visible parmi les figurants à l’arrière-champ (les figurants sont d’ailleurs presque inexistants tout au long du film, signe que Sturges se fout bien de rendre une réalité et d’échapper, même en extérieur, à un petit effet « boule à neige »). Des bunkers ? Même pas, puisqu’à un moment on voit ce qui ressemble à des quadrilatères de lumières projetés sur le sol depuis des fenêtres invisibles…

Autre problème : ce n’est qu’une impression, mais les objectifs utilisés (à moins que ce soit la profondeur étrange des décors) m’avaient tout l’air de ne pas être les bons. Je ne suis pas spécialiste, mais il y avait quelque chose au niveau de la profondeur de champ, et que l’on ne retrouve plus dans le reste du film (même dans des décors comme des intérieurs de maison), qui donnait une impression étrange de ne jamais être à la bonne distance.

Le son ensuite. On sait que les Américains ont une certaine aversion pour les séquences doublées (en dehors de John Sturges, ce n’est pas un film hollywoodien, mais pas sûr que cela fasse une si grande différence), et j’ai comme l’impression (là encore, cela demanderait à être confirmé) qu’une bonne partie de ces premières séquences tournées en studio ont été doublées (c’est d’ailleurs aussi le cas de certaines scènes qui viendront après, en particulier le local avec qui Donald Sutherland se bat et qui semble être un vulgaire cascadeur à qui l’on a doublé les quelques répliques). Pourquoi un tel choix ? La difficulté des prises directes se pose en général plus volontiers en extérieur… La réponse est peut-être à trouver au niveau des accents allemands que s’infligent, pour je ne sais quelle raison, tous les acteurs interprétant ces officiers nazis. Le résultat de ces imitations ridicules était soit peu probant lors du tournage et aurait nécessité un doublage, soit le choix de jouer des accents allemands pour des acteurs britanniques et américains aurait été fait après le tournage… Quelles qu’en soient les raisons, le résultat est étrange et n’aide pas à « entrer » dans le film et à rendre crédible le monde qui est censé prendre forme à l’écran.

Un problème en provoque parfois une cascade d’autres : des acteurs préoccupés par leur imitation d’accent sont certainement assez peu impliqués dans l’essentiel de leur travail, à savoir rendre la situation. C’est un tout. Quand plus rien ne marche, ça peut tout autant être les acteurs qui ne sont pas bons, les mêmes qui ne comprennent pas ce qu’on leur demande, le réalisateur qui échoue à expliquer la situation aux acteurs ou qui se montre plus préoccupé par le menu de son déjeuner que par le tournage de son film. Quant à lui, le scénariste peut imaginer de vagues « effets » à rendre dans ses répliques, mais puisqu’elles sont mal écrites, elles ne sont jamais bien rendues ni même comprises par les acteurs chargés de les interpréter… On sent bien une volonté de proposer des situations psychologiquement lourdes, tendues, avant que la seconde moitié du film tourne au film d’action, mais force est de constater que ça ne marche pas du tout.

Dans certains cas, quand on a de telles séquences qui patinent, un bon montage ou l’ajout d’une musique peuvent sauver les apparences. Impossible de savoir jusqu’à quel point le travail sur le montage a joué un rôle dans ce désastre. Pour ce qui est de la musique, elle est tout bonnement inexistante dans ces premières séquences laborieuses. On imagine l’affaire : Lalo Schifrin est mandaté pour composer la musique, il ne sait pas quoi faire avec ces séquences ratées, alors il ne s’embarrasse pas et se concentre sur les scènes suivantes en espérant que personne ne vienne lui demander de proposer quelque chose pour le début du film. C’est le dernier film de John Sturges, et le moins qu’on puisse suspecter à son égard, c’est qu’il était probablement assez peu impliqué dans son travail… (Il ne se serait pas impliqué du tout dans la postproduction d’ailleurs, ce qui doit être une manière toute personnelle d’exercer son final cut.)

Une fois ce dur passage des séquences en intérieurs passé, ce n’est pas bien mieux par la suite. On prend l’air, ça devrait être le fort de Sturges, l’aigle s’est enfin envolé, mais certains des autres défauts du film persistent. Mal écrit, mal rendu ou mal interprété, c’est selon. Quoi qu’il en soit, jamais le film ne trouve le bon rythme, avec notamment un gros souci en ce qui concerne la gestion des ambiances pendant toute la première heure du film. On sent bien une volonté dans l’écriture à proposer à la fois un thriller jouant sur le mystère et le secret (les soldats allemands se feront passer pour des soldats britanniques sur le territoire anglais) avec quelques passages humoristiques et romantiques. Et rien de tout cela ne marche. Ce n’est même pas que c’est mal rendu, le problème, c’est que ce n’est même pas rendu du tout. Ils auraient pu jouer Othello en chinois que ça aurait été du pareil au même. C’est une chose de mal diriger un film, c’en est une autre de ne même pas essayer de le réaliser. Pour ce qui est du rythme par exemple, jamais on ne sent le moindre sentiment d’urgence chez les acteurs, ou même d’excitation, de détermination ou de précaution qu’implique un tel sujet.

Une fois sorti des séquences en intérieur, l’un des gros hiatus du film se fait ressentir avec l’apparition du personnage joué par Jenny Agutter. Donald Sutherland vient en espion allemand dans une ville perdue de la côte britannique, et la première chose qu’il pense à faire, c’est venir retrouver sa copine. C’est non seulement difficile à croire, mais vu comment leurs retrouvailles sont expédiées (avec très vite des mamours clandestins sur la plage), impossible d’adhérer à une telle liaison. On voudrait presque nous faire croire que le spectateur puisse immédiatement tomber amoureux de Jenny Agutter, et c’est vrai qu’elle est jolie, on l’emploie d’ailleurs principalement pour ça (de La Randonnée à L’Âge de cristal jusqu’à Equus qui viendra tout de suite après, elles jouent surtout les utilités dénudées avec des personnages sans réelle consistance), seulement pour la voir succomber au charme de Donald Sutherland (qui est loin d’être un Casanova), il nous en faudra un peu plus… Fellini ne s’y était pas trompé en le choisissant pour incarner son Casanova dont il voulait ridiculiser l’image : Donald est gauche en matière de séduction, ce n’est pas son emploi. Et le grand Donald n’est pas beaucoup plus convaincant à la boxe d’ailleurs (il met à terre le malabar susmentionné probablement doublé en lui opposant sa technique de boxe censée être imparable alors que de toute évidence Sutherland n’a jamais donné un coup de sa vie…).

À ce stade, on pourrait se demander d’ailleurs, si en dehors même des carences coupables de Sturges, il n’y a tout bonnement pas des fautes de casting à tous les étages. Ça commençait avec l’accent ridicule d’Anthony Quayle, puis tout au long du film, confiné dans son bureau d’officier nazi, avec Donald Pleasence qui peinera toujours à nous convaincre qu’il puisse être crédible dans son rôle (sérieusement, Donald Pleasence en officier nazi, il fallait oser… sans compter qu’un premier Donald — Sutherland — nazi, c’était déjà dur à avaler, alors une deuxième, c’est loin d’être crédible).

Robert Duvall semble quant à lui complètement perdu (difficile cela dit d’être impressionné par l’autorité de Donald Pleasence, surtout quand on se rappelle l’historique du duo dans THX1138 qui les ferait plutôt passer pour des précurseurs du couple R2D2/C3PO que de hauts gradés de l’Empire). L’œil souvent fuyant pour jouer les faux pensifs, à ne pas savoir si son personnage doit être déterminé dans sa mission ou au contraire résigné, contrarié, face aux ordres et contre-ordres qu’on lui soumet… Cela dit, 1976, c’est amusant de retrouver Duvall dans le rôle d’un officier nazi, parce qu’à considérer la longueur du tournage d’Apocalypse Now, il est possible que les deux tournages se soient succédé (le film de Coppola ayant commencé en mars et celui-ci ayant été tourné durant l’été, ça laisse une possibilité que Duvall ait même commencé par le Coppola). Un simple entraînement pour Robert avant de passer à son rôle de colonel Kilgore, le plus emblématique de sa carrière. Et l’occasion pour lui, peut-être, de comprendre que la réussite d’une interprétation, ça se joue parfois à un accessoire près : le cache-œil ? Mon œil… Non, le Stetson, ça sonne mieux.

Un casting, oui, c’est savoir qui doit porter le chapeau.

Et ironiquement, peut-être la seule réussite du film, c’en est un autre qui s’y connaîtra bientôt en Stetson : Larry Hagman aka J.R Ewing ! Non pas qu’il ne s’agisse pas non plus ici d’une énième faute de casting, mais vu le marasme ambiant, on peut reconnaître au moins à Larry Hagman la capacité dans le film à nous avoir fait… sourire. Vous avez bien lu : celui qui deviendra un des acteurs les plus pète-cul de la télévision, c’est aussi le seul qui arrive à nous faire rire dans cette histoire. Pour être honnête, je ne suis pas sûr que ce soit parfaitement volontaire ni même assumé. Il semble pourtant évident que son personnage a été écrit… peut-être pas pour être ridicule à ce point, mais au moins pour illustrer un type de personnages militaires, fils à papa, engagés là où l’on pense qu’ils poseront le moins de problèmes (étant entendu que ces fils à papa sont soit idiots, soit incompétents). On n’est pas loin du personnage de Duvall dans Apocalypse Now, à la différence près que le sien, celui de Duvall, s’il est une caricature, en plus d’être fou, est expérimenté. L’officier qu’interprète ici Larry Hagman est fou, dispose du même entrain inconscient que son cousin surfeur et amateur de napalm, mais… est inexpérimenté et cherche une bonne occasion de se faire une réputation. Cette inconscience ne saute d’abord pas aux yeux, mais Hagman aura son petit morceau d’anthologie quand il viendra, armé de sa légendaire bonne humeur, pas encore de son Stetson mais d’un casque ridicule, tenter une négociation, seul, avec les Allemands retranchés dans une église avec des otages. Il faut le voir presser le pas et l’air décidé d’un enfant de quatre ans, le ventre déjà bien bedonnant mis en évidence par une large ceinture portée à la sergent Garcia arborant une couronne de grenades qui aurait pu tout autant lui faire l’impression de boules d’un sapin de Noël avant de se rendre compte qu’elles pouvaient tout aussi bien lui exploser sous le nez… Si le film était jusque-là passablement ronflant, on doit reconnaître à J.R le don de nous avoir réveillés.

Treat Williams ne s’en sort pas si mal non plus, et Michal Caine, bien qu’en contre-emploi, s’en tire mieux que les autres grâce à son flegme et à un regard fixe et haut, préférable à adopter quand on est un acteur perdu plutôt que les regards fuyants de Robert Duvall qui ont tout de véritables appels à l’aide. Vous voulez savoir à quoi ressemble un acteur qui attend les indications de son metteur en scène ? Regardez Robert Duvall dans L’aigle s’est envolé.

Pas franchement une grande réussite donc. Et au fond, un sujet qui n’est pas sans rappeler Went the Day Well?, tourné pendant la guerre en Angleterre par Alberto Cavalcanti. Mieux vaut préférer ce dernier.


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1976

Liens externes :

 


Si vous appréciez le contenu du site, pensez à me soutenir !

Unique
Mensuellement
Annuellement

Réaliser un don ponctuel

Réaliser un don mensuel

Réaliser un don annuel

Choisir un montant :

€1,00
€5,00
€20,00
€1,00
€5,00
€20,00
€1,00
€5,00
€20,00

Ou saisir un montant personnalisé :


Merci.

(Si vous préférez faire un don par carte/PayPal, le formulaire est sur la colonne de gauche.)

Votre contribution est appréciée.

Votre contribution est appréciée.

Faire un donFaire un don mensuelFaire un don annuel

1917, Sam Mendes (2019)

Note : 4 sur 5.

1917

Année : 2019

Réalisation : Sam Mendes

Avec : Dean-Charles Chapman, George MacKay, Daniel Mays, Colin Firth, Benedict Cumberbatch

— TOP FILMS

La proposition technique au cœur du film est largement justifiée par son sujet et par le devoir à qui s’y frotte de dévoiler la réalité de ce qu’est une guerre. Ça peut être important de choisir le bon procédé pour réaliser un film : dans Birdman, par exemple, je n’ai pas compris l’intérêt du plan unique, alors que du même Cuarón, les plans-séquences dans Le Fils de l’homme me paraissaient bien plus justifiés. L’intérêt de s’interdire le plus possible les coupes (même si en faire une règle stricte repose pour beaucoup sur une posture ou un exercice de style qui, pour le coup, dessert le sujet parce que le spectateur s’en trouve détourné), c’est comme dirait Bazin forcer la réalité de deux éléments qui se rencontrent pour interagir dans un même cadre et provoquer chez le spectateur une sorte de sidération qui se rapproche de celle du héros au moment où il est censé les vivre. Montrer un acteur en plan-séquence dans les coulisses avant de rentrer en scène, je saisis mal la logique, alors que montrer un personnage en se focalisant sur son point de vue et subir comme lui tous les éléments perturbateurs venus du hors-champ, ça force l’identification. Et quand forcer au mieux l’identification si ce n’est dans un film de guerre où le ou les personnages doivent traverser de nombreux obstacles pour parvenir à leur but ? Si le but des personnages est de livrer un ordre important à un bataillon isolé coupé des communications modernes par l’ennemi, celui du metteur en scène est d’illustrer au mieux cette immersion dans l’enfer de la guerre. Le plan-séquence narratif (plus que technique, puisqu’on se doute que tout n’a pas été filmé d’une traite) est donc, de mon point de vue, parfaitement justifié.

1917, Sam Mendes (2019) Dreamworks UPI

Par ailleurs, il faudrait sans doute plus voir le dispositif proposé comme un travelling d’accompagnement continu que comme un plan-séquence. Je ne me suis jamais beaucoup ému du recours au plan-séquence dans les films, simplement parce que d’un point de vue narratif, ç’a rarement un sens. Choisir des plans-séquences, c’est comme décider de ne jamais changer d’objectif pour sa caméra durant tout un film. C’est peut-être plus difficile à tenir tout au long d’une scène, et techniquement parlant, ça permet souvent certaines facilités de cadrage qui effectivement appauvrissent la narration parce qu’on se laisse alors dépasser par les mouvements et les cadrages flottants qui viendront alors moins bien appuyer une ligne de dialogue, un regard, etc. Sauf qu’au-delà de l’aspect technique, certes un peu discutable, Sam Mendes pour ce 1917 ne fait pas que suivre ses personnages en plaçant sa caméra n’importe où. L’absence de coupe apparente est structurée avec des cadres différents, souvent très bien délimités, à l’intérieur de cette continuité. Si elle permet de confronter dans le même cadre des éléments hors-champ avec ceux déjà dans le cadre, et si elle permet aussi de profiter à plein de l’effet « temps réel » (ce qui est une illusion parce que le film ne dure que deux heures, alors que le temps diégétique vaut au moins une demi-journée). Et ça, c’est de la narration et de la mise en scène. Quand la caméra se tourne vers un élément ou que Mendes choisit de se tourner ou de se rapprocher de tel ou tel détail, il n’est pas esclave de son dispositif parce que le mouvement ouvre vers un objet, un décor, un cadre qui offrent un sens ou une information nouvelle à notre regard, donc… du récit. Quand on voit apparaître autant de détails dans un plan, ils n’apparaissent pas par hasard, certains doivent forcément faire l’objet d’un travail de design précis et contrôlé, et si tout paraît avoir l’aspect d’un reportage (cf. les films du type Rec ou Cloverfield qui joue sur le même principe d’illusion et donc de reconstitution de la réalité), tout est en fait minutieusement prévu, cadré, pour apparaître dans le cadre au moment opportun. La caméra ne bouge pas pour le plaisir de bouger et, quand elle tourne autour des personnages, les laisse prendre parfois un peu de distance, c’est toujours pour dévoiler un élément qui fait sens. Le film est très dense en éléments de détail servant à illustrer une situation. En ne cessant de faire apparaître à l’écran des éléments de ce hors-champ particulièrement invasif et dense à l’intérieur du cadre, ces détails contribuent à enrichir les aspects contextuels du film. Quand la caméra quitte momentanément le personnage principal qui passe en suivant un officier à l’intérieur d’une maison et que la caméra entame à l’extérieur un travelling (toujours d’accompagnement sur ce même personnage alors même qu’il est hors-champ), c’est pour montrer des soldats britanniques pisser sur le mur de la maison. Quand ce même personnage fuit dans la nuit dans une ruelle les tirs ennemis et qu’en regardant devant lui, il voit soudain un soldat allemand venir vomir dans cette même ruelle, il se déporte immédiatement vers la gauche pour se cacher au coin de l’immeuble. Alors, la réaction de l’acteur est trop précise pour être improvisée (il est même difficile de penser qu’un acteur puisse jouer cette surprise à la première prise). La caméra qui le suit et qui montre au loin le soldat ennemi, son timing est parfait puisque le cadrage qui suit nous montre dans le bord gauche du cadre notre personnage principal et dans le bord droit le soldat allemand. Les séquences sont peut-être sans coupes apparentes, mais l’intérêt est ailleurs : ces séquences disposent d’un découpage narratif riche et efficace dont la mise en place sans doute particulièrement difficile a un but unique, celui de raconter au mieux ce qu’on voit.

Le but d’un film, il est de donner à voir. Dans un jeu vidéo ou un reportage, il y a certes une impression de continuité, mais rien n’est structuré pour présenter à notre regard un élément narratif plutôt qu’un autre. L’objectif subit les éléments plus qu’il ne les prévoit et encore moins les dévoile. C’est toute la différence. Et ici, aucun doute là-dessus. S’il y a un tour de force technique, c’est moins d’arriver grâce à la technologie à n’offrir qu’un plan sans coupe pour un seul film que d’offrir en permanence au regard du spectateur des éléments narratifs au moment où on les ferait intervenir au montage et dans une composition technique classique. De fait, il n’y a en réalité aucun temps mort pendant le film : les pauses servent à respirer, elles offrent des cadres tournés sur des espaces ouverts qui permettent à notre regard de s’arrêter sur divers éléments plus ou moins loin, et tous les éléments entrant dans le cadre au plus près servent à illustrer le sujet du film. C’est ici que ma vieille conception opposant réalisation et mise en scène * prend tout son sens : si le film est dénué de montage apparent, si techniquement, il n’y a qu’un plan, en réalité, dès que la caméra bouge, de fait, le cadre change ; il nous montre autre chose, nous dévoile des éléments qui n’ont pas été mis là par hasard ; et ça, c’est de la composition, de la mise en scène (composition à l’intérieur du plan entre les acteurs et l’environnement dans le cadre) et donc du récit.

*ce qui apparaît à l’écran (élément de décor, accessoire, acteurs, environnement) appartient au domaine de la mise en scène que j’opposais à la réalisation qui est tout ce qui est lié à la composition des plans, du cadrage et du choix des objectifs ou encore du montage.

Le film n’est par ailleurs pas sans de nombreuses autres qualités. Le fait de tourner en un plan, si on peut s’émouvoir de l’effort technique que ça représente, je suis surtout de mon côté impressionné par la qualité de l’interprétation de nos deux hermès des tranchées. Et Sam Mendes ne peut pas n’y être pour rien, parce que le moindre détail de la mise en scène (ce qui apparaît à l’écran, donc) relève de cette même logique de réalisme. Et ça me semble important de montrer la guerre, son horreur, au plus près de ce qu’elle est (dans les limites de la bienséance). Bien plus que de montrer Batman en slip marcher la rue. Et en dehors d’un officier au tout début de la quête, cabotinant peut-être un peu trop comme un cow-boy du milieu du XXᵉ siècle, on échappe pour beaucoup aussi aux caricatures de personnages “cools” à l’américaine auxquels on échappe rarement dès qu’il est question de mettre en scène des soldats. On ne trouvera certes jamais mieux que des acteurs anglais pour ce genre d’exercice, étant peut-être les seuls à disposer d’assez de constance et de justesse acquises lors de leur expérience de la scène.

Autre belle réussite, la musique. Elle accentue parfaitement les moments forts du film. De l’émotion fraternelle quand un des deux hermès quitte le petit bourg où il laisse son compagnon, à la musique plus lourde et tragique lors des “traversées” entre les bombes ou les mouvements de foule, et jusqu’à la séquence sidérante du village en ruine de nuit. Ces passages “opératiques” ne sont pas sans rappeler certaines des séquences de films aux quêtes presque identiques que son Apocalypse Now ou Aguirre. La musique, à mesure que les personnages s’enfoncent dans l’enfer de l’inconnu, illustre à ce moment une forme d’ivresse hallucinatoire qui doit bien refléter les sauts de conscience, la sidération et les divers troubles qui nous assaillissent quand on se trouve piégés dans un tel environnement hostile alors qu’on se doit de survivre et de continuer à se frayer un chemin au milieu des cadavres, des cratères d’obus, des débris et des ruines.

Le véritable tour de force du film d’ailleurs est là. Tous ces éléments ne servent, eux, qu’un but, illustrer une des plus vieilles histoires du monde. À la fois simple et efficace. Être missionné pour passer d’un point A à un point B. Entre les deux, la jungle, la barbarie. Quand on arrive à trouver un sujet assez fort permettant le déploiement de ce genre de quêtes, et qu’on décide d’un dispositif technique et narratif pour sa mise en œuvre, le défi est de parvenir à ne pas trahir cette simplicité tout en offrant une richesse dans les détails pour se mettre au service de son sujet. On retrouve sans doute là-dedans un peu de la logique du théâtre classique, aristotélicien, et assez peu élisabéthain cher à nos amis anglais : unité de temps, de lieu, d’action, auxquelles on pourrait ajouter pour 1917 unité de point de vue.

2019 était décidément une année bien riche pour le cinéma.


Sur La Saveur des goûts amers :

TOP FILMS

Top films britanniques

Listes IMDb : 

Limguela top films

MyMovies: A-C+

Liens externes :


Si vous appréciez le contenu du site, pensez à me soutenir !

Unique
Mensuellement
Annuellement

Réaliser un don ponctuel

Réaliser un don mensuel

Réaliser un don annuel

Choisir un montant :

€1,00
€5,00
€20,00
€1,00
€5,00
€20,00
€1,00
€5,00
€20,00

Ou saisir un montant personnalisé :


Merci.

(Si vous préférez faire un don par carte/PayPal, le formulaire est sur la colonne de gauche.)

Votre contribution est appréciée.

Votre contribution est appréciée.

Faire un donFaire un don mensuelFaire un don annuel

Xiao Wu, artisan pickpocket, Jia Zhangke (1997)

Note : 4 sur 5.

Xiao Wu, artisan pickpocket

Titre original : Xiao Wu

Année : 1997

Réalisation : Jia Zhangke

Avec : Hongwei Wang, Hongjian Hao, Baitao Zuo

Tribulations d’un Chinois en Chine, ou l’errance permanente tant morale que physique, la rédemption entraperçue venant comme chez Bresson d’une femme, et puis la chute.

Jia évoque lui-même Le Voleur de bicyclette comme source d’inspiration, d’autres, Antonioni ou Hou Hsiao-hsien, et c’est vrai qu’il y a peu de dialogues et qu’on se rapproche beaucoup dans son cinéma du concept de l’incommunicabilité. Mais ce qui me frappe personnellement dans ce type d’écriture, c’est sa proximité avec celle d’un cinéaste postérieur usant de mêmes techniques narratives pour faire dialoguer peu à peu ses séquences entre elles, laissant ici ou là des indices, des éléments, qui seront repris, rediscutés, souvent transformés par la suite pour mieux montrer la subjectivité des choses et l’impossibilité de les juger correctement. Cette écriture, c’est celle d’Asghar Farhadi.

Pourtant l’Iranien est très volubile, très dense, tout le contraire en apparence du cinéma de Jia Zhangke et de ce premier long métrage en particulier. Mais les deux se retrouvent sur cette qualité, propre à certains auteurs disons non-commerciaux, européens et moyen-orientaux pour l’essentiel, de ces trente dernières années, à montrer des événements à l’apparence anodins qui, peu à peu, dialoguent entre eux. Ce n’est pas seulement l’utilisation parcimonieuse et parfois imperceptible de quelques leitmotivs, c’est l’évocation aussi de certains sujets parfois seulement abordés à l’oral, en apparence toujours anodins, auxquels on ne prête évidemment pas attention quand ils sont évoqués pour la première fois, qui peuvent revenir sous une autre forme, parfois ironique, ou pour évoquer tout autre chose, une évolution, derrière laquelle on peut ou non y lire une signification.

Ces petites évocations d’apparence anodines sont les véritables sujets de ces films. Il faut de la patience en tant que spectateur parfois, parce qu’il arrive qu’on n’y voie rien de ces évocations ou indices, et que ces rapports soient trop lâches ou insignifiants à nos yeux (Hou Hsiao-hsien, par exemple, me passe par-dessus la tête).

Le parcours presque fonctionnel que va prendre la bague dans le récit, pour prendre un exemple évident, est dans ce registre assez amusant : d’abord imaginée pour aller au doigt de sa belle, Xiao Wu se résout à l’offrir opportunément à sa mère après que sa belle a disparu ; cette même mère qui, doutant de la valeur de l’objet et quémandant de l’argent à ses mômes qui ne viendra pas, l’offrira à sa bru, et avant que Xiao Wu décide de la récupérer à la réapparition, croit-il, de sa belle…

Une belle qui d’ailleurs est une autre réussite, et un symbole même, de ce type de construction narrative : dans un récit fait d’allusions, de souvenirs, elle ne devient elle-même plus qu’allusion et souvenir. Une fois que Xiao Wu pense s’en faire sa petite amie, elle disparaît, ce qui ne fera que plonger un peu plus le pickpocket dans des errances sans fin…, et qui pour le spectateur, alors qu’il ne s’y attend pas (le personnage étant alors parti pour occuper l’espace central du récit avec le personnage principal), provoque une sorte de manque et d’incompréhension qui pourrait s’apparenter à la disparition prématurée de Janet Leigh dans Psychose. La force des hors-champ. Ce qui n’est plus peut encore hanter longtemps le cadre. C’est bien le principe des allusions et évocations diverses qui parsèment ainsi tout le film et le dépasse.

Les personnages principaux disparaissent (comme des quartiers entiers qu’on s’apprête à raser), mais on ne cesse de penser à eux, tout comme certains éléments de séquences passées qui s’invitent par petites touches dans le cadre ou les dialogues, passant du hors-champ au cadre quand ils n’auraient jamais dû y revenir : une interview de l’ancien condisciple de notre “artisan” devenu commerçant respectable et respecté évoquant son futur mariage ; une interview que Xiao Wu verra plus tard à la télévision après avoir rendu visite à cet ancien ami en essayant de gagner sans succès ses faveurs… Xiao Wu qui refuse de chanter dans un karaoké ?… On le montre par la suite chanter, seul dans un bain public… Pourquoi faire discuter les acteurs sans fin quand les séquences peuvent le faire à leur place ? Tout est comme ça. Des fils de récit qui dansent, se nouent, se défont, et arrivent, grâce à l’habileté de leur auteur, à ne jamais s’emmêler.

Avec Xiao Wu, artisan pickpocket, c’est la preuve encore que pour réaliser un film, nul besoin d’un matériel de fou et de gros moyens : il suffit d’une écriture. Jia Zhangke, né dans un trou perdu de Chine, réussit à pondre un cinéma personnel, sans les moyens d’aucune maison de production locale. Il aurait filmé en vidéo que ç’aurait été pareil. Sa qualité dépasse celle des images. Un Jia Zhangke en Chine, pourtant, mais combien voit-on de films sur Youtube ou ailleurs capables de nous proposer ça ? Une écriture sans moyens. 1997, une époque qui aurait dû être charnière comme l’avait été dans les années 60 un cinéma militant et personnel à la portée de tous (et certes disparu aujourd’hui). Au tournant du siècle, de nouvelles technologies apparaissent pour faciliter justement l’accès à l’écriture cinématographique, l’ouverture du monde… Pourtant, là encore, le vide. On cherche à l’écran les talents, quitte à ce qu’ils disparaissent par la suite. On ne voit rien, et il semblerait que Jia ait été le seul à profiter de ce tournant… avec encore un matériel du siècle dernier. Chapeau (et disparition).

Dernière chose concernant l’acteur, parce que sans, on peut rarement faire de bonnes choses (Jia le sait bien, il fera souvent tourner Zhao Tao, devenue sa femme, mais surtout une admirable actrice) : il aurait été si simple de rendre ce pickpocket antipathique, mais par sa personnalité et son talent, Wang Hongwei, arrive à la rendre un peu impassible (à la Antonioni), mais aussi beaucoup sympathique notamment grâce à une forme d’humour parfois imperceptible mais réelle (la fantaisie, toujours).

 


 

 

 

 

Sur La Saveur des goûts amers :

Top films sino-asiatiques

 

 

 

 

 

Listes sur IMDb : 

L’obscurité de Lim

MyMovies: A-C+

 

Liens externes :


 

Le Fils de Saul, László Nemes (2015)

Enterrement de vie de garçon

Note : 3.5 sur 5.

Le Fils de Saul

Titre original : Saul fia

Année : 2015

Réalisation : László Nemes

J’imagine mal un meilleur dispositif pour mettre en scène l’horreur des chambres à gaz. Ç’a toujours été un écueil difficile à surmonter au cinéma, et Nemes semble avoir trouvé l’angle idéal : tout est histoire de hors-champ. D’abord, si les camps, c’est le décor du film, ce n’en est paradoxalement pas le sujet. Un peu comme un patient atteint de DMLA affectant le centre de sa vision, il faut apprendre à regarder en périphérie. Ainsi, pour mieux comprendre la réalité des camps, on se détourne de lui pour s’intéresser à une idée fixe qui ne quitte jamais le personnage principal : enterrer son fils et trouver un rabbin pour officier au moment de sa mise en terre. Son obstination paraît ainsi étrange vu ce qu’on perçoit, entend ou devine en périphérie de l’image, à l’arrière-plan flou ou en hors-champ. Rien ne nous est épargné, pourtant on ne voit rien. Et surtout, ce personnage, qu’on ne quitte que rarement des yeux, semble s’être accommodé des horreurs qui rythment ses journées, remplissent l’espace à peine perceptible mais audible autour de lui : il ne vit plus que pour offrir à son fils une dernière marque de respect et d’humanité dans un monde qui en est totalement dépourvu. Toute dérisoire qu’elle soit, sa quête a ainsi un sens au milieu d’un enfer avec lequel il doit composer à chaque instant pour la mener à son terme.

Film hongrois, on pourrait songer aux plans-séquences de Miklós Jancsó (ou à Alexei Guerman chez ses contemporains, par exemple), mais je trouve que Nemes utilise le procédé avec beaucoup moins de systématisme que son aîné. C’est surtout un moyen pour lui de coller à son personnage principal et à se détourner (faussement) du reste. Les cuts, raccords ou champs-contrechamps ne sont pas pour autant bannis de son cinéma. Une manière de mettre un procédé qu’il a choisi pour sa pertinence compte rendu du sujet sans jamais s’en rendre esclave et sans la moindre volonté apparente de vouloir en faire une performance technique de chaque instant.

Ensuite, il faut reconnaître, que dramatiquement parlant, se focaliser sur un tel sujet durant tout un film, c’est aussi s’emprisonner, cette fois non plus dans la technique, mais dans les maigres possibilités narratives qu’il nous offre. Aussi étrange cette quête soit-elle, Nemes ne parvient pas vraiment à renouveler l’intérêt au-delà de la répétitivité des situations. Et dans ce contexte, seule la fin lui permet de trouver une porte de sortie (poétique et mystérieuse) à son récit cadenassé (seulement une fois justement que cette quête aura trouvé, elle, sa conclusion, forcément dérisoire, absurde et décevante pour celui qui l’avait menée jusque-là avec tant d’obstination).


 

 

 

 


 

 

 

 

Listes sur IMDb : 

MyMovies: A-C+

 

 

Liens externes :