Nuée d’oiseaux blancs, Yasuzô Masumura (1969)

Note : 3 sur 5.

Nuée d’oiseaux blancs

Titre original : 千羽鶴, Senba zuru

Aka : Thousand Cranes

Année : 1969

Réalisation : Yasuzô Masumura

Avec : Ayako Wakao, Machiko Kyô, Mikijirô Hira, Eiko Azusa, Eiji Funakoshi, Tanie Kitabayashi

À tourner dix films par an, on finit fatalement par ne plus savoir ce que l’on tourne et par oublier l’essentiel de la mise en scène : diriger des acteurs pour que leur interprétation soit cohérente et trouver exactement la bonne distance en ce qui concerne le ton ou le rythme du récit. Un professeur de théâtre disait toujours que dans une pièce « si la lumière n’était pas allumée dans les premières secondes du film, l’intérêt du public sera toujours éteint ». Au cinéma, c’est pareil. Si, dans les premières minutes, l’approche, le ton, la distance ne conviennent pas, on sait que l’on va passer un mauvais moment.

Dans un univers de studio, avec des réalisateurs et des équipes rodés, la facture générale du film peut faire forte impression : le spectateur habitué des films de Masumura reconnaît son talent pour la composition des plans, placer ses personnages et découper tout ça au montage (c’est de l’orfèvrerie, j’ai probablement dédié mon meilleur article au sujet). Mais très vite aussi, on sent que quelque chose cloche. L’introduction sort un peu de l’ordinaire. On reconnaît le minimalisme de Kawabata, son goût pour les ellipses, pour le formalisme des situations, mais je ne sais pas si c’est son récit qui manque de chair dans cette entame, si l’adaptation de Kaneto Shindô n’a pas saisi le danger d’un récit à l’introduction trop rapide, ou enfin la faute à Masumura, incapable de restituer les subtilités de l’entrée en matière de l’auteur… Quoi qu’il en soit, l’intrigue commence, et au bout de quelques minutes, non seulement l’affaire est pliée et une liaison se noue entre les deux protagonistes, mais on se demande aussi si ce récit ne constituerait pas la suite d’une précédente histoire qui nous aurait échappé. Les personnages agissent ainsi plutôt comme dans un développement, voire un dénouement, avec des excès émotifs qui ne paraissent pas être à leur place. Certes, Madame Ota est censée en faire toujours un peu trop (selon mademoiselle Kurimoto), mais le bonhomme n’est pas obligé de tomber si facilement sous le charme de l’ancienne maîtresse de son père… Lui a peut-être le temps d’être séduit, nous, non. Et pourtant, c’est une des plus belles femmes du cinéma en face. On n’est pas des spectateurs faciles, hein. On ne se couche pas le premier tiers du film !

La cohérence du récit est une chose, la tonalité, encore une autre. Ce qui donne la tonalité, l’atmosphère d’un film, c’est parfois sa musique. Et une musique peut livrer sa propre logique et éclairer le sens d’une histoire. On travaille en petit comité : le coupable se trouve être Hikaru Hayashi, autrement dit un habitué non seulement des films de Masumura (pas forcément les meilleurs), mais aussi de Kaneto Shindô (et les bons, Onibaba et L’Île nue, pour citer les meilleurs). Possible que Hayashi se soit trouvé un peu dépourvu en voyant le montage du film, parce que sa musique semble plus traduire sa perplexité qu’autre chose…

Hikaru, ayant chanté tout l’été, se trouva fort dépourvu quand la bise fut venue et que madame Ota son pantalon… « Quoi ? Quoi ?… Vite : musique mystérieuse. »

Les notes de musique reflètent un mystère tout aussi forcé que les excès de Madame Ota et nous voilà comme projetés dans un film de Yoshida chez qui la musique expérimentale fait écho à l’incompréhension du spectateur face aux propositions crypto-esthétiques du réalisateur.

« Tu aimes les films avec de la musique mystérieuse, Kikujisa ? »

Est-ce la bonne approche, la bonne tonalité ? Instinctivement, Kawabata, je l’associerais davantage et dans un premier temps à la nostalgie, et seulement après, au mystère, à la solitude, conséquence inéluctable de l’incommunicabilité. De mémoire, Pays des neiges procédait de la même façon avec des ellipses obsessionnelles, des décors restreints, un temps chaotique et inconsistant renforçant l’idée d’isolement, de solitude et de désorientation. J’imagine qu’une adaptation des Belles Endormies fonctionnerait de la même manière : d’abord, la découverte d’une situation, la répétition, l’étrangeté, puis l’obsession d’une idée fixe, d’un vice… Plonger ainsi à brûle-pourpoint dans une forme de mystère pas encore nécessaire, reposer sur des dialogues plus que sur des non-dits, un jeu hiératique ponctué soudain d’excès incompréhensibles ne fait qu’ajouter de l’incrédulité aux incohérences de départ.

Le développement ne parvient pas plus à faire jaillir un peu de lumière dans ce spectacle étrange et éteint. L’alliance du côté solennel, procédural de la cérémonie du thé et des excès émotionnels ou comportementaux des personnages donne l’impression d’assister à un spectacle de robots poussés à se divertir en imitant les humains après leur disparition. Ce serait dans leurs incohérences et leurs maladresses qu’ils révéleraient leur nature. Un tel angle peut toujours avoir son intérêt dans un film dédié à la « vallée de l’étrange » (comme dans Stepford Wives), dans une adaptation de Kawabata, un peu moins.

Effet d’une introduction ratée ou non, difficile pour moi de me passionner pour une telle histoire de fétichisme à la limite de la nécrophilie. Quant à l’héritage amoureux, cet étrange ménage à quatre transgénérationnel, je sais que l’on est dans l’univers d’un homme qui a imaginé des rapports avec de « belles endormies », mais la maîtresse éplorée qui devient la maîtresse du fils de son amant avant que ce fils ait des rapports avec la fille de la maîtresse de son père, voilà un type de téléphone arabe pour le moins déconcertant… Imamura aurait fait de ces personnages alambiqués des monstres et l’on s’en serait amusés (comme l’on se serait amusés d’un réalisateur insistant sur la symbolique sexuelle du fusil dans Winchester ’73). Mais attention, on est chez les kawabatophiles, les rapports tordus, pervers, fétichistes représentent une forme d’idéal ou de normalité dans les cercles intellectuels. Qu’auraient-ils à raconter autrement à leur psychanalyste ?

Boire dans les tasses centenaires qui ont vu passer des générations d’amants, celles que portaient aux lèvres papa et maman, est-ce tromper, docteur ? Les briser, est-ce mettre fin au cercle incestueux de notre héritage pervers ?

J’ai beau apprécier passionnément Ayako Wakao, je suis loin de partager ces tendances fétichistes. Si le thé n’est pas bon, si la cérémonie déraille, et si Ayako me paraît répéter une séquence de dénouement d’un film qu’elle tourne entre deux prises sur le plateau d’à côté, je me lève et je me casse.

Mais brisons là.

La tasse séculaire.

Et allons nous coucher.

Seul.

Repus de médiocrité.

Et de tessons amoureux.

(À relire mon commentaire pour Le Temple des oies sauvages, je me dis que je pourrais réécrire exactement la même critique. Et c’est d’ailleurs un peu ce que j’ai fait. Moi aussi, je fais dans le transgénérationnel. Ah, c’est encore dans les vieilles tasses que ça part toujours en déconfiture.)


Nuée d’oiseaux blancs, Yasuzô Masumura 1969 千羽鶴 Senba zuru | Daiei Studios



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Gompachi au chapeau, Kenji Misumi (1956)

Les bretteurs de flûte

Note : 4 sur 5.

Gompachi au chapeau

Titre original : Amigasa Gompachi / 編笠権八

Année : 1956

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Raizô Ichikawa, Mieko Kondô, Tokiko Mita

— TOP FILMS —

Parmi les meilleurs films dans lesquels Misumi était à la baguette, il y a les comédies de vagabondages et il y a les drames amoureux. Avec un de ses premiers films, Gompachi au chapeau, on tire le meilleur des deux genres, et on en fait ainsi un drame romantique de vagabondage. L’alliance parfait des tragédies à larmes et des aventures à lames.

En à peine plus d’une heure, le film pourrait laisser craindre qu’il soit expéditif. Mais il n’y a en fait rien à ajouter (ou à retrancher). Tel un haïku mis en lumière, le film semble disposer de sa durée naturelle. D’habitude, les histoires qui traînent sur une heure trente forcent quelques tours et détours dans leur développement, on s’installe, et on se dit qu’on a compliqué la chose artificiellement. En une heure à peine, l’intrigue est celle d’une nouvelle. On connaît l’exigence de la nouvelle pour la concision. Ce qui importe, c’est moins le développement que la force des idées. Si ensuite, on a surtout l’impression de voir un moyen métrage (ce qui ressemble le plus, avec le sketch, au rythme et à la structure de la nouvelle), c’est que Misumi prend, comme à son habitude, un soin tout particulier à la direction d’acteurs, aux moments non dialogués (c’est peut-être même le premier film où il prend autant de libertés, joue autant avec des plans sur des réactions à peine esquissées, sur des vues presque subjectives, et où il se permet de jouer sur la tension amoureuse et meurtrière – ce qui, ici, est la même chose).

Les images sont aussi à couper le souffle. On n’est pourtant pas encore à l’époque de la couleur et de l’écran large.

À cheval entre l’emploi de jeune premier et de bretteur génial, Raizô Ichikawa est sublime. Je le préfère bien plus dans ces personnages lumineux que dans ceux où il force son autorité et baisse le timbre de sa voix jusqu’à ressembler à un crapaud cherchant à jeter un tour à un bœuf imaginaire : cette grosse voix, héritée sans doute de sa formation kabuki, ne passe jamais avec moi. Qui peut le plus peut le moins : ce qu’il y a à garder dans cette formation, c’est l’exigence de postures claires et expressives, l’autorité aussi que procure la nécessité de ne pas jouer sur tous les mots ou de gesticuler. Et il est si mignon avec ses yeux de biche qu’il en deviendrait presque une figure de héros romantique androgyne (la même qui s’imposera par la suite dans les animes).

Si Gompachi au chapeau possède un récit qui évoque le conte ou la nouvelle, il y a également un côté théâtre classique à la Racine qui ne pouvait que me séduire. Gompachi s’apprête à quitter Edo où il a fait la démonstration de sa supériorité au sabre dans un tournoi de démonstration, mais les petits saligauds qu’il a humiliés cherchent à se venger de lui en le prenant par surprise selon les bons codes du bushido (ah, non, pardon, ce n’est pas ça). Un samouraï plus sage qu’eux tente de s’interposer, mais les saligauds le blessent. Le samouraï meurt et Gompachi poursuit sa route. Un autre samouraï qui n’a pas assisté à la scène demande ce qu’il s’est passé et, au lieu de dire la vérité, les sagouins font porter le chapeau (d’où le titre ?) à Gompachi. Jusque-là, c’est classique, révoltant comme il faut, et bien exécuter de la meilleure des manières. Là où ça devient plus original, c’est que parmi le clan du samouraï tué qui se met en tête de poursuivre celui qu’on accuse injustement de ce meurtre se trouvent ses deux filles. L’honneur de la famille…

Gompachi ne sait pas encore qu’il est recherché, mais il se sait désormais en danger après cette agression et décide de partir de la capitale. Grosse influence à ce moment de Tange Sazen, l’un des personnages les plus populaires du cinéma japonais, parce que Gompachi était acoquiné avec une geisha follement amoureuse de lui, toujours suivie de son frère. Ces deux personnages ne semblant mener une existence qu’à travers celle de leur ami, cela pourrait être vu comme un défaut souvent pointé du doigt dans les principes de dramaturgie, mais quand on est convaincu de la supériorité d’âme (et d’arme) du personnage principal ainsi mis en avant, le spectateur est peut-être plus enclin à accepter (et apprécier) ce genre de facilités « populaires ».

Sur la route entre Edo et Kyoto qui semble être la route mythique où toutes les histoires de vagabondages semblent prendre place dans le Japon féodal, Gompachi sauve une femme qui manque de se faire violer dans une auberge. Le serviteur de la demoiselle supplie alors Gompachi d’aider sa maîtresse à apprendre à manier le couteau pour assouvir sa vengeance. Nous, on le sait déjà, mais Gompachi l’ignore, c’est une des deux filles du samouraï qu’il est accusé d’avoir tué. En deux ou trois jours, Gompachi donne ses cours à la demoiselle (on est dans le conte, toujours, on ne force jamais le réalisme alors qu’on pourrait se dire que c’est tiré par les cheveux, alors que c’est presque conceptuel comme dramaturgie, on se fout de la cohérence). Et les deux tombent amoureux. Voilà Racine. L’honneur, le devoir, la passion, l’interdit. (On applaudit au passage Matsutarô Kawaguchi, collaborateur habituel de Kenji Mizoguchi, qui a écrit ici cette histoire et que Misumi retrouvera par la suite.)

La demoiselle retrouve ensuite son clan, et celui qui dans toutes les histoires de samouraï est toujours là à traîner pour souffler sur les braises et à chercher à se mesurer au héros, le ronin de l’ombre, lui suggère que la technique au couteau dont elle vient faire la démonstration pourrait être celle du tueur de son père (certains ronin sont des homosexuels refoulés, je ne vois pas d’autres explications à leur obstination, surtout quand le héros en question a de jolis yeux de biche). D’un magnifique et puéril « non, ce n’est pas la même ! » en parlant de la technique employée, la demoiselle s’en va alors dans sa chambre pour pleurer un bon coup sous la lune qui la nargue d’avoir succombé au meurtrier de son père.

Entre-temps, Gompachi, ayant compris que c’était lui l’objet de la vengeance de sa belle, l’appelle façon Roméo et Juliette mais à la flûte ; et une fois réunis sous un lit de branches mesquines fondant la lune et le brouillard, il confirme être celui qu’elle et son clan recherchent. Il propose qu’elle le tue, mais elle refuse. Il lui répond alors qu’elle seule pourra le tuer. Et il s’enfuit.

Tout ce petit monde arrive à Kyoto (si j’ai tout compris). Gompachi se rend à un temple où il pensait retrouver sa belle, mais c’est un guet-apens. Sa belle retrouve la geisha et son frère, les amis de Gompachi, car tous ont compris que Gompachi avait été trompé et risquait d’être tué. Au temple, Gompachi achève une partie des hommes du clan venus l’assassiner. Le frère de la geisha révèle, parce qu’il y était, que Gompachi n’a pas tué le samouraï, mais que ce sont ses hommes accidentellement qui l’ont tué en cherchant à s’attaquer à son ami. Tout le monde se regarde en chiens de faïence. Les processeurs calculent les implications de cette nouvelle embarrassante : le dilemme, c’est que pour des samouraïs, seul l’honneur compte (à savoir, les apparences, pas ce qui est dicté hypocritement dans le bushido). Si le clan est en tort, ça ne change rien, car s’ils acceptent cette réalité, ça ne ferait que discréditer le clan tout entier. Gompachi doit donc mourir.

La sœur aînée s’approche donc à son tour de Gompachi pour le défier, mais sa sœur cadette s’interpose et dit qu’il faudra d’abord la tuer si elle veut s’en prendre à son amoureux (qu’elle connaît depuis trois jours — toujours cette cohérence des contes). Vaincue par la détermination et l’amour que porte sa cadette à son homme, l’aînée renonce à le tuer. Et à l’image de ce qu’on avait vu par exemple dans le Samouraï d’Okamoto, on aime bien trafiquer l’histoire pour la réécrire à notre convenance. Le clan décide donc que les amoureux partiront sur la route tandis qu’ils les feront passer pour morts. Tout le monde est sauf (l’honneur des oppresseurs surtout).

On retrouve quelque chose de la trame amoureuse de La Courtisane et l’Assassin : de jeunes amoureux réunis par le hasard dont les circonstances interdisent la relation. Dans les deux cas, le couple impossible doit faire face à des crapules cherchant à les faire passer pour ce qu’ils ne sont pas : opposition claire entre l’innocence de l’amour précoce et le machiavélisme occasionnellement assassin des personnes bien établies jamais rassasiées par le pouvoir. Et dans les deux cas, l’intrigue ne s’encombre pas de fioritures (au contraire par exemple de Komako, fille unique de la maison Shiroko dans lequel le schéma dramatique apparaît plus sophistiqué et garni, et dans lequel le katana est moins de sortie).

Pas de bons drames amoureux sans alchimie entre les deux acteurs principaux. Misumi pourrait se démener tant qu’il peut pour leur donner la place pour s’exprimer, s’il n’y a pas les acteurs qu’il faut, le public ne suivra pas. On croit sans mal à l’amour des deux innocents (la cohérence, il faut plus parfois la laisser aux acteurs qu’aux facilités d’une trame) ; Raizô Ichikawa et Mieko Kondo sont parfaits.

Difficile à croire qu’il s’agit d’un film de 1956 : on y retrouve toutes les qualités des drames romantiques futurs de Misumi. Et pour autant, le studio lui fera très vite toucher à tous les genres. Misumi, c’est Hawks et Sirk à la fois.


Jaquette DVD de Gompachi au chapeau, Kenji Misumi (1956) Amigasa Gompachi | Daiei


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La Lignée d’une femme, Kenji Misumi (1962)

Sakura en pleurs

Note : 4.5 sur 5.

La Lignée d’une femme

Titre original : Onnakeizu / 婦系図

Année : 1962

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Raizô Ichikawa, Masayo Banri, Michiyo Kogure, Koreya Senda, Eiji Funakoshi, Mitsuko Mito, Mako Sanjô, Saburô Date, Akihiko Katayama

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Somptueuse adaptation d’un roman déjà adapté quatre fois au cinéma de Kyoka Izumi, auteur de nombreuses histoires qui seront adaptées au cinéma, dont Le Fil blanc de la cascade de Mizoguchi.

Aucune de ces précédentes versions n’est disponible. La première version réalisée par Hôtei Nomura voit Kinuyo Tanaka interpréter le rôle de la geisha devenue femme du personnage principal. On doit la seconde à Masahiro Makino pour la Toho en 1942 dans un film cité par les 300 de Tadao Sato dans son ouvrage de référence (Hideko Takamine joue la sœur cadette amoureuse de son frère adoptif et une autre actrice de Naruse, grande star des années 30, Isuzu Yamada, interprète le rôle de la geisha). La Daiei propose avant celle-ci une première version sortie en 1955 avec Teinosuke Kinugasa derrière la caméra et notamment Fujiko Yamamoto devant. Enfin, en 1959, la Shin-Toho en réalise une dernière version avant celle de Misumi (au cinéma, parce que le roman a fait l’objet de nombreuses adaptations à la télévision). Autant dire qu’on a affaire à un classique de la littérature et du cinéma ; ce qu’on voit là, ce n’est encore probablement que la partie émergée d’un gros iceberg camouflé dans le brouillard…

Je ne vais pas mentir. J’ai toujours eu un goût prononcé pour les contextes historiques composites rarement exposés au cinéma, les périodes intermédiaires et mouvantes. Le fait qu’en Occident on voit le plus souvent les productions nipponnes de manière dichotomique entre d’un côté les productions classiques en costumes prenant forcément place à l’époque Edo, et de l’autre, toutes celles qui sont contemporaines à leur récit (au mieux, les années 20-30), cela revient à écarter malheureusement le milieu de l’ère Meiji durant laquelle le Japon s’ouvre au monde, s’industrialise, s’éduque et connaît par conséquent un changement majeur dans la structuration et les usages de sa société (curieusement, le cinéma américain souffre du même déficit d’image, j’avais vu ça avec La Fille sur la balançoire). La période n’est pas pour autant délaissée des films que l’on peut souvent découvrir à travers notre angle auteuriste du cinéma, mais il est souvent trompeur, car on y voit finalement assez peu de ces changements d’usage (pas autant qu’il me plairait de les voir en tout cas : on reste cantonnés aux quartiers de plaisirs, à la campagne, certaines adaptations des romans prenant place à cette époque montrent assez peu du pays, et ce sont finalement peut-être les films de yakuzas qui dévoilent le plus de cette époque durant laquelle tous les instruments de cette modernité envahissante — lunettes, costumes à l’occidental, revolvers, premières automobiles — sont les attributs ostensibles de personnages déviants sans « code d’honneur »). Misumi réalise d’ailleurs l’année suivante une biographie d’un des acteurs de ces réformes, Ôkuma Shigenobu, à travers laquelle ces usages composites et mouvants sont encore plus notables que dans La Lignée d’une femme.

L’un des premiers usages qui tranche ici avec ce qu’on est habitué à voir, c’est la manière dont le personnage central de cette histoire, Hayase, un jeune pickpocket, est pris en main puis adopté au début du film par Shunzo Sakai, un professeur à l’Université impériale de Tokyo. Quelques années plus tôt, cette figure paternelle aurait été un samouraï ou un vaurien (comme le personnage de Shintarô Katsu dans L’Enfant renard). Et cela continue avec la séquence qui suit : devenu adulte, Hayase finit ses études et devient traducteur d’allemand. Confusion des classes et ouvertures nouvelles sur le monde, rien de mieux pour aiguiser mon imagination.

Après ce premier choc lié à la singularité et au caractère hybride de son sujet, vient pour moi un autre choc, esthétique, cette fois. Si la période Meiji est source de beaucoup d’étrangetés visuelles apparaissant parfois à l’écran, je dois faire un autre aveu : j’ai un faible pour les vitres au cinéma. Ce n’est pas un intérêt métacritique ou symbolique, comme certains, pour le surcadrage, c’est purement visuel. Les vitres permettent la mise en évidence d’arrière-plans travaillés dont l’intérêt est justement de n’en saisir qu’une infime portion et de deviner le reste. Comme les portes coulissantes ou les paravents, les vitres permettent aussi de structurer des espaces marqués à différents niveaux de profondeur. Ce que ces cadrages symbolisent, je m’en moque ; ce qu’ils rendent possible, en revanche, c’est surtout des ouvertures sur un monde disparu reproduit, ou suggéré, le plus souvent en studio. Des vitres donc, mais aussi un agencement propre aux petites maisons japonaises intégrant des éléments venus d’Europe tout en proposant dans un même plan des espaces de vie sur différents niveaux, des ruelles en arrière-plans qu’on devine juste au bord d’une fenêtre ouverte sur toute sa latéralité, des minuscules parcelles de jardin combinant dans un désordre factice une variété de végétaux et d’ustensiles exotiques, des panneaux pour délimiter les propriétés, mais derrière lesquels on devine déjà toute une vie disparue, il y a tout ça dans le film. Une vitre, un espace structuré, c’est un piège à hors-champ, un fouet à l’imagination. Et encore une fois, si la plupart du temps, ces vitres, shôji ou panneaux soulignent des espaces devenus familiers à force de les dévoiler au cinéma, c’est d’autant plus excitant ici que cela concerne un monde rarement mis aussi bien en évidence au cinéma.

C’est que le budget artistique (art design, décors, costumes et accessoires) doit affoler les compteurs.

Une fois sous le charme des premières minutes (sujet et direction artistique), il faut encore que le sujet réponde aux promesses initiales.

C’est une constante, au Japon comme ailleurs : quand les classes fractionnées tentent de se recoller pour former une société nouvelle que l’on espère apaisée, les vieux réflexes réapparaissent, et on tend à faire appel à des fondamentaux sociocomportementaux pas si désuets que ça. Devenu adulte, Hayase, l’ancien pickpocket adopté par un notable, compte bien se marier avec la femme qu’il aime, Otsuta, une geisha. Cette dernière n’y croit pas beaucoup, et pourtant, sans le révéler à sa famille, aidé seulement de deux serviteurs, le jeune homme, fraîchement diplômé, se marie et s’installe avec Otsuta qui a tout à apprendre du rôle de la femme au foyer. Parallèlement à ce bonheur conjugal naissant, c’est surtout la question de la fille légitime de son père que la famille devra régler. Car Taeko est amoureuse de son frère adoptif et n’est pas pressée de voir les prétendants se masser à la porte du patriarche. Les difficultés commencent quand Eikichi Kono, le fils d’une importante famille de Shizuoka se met en tête de se marier avec la demoiselle. Sa mère qui joue les entremetteuses pour ce mariage n’arrive pas à convaincre Shunzo Sakai, le père de Taeko. Seulement, Eikichi connaît Hayase et après une première demande infructueuse trouve moyen de faire pression sur lui : il apprend d’abord qu’il est secrètement marié avec une geisha alors que ces alliances sont prohibées au sein de l’institution où il exerce désormais en tant qu’interprète, et il assiste à un vol dans lequel Hayase est impliqué malgré lui et le dénonce à la police pour se venger de lui.

Les conséquences négatives s’enchaînent alors pour Hayase. Eikichi s’étant assuré que la presse ait eu vent de son histoire, l’ancien pickpocket perd d’abord son emploi ; son père apprend du même coup son mariage avec une geisha. Shunzo Sakai demande alors à son fils de faire un choix : soit il quitte sa femme indigne, soit il reste avec elle et il coupe les ponts avec lui. À cette occasion, on se rend compte surtout que l’hypocrisie de cette nouvelle classe dominante a tout de celle de la génération précédente. Car Sakai a lui-même longtemps entretenu une geisha : l’ancienne « okami » d’Otsuta. Et une fille est née de cette relation : Taeko. (On est dans le mélo, je me régale.) L’histoire ne fait que se répéter.

À ce sujet, petit intermède. Les amateurs de la politique des auteurs et aficionados de la psychanalyse pourront également se régaler parce que deviner qui est justement issu d’une union illégitime entre une geisha et un riche marchand ? Kenji Misumi (c’est du moins ce qu’on apprend sur la ressource des sans ressources). On peut donc légitimement penser que le sujet du film le touchait particulièrement.

On n’en est pas à la moitié du film, et c’est pourtant à cet instant qu’apparaît la grande scène à faire. Dans un jardin magnifique, baigné dans une atmosphère brumeuse et poétique, au milieu des sakuras en fleurs (symbole de la beauté et de l’amour éphémère), Hayase dit à sa femme qu’ils vont devoir se séparer. Elle ne comprend d’abord pas, pensant, naïvement, et certaine de l’amour qu’il lui porte, que c’est elle qu’il a choisie quand son père l’a mis au pied du mur. Dans tous les films de Misumi, on retrouve ces face-à-face décisifs entre amants ou ennemis (c’est la même chose), et chaque fois, c’est bien le sens du cinéaste à diriger ses acteurs, ralentir le rythme, jouer sur les regards et sur l’incertitude qui ressort. Misumi n’est pas le cinéaste des sabres qui s’agitent, fer contre fer, mais bien celui des face-à-face qui précèdent les explosions de violence ou les séparations. Un homme rencontre une femme, comme disait Wilder qui s’amusait que cela puisse représenter l’idée la plus géniale qui soit au réveil d’un scénariste un peu ivre. On n’a jamais trouvé mieux.

L’avantage parfois des adaptations de roman, c’est que ceux-ci ne sont pas exactement calibrés pour le cinéma. Les adaptateurs s’y cassent souvent les dents, mais pour qui a le génie d’un Yoshikata Yoda, cela peut être l’occasion de surprendre le spectateur et de faire le pari d’un nouvel élan. Une fois la grande scène de la séparation finie, on a ainsi l’étrange impression qu’en plein milieu du film, une tout autre histoire commence (tandis qu’un autre amour éphémère prend forme : le scénariste de Mizoguchi entame ici une première collaboration avec Misumi ; ils se retrouveront sur trois autres grands drames, La Famille matrilinéaire, Deux Sœurs mélancoliques à Kyoto et La Rivière des larmes).

Les dénouements précoces, je n’y crois pas beaucoup. C’est pourtant parfaitement réussi ici. Poussés ou émus par cette séparation soudaine, cruelle et brutale, on voit le film parvenir à rester sur la même émotion. De la même manière que le silence qui suit une musique de Mozart reste du Mozart (dixit Sacha Guitry), Yoda et Misumi arrivent à surfer sur le deuil de cette histoire d’amour sincère. À moins que la force du récit à ce moment soit de nous raccrocher à des enjeux pas si nouveaux que ça, avec des cheminements narratifs qui reprennent de plus belle… Quoi qu’il en soit, alors que l’on reste désarçonnés par l’émergence de ce dénouement précoce, tout donne l’impression par la suite d’apparaître à l’écran pour la première fois, comme si l’histoire qui se développait maintenant à l’écran n’avait jamais été racontée. Une impression étrange, renforcée par les décors exceptionnels et en couleurs de ce monde reconstitué de milieu de période Meiji.

L’une part dans le village de son enfance pour devenir coiffeuse ; l’autre se met en tête de partir pour Shizuoka rencontrer la famille d’Eikichi pour se venger à son tour de ses bassesses. C’est que Hayase a découvert que Madame Kono, celle qui était venue enquêter et jouer les entremetteuses auprès de sa sœur Taeko… a une fille aînée née d’une relation extra-conjugale. Il arrive à la faire chanter et au moment où il allait révéler le secret à sa fille, Madame Kono tire sur Hayase avec un revolver. (Je me régale : c’est du mélo et elle lui tire dessus à travers une vitre !)

Et on se régale ainsi une vingtaine de minutes supplémentaires. Évidemment, si on goûte peu au mélo, l’addition risque d’être amère. Car ces minutes sont loin d’être apaisées. On meurt et on pleure beaucoup. Taeko vient rendre visite à celle qu’elle ne sait pas être sa mère et à Otsuta, désormais malade : ayant appris le mariage de son frère aimé avec l’ancienne geisha, Taeko ne montre aucune rancune envers elle et lui montre au contraire toutes les meilleures attentions du monde. Avant que la dernière fleur de cerisier soit arrachée de son arbre…

L’honneur est sauf, pour cette fois, l’arbre généalogique d’une « femme indigne » s’arrête là sans avoir donné à cette joyeuse société d’hypocrites le moindre fruit pourri.

S’il y a une mince réserve, ce serait l’interprétation de Masayo Banri en Otsuta. Une femme magnifique, à la beauté presque plus moyen-orientale que japonaise avec un grand nez, mince et étroit. Jolie, mais peut-être pas assez innocente pour le rôle, plus faite pour la comédie avec son œil enjôleur et sa bouche moqueuse (elle joue Otane la même année dans Zatoïchi et est, à ce jour, comme c’est de coutume de le dire pour ces témoins de l’âge d’or du cinéma japonais, toujours vivante). En voyant qui l’avait précédée dans les versions antérieures, cela laisse songeur… Autre acteur à contre-emploi, Eiji Funakoshi, habitué des rôles d’hommes sages et éduqués, qui interprète ici le serviteur.


Jaquette DVD de La Lignée d’une femme, Kenji Misumi (1962) Onnakeizu | Daiei


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La Princesse aveugle, Kenji Misumi (1959)

Ton vice est une forteresse cachée dont moi seule ai la clé

Note : 3.5 sur 5.

La Princesse aveugle

Titre original : Kagerô-gasa / かげろう笠

Année : 1959

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Kyôko Kagawa, Kazuo Hasegawa, Michiyo Aratama, Ganjirô Nakamura

Certains des premiers opus réalisés par Misumi ont bien une tonalité commune : le cinéaste se révèle spécialiste déjà des comédies vagabondes et des jolies histoires populaires. Un genre (la comédie vagabonde) qui définit assez bien la série qui le fera connaître en Occident : Zatoïchi. (Hanzo continue sur le registre de la comédie, voire de la farce, mais on est moins dans celui du vagabondage. Quant à Baby Cart, c’est le contraire, on touche un peu moins à la comédie — même si l’humour n’y est jamais bien loin — et on vagabonde plus volontiers. Même chose pour Nemuri Kyoshiro et Le Passage du grand bouddha qui sont des « séries » vagabondes, mais où l’humour y est quasi absent.). Comme autres comédies vagabondes, on peut ainsi citer : Les Deux Gardes du corps, Les Carnets secrets de Senbazuru, Les Carnets de route de Mito Kômon.

D’une manière plus générale, on est dans le registre affirmé du récit populaire. L’histoire d’amour entre une princesse et un vagabond, c’est un récit des Mille et Une Nuits, personne ne peut y croire sinon le public qui peut se reconnaître dans ce vagabond et qu’on caresse dans le sens du poil en le ramenant à la hauteur d’une classe dominante (dont on fait croire qu’elle ne le méprise pas). Et puisque j’ai mon côté pouilleux, je suis moi-même amateur de ce genre de réjouissances loin d’être réalistes.

La fable est adorable parce qu’elle est agitée par les contradictions du héros. Il se sait être un homme malhonnête (dans sa séquence introductive, il vole de pommes de terre), mais il est assez honnête pour en avoir honte face à la princesse et se pense surtout indigne de l’amour qu’elle lui porte. Les puissants aiment à raconter des histoires où les humbles restent à leur place ; et les pauvres aiment se voir ainsi dépeints. Le dévouement que le vagabond manifeste tout au long du film en dit pourtant long sur la capacité des gens simples à respecter un sens du devoir qui fait défaut aux personnes de rang supérieur souvent épinglées au contraire dans ces contes justement qualifiés de populaires. On gratte le vernis des nobles, mais on est loin de remettre en cause leur fonction première : asservir les plus pauvres. Un conte sera d’autant plus efficace qu’il traduit l’immuabilité du monde et transmet sans fin les stéréotypes de domination qui imprègnent nos sociétés depuis toujours. L’asservissement volontaire au coin du feu.

Quoi qu’il en soit, c’est formidablement construit. À tous les niveaux.

Au niveau du sujet, d’abord avec une histoire simple répondant aux codes et usages habituels de la fable :

Un conte populaire ne se réclame pas du réalisme, en revanche, il obéit à une structure commune, depuis des siècles, à toutes les cultures : un début avec une catastrophe, une rencontre heureuse ; un développement dans lequel les personnages cherchent à résoudre les problèmes et les conflits ; et enfin une résolution qui trouvera son apogée lors des séquences où les acteurs de l’histoire se retrouvent pour mettre un point final à leurs conflits. Du grand classique.

Au niveau, ensuite, des séquences (ou du récit devrait-on dire parce que si le cinéma, c’est le montage, on ne structure pas son film en séquences comme au théâtre, on profite des possibilités du montage alterné) et du découpage :

Un art dans lequel Misumi est maître (il laisse peut-être ses directeurs de la photo régler et définir les cadres, mais on retrouve certains tics de découpage comme l’usage des plans rapprochés en début de séquence qui ne trompent pas). Un plan rapproché en introduction donc, permet d’illustrer une situation en entrant presque symboliquement dans le sujet de la scène (comme je l’ai précisé ailleurs, c’est un moyen de jouer par énigme et d’attirer l’attention en faisant précéder les effets aux causes). Misumi élargit ensuite, use de montage alterné si c’est possible, à défaut, de champ-contrechamps (voire de montage-séquences) ; et il fait ainsi dialoguer toutes les ressources disponibles que le cinéma a inventées pour introduire des éléments dont on ne comprend pas forcément dans un premier temps la nature et dans quel cadre et dans quel contexte ils évoluent. Cela a une vertu : quand le spectateur picore ainsi des indices, il cherche à comprendre, son attention est toujours en alerte, et il ne lui faut pas attendre longtemps pour avoir la satisfaction d’avoir bientôt une vue plus large qui donne une meilleure idée de la situation — une forme de suspense permanent en somme.

Enfin, au niveau de l’espace scénique comme on dit au théâtre, donc au niveau de ce qui est destiné à apparaître dans le champ :

Ce n’est pas tout de savoir maîtriser toutes ces techniques purement cinématographiques si on ne sait pas mettre les acteurs en place. Cela implique d’être capable sur le tournage de les faire évoluer sans contredire la situation, mais aussi souvent d’essayer de raconter à travers le jeu des acteurs une dimension supplémentaire venant renforcer l’idée de départ en lui donnant de la profondeur, de la crédibilité et des contradictions. Bien sûr (surtout dans un jeu encore loin d’être réaliste puisque Misumi bénéficie d’acteurs de Kyoto souvent issus du kabuki), il faut encore définir chaque geste, chaque expression à l’avance (même quand on se contente de laisser les acteurs apprendre leur texte, si on ne travaille pas en amont et le laisse faire sur le tournage, ça n’a souvent ni queue ni tête). Tout ça se fait rarement sans répétition. Il y a des styles de jeu qui s’appuient sur la force du moment, l’attente de l’inattendu, sur l’improvisation, et il y a des styles de jeu qui comme avec Misumi sont dictés dans le moindre geste. Cela se remarque assez facilement : pas un geste de trop, pas une proposition hasardeuse, rarement un effet mal exécuté par un acteur. On perd en spontanéité ce qu’on gagne en pertinence et en précision. L’idéal pour un conte populaire et pour une comédie. On ne fait pas du naturalisme.

On prend ainsi plaisir à retrouver certains acteurs, dont l’étonnante Michiyo Aratama que je connaissais peu dans ce registre très codifié du jidaigeki comique (il faut la voir minauder comme il n’est pas permis, c’est adorable) et que Misumi retrouvera dix ans plus tard après une carrière remplie de chefs-d’œuvre sur Le Temple du démon.

Tout aussi étonnante, la présence de Kyôko Kagawa, grande habituée des maîtres nippons et qui semble avoir déjà travaillé avec Misumi dès 1955.

Enfin, on peut remarquer Kazuo Hasegawa dans un registre plus comique que d’habitude, registre qui sera en réalité bientôt celui de Shintarô Katsu (on est encore dans la tradition des « emplois », comme les acteurs de l’ancienne génération en France : on apprend des emplois, et on joue des archétypes, donc c’est un peu étonnant, mais d’une génération à l’autre, les mimiques, les expressions sont strictement identiques). L’acteur est peut-être la seule réserve que je pourrais avoir sur le film : l’acteur de Nuits de Chine ou de Tsuruhachi et Tsurujiro, star depuis des décennies, s’écarte non seulement de son registre habituel, mais paraît aussi vieillissant. À noter en revanche une magnifique séquence de rêve de la princesse où elle imagine son bienfaiteur vagabond parader en habit royal dans un décor assez conceptuel pouvant faire penser à ce que l’acteur connaîtra pour son dernier rôle dans La Vengeance d’un acteur de Kon Ichikawa. Ce sera seulement quatre ans plus tard, alors qu’un gouffre stylistique sépare les deux films (l’un est très classique, l’autre, rempli des expérimentations de son époque).

On profite que Kyôko Kagawa soit encore en vie pour lui dire combien on l’admire…


Photo de tournage, La Princesse aveugle, Kenji Misumi (1959) Kagerō-gasa | Daiei

Deux Sœurs mélancoliques à Kyoto, Kenji Misumi (1967)

L’arithmétique de l’amour

Note : 4 sur 5.

Deux Sœurs mélancoliques à Kyoto

Titre original : Koto yûshû: Ane imôto/古都憂愁 姉いもうと

Année : 1967

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Shiho Fujimura, Kiku Wakayagi, Eiji Funakoshi, Kaoru Yachigusa, Takuya Fujioka, Akio Hasegawa, Momoko Kôchi, Eiko Itô

— TOP FILMS

Nouveau drame de grande qualité pour la Daiei. S’il faut louer le génie de Misumi à jouer parfaitement de l’émotion et du rythme, en particulier dans des dénouements forts en émotion, il faut bien reconnaître aussi que la plupart de ces drames ont une principale vertu : ils sont admirablement bien construits. Quand Mizoguchi est mort en 1956, ses principaux collaborateurs au scénario, Yoshikata Yoda et Matsutarô Kawaguchi n’ont pas pour autant disparu avec lui ; et certains de ces scénarios sont tombés entre les mains de Misumi dans des films bien trop inaccessibles aujourd’hui.

La même année, en 1967, ce sont pas moins de trois drames qui sont produits par la Daiei sous la direction de Misumi : Brassard noir dans la neige¹ ; La Rivière des larmes² ; et donc Deux Sœurs mélancoliques à Kyoto³. À ces trois drames, on peut en ajouter un autre, flirtant avec la satire et la comédie, tourné en 1963 avec la même équipe : La Famille matrilinéaire. On a connu la trilogie du sabre, les distributeurs seraient bien avisés de distribuer une trilogie des larmes avec ces quatre titres (on peut même imaginer une hexalogie si on y ajoute L’Homme au pousse-pousse et La Vision de la vierge).

¹Toshio Yasumi à l’adaptation ; Setsuo Kobayashi à la photographie, collaborateur habituel de Masumura pour filmer Ayako Wakao — madame ayant une cicatrice de varicelle à l’arête du nez, il convient peut-être de la filmer toujours avec le même profil ou un éclairage adapté.

²Yoshikata Yoda à l’adaptation ; Chikashi Makiura à la photographie (principal collaborateur de Misumi)

³Yoshikata Yoda à l’adaptation ; Senkichirô Takeda à la photographie (collaborateur de Misumi sur La Lignée d’une femme)

⁴Yoshikata Yoda à l’adaptation ; Kazuo Miyagawa à la photographie (collaborateur historique de Mizoguchi, puis de nombreux cinéastes de la nouvelle vague)

⁵Mansaku Itami au scénario (1943) ; Chikashi Makiura à la photographie

⁶Mitsuro Kotaki et Kazuo Funahashi ; Chikashi Makiura à la photographie

(Akira Naitô est le plus souvent à la direction artistique de ces films.)

Je ne m’attarde pas sur les autres aspects du film qui sont comme d’habitude maîtrisés : la direction de Misumi, la photographie de Takeda, les acteurs… Car ce qui m’a fasciné ici, c’est donc bien l’arithmétique de l’amour savamment élaborée par les deux anciens compères de Mizoguchi (Kawaguchi pour le sujet ; Yoda pour le scénario).


Exercice 1 

Exercice 1.1 : Considérons la relation entre a et b, a et b appartenant à la même fratrie, elles sont définies de la façon suivante : a est l’aînée, b, la cadette. a b.

Question : Qui, selon les lois en vigueur au Japon, entre a et b, a le plus de chance de devenir la cheffe de la famille (C) si leur père venait à décéder ? Imaginons maintenant la variable suivante : a possède un talent de cuisinière que b ne possède pas. a (cheffe) b (Ø). Question : Qui pouvez-vous déduire entre a et b est responsable (R) du restaurant ?

Exercice 1.2 : Considérons désormais la relation entre b qui aime c, c étant défini à la fois comme « potier » et « fiancé » de b, mais que c prétend aimer a. Question : Quelles sont les motivations cachées de c susceptibles d’expliquer pourquoi c se dit être amoureux de a quand il est promis à b ?

Exercice 1.3 : Nous verrons un peu plus tard les probabilités arithmétiques de l’amour que cela peut provoquer dans un film, car considérons désormais la relation entre d et e, e étant une ancienne geisha devenue danseuse, d, un écrivain de retour à Kyoto qui sert de théâtre des événements qui nous intéressent ici et ancien client de e. Question : Comment, selon les règles de la bienséance au Japon, d et e vont-il s’unir si on considère que d et e s’aime d’un amour mutuel et sincère ?

Exercice 1.4 : Considérons désormais, et pour aller plus loin, la relation entre d et a, sachant que c dit aimer a alors qu’il est promis à b, et que a n’éprouve rien pour c qui, de son côté, aime au contraire d. Question : Comment, selon les règles arithmétiques de l’amour, d réagira-t-il quand a lui avouera son amour alors que d aime depuis toujours e et que e est la raison de son retour à Kyoto ?

Exercice 1.5 : Considérons enfin le poids de f dans ces calculs, à la fois tuteur de cet ensemble que l’on nommera « L’hypothèse des deux sœurs mélancoliques à Kyoto », mais aussi gérant et riche propriétaire du restaurant où a et b officient. Question : Si a décide de quitter subitement l’équation, b pourra-t-elle continuer à travailler pour f ? (Rappel : c est potier et dit aimer a.)

Carton promotionnel du film |Daiei

Exercice 2

Vous avez les variables de départ, il vous reste à imaginer une évolution crédible des relations entre tous ces éléments sachant qu’il vous restera à ajouter une dernière variable que l’on nommera x et dont il vous sera demandé de révéler le rôle inconnu à la fin de l’histoire.

Hypothèse du film :

Commençons par donner des noms à toutes ces variables :

a = Kiyoko, sœur aînée, cheffe cuisinière

b = Hisako, sœur cadette, fiancée à Akio

c = Akio, potier, fiancé à Hisako

d = Shinyoshi, écrivain, loge chez Shima

e = Shima, danseuse, ancienne geisha, loge Shinyoshi

f = Ichitaro, gérant de restaurant tenu par Kiyoko

x = inconnue à déterminer

Rappel des événements :

Deux sœurs, Kiyoko et Hisako, tiennent un restaurant à Kyoto, le Totoki, grâce aux talents de Kiyoko qu’elle a hérité de son père. Leur tuteur, Ichitaro, propriétaire du restaurant, sert d’intermédiaire pour marier la cadette Hisako, dispensable en cuisine du prestigieux restaurant dans laquelle c’est l’aînée (elle, divorcée) qui a hérité des secrets gastronomiques de la famille.

Hisako aime Akio, un potier, mais Akio hésite encore à se marier avec Hisako, surtout que la guerre fait rage et qu’Akio a peur d’être envoyé au front. Alors tous deux se disputent. L’aînée des sœurs rend alors visite à Akio pour essayer de le convaincre d’accepter le mariage, mais le garçon avoue alors à Kiyoko que c’est elle qu’il aime.

Kiyoko en est toute bouleverser, car l’homme qu’elle aime vient de réapparaître à Kyoto : Shinyoshi, un écrivain en difficulté avec les autorités à cause de sa position peu favorable à la guerre et qui revient dans l’ancienne capitale où il a de nombreuses attaches pour se faire oublier. Mais pas seulement. Car si Shinyoshi retrouve avec plaisir la fille du restaurant qu’il avait l’habitude de fréquenter il y a des années, il aime depuis toujours Shima, une ancienne geisha devenue danseuse pour des soirées privées. Shima l’aime en retour, mais si elle l’accueille volontiers chez elle comme autrefois, elle « n’est pas une fille facile ».

Hisako retourne voir son fiancé pour faire la paix, mais Akio tente de la violer. Hisako retourne alors au Totoki et dit à Kiyoko que son fiancé a essayé de la prendre de force. Toute chagrinée de voir qu’Akio est un salaud (il lui a dit qu’il l’aimait tout en cherchant à violer sa sœur), Kiyoko rend visite à son vieux sensei, Shinyoshi, chez Shima pour oublier tout ce sac de nœuds romantique et s’enivrer. Shinyoshi s’amuse, un peu amer, de voir que cette histoire rappelle celles qu’il écrit. Pendant la nuit, ivre, Kiyoko se faufile dans la chambre de Shinyoshi pour lui dire qu’elle l’aime, mais l’écrivain lui répond qu’il aime Shima.

Ivre, éconduite, honteuse et dépitée, Kiyoko rentre chez elle. À la porte, Akio l’attend depuis plusieurs heures dans le froid et lui propose d’aller boire un verre. Kiyoko et Akio passent la nuit ensemble.

Au petit matin, Kiyoko se rend compte de sa bêtise et rentre au Totoki. Sa sœur Hisako lui demande où elle a dormi. Kiyoko prétend que, saoule, elle a dormi sur un banc. Akio arrive cependant à cet instant et révèle sans retenue à sa fiancée qu’il a couché avec sa sœur. Kiyoko et Hisako se brouillent, tandis qu’Akio s’en va recoller des pots cassés (pas au figuré, c’est son métier) comme si de rien n’était.

Kiyoko se rend chez Shima pour que ses deux amis interviennent pour que Hisako lui pardonne d’avoir couché avec l’homme qu’elle aime. Mais Hisako ne veut pas pardonner à sa sœur. Kiyoko propose alors à Akio de partir ensemble vers la capitale, ce qu’ils font en laissant juste une note pour prévenir de leur départ.

Des années plus tard, Shinyoshi et Shima se sont enfin mariés et retrouvent fortuitement Kiyoko dans un bar à Tokyo où elle travaille comme hôtesse : Akio l’a tout de suite quittée une fois partis. Le fiancé cherchait juste une excuse pour échapper au mariage.

Shinyoshi et Shima proposent à Kiyoko de revenir au pays, ce qu’elle accepte. De retour à Kyoto, les mariés arrivent à convaincre Hisako qui tient un simple restaurant de pot-au-feu d’excuser sa sœur après toutes ces années. Les deux se retrouvent. Mais pour assurer leur avenir de femmes célibataires, les deux sœurs doivent pouvoir retrouver un travail dans un restaurant. Shinyoshi et Shima demandent alors à Ichitaro, l’ancien propriétaire du Totoki, de les reprendre. Les deux mariés ont une idée pour convaincre le riche propriétaire du Totoki : mettre à l’épreuve les talents de Kiyoko à l’occasion d’une fête qui se tiendra chez eux. En effet, la guerre maintenant finie, Shinyoshi est revenu en odeur de sainteté et revient de la capitale où il a reçu un prix. Le couple a invité des proches de la ville tandis que les deux sœurs s’activent en cuisine. Les convives sont émerveillées par la cuisine de Kiyoko qui n’a donc pas perdu la main. Satisfait, Ichitaro affirme qu’ils pourront retrouver sa cuisine dans son restaurant : le Totoki.

Après le repas, Shima danse pour l’assistance. La morale de l’histoire est livrée par Hisako, la cadette des sœurs à l’écrivain : on pardonne tout aux gens qui ont du talent. Kiyoko a couché avec son fiancé, mais on lui pardonne parce qu’elle cuisine bien. Shinyoshi était mal vu pendant la guerre à cause de ses écrits, et maintenant que la guerre est finie, on lui remet un prix. Sa femme, Shima, autrefois geisha, se produit devant des parterres de grandes personnalités parce qu’elle danse bien ; et elle s’est mariée avec lui. Mais pour elle qui n’a pas de talent (et plus encore pour x, qui a proposé à Ichitaro d’être sa concubine pour garder le restaurant une fois Kiyoko partie et qui n’avait que son corps à vendre), on ne lui laisse rien passer…

Révéler x : la dernière sœur cadette. x est tellement méprisée qu’on ne l’accepte jamais dans les discussions de famille et n’apparaît même pas dans le titre (elles sont trois sœurs, pas deux). Une invisibilisation évidemment volontaire, car elle renforce l’injustice de la morale explicitement annoncée par la seconde sœur à la fin du film.

Ces savants calculs de probabilités vous ont été présentés par Yoshikata Yoda et Matsutarô Kawaguchi. Merci à eux.

Un dernier mot sur cette conclusion encore une fois fabuleuse dans un mélodrame dirigé par Misumi. Étonnamment, le dénouement de l’intrigue est bâti non pas autour des relations entre les deux sœurs brouillées, mais autour de l’héritage gastronomique de la famille. Cela a deux vertus : d’une part, on s’écarte du mélodrame facile en faisant du retour ou non de la cheffe dans le restaurant familial un enjeu majeur ; d’autre part, cela permet d’insister sur une morale révélant une réalité bien cruelle. D’une pierre, deux coups.

Deux coups de maître. (Ou trois. Déterminez x.)


Pour les images et un commentaire moins alambiqué que le mien, fureter ici ou ici.

Et pour d’autres images (que j’ai empruntées) tout en ayant une jolie description des passages dans le film entre les plans en extérieur dans la ville de Kyoto et ceux réalisés dans les studios de la Daiei ; mais aussi pour avoir un aperçu des surcadrages tant prisés des critiques présents dans le film ; ou encore pour avoir une idée (fixe chez les mêmes critiques) des plans de pieds forcément fétichistes ; pour tout cela, fureter ici.


Deux Sœurs mélancoliques à Kyoto, Kenji Misumi (1967) Koto yûshû: Ane imôto | Daiei

L’Inspecteur du Shogun (1959) & L’Enfant renard (1971)

12 ans

Note : 3 sur 5.

L’Inspecteur du Shogun

Titre original : Machibugyô nikki: Tekka botan / 町奉行日記 鉄火牡丹

Année : 1959

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Shintarô Katsu, Keiko Awaji, Jun Negami

Note : 3.5 sur 5.

L’Enfant renard

Titre original : Kitsune no kureta akanbô / 狐の呉れた赤ん坊

Année : 1971

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Shintarô Katsu, Naoko Ôtani, Ichirô Nakatani.

Ce n’est pas idiot de nous avoir montré l’un après l’autre ces deux films qui font le grand écart entre deux films mineurs mettant en vedette Shintarô Katsu. Le premier film semble poser certaines bases de la personnalité de l’acteur à l’écran qui trouvera son accomplissement dans la série des Zatoïchi, des Hanzo et des Soldat yakuza : un personnage qui aura beau être roublard, séducteur, bon vivant, profiteur, il en restera malgré tout lumineux et humain. Malgré son immense bougonnerie, il a un cœur gros comme ça ; il se rangera toujours du côté des plus faibles. L’Enfant renard semble lui au contraire poser les bases de la série que Katsu produira pour son frère avec le même Misumi aux commandes : Baby Cart. Pas de grandes similarités entre les deux personnages, mais une relation poussée entre un père, disons, robuste, viril, pour ne pas dire, frustre, et un jeune fils — une association rare au cinéma : Le Kid, The Champ, L’Homme au pousse-pousse, Le Garçu, etc.).

Dans Les Carnets de route de Mito Kômon, sorti une année avant L’Inspecteur du Shogun, Katsu avait un rôle d’appoint, loin de l’insolence de l’inspecteur qui le caractérise déjà ici et qui marquera ses personnages tout au long de sa carrière. Je ne sais pas si l’acteur a eu des premiers rôles avant celui-ci, mais l’emploi qu’il occupe ici donne à penser que malgré les imperfections du film il y a quelque chose à creuser. Peut-être qu’à l’image de ce qu’il s’était passé entre Ginger Rogers et Fred Astaire sur Carioca, l’acteur, le studio et Misumi y ont vu là matière à de potentiels succès.

Le film semble être l’adaptation d’une histoire à succès, mais soit son adaptation a mal été construite, soit des problèmes de production ont fait en sorte que rien n’était disposé à s’aligner comme il le faudrait, soit Misumi a été incapable de rendre correctement l’évolution des enjeux et des tournants dramatiques à travers sa direction d’acteurs, son découpage ou son emploi de la musique (à supposer qu’il était maître de ces deux derniers aspects dans le film). L’intrigue est quelque peu nébuleuse, et quand cela s’éclaire enfin, le film continue à patiner comme s’il n’avait jamais démarré.

Et malgré les défauts difficilement identifiables du film, c’est bien la direction d’acteurs de Misumi qui tire son épingle du jeu. Shintarô Katsu est le premier à en bénéficier. Comme cela sera souvent le cas dans sa carrière, Misumi est bon à la fois pour diriger les acteurs dans les séquences comiques (voire bouffonnes) et pour les diriger dans les séquences plus émouvantes. On préfère toujours louer un « bon acteur » plutôt que le travail de l’ombre qu’un metteur en scène produit derrière parce que les critiques et le public supposent toujours que les acteurs doivent tout à leur talent. Il y a en réalité mille et une manières de jouer une séquence, et il y en a mille qui sont mauvaises. Le travail d’un metteur en scène, il est de trouver la logique, la cohérence, la justesse à trois échelles différentes : au niveau de l’action, de la scène, puis de l’histoire. Une fois que le public voit une séquence, elle sonne pour lui comme une évidence. En réalité, quand on est acteur, on peut lire un scénario, comprendre l’histoire, les situations, les enjeux et l’état d’esprit de son personnage, mais une fois qu’on travaille dans le détail, on a alors tendance à oublier ces évidences, on perd la logique générale, et on se met alors à jouer le détail, à faire des propositions incohérentes parce qu’on pense qu’elles nous mettent en évidence, parce qu’elles sont drôles ou parce qu’on les pense apporter quelque chose… de plus. C’est souvent une erreur, et le rôle du metteur en scène, c’est donc bien de garder toujours en tête la nature réelle de la situation de la séquence que les acteurs interprètent, les enjeux de chacun, et la tonalité générale d’une histoire, sa direction. Si quelque chose de drôle, de joli ou de je ne sais quoi vous séduit sur le coup, vous êtes fichu et perdrez le fil(m). Le talent, c’est souvent savoir renoncer à ces fausses bonnes idées et convaincre les acteurs de ne pas céder aux facilités de l’instant.

On voit déjà cette maîtrise dans le film, cette capacité à ne pas tomber dans les pièges, à renoncer aux facilités. Si Misumi ne semble pas encore trop habile à diriger ses acteurs sur la longueur, à leur faire confiance en leur laissant un plus grand espace d’expression comme il le fera plus tard, à jouer du montage pour ralentir l’action et jouer sur la distance, les échelles de plan ou le dialogue entre deux images, sur la musique pour aider à faire comprendre au spectateur où on en est et vers où on va, il est en revanche infiniment déjà plus habile pour proposer avec ses acteurs des choses amusantes ou pertinentes qui ne nuisent pas à la cohérence du film. Tout ne se goupille pas encore comme il faut pour se mettre au service de l’histoire, mais c’est la base pour avancer. De nombreuses séquences possèdent quelques astuces ou sont dirigées de telle manière que c’est drôle alors qu’il aurait été possible d’en faire trop ou pas assez : toutes les séquences par exemple avec le lutteur et les geishas que l’inspecteur séduit maladivement sont incroyablement bien dirigées : elles sont drôles sans être lourdes, sans sombrer dans le grotesque et la surenchère. Cela ne peut pas être un hasard : on ne dirige pas une dizaine d’actrices pas forcément habituées à la comédie tout en évitant le pire (vous en aurez toujours qui proposent n’importe quoi).

Ce n’est donc peut-être pas innocent si dix ou quinze ans après ce film, passant à la production, Shintarô Katsu fait appel à Kenji Misumi pour diriger Baby Cart. Ces deux-là s’étaient peut-être trouvés à l’occasion de ce film tourné en 1959 et compris ce qu’ils devaient chacun à l’autre.

On retrouve ce talent pour la comédie tout au long de la carrière de Misumi (souvent dans des séries à succès avec Katsu), et c’est encore le cas pour L’Enfant renard, tourné juste avant la faillite de la Daiei. On reconnaît certains travers partagés avec le cinéma italien de l’époque, surtout au début quand on craint que le film devienne un épisode d’On l’appelle Trinita. Et puis, là où d’autres seraient tombés dans la surenchère grotesque, le film s’affine à contraire et c’est l’humanité qui prend le dessus. Douze ans après L’inspecteur du Shogun, on mesure les progrès, l’aisance même de Misumi à souligner les enjeux et les tournants dramatiques de son histoire en maîtrisant parfaitement les moments où il faut ralentir et laisser plus de champ à son acteur.

Il faut voir comment Misumi structure son récit lors des dix dernières minutes, quand le fils adoptif quitte son père pour rejoindre le seigneur du coin. L’action n’est pas dirigée autour de dialogues, ni même d’actions bien précises. Non, Misumi se contente d’une longue suite de montages alternés ou de champs-contrechamps, on ne saurait décrire la chose, car le père regarde en fait la scène de loin. En d’autres termes, Misumi fait du cinéma, un cinéma essentiellement muet fait de dialogues entre deux plans, deux positions (ici, celle du père vers son fils qui le quitte et celle du fils qui cherche en vain un signe de son père ; le tout ponctué par des plans d’autres personnages ou des plans montrant la situation à d’autres échelles). Comme dans toutes les fins qui font pleurer, Misumi ralentit l’action, multiplie les plans retardant toujours l’échéance. Ce n’est plus Misumi le directeur d’acteurs, c’est assurément Misumi le cinéaste. Il est passé à un style très illustratif dans les années 50, collant à un scénario basé sur des dialogues à un cinéma capable d’en dire beaucoup plus sans dialogues dans les années 70. Beaucoup de choses s’étaient passées entre ces deux époques dans la manière de réaliser des films et Misumi avait su évoluer avec ces nouveaux usages.

Difficile à croire que douze ans seulement séparent ces deux films.

(L’Enfant renard est un remake d’un film réalisé par Santaro Marune en 1945.)


Liens externes :


La Courtisane et l’Assassin, Kenji Misumi (1963)

Note : 3.5 sur 5.

La Courtisane et l’Assassin

Titre original : Maiko to ansatsusha / 舞妓と暗殺者

Année : 1963

Réalisation : Kenji Misumi

Scénario : Kaneto Shindô

Avec : Miwa Takada, Masahiko Tsugawa

Jolie histoire d’amour entre une maiko et un samouraï sans le sou en plein chaos « révolutionnaire » (une sorte de Vanina Vanini au crépuscule de l’époque Édo). La première abrite le second alors qu’il cherche à échapper aux hommes du shogun, et cette rencontre fortuite sera le point de départ d’une histoire d’amour platonique (parce qu’ils sont sages et que cela permet d’insister sur leur jeunesse et leur innocence commune dans un monde dégénéré). Les choses se compliquent pour les deux tourtereaux quand ils décident de se voir en cachette tous les 8 du mois sur les marches menant à un temple où celle qui est destinée à devenir geisha va prier pour son père malade…

Car parallèlement à leur bien innocente idylle qu’ils savent éphémère pour n’être ni l’un ni l’autre maître de son destin, deux événements menacent leur bonheur. D’abord, le jeune samouraï sans le sou qui a rejoint un clan dissident cherchant à faire tomber le pouvoir en place assiste à la couardise d’un de ses leaders en le voyant fuir discrètement le champ de bataille. Puis, cerise sur le gâteau, le même leader s’entiche de la jolie maiko et projette (parce que lui a les moyens de se le permettre) d’acheter ses faveurs comme tout homme de pouvoir qui se respecte (ce sont — paraphrasés au katana — ses propres mots).

Le leader insurrectionnel ne tarde bien sûr pas à apprendre que les deux amoureux fricotent dans leur coin et comme un riche trouillard a souvent d’autres vices à son arc, le voilà qui complote bassement pour se débarrasser du garçon en l’envoyant dans une opération suicide à l’assaut de l’ennemi… L’amoureux échappe de peu à la mort, mais le saligaud apprenant la nouvelle compte alors se servir de la fille comme appât pour le retrouver et lui trancher la queue (le chignon, ou la tête, alouette). Vous connaissez la suite. Ces histoires finissent toujours en combat de coqs.

Si l’histoire est délicieuse et, somme toute, assez classique, elle l’est déjà beaucoup moins dans son ton et dans sa mise en œuvre à l’écran. Écrite par Kaneto Shindô, on y reconnaît une tonalité tragique, brutale, naturaliste et humaniste, loin des fantaisies romantiques et chevaleresques du genre. L’ajout d’une voix off illustrant les pensées et les doutes du jeune samouraï donne des accents de film noir étonnant, surtout au début du film, quand il adopte une atmosphère presque contemplative et épique (au sens brechtien, la voix off forçant la distanciation) alors que les personnages sont plongés dans une mission dangereuse (pour faire court : en plein guet-apens contre les hommes du shogunat, le garçon est tout occupé à se poser des questions existentielles et s’interroge sur la manière dont il en est venu à intégrer la profession de samouraï).

Le générique dans les hautes herbes semble d’ailleurs presque avoir donné des idées pour Onibaba que Shindô réalisera peu de temps après.

On y retrouve très peu la patte de Misumi dans le film, et pour cause, en plus d’un scénario plein d’audaces formelles, la photographie n’est pas assurée par son plus fidèle compère, Chikashi Makiura, mais par Shôzô Honda, avec qui il n’a collaboré que six fois, dont une seule pour un film majeur, l’année qui précède, avec Tuer. Comme Kaneto Shindô en avait déjà écrit le scénario, on peut imaginer que le studio créait ainsi des équipes sur quelques mois afin de voir ce qui marchait le mieux. Pas sûr que le goût de Shindô à proposer sans cesse des choses différentes et à sortir des clous permettait en revanche d’assurer une continuité dans ces collaborations… (Il faudra attendre Le Temple du démon pour que Misumi et Shindô collaborent à nouveau sur un film d’importance.)

À voir également, comme toujours si on considère que Misumi était loin d’être le seul maître à bord dans une logique de production de studio, jusqu’à quel niveau le scénario de Shindô allait dans les propositions de découpage (il n’y a pas de scénario standard, certains sont limités, d’autres très précis sur le découpage) parce qu’en plus du côté film noir existentiel et romantique (avec Vanina Vanini, on pense aussi beaucoup aux Amants de la nuit de Nicholas Ray), on y retrouve quelques notes « nouvelles vagues » inattendues. C’est loin d’être singulier pour l’époque, mais les studios restaient plutôt hermétiques à ces expérimentations. Shôzô Honda propose des plans souvent radicaux dans le choix de leur échelle, tardant souvent en longueur et évitant la facilité du champ-contrechamp ou l’énergie d’un découpage nerveux. Un choix qui peut se comprendre pour les séquences entre les deux amoureux, mais pour les séquences brutales et chaotiques (donc réalistes) de duels au sabre, cela n’a rien d’habituel, et cela colle en fait très bien à l’idée de mise à distance de l’action déjà présente dans la forme d’écriture de Shindô. J’ai souvenir peut-être de voir les films de Tomu Uchida et peut-être d’Eiichi Kudô adopter cette approche critique vis-à-vis de la violence comme pour ne pas la magnifier et en montrer au contraire toute l’horreur.

Pour coller à cette noirceur peu commune, Misumi n’a pas pu diriger ses acteurs habituels, souvent spécialistes d’un jidaigeki plus classique, plus respectueux des codes hérités du kabuki et versant parfois vers l’humour. À peine retrouve-t-on avec plaisir le joli visage poupon de Miwa Takada, tête d’affiche ici qui a quelques fois fréquenté les plateaux dirigés par le cinéaste dans des rôles secondaires (Zatoichi, La Famille matrilinéaire, Le Combat de Kyoshiro Nemuri, Le Démon du château de Sendai, Les Deux Gardes du corps). En dehors de vagues seconds rôles, on y trouve peu de têtes familières des productions auxquelles Misumi a participé. C’était peut-être d’ailleurs indispensable ici afin de pouvoir coller au mieux au réalisme des séquences tant d’action que d’amour.

Un film assez singulier donc, capable de marier l’apprêté de la violence, la noirceur politique quasi existentielle des luttes de pouvoir, avec l’innocence d’une relation toute simple et la beauté parfois de certains plans à couper le souffle (magnifique séquence sous la neige avec des flocons gros comme des plumes tombant au ralenti sur les amoureux marchant vers le temple).


La Courtisane et l’Assassin, Kenji Misumi (1963) Maiko to ansatsusha | Daiei


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La Famille matrilinéaire, Kenji Misumi (1963)

Calculs reinaux

Note : 4 sur 5.

La Famille matrilinéaire

Titre original : Nyokei kazoku / 女系家族

Année : 1963

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Ayako Wakao, Machiko Kyô, Jirô Tamiya, Miwa Takada, Yachiyo Ôtori, Ganjirô Nakamura, Chieko Naniwa, Tanie Kitabayashi

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Savoureuse satire sociale anti-bourgeoise aux allures de thriller successoral. On marche sur les platebandes de la Shochiku qui l’année précédente avait adapté un roman à peu de choses près sur le même sujet avec Masaki Kobayashi aux commandes : L’Héritage. Le film de la Shochiku, dans mon souvenir, était noir et feutré. Tout le contraire ici, car la satire est souvent amusante (on commence à comprendre qu’effectivement Misumi est un formidable directeur d’acteurs, parce qu’on est loin de la comédie pure, mais chaque séquence contient de nombreux éléments, dialogués ou non, très drôles qu’il serait facile de faire capoter sans une personne avisée à la baguette). Le film est adapté, cette fois, d’un roman de Toyoko Yamasaki, parfois qualifiée de « Balzac japonaise » dont la Daiei avait déjà adapté un précédent roman traitant des déboires successoraux d’une riche famille composée de femmes puissantes : Bonchi.

La satire sociale qui s’exerce ici est un joli pied de nez (dans sa morale livrée lors d’un dénouement inattendu renversant et poilant) fait par les classes laborieuses à celle qui les méprise et donne l’impression en regardant le film de tout posséder au Japon. Je spoile : les riches finiront spoliés.

La petite saveur amère supplémentaire en plus de cette histoire cruelle ou amusante (c’est selon) vient cette fois du doigt d’honneur fait à ses filles par l’auteur de ce testament machiavélique (et dont on ne verra jamais qu’un portrait semi-hilare, comme le fait remarquer l’aînée de la fratrie). Car le bonhomme, qui s’était marié avec l’héritière d’une riche famille d’Osaka dont le pouvoir passait traditionnellement aux mains des filles (d’où le titre français du film), profite en réalité de sa future mort pour mettre en scène ce qu’il faut bien qualifier de complot dans le but de faire passer les rênes de la famille à un héritier mâle. Le roman ayant été écrit par une femme, on peut y voir peut-être une forme d’humour noir désinvolte, voire de fatalisme ricaneur : si d’un côté ceux qui ont tout, à force de se chamailler et de comploter les uns contre les autres, finissent par se faire prendre à leur propre jeu au profit d’une femme pauvre dont ils avaient outrageusement moqué l’origine ; de l’autre, c’est au prix de la perte d’une tradition qui ironiquement faisait des femmes les héritières d’une famille puissante. Les hommes restaient jusque-là toujours en retrait (au propre comme au figuré : dans le film, les maris se tiennent toujours derrière leur femme) et par l’habilité de celui qui avait survécu d’un an seulement à la matriarche (on voit bien que sa cadette se plaint, dès le début du film, d’avoir été mise à l’écart au profit du défunt devenu avant sa mort, et par la force des choses, l’éphémère chef de famille), les hommes finissent par reprendre la main. Cela revient un peu à dire que le seul espace au Japon où les femmes avaient le pouvoir, les hommes sont parvenus à leur ôter.

Après, c’est la qualité des grandes histoires, on peut sans doute proposer bien des versions à la morale de cette histoire. Comme de larges pans des usages japonais (plus spécifiquement ceux ayant cours à Osaka) nous sont difficilement accessibles, il y a à parier que toute interprétation de ce retournement faite par un étranger soit condamnée à n’être que « exotique ». (J’ai par exemple du mal à bien saisir s’il y a parmi ces sœurs certaines qui sont « adoptées », à quel moment de leur vie cela aurait été fait, et surtout quelles conséquences cela aurait sur le respect dû et sur les rapports de force toujours très codifiés au Japon.) Peu importe au fond, le spectateur, même parfaitement néophyte, a tous les droits.

Avant d’en arriver à ce dénouement soumis à interprétations, c’est tout le jeu de pouvoir qui amuse et fait grincer des dents : les jalousies, le ressentiment et les innombrables magouilles que déploient tous les membres de la famille (à l’exception de la cadette qui finira par dire à la fin que tout compte fait, c’est mieux qu’elles aient été prises à leur propre jeu, avant de prendre la résolution de faire le tour du monde), mais aussi le commis de la famille, au service de la famille depuis deux générations comme il le rappelle, et qui, lui aussi, compte bien prendre sa part du gâteau aux dépens des autres. Sa position d’exécuteur testamentaire lui offre un avantage, mais malheureusement pour lui, la satire sociale a autant la dent dure pour la classe dominante que pour ceux de la classe laborieuse qui cherche à tirer profit crapuleusement des autres.

À l’opposé de ce petit monde rempli de personnes aigries, voraces, cupides et finalement solitaires, il y a le personnage de la maîtresse du défunt, peut-être pas aussi innocente qu’elle le montre tout au long du film, mais dont on peut imaginer au moins qu’elle agit en accord avec la volonté du disparu. C’est à deux qu’ils semblent avoir manigancé tout ce sac de nœuds parfois hilare pour remporter la mise. Drôle et cruel.

Encore et encore, cinéma japonais et cinéma italien n’en finissent plus d’agir comme des frères jumeaux à des dizaines de milliers de kilomètres l’un de l’autre : au même moment où le cinéma italien produit de magnifiques satires (genre ô combien rare et délicat puisqu’on tombe facilement dans la critique amère ou la farce accusatrice), le Japon nous propose donc celle-ci parfaitement réussie justement parce qu’elle reste drôle, sans être méchante ou, pire (comme celle que Misumi réalisera cinq ans plus tard avec Les Combinards des pompes funèbres), forcée et grotesque.

À l’heure où d’ailleurs le shomingeki est passé de mode en 1963, on pourrait presque y voir une forme de shomingeki alternatif en guise de révérence et d’adieu : le regard bienveillant envers les classes populaires, il se fait à la lumière de celui porté, très acerbe, sur la classe dominante. Les remarques immondes et continuelles sur les gens de classe modeste (voire les sœurs entre elles, l’aînée ayant du mal à se faire à l’idée d’être traitée à l’égale de ses cadettes) ne trompent pas. Quelques exemples. Quand les sœurs prennent la résolution de rendre visite à la maîtresse de leur père, l’une d’elles insiste sur la nécessité pour elles d’adopter des habits « simples » de circonstance ; elles s’y rendront finalement en berline de luxe, un sac en croco au bras. Une fois arrivées sur les lieux, l’une des sœurs enlèvera la photo de son frère que la maîtresse des lieux utilisait pour son autel particulier dressé en l’honneur du défunt (plus tard, la sœur déchirera cette photo). Puis, ayant appris que des ennuis de calculs rénaux mettaient en danger sa grossesse, les deux sœurs et la tante exigeront d’abord que l’ancienne « geisha de bains publics » suive un examen gynécologique ; elles insisteront ensuite, dans une séquence d’une rare violence, pour assister à la scène… Un peu avant ça, quand l’une des filles se rend dans les habitations délabrées que la famille loue pour s’enquérir du prix que cela pourrait valoir, les locataires s’étonnent de voir débarquer à l’improviste « le propriétaire » qui manifestement néglige depuis longtemps leurs demandes et laisse dépérir les lieux. La critique est frontale, parfois plus fugace, mais toujours violente. Au moins sur l’aspect « lutte des classes », l’accumulation des critiques acides laisse peu de doutes quant aux intentions de l’auteure.

Je reviens à cette idée de testament du shomingeki. Ce regard bienveillant sur les pauvres porté par procuration en regardant les riches, c’est un peu comme si on avait affaire à un film dont le scénario avait été prévu pour Mizoguchi (du genre Une femme dont on parle, sur un sujet contemporain et adapté par le même scénariste) et que pour continuer sur la note finale, grinçante de La Rue de la honte, on le mettait entre les mains d’un réalisateur comme Kirio Urayama (La Ville des coupoles et Une jeune fille à la dérive). Avec ça, vous changez l’habituelle bonhommie contemplative d’un Chishû Ryû pour l’air presque aussi idiot, mais à la duplicité bien plus suspecte d’un Ganjirô Nakamura (l’acteur d’Herbes flottantes et des Carnets de route de Mito Kômon et que j’ai surtout évoqué dans Les Carnets secrets de Senbazuru) jouant ici le « larbin de la famille », tel qu’il se définit, et le tour est joué. Le shomingeki mué en satire sociale pour un dernier baroude d’honneur.

Dans un shomingeki classique, on porte un regard sur les petites gens, mais les choses restent toujours à leur place. Ici, on met un grand coup de pied dans les conventions : le « larbin » chargé de devenir l’exécuteur testamentaire du défunt, avec son petit air idiot trafiqué, on comprend vite ce qu’il convoite. Imaginez que ce que contemple passivement Chishû Ryû, ce ne soit plus le calme, l’immuabilité du monde, mais une parcelle du jardin du voisin. On ne s’assied pas docilement sur le tatemae en contemplant l’humilité des gens simples et en vantant l’ordre établi. Cette fois, le tatemae, tel un masque de kabuki dont Nakamura était maître, soudain se fissure, et derrière le masque des apparences hypocrites, apparaît au grand jour la réalité fourbe d’un personnage qui appartient peut-être à la classe des dominés, mais qui aspire, par la ruse, à prendre la place de ceux qui l’ont méprisé jusque-là. À la limite, le regard porté sur la sœur cadette, présentée comme une jolie idiote, est bien plus bienveillant. Elle a au moins l’excuse de la jeunesse et semble se désintéresser des petits complots que chacun vient à mettre en œuvre pour tirer la couverture à lui.

La Daiei a sorti une nouvelle équipe de rêve. Qui de mieux pour cette adaptation du roman de Toyoko Yamasaki que des orphelins de Mizoguchi ? Deux de ses plus proches collaborateurs répondent à l’appel : au scénario, Yoshikata Yoda (qui écrira plus tard La Rivière des larmes) ; à la photographie, Kazuo Miyagawa.

Et si l’idée au fond, ce n’était pas de faire la suite de La Rue de la honte et de voir Ayako Wakao reprendre son rôle de geisha calculatrice ? Elle aurait trouvé son protecteur, et ils auraient donné ensemble un sens nouveau au syntagme « calculs reinaux » en accouchant d’un plan clouant définitivement le bec à ces femmes de la haute…

La bourgeoise au prolétariat : « Dis donc, il vient cet enfant ? »

La prolétaire à la bourgeoise : « Ça tire ! Ça tire ! »

La bourgeoise, d’un air désinvolte : « Tu as dit « satire » ? »

La prolétaire : « Ah ! La satyre ! »

Rira bien…


La Famille matrilinéaire, Kenji Misumi (1963) Nyokei kazoku | Daiei


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Les anti-films

Les perles du shomingeki (le clou dans le cercueil du genre)

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Le Temple du démon, Kenji Misumi (1969)

Godot et le démon

Note : 4.5 sur 5.

Le Temple du démon

Titre original : Oni no sumu yakata / 鬼の棲む舘

Année : 1969

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Shintarô Katsu, Hideko Takamine, Michiyo Aratama, Kei Satô

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Quelques notes contextuelles rapides, et deux ou trois réflexions foutraques.

Adaptation fabuleuse d’une pièce de Jun’ichirô Tanizaki (l’auteur du génial Passion de Masumura, de Tatouage, de Miss Oyu, d’une version des Sœurs Makioka déjà avec Hideko Takamine, d’un sympathique Okoto et Sasuke en 1935 ou d’un autre Masumura moins à mon goût, mais adapté apparemment d’un roman majeur du bonhomme : La Chatte japonaise). Kaneto Shindô est chargé de l’adaptation (s’il s’agit d’une pièce, je serais curieux de savoir en quoi consistait précisément son travail, à savoir son niveau d’implication dans le résultat final, notamment savoir si son scénario disposait d’un prédécoupage technique). Enfin, Kazuo Miyagawa, qui avait mis en lumière d’autres adaptations de l’écrivain (L’Étrange Obsession, Miss Oyu, Tatouage), collaborateur habituel de Mizoguchi, Kon Ichikawa, Masahiro Shinoda ou Akira Kurosawa, assure donc la photographie de ce magnifique huis clos crépusculaire. Jolie équipe de rêve pour une sorte de chant du cygne de la Daiei qui disparaîtra deux ans plus tard.

Je n’ai pas souvenir d’autre huis clos réalisé par Misumi, mais après avoir vu ses grands drames, il y a une forme de logique. Misumi a sans doute été choisi pour sa capacité à diriger les acteurs dans un sujet les mettant idéalement à l’honneur (vu que l’on sait désormais que c’était sa mission première dans les productions de la Daiei). En dehors de l’habituel Shintarô Katsu, Kenji Misumi peut compter sur une distribution de prestige pour l’occasion : réunir Michiyo Aratama et Hideko Takamine relève de l’exploit (et du fantasme réalisé). Il est à noter aussi que la carrière adulte de Hideko Takamine explose au moment de la version des Sœurs Makioka (je ne parle que d’elle dans ma critique), ce qui aurait permis, selon la fiche wiki, à l’actrice de devenir amie avec l’écrivain, d’où sa probable présence dans cette adaptation (l’écrivain a disparu quelques années plus tôt).

Le sujet d’abord est assez singulier. L’origine théâtrale n’est pas du tout dénaturée, au contraire. La femme d’un seigneur nihiliste qui l’avait abandonnée quelques années auparavant, exilé dans les montagnes où il s’est changé en voleur cruel, vient retrouver son jules sale et méchant dans un temple abandonné où il vit reclus avec sa maîtresse. Le seigneur voit d’un mauvais œil le retour de cette femme symbole de vertu et de dévouement, assurant qu’il n’a pas changé depuis leur séparation : démoralisé par les luttes incessantes couvant dans le monde, il a pris le parti de s’en écarter tout en profitant sans honte de tous les vices possibles. Le vol donc (il n’hésite pas à faire des raids dans les villages alentour), mais aussi la passion charnelle, ici symbolisée par une seule personne : le personnage du « démon », sa maîtresse, au discours assez peu équivoque (c’est une lutte symbolique du Bien contre le Mal, il ne faut pas y voir la moindre once de psychologie), incarnée par la magnifique Michiyo Aratama dans un de ses derniers rôles. Le triangle amoureux est bientôt rejoint par un moine errant. On devine l’opposition mise en œuvre par la suite… La lutte entre la tentation et la foi.

On reconnaît bien les sujets tordus et sexuels de Passion et de Tatouage (voire de L’Étrange Obsession dont je n’ai aucun souvenir). Dans ces quelques histoires, se faisait déjà ressentir une passion de l’écrivain pour les histoires ramassées tendant vers le huis clos ; ici, ce n’est plus une tendance, on y plonge à pieds joints. Huis clos nihiliste, apocalyptique et sensuel (des plans magnifiques sur la peau blanche et les seins de la doublure de Michiyo Aratama, que fait la police ?). J’ai songé à un moment à un mix improbable entre l’univers de Samuel Beckett et celui d’Oshima (celui de L’Empire des sens et des Plaisirs de la chair). Le sujet, c’est une chose ; l’exécution en est une autre.

Misumi assure parfaitement sa partition. Il ralentit le rythme et s’abstrait de tout réalisme dans sa direction d’acteur, comme à son habitude. La première séquence donne le ton : si on a vu le goût du metteur en scène pour les gestes lents et précis, ici, on frôle la lenteur pesante et l’hiératisme hypnotisant (on n’est pas loin de ce que proposera bientôt Kubrick dans Barry Lyndon). On songe peut-être au début de L’Intendant Sansho ou à Rashômon (deux films sur lesquels Kazuo Miyagawa a travaillé), à la lenteur encore de certaines séquences du Guépard, ou à celle de Tarkovski sur L’Enfance d’Ivan et Andreï Roublev. Pour les références japonaises et la lenteur (ainsi que le goût pour le huis clos), je ne peux qu’évoquer Yoru no tsuzumi, la couleur en moins, les films de Shirô Toyoda, et puis surtout des films de la nouvelle vague beaucoup plus propices à ce genre d’expérimentations comme L’Île nue (les dialogues en moins et le traitement du temps complètement différent ; quelques séquences d’Onibaba jouent aussi parfaitement sur la lenteur), Fleur pâle (et sans aller vers la lenteur, la recherche formelle et l’incommunicabilité de Yoshida), L’Approche de l’ombre de la nuit ou Kwaidan.

C’est donc ce qui est surprenant avec ce film tardif. 1969, on sent poindre la crise des studios (je le rappelle, la Daiei fera faillite deux ans plus tard), et au lieu de verser dans l’exploitation, la Daiei limite les moyens avec un huis clos tout en assurant l’essentiel (sujet, photo et acteurs). Il n’est jamais trop tard pour se rallier aux avancées permises par la nouvelle vague sans renier pour autant son identité : on reste dans un jidaigeki, on limite les effets trop expérimentaux, mais on adopte une forme lente adaptée à un public dit « exigeant ». On l’a vu dans les quelques drames réalisés par Misumi : loin de l’idée qu’on peut se faire de lui en maître de l’esbroufe, son génie, il a été, même dans ses films populaires, à diriger les séquences dialoguées (est-ce qu’on mesure à quel point Zatoïchi, c’est loin d’être une vulgaire série de joueur errant ? on y papote pas mal). Il faut voir comment Misumi ralentissait le rythme pour jouer sur la tension sexuelle entre deux amoureux qui ne peuvent se toucher dans Komako, fille unique de la maison Shiroko. Cette capacité à ralentir le rythme, Misumi semble toujours l’avoir eue. C’était des petites notes de nouvelle vague dans des chambara au sein d’un studio qui s’était fait connaître avant les années 60 pour sa capacité à proposer des jidaigeki sine katana remarqués dans les festivals en Europe. Pas forcément si étonnant de voir donc Misumi si habile ici à diriger ces acteurs dans un huis clos étouffant. Le plus triste, ce serait surtout de le voir attendre la quasi-faillite du studio pour se consacrer complètement à une forme que l’on pourrait croire éloignée de ses capacités premières. Simple regret de spectateur frustré : ce n’est pas Baby Cart qu’il aurait fallu réaliser par la suite, à la demande probable de Shintarô Katsu, mais des films lents, intimistes, théâtraux dans la lancée de ce Temple du démon, de ses drames en costumes avec Ayako Wakao ou avec Fujiko Yamamoto, et des chefs-d’œuvre moins serial des années 50 de la Daiei. Mais peut-être justement que face à la concurrence de la télévision, l’exploitation était la seule solution envisageable pour éviter la faillite… Ce serait triste de voir qu’un tel chef-d’œuvre aurait participé à la fin du studio.

Quoi qu’il en soit, je reste pantois devant ce film qui ne ressemble à aucun autre dans la carrière de Misumi. Un peu in extremis, en réunissant les meilleurs éléments du studio, à l’image du film avec son esprit fin de siècle/du monde, tout semblait réuni pour en faire un grand film. À ce titre, il serait injuste de ne pas évoquer la musique d’Akira Ifukube. Tiens donc, il avait composé la musique du très similaire Yoru no tsuzumi, déjà précité, ou de La Bête blanche de Naruse (un des rares films de Naruse jouant sur la lenteur et la tension sexuelle) et de nombreux autres grands films (Le Duel silencieux, Zatoïchi, Les Enfants d’Hiroshima, Dobu, Une femme de meiji, L’Enfant favori de la bonne, La Harpe de Birmanie, les Miyamoto Musashi d’Uchida, Les Onze Guerriers du devoir, ainsi que le dernier grand film de Misumi : Les Derniers Samouraïs). La musique contribue à l’étrangeté de l’atmosphère du film. Contrairement à ce que l’on pourrait s’attendre pour un jidaigeki d’inspiration classique (la pièce est certes — contrairement à nombre d’autres pièces issues du répertoire kabuki ou bunraku — moderne), le style est d’inspiration occidentale, une sorte de musique de chambre lancinante, minimaliste et macabre mêlant notes au clavecin et un riff à la Goldorak. Musique qui a la qualité, non pas de sautiller en cœur avec la situation, mais d’insister, comme un murmure moral et omniscient, sur la nature tragique et fataliste de la fable.

Un nouveau chef-d’œuvre dramatique pour Misumi en somme.


Le Temple du démon, Kenji Misumi (1969) Oni no sumu yakata | Daiei

Komako, fille unique de la maison Shiroko & Le Palais de la princesse Sen, Kenji Misumi (1960)

Double programme populaire

Note : 4.5 sur 5.

Komako, fille unique de la maison Shiroko

Titre original : Shirokoya Komako / 白子屋駒子

Année : 1960

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Fujiko Yamamoto, Katsuhiko Kobayashi, Mieko Kondô, Ganjirô Nakamura, Ryûzô Shimada, Minoru Chiaki, Fujio Murakami, Chikako Hosokawa

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Note : 4.5 sur 5.

Le Palais de la princesse Sen

Titre original : Sen-hime goten / 千姫御殿

Année : 1960

Réalisation : Kenji Misumi

Avec : Fujiko Yamamoto, Kôjirô Hongô, Katsuhiko Kobayashi, Tamao Nakamura, Ganjirô Nakamura, Isuzu Yamada, Takashi Shimura, Osamu Takizawa, Ryûzô Shimada

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Cela en devient un peu indécent de voir autant de drames tragiques ou de beaux mélodrames réalisés par Misumi invisibilisés parce qu’ils ne répondent pas au genre qu’on attend de lui ou que les distributeurs se sont fait de lui. Il ne faut pas s’y tromper, Misumi réalise ces tragédies exactement de la même manière qu’il tourne ses histoires de samouraïs ou de joueurs errants. Dans le genre jidaigeki pur (sine katana), il n’a parfois pas grand-chose à envier à Mizoguchi, par exemple.

Ses séquences sont toujours d’une intensité folle. Ses acteurs ne font jamais un geste de trop. On sent même avec les quelques extraits de théâtre kabuki que l’on peut voir ici ou là qu’il y a une filiation dans la logique de jeu : on est encore dans un jeu très codifié, mais si on adopte parfois des postures ou un petit temps d’arrêt pour exprimer ostensiblement la situation, grâce à ses nombreux gros plans et son montage très resserré, Misumi et ses acteurs reproduisent cette logique, mais l’adaptent aux regards et souvent aux seuls mouvements de tête. Grosse impression de puissance et de tension en retour. Et cela, que Misumi dirige un acteur de comédie, de chambara ou de drame, il s’y prend exactement de la même manière (ou les acteurs qui l’accompagnent répondent toujours aux mêmes codes épurés issus de la scène kabuki).

Tout au long de la riche carrière de Misumi à la Daiei, on l’a vu entouré des mêmes personnes ; plus encore ici avec ces deux films sortis la même année : équipe technique et acteurs sont identiques. On se demande presque sur combien de films une équipe pouvait travailler sur une seule journée… Mais la précision des acteurs et le génie de Misumi à les mettre en scène ne seraient rien sans des histoires fabuleuses à raconter. Ici, on est servi. Ces deux histoires, inconnues du grand public occidental, sont vraisemblablement de grands classiques au Japon. Elles font toutes deux références à des événements ou à des légendes connus ayant fait l’objet de multiples adaptations au théâtre et au cinéma.

Komako semble être inspiré de la vie tragique de Shirakoya Okuma, fille aînée d’un négociant en bois au 18e siècle et condamnée à mort pour des faits qui diffèrent largement de ce à quoi on assiste dans le film puisque celui-ci prend résolument fait et cause en faveur des amoureux déchus. Il s’agit d’une variation des Amants crucifiés. La fille d’une maison mal gérée est amoureuse depuis son enfance de celui qui a grandi avec elle, l’intentant du clan (ou de l’entreprise), mais sa famille cherche à la marier à un homme pas très beau, gentil, mais excellent gestionnaire qui aidera la maison à recouvrer la prospérité. Le père a la tête continuellement dans les nuages et la mère fricote en secret avec son coiffeur attitré (les joies de l’hypocrisie de la société japonaise derrière les paravents dorés des apparences et de l’honneur familial). À ce quatuor adultérin assez classique dans le genre des films de double suicide (ou d’amants crucifiés, donc) s’ajoute une étonnante note serial avec une sorte de Fantômette qui va et vient dans l’histoire en coup de vent tel un deus ex machina égaré du plateau de tournage d’à côté. Même ce personnage fantaisiste, avec ses talents de voleuse et d’espionne, n’arrivera pas à déjouer le complot dont les deux jeunes amoureux seront victimes. Dans l’histoire originale, ce serait plutôt eux qui se rendraient coupables de complot ; ici, la mort du mari est fortuite, et le complot est ourdi par l’amant de la mère, complot consistant à accuser l’amant de la jeune Komako pour l’écarter d’elle. Le plus étonnant dans l’affaire, c’est encore le finale. Comme dans toute bonne tragédie qui se respecte, le récit réunit tous les protagonistes (enfin ceux qui ne sont pas encore morts), et de manière assez remarquable, il ressort de cette grande scène à faire un constat pas si tragique que ça : tous ont leur raison. Mieux, ils cherchent à trouver la meilleure solution pour le couple adultérin (on insiste sur le fait qu’ils s’aiment depuis l’enfance). Le père finit par marier symboliquement les deux amants illégitimes. Avant, bien sûr, que l’honneur des apparences soit sauf et que tout ce petit monde soit généreusement humilié en place publique.

Pour les images, filer voir ici.

Avec Le Palais de la princesse Sen, on monte dans la hiérarchie de classe. D’une maison frôlant la faillite, on passe aux aventures amoureuses, voire sexuelles, de la fille du shogun. L’histoire semble avoir été maintes fois adaptée (la Daiei avait produit un Princesse Sen six ans auparavant avec Machiko Kyô et un tout jeune Raizo Ichikawa ; l’histoire serait inspirée de la vie de Senhime). Comme à son habitude, Misumi filme les histoires d’amour comme des thrillers. Et peut-être plus ici comme un film d’épouvante. Tous les codes du film du fantôme au début du film sont là : on sent poindre la femme croqueuse d’hommes, la sorcière qui envoûte ses victimes, et le récit prend un aspect de conte (façon Histoires qui sont maintenant du passé) fantastique qui montre déjà qu’on n’est pas tout à fait dans des récits en costumes ou des romances sages imbriquées dans des luttes de pouvoir, mais déjà un peu dans du cinéma de genre (entre Alexandre Dumas et Barbey d’Aurevilly, quand l’Histoire sert de prétexte à développer des récits populaires). Mais un fantastique ludique : on s’amuse du côté répétitif du destin des hommes que la fille du shogun voit débarquer devant elle avant de les voir systématiquement disparaître. L’histoire prend une tournure encore plus mystérieuse quand, forcément, le shogunat s’en mêle et cherche à s’enquérir de ce qu’il se passe réellement au sein du château, car les rumeurs vont bon train, et il en va de la réputation des Tokugawa.

On appâte ainsi la princesse avec un jeune et beau garçon. Celui-ci est vite invité à rejoindre le château où il est appelé à danser devant l’objet de sa mission, la princesse. La princesse Sen, comme avec tous les autres avant lui, s’entiche du bel homme, et bien sûr, à ce moment-là du récit, on se dit qu’on va peut-être en finir avec les assassinats dispersés dans les douves (dans les contes, il y a toujours un basculement où la répétition cesse). Toutes mes conquêtes passées finissaient par connaître cette technique que je ne manquais pas d’appliquer à chacune d’entre elles : c’est quand on se refuse à une femme qu’elle vous porte le plus d’attention. Bon, évidemment, il faut arriver déjà à un certain point de proximité, j’ai maintes fois tenté ma chance dans la rue, et l’indifférence… laisse étrangement indifférent. Vous voyez où je veux en venir : c’est parce que monsieur prétendument danseur itinérant est espion qu’il ne peut totalement (encore) s’adonner aux plaisirs de la chair ou prétendre (comme tous les autres, aveuglés surtout par l’ambition de plaire à la fille la plus en vue du pays) éprouver des sentiments profonds pour la princesse. Et c’est alors parce qu’il lui résiste qu’il lui plaît, et parce qu’il lui plaît… qu’elle lui plaît.

C’est ici que s’opère un autre basculement majeur du récit : adieu l’aspect conte fantastique tendance comico-scabreuse, bonjour le drame politique qu’on sent vite devenir tragédie. Pas d’histoires d’amour contrarié sans complot, et pas d’histoires d’amour interdit sans opposition ou dilemme, très cornélien, entre devoir et passion. Chacun des deux amants est contrarié, d’ailleurs, par un devoir propre (et forcément contradictoire avec celui de l’autre). Celui de l’espion, bien sûr, est de ne pas révéler sa nature… Quant au complot dont ils seront victimes, il vient de loin et propose là encore une vision revisitée de l’histoire originale. Il est imaginé par la sœur d’un ancien amant de la princesse qui, aidée de son propre clan, est parvenue à rentrer au service de la princesse, lui mettre entre les bras des hommes dont elle ignorait jusque-là le sort funeste : les tuer une fois sortis permettant aux comploteurs de répandre à l’extérieur du château des rumeurs qui entacheraient la réputation de la princesse… Tout ça pour finir par assassiner la princesse le jour anniversaire de cet ancien prétendant déchu. (Certains ont la vengeance facile.)

C’est tellement tordu (et joliment grotesque) qu’on reste dans le conte ou la fantaisie. Mais on y croit, justement parce que tout est joué avec gravité et justesse (là aussi, en art, un mariage rarement heureux et durable).

Comme dans le film précédent, les dernières minutes sont remarquables à la fois d’intensité et de tact (autre mariage impossible). Comme tous bons amants dont la condition est divulguée en place publique, il convient de préserver honneur et apparences. Et cela commence, contrairement aux deux amants du film précédent, par les séparer. À l’un, la mort par seppuku, à l’autre, l’obligation de se faire nonne (ou de bonzesse, tel que traduit dans le film).

Je garde les clés de la grande scène à faire du dénouement (un personnage mystère n’a pas été évoqué dans ce joyeux dévoilement de l’intrigue) par respect pour ceux qui voudraient encore voir le film (ou qui sont ennuyés de me lire)… Sachez juste, en guise de pied de nez, qu’il est pour l’heure impossible, pour les raisons plus ou moins exactes détaillées en introduction de ce commentaire, de se procurer ces deux films. Mosfilm et les archives coréennes rendent disponible leur catalogue (voire leur patrimoine) gratuitement sur le Net. Ici, bien que les deux films semblent avoir fait l’objet des soins de rénovation des archives japonaises (comme un carton introductif semble l’indiquer), ces drames de Misumi restent sagement dans des boîtes. Vous n’avez plus qu’à vous porter volontaire comme espion et, au nom du shogunat et du droit à la distribution libre des films du patrimoine mondial de cinéma, accéder aux films jalousement gardés au château des archives nipponnes sans vous faire repérer. Les douves des archives du film, dit-on, sont pleines de corps mutilés de cinéphiles enamourés, jetés là par on ne sait quelle princesse sans scrupules… « Si c’est vrai, c’est grave. »

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