Des filles pour l’armée, Valerio Zurlini (1965)

Le Salaire de la sueur

Note : 4 sur 5.

Des filles pour l’armée

Titre original : Le soldatesse

Année : 1965

Réalisation : Valerio Zurlini

Avec : Tomás Milián, Anna Karina, Marie Laforêt, Lea Massari, Valeria Moriconi, Mario Adorf, Aleksandar Gavric

Encore un joli film de regards qui se croisent et de nouvelles âmes errantes en quête d’humanité dans un monde à la dérive. Il s’agit presque là d’un film à la croisée des genres, voire d’un exercice de style réussi. On navigue entre le road movie communautaire (presque un genre en soi*), le western, le film de guerre, la satire politique antifasciste et le drame naturaliste. Une sorte de Convoi de femmes néo-naturaliste dans les Balkans, de Hideko, receveuse d’autobus version pinku, de Speed marié à La Rue de la honte, ou de Salaire de la peur avec des prostituées en guise de dynamite. Il y a un peu de La viaccia aussi, moins pour le genre que pour les thèmes abordés et pour les décors naturels, mais ma mémoire me fait sans doute un peu défaut. L’avantage de s’inscrire dans la continuité de récits presque mythologiques (le voyage initiatique derrière un volant, ici, dans sa variante la plus sordide), c’est que l’on convoque toujours la mémoire de ceux qui sont passés avant vous et qu’on ne se questionne plus vraiment sur les incohérences ou les éventuels clichés de l’histoire qu’on construit : si une histoire emprunte ces chemins déjà tracés par d’autres, c’est pour mieux s’attarder sur autre chose.

*Prenez les transports en commun.

Deux axes dramatiques principaux jalonnent donc le récit aux côtés de cet enjeu principal, prétexte à une série de rencontres et de dénonciations historico-politiques : l’impuissance et la désillusion des personnes soumises à l’audace et la grossièreté fascistes en temps de guerre, d’une part (et cela, sans jamais occulter les exactions dont se sont rendues coupables les troupes italiennes en Grèce et auxquelles, par conséquent, on ne peut pas dissocier la responsabilité d’un officier comme celui qu’interprète Tomás Milián) ; et les relations sentimentales, voire commensales, qui se nouent sans caricatures entre les trois soldats de l’armée occupante et certaines des prostituées.

Voilà deux sujets qui permettent à Zurlini de mettre en évidence son talent pour les jeux de regards, la communication sans dialogues et son humanité. Le film échappe par ailleurs au misérabilisme et à la caricature en ne faisant pas des prostitués des victimes uniformes et volontaires : sans mentir sur les raisons de leur présence dans ce lupanar mobile, certaines acceptent mieux que d’autres leur rôle et se conforment plus ou moins bien au contrat proposé par l’occupant du « sois un bon bout de viande contre un bout de viande ». Dénoncer la misère à l’écran, c’est souvent ne pas mentir sur son caractère protéiforme, ses contradictions et ses ambiguïtés.

Le film dure deux heures et on pourrait presque se dire qu’on aurait aimé en voir un peu plus pour se familiariser avec l’histoire personnelle de chacune. Trois femmes concentrent l’essentiel de notre attention. On passe rapidement sur le personnage de Lea Massari, quasiment muet, offert sans concessions au pire des trois bonshommes de la bande et réduit ici presque à un rôle de figuration. On en sait en revanche un peu plus sur les deux inséparables aux caractères diamétralement opposés : l’une, interprétée par Anna Karina (plutôt à contre-emploi, tout aussi séductrice que d’habitude, mais beaucoup moins réservée), accepte sa condition en refusant « de trop réfléchir » (une fois morte, elle aura l’occasion de réfléchir sur son inconséquence : agonisant, elle soufflera que c’est tout de même un peu idiot de mourir alors que sa ration de pain est à peine entamée) ; et l’autre, Marie Laforêt, semble au contraire torturée par le dilemme qui les lie à l’occupant : la famine ou la prostitution (c’est de son personnage qu’émergeront d’ailleurs les « réflexions » les plus profondes du film).

On s’attarde enfin et surtout sur un dernier personnage joué cette fois par la magnifique Valeria Moriconi apportant au film ses nuances de tendresse et d’humour, et cela sans pour autant perdre de vue le registre dramatique pour coller à la tonalité du film, c’est dire la performance de l’actrice. Associée au conducteur du camion, le couple semble presque avoir servi de modèle à deux personnages d’Il était une fois dans l’Ouest : celui de la putain résignée mais ambitieuse qu’interprète Claudia Cardinale et celui du tendre macho incarné par Jason Robards (on y trouve même une scène de wagon arrêté au milieu de nulle part qui servira de halte pour une nuit à notre petite bande de road-movistes communautaires). Si en plus de ça, on voit dans le personnage peu loquace mais charismatique de Tomás Milián un précurseur de l’homme à l’harmonica, comment nier qu’on marche bien là sur les traces du western ?…

De l’humanité pas trop forcée, subtile, et des échanges de regards qui diront toujours plus que trois lignes de dialogues : que demander de plus ?

Marie Laforêt et Anna Karina resteront inséparables jusque dans la mort, les deux actrices mourant à quelques semaines d’intervalle à la fin de l’année 2019. (Toujours finir sur une note positive.)


Des filles pour l’armée, Valerio Zurlini, Le soldatesse 1965 | Zebra Films, Debora Film, Franco London Films, Avala Film

Le Désert des Tartares, Valerio Zurlini (1976)

Le Désert des Taratatas

Note : 3 sur 5.

Le Désert des Tartares

Titre original : Il deserto dei tartari

Année : 1976

Réalisation : Valerio Zurlini

Avec : Jacques Perrin, Vittorio Gassman, Giuliano Gemma, Helmut Griem, Philippe Noiret, Francisco Rabal, Fernando Rey, Laurent Terzieff, Jean-Louis Trintignant, Max von Sydow

Je ne croyais pas dire ça un jour, mais l’argument du film est un chef-d’œuvre. Certes, les scénarios ne sont pas des œuvres, mais le roman dont est tiré le film a des… arguments pour me convaincre de le lire un jour. Avec un titre de film pareil, sans rien connaître au roman initial, on est en droit d’attendre du spectacle, de l’aventure, du mouvement, des rebondissements… Et, surprise, sur notre chemin de spectateur, se dresse une histoire absurde et existentialiste à la Kafka sur une frontière floue où il ne se passe jamais rien et où on attend sur des décennies l’apparition d’un ennemi craint et imaginaire : les hommes de l’État du Nord ! Aka, « ceux dont on ne peut pas dire le nom », aka « Les Tartares ».

Les officiers amenés à se perdre dans cette forteresse du désespoir semblent, au fil des ans, soit broyés par l’ennui et le doute, soit sujets aux mirages et aux récits fantastiques de ceux qui pensent avoir vu quelque chose. Le plus souvent, ils finiront anéantis par la solitude et l’isolement des lieux, drogués ou fous. D’étranges relations se nouent entre ces soldats qui désespèrent de ne jamais se battre et pour certains, cet ennui finit même par devenir une drogue en soi : la foi qu’un jour les hommes de l’État du Nord se présenteront à eux et attaqueront. Le moindre signe venu du désert pourra ainsi être vécu comme la preuve de l’existence d’une attaque future et espérée. Certains attendent le Messie ; eux, c’est l’ennemi qu’ils guettent en espérant qu’ils viennent les délivrer. Parmi ces officiers (volontaires ou non) affectés à cette frontière débouchant sur le vide, certains rêvent d’abord de quitter ces lieux où rien ne se passe (c’est le cas du personnage principal) ; d’autres semblent s’être résignés depuis longtemps à y pourrir parce que la retraite que procure ce poste avancé loin du monde était ce qu’ils pouvaient rêver de mieux pour achever leur existence ; d’autres encore rêvent tellement de voir finir par aboutir à leurs portes une attaque qu’ils tardent à prendre les bonnes décisions quand les premiers signes extérieurs de la présence ennemie apparaissent : au moins, si la forteresse apparaît désertée, cela incitera peut-être les « Tartares » à attaquer. Les soldats qui y perdront la vie mourront alors d’autre chose que d’ennui et resteront peut-être dans les livres d’histoire.

Une matière en or, un sujet à grands films. Seulement, pour mener à bien de tels projets, il faut des génies aux commandes ou des réalisateurs audacieux un peu fous capables de tracer des pistes nouvelles dans le désert… Et Zurlini est, à mon sens, loin d’être l’homme idéal pour un tel film : c’est un cinéaste des espaces urbains et de l’intimité. L’errance serait peut-être plus dans ses cordes, mais le film reste pauvre en propositions purement cinématographiques, visuelles ou situationnelles illustrant cette thématique. C’est aussi un cinéaste habile à dévoiler les regards qui se croisent et à adopter des points de vue subjectifs. Là non plus, on ne voit rien de tout ça dans le film. Zurlini n’a ni les armes pour lutter face à un tel ennemi invisible qu’est la mise en scène des grands sujets existentiels ni le talent pour faire de la mise en scène le point d’attention central d’un film parce qu’il n’a jamais été un cinéaste des ambiances, de la contemplation et des illusions. On trouvait peut-être un peu de cette ambiance absurde et post-apocalyptique dans Le Professeur, mais une telle histoire (vide) aurait nécessité que tout soit mis en œuvre pour que l’accent soit mis sur les qualités imaginatives de son argument. On aurait pu rêver d’un Aguirre statique chez les Tartares, d’un 2001: A Time Odyssey, d’un Solaris terrien et uchronique ou d’un Problème à trois corps… pour te pendre. Occasion manquée. Un film, ce n’est pas un scénario. Encore moins une adaptation. Mais adapter un tel roman proposant un espace vide entier susceptible de voir des génies de la mise en scène venir y exprimer leur talent, ce n’est pas adapter La Dame de chez Maxim.

Peut-être y a-t-il des œuvres littéraires, basées sur un univers poétique et absurde parallèle, qui se déroberont toujours à leurs adaptations. Qui irait produire une adaptation du Rivage des Syrtes (dont l’argument est quasiment un clone du Désert des Tartares) par exemple ? Ou de… Dune ?… De Fondation ? Aucune adaptation ne sera jamais à la hauteur des imaginaires que ces œuvres véhiculent. Et j’insiste : la seule astuce viable avec de telles adaptations, c’est de s’écarter des obligations dramatiques d’une histoire, en évoquer les contours seuls tout en gardant une forme de cohérence narrative, et cela afin de proposer une œuvre qui s’appuie davantage sur l’atout majeur du cinéma : l’image. Ces histoires suggèrent des imaginaires puissants, ce serait une erreur de faire confiance aux dialogues pour en restituer la magie, la beauté ou l’absurdité. On ne vient pas voir Dune pour l’histoire, mais pour son univers (c’est bien pourquoi il y avait une logique à voir David Lynch en proposer une première version).

Zurlini ne dépasse jamais l’écueil de la transgression du roman et de son adaptation « littérale » se perdant à retranscrire à l’écran des scènes de dialogues bien trop prosaïques pour que l’on puisse partager la folie, le désarroi ou l’ennui des personnages. Quand on pense à l’utilisation des dialogues d’un Tarkovski dans Solaris ou ailleurs, il parvient toujours à les mettre au second plan : sa caméra montre autre chose et s’applique d’abord à transmettre une ambiance qui doit coller avec celle de son personnage.

Peut-on filmer un ennemi invisible ? Bien sûr. Qu’il existe ou non, ne pas pouvoir le montrer ne devrait pas être un problème parce que le cinéma, c’est l’art de suggérer les choses sans les montrer. On peut ainsi supplanter la menace d’un ennemi qu’on attend sans jamais le voir à d’autres, bien réels, moins exogènes mais tout aussi anxiogènes : les éléments naturels, la folie, la solitude, l’absurdité…

Peut-on filmer l’ennui ? Bien sûr. Tout l’art de la mise en scène consiste à filmer l’invisible, l’attente, l’ennui, la pesanteur, l’illusion du temps qui passe, la percussion des images pour en suggérer un sens. Quand Sergio Leone filme le début d’Il était une fois dans l’Ouest, il n’a ni besoin de dialogues, ni besoin d’action. Parce que la mise en scène, c’est justement de donner corps à ce qu’il y a entre les choses. Son cinéma, comme celui de Kubrick, de Visconti, de Coppola ou de Tarkovski, n’est fait que de pesanteur où il ne se passe rien, où on met de la distance avec les choses, où au contraire on se focalise sur une autre qui tarde ou grandit. L’attention, comme le suspense, elle naît de « l’attente », de la « suspension » des choses. Un dialogue ne suspend rien ; si on ne le met pas à distance ou en situation, on adapte gentiment un scénario pour la télévision. Le Désert des Taratatas.

L’ennui devrait être ce qu’il y a de plus cinématographique à filmer. Parce que pour filmer l’ennui, on est obligé d’essayer d’en faire sentir au spectateur les raisons et l’origine. L’ennui devient un mystère à appréhender. Filmer l’ennui, ce n’est pas filmer le néant ou l’attente. C’est en filmer les contours. C’est creuser les raisons de cet état suspendu supposément vide. La caméra fouille dans son environnement ce qui accable tant les personnages : c’est une loupe qui cherche des indices, qui illustre une quête en train de se faire autour de soi, dans un environnement immédiat que l’on ne saisit pas. C’est le montage qui fait alors dialoguer entre eux les images et qui nous suggère des explications à cet ennui. Concentrez-vous dans un film qui traite du néant, de l’absurdité ou de l’ennui sur les maigres éléments dramatiques que l’histoire vous offre, et vous n’avez rien compris, parce que le but, il est précisément d’illustrer un fantôme à travers les traces bien visibles qu’il laisse à son passage. L’ennui, tel un trou noir, on ne peut le voir directement, il faut guetter les traces qui trahissent sa présence. Et c’est ainsi qu’il finit par fasciner et par vous envoûter : parce qu’on regarde graviter autour de lui ce qui est encore vivant et qui finit par sombrer dans la torpeur. Ce qui émeut, ce n’est pas un cadavre déjà sans vie, mais un corps qui meurt et présente ses derniers sursauts de vie.

Mais ne mettons pas tout sur le dos de Zurlini. Pour illustrer ces espaces impalpables, pour mettre en scène les indices résiduels d’un mystère qui nous échappe et qu’il faut dompter, il faut disposer d’une matière suffisante servant de révélateur. Si aucune matière ne tombe dans le trou noir, vous n’assisterez jamais à son festin. Le néant, effectivement, on ne le filme pas en filmant « rien ». On le filme en multipliant les images qui le précèdent et le contournent.

Elle est peut-être là d’ailleurs la plus grande absurdité du film : toute la production (Zurlini en tête) semble avoir rendu les armes bien trop vite une fois envoyés à la frontière. Le monstre était là, il fallait tendre les jumelles et ne pas résister à la tentation de le montrer, quitte à ne rien voir. Depuis Hitchcock (rappelons-nous par exemple du film le plus hitchcockien de Steven Spielberg, Les Dents de la mer), on sait que plus un ennemi est invisible, plus il terrorise. Encore faut-il suggérer sa présence, ou son absence. Au lieu de nous montrer des personnages regardant au loin et discutant de ce qu’ils voient, il faut nous donner à voir ! Le cinéma, c’est la percussion des images. Pas un assemblage scolaire de répliques égrenées comme un chapelet de bénédictine pour faire plaisir au scénariste. Zurlini, le cinéaste des regards aurait dû comprendre ça. À des personnages qui regardent au loin pour guetter un ennemi invisible, il faut répondre à des plans subjectifs. Sans contrechamp, pas de hors-champ. Sans hors-champ, pas de crainte, ni ennui, ni attente. L’ennui n’est plus diégétique, mais canapégétique. Les répliques doivent poser brièvement les enjeux d’une situation, mais très vite, il faut les mettre à distance et se focaliser sur l’objet insaisissable qui apparaît, ou non, au loin.

Et si le problème vient autant de la production que de la mise en scène prosaïque et verbeuse de Zurlini, c’est bien qu’il faut apporter au film une matière à filmer dans ces contrechamps. Or, on voit trop la distinction entre les séquences tournées à la forteresse en Iran et les intérieurs de Cinecittà. Si la mise en scène, c’est l’art de faire dialoguer les images, l’un des défis de contextualisation auxquels doit se frotter tout cinéaste, il est d’arriver à faire cohabiter dans une même séquence des éléments tournés dans un lieu avec un autre. Pas le choix de trouver des artifices pour donner à voir justement l’instant, l’espace, où les personnages passent d’un lieu à un autre. Peut-être que les autorités iraniennes ne pouvaient-elles pas donner leur aval pour que soient aménagés un site archéologique pour le bien d’une production audiovisuelle. Mais c’est bien là toute une question de production. Si Zurlini est sans doute un peu fautif d’avoir cherché à suivre béatement un scénario trop littéral d’une œuvre qui n’a probablement rien de cérébral, le reste de la production l’est tout autant. On ne peut pas faire tout un film, cloîtrés dans un décor reproduit dans un studio, et se trouver tout à coup dans la séquence qui suit dans la cour ou sur les remparts d’une forteresse. Pour montrer cette drôle de guerre aux frontières d’un monde qui n’existe pas, il faut pouvoir l’alimenter avec autre chose que quatre ou cinq espaces clos et quelques séquences en extérieurs. Des transitions sont indispensables. Un jeu sur la profondeur de champ disposant toutes les échelles de cet environnement dans une même image aurait aidé à la contextualisation des choses, par conséquent à l’imaginaire. Parfois, ce sont bien des astuces de production qui servent à donner de la prestance à certains films qui en manquent par ailleurs à travers des séquences qui tout à coup proposent une idée, un angle ou un décor ingénieux : on pourrait rêver d’un dispositif comme celui mis en place pour un palace inachevé dans Rio Conchos capable de mettre à l’écran enfin un rapport intérieur/extérieur de la forteresse et d’illustrer l’absurdité de la présence de ces hommes postés au bord d’un précipice incertain.

On ne peut pas non plus compter sur Ennio Morricone pour pallier à l’absence de matériel et d’images. La musique ne fait jamais que venir surligner ce que l’on voit à l’écran. Elle n’est souvent qu’un écho qui vient renforcer l’espace vide d’une pièce, d’un décor, d’une situation. Elle ne fera jamais vibrer un espace que l’on a déjà rempli de personnages soumettant déjà au public leur musique. Il y a des films dans lesquels les dialogues sont à mettre en avant parce qu’ils font figure d’atout premier d’une œuvre ; mais quand un film est destiné à dévoiler autre chose, à développer tout un imaginaire visuel (même intime), les dialogues ne sont plus que des notes de bas de page.

Raté donc. Je rêverais d’une adaptation de cette histoire en film de science-fiction dans un univers spatial. Elle est là désormais la nouvelle frontière. Et les Aliens feraient de parfaits « Tartares ». (Encore faudrait-il trouver l’homme providentiel acceptant d’être envoyé ainsi au front dans une guerre avec comme seul ennemi que lui-même…)


Le Désert des Tartares, Valerio Zurlini (1976) Il deserto dei tartari | Fildebroc, Les Films de l’Astrophore, Reggane Films, Corona Filmproduktion

La Peur & Les Évadés de la nuit, Robert Rossellini

Note : 3 sur 5.

Note : 2.5 sur 5.

La Peur & Les Évadés de la nuit

Titres originaux : Non credo più all’amore (La paura)/Era notte a Roma

Année : 1954/1960

Réalisation : Robert Rossellini

Avec : Ingrid Bergman, Mathias Wieman/Leo Genn, Giovanna Ralli, Sergey Bondarchuk

Qu’est-ce que c’est poussif… Je n’ai jamais compris l’intérêt pour ce cinéaste et je ne le comprendrais sans doute jamais. C’est une chose de ne pas chercher à faire dans le spectaculaire, mais le but même de réaliser des films (et cela, depuis Brighton), c’est de trouver la manière d’illustrer au mieux un sujet et une histoire qu’on décide de porter à l’écran. Je vois la mise en scène comme un axe spectaculaire/distanciation. Cela a toujours été mon prisme de lecture, peut-être à tort ; et il m’est impossible de placer Rossellini sur cet axe.

On le voit bien ici. Ce qui transparaît des mises en scène de Rossellini, c’est de l’amateurisme. On comprend ce qu’il voudrait faire, mais comme il n’y parvient pas, manque de talent, ça tombe à l’eau.

Attirer l’attention du spectateur ou jouer avec son intérêt pour lui suggérer quelque chose, c’est tout un savoir-faire. Il faut maîtriser le sens du récit, les acteurs, la caméra, le montage, le rythme à l’intérieur du plan et d’une séquence à l’autre, l’usage de la musique. Rien que sur ce dernier point, on ne le sent pas du tout maître de quand en mettre ou non : lors de ce dernier film avec sa femme (La Peur), il en fout partout, ça déborde, c’est ridicule tellement ses choix sont mauvais. Et quelques années après, avec Les Évadés de la nuit, ça donne presque l’impression de n’en avoir plus rien à faire, de ne savoir tellement pas quand mettre de la musique que le rythme s’étiole d’un coup et qu’on se demande ce qu’il se passe…

Et non, ce n’est pas une volonté de sa part. Quand on décide de ne pas mettre de la musique et qu’on s’y tient, on maîtrise en conséquence la tension et le rythme des séquences. Dans Les Évadés de la nuit, certaines séquences suivent directement la précédente sans changer d’espace ou de temporalité (à la façon du théâtre), pourtant, si une nouvelle séquence est lancée et si un basculement narratif s’opère, c’est bien qu’un nouveau personnage est apparu ou qu’un événement imprévu force un nouveau départ. Or, sans montage, sans ellipse et sans changement d’espace, il faut bien « mettre en scène » ce basculement, car c’est toute la tension, la tonalité et le rythme du film qui changent en conséquence. On sent que c’est ce que tente encore vaguement de faire Rossellini ; lui, le soi-disant apôtre du néoréalisme, tente encore tant bien que mal de coller aux exigences esthétiques et aux codes du classicisme. Sauf qu’il semble ne plus du tout savoir où il en est. Le scénario ne l’aide pas beaucoup parce que le film est long (pour ne pas dire interminable), avec les dernières minutes très étranges durant lesquelles on ne comprend pas pourquoi ça ne finit pas alors qu’une grosse partie des personnages ont disparu ou alors qu’un autre réapparaît. On comprend alors que parmi toute cette bande, il y en avait un qui avait en fait la primauté sur les autres parce que c’est le seul qui restera (ce n’est pas pour autant un film d’élimination, car on l’aurait alors accepté).

Bref, l’impression qu’il n’y a personne à bord. Rivette me laissera exactement la même impression, avec au moins un constat que les cinéastes semblent eux-mêmes faire sur leur travail : « Puisque je suis nul, je vais adopter une approche minimaliste et naturaliste — la forme je m’en moque ». Voilà qui est bien pratique : alors que l’idée de mise en scène est précisément d’offrir un regard, un point de vue, un choix dans la manière de présenter les choses, ils cherchent tous deux à s’émanciper de cette obligation. D’accord, mais si on fait aussi bien à la télévision, pourquoi est-ce que la critique y a prêté autant attention ? Sans doute parce qu’ils leur prêtaient des intentions qu’ils n’avaient pas. Et parce qu’une des marottes trompeuses d’une certaine critique a été de faire des cinéastes (surtout quand ils n’avaient aucun talent de mise en scène) des « auteurs ». En quoi Rivette et Rossellini sont-ils des auteurs ? On trouve une constance dans leur incapacité à traiter et à illustrer un sujet qu’ils laissent à d’autres d’écrire pour eux ? La critique (notamment française) a été une critique au service des puissants (leurs amis qui comme eux souvent avaient été autrefois critiques et qui tentaient de prendre la place des anciens) au détriment des réelles petites mains et auteurs des films d’alors : les scénaristes ou adaptateurs. Il ne faut pas croire qu’il y a toujours un « auteur » derrière un film. Réunir des ingrédients et les mélanger ne fait pas de vous un cuisinier. Dans certaines productions, faire des films, c’est souvent pareil.

Ses deux actrices principales, en revanche : respect. Toutes les deux pour le coup se situent sur un axe de jeu d’acteurs assez identifiable et, à endroit, qui aura toujours ma préférence : on y retrouve à la fois une grande justesse, mais aussi une grande capacité à donner à voir d’innombrables expressions qui, en réalité, n’ont rien de “naturel” (raison de plus pour penser que pour certains le « naturalisme » n’avait rien de volontaire ou de contrôlé). Le jeu tout en sous-texte, notamment de Bergman, est un modèle (je dis quelque chose, je pense à une autre).


La Peur, Robert Rossellini 1954 | Aniene Film, Ariston Film GmbH / Les Évadés de la nuit, Robert Rossellini 1960 | International Goldstar, Dismage

La Verte Moisson, François Villiers (1959)

Note : 2.5 sur 5.

La Verte Moisson

Année : 1959

Réalisation : François Villiers

Avec : Pierre Dux, Dany Saval, Jacques Perrin, Claude Brasseur

Le récit des héros ordinaires fait rarement des histoires extraordinaires…

Des gosses de première dans un lycée de banlieue parisienne décident de s’improviser résistants face à l’occupation allemande. Mise en place de petits coups sans importance, puis passage à un autre un peu plus consistant. Manque de bol, ils se font se choper pour une histoire idiote dont ils ne sont même pas responsables.

Bien entendu, les apprentis Guy Môquet ne flancheront pas et resteront les bons petits héros dont chaque patrie chahutée par les affres de la guerre rêverait avoir.

Les vrais héros, il faut évidemment les honorer, mais le faire au cinéma cela implique souvent de nier toute possibilité aux nuances, aux paradoxes, aux contradictions de s’exprimer, et l’on se retrouve avec des histoires lisses.

Ces histoires de héros, on les connaît tous. Les héros ont tous la même histoire. Ils sont droits, courageux, ils sauvent la patrie, la mère et l’orphelin. D’accord. Et après ? Ça ne fait pas de bons films. À moins, parfois, d’y ajouter une note personnelle qui aille du côté de la fantaisie, de la romance, de la camaraderie. Parler d’autre chose en somme, s’intéresser à un angle oblique, moins frontal qui tombera fatalement dans l’hagiographie des héros.

Inutile de creuser beaucoup, car en réalité, les vrais héros n’existent pas ; du moins, ils sont en réalité bien différents de l’image que l’on se fait d’eux si l’on ne s’applique qu’à les montrer sous les aspects qui font d’eux justement des héros.

Le film expose brièvement quelques questions comme la peur, le doute, la frivolité, l’immaturité, mais de simples évocations ne font ni un angle ni un film. Si ça ne fait pas le sujet du film, je peine à croire qu’un film sur des héros, et non avec des héros puisse véritablement soulever l’intérêt du spectateur.

Les évidences, pour répéter un meme en vogue : « vu et s’en tape ». Pas le meilleur moyen d’honorer les héros de ces histoires sans saveur.



La Verte Moisson, François Villiers (1959) | Caravelle


Mud and Soldiers, Tomotaka Tasaka (1939)

« Tu n’as rien vu à Nankin. Rien. »

Note : 2 sur 5.

Mud and Soldiers

Titre français : Terre et soldats

Titre original : 土と兵隊 /Tsuchi to heitai

Année : 1939

Réalisation : Tomotaka Tasaka

Avec : Shirô Izome, Ryôichi Kikuchi, Isamu Kosugi

Deux heures de propagande à destination des soldats et des familles afin de les convaincre des bienfaits d’une guerre d’occupation. Certes, le réalisateur s’y donne à cœur joie : il faut noter la minutie avec laquelle il reconstitue l’environnement militaire (les assauts, tout particulièrement). Le fait, pour le Japon expansionniste, d’avoir commencé la guerre bien avant d’autres a permis aux réalisateurs japonais de montrer la guerre moderne comme on ne l’avait plus montré depuis la Première Guerre mondiale, le son et les nouveaux usages en prime. Je n’ai pas souvenir par exemple qu’il y ait des films en Espagne montrant aussi bien depuis l’intérieur la réalité d’une guerre moderne. Il y a donc un côté immersif certain dans le film, mais il ne faudrait pas s’y tromper : le naturalisme n’est pas la réalité. Une guerre sans morts, sans souffrance, sans perdants, c’est une guerre vue par un faussaire. Car si on y voit des soldats souffrir, on ne manque pas de les montrer, surtout, dépasser cette souffrance. En toutes circonstances, l’idée du film est de montrer les personnages héroïques aller toujours au-delà de leur fatigue, positiver coûte que coûte. Les soldats sont invariablement volontaires au combat, prennent soin les uns des autres ; ils sont dociles envers l’autorité qui n’est jamais discutée, enjoués à l’idée d’aller retrouver la prochaine ville ou (comme c’est dit dans une chanson qu’ils beuglent comme des étudiants à la sortie de l’école) tout heureux « de venir apporter la paix en Asie ».

On est à un haut niveau de foutage de gueule. Si on est bien dans de la propagande pure malgré le talent indéniable de mise en scène de Tasaka (et ce malgré un scénario qui tient en trois lignes), c’est que tout est fait pour gommer les aspects négatifs et pourtant bien réels d’une guerre (de surcroît une guerre expansionniste — on peut faire le parallèle avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie) : les soldats qui renoncent, les conflits et les violences au sein d’un même groupe de soldats, l’abus d’autorité, les blessures qui s’infectent, les morts dont on ne prend pas soin (en deux heures, un seul mort, on croirait presque à une exception, et le chef du bataillon se bat, bien sûr, pour qu’il soit incinéré et que ses cendres soient rapportées au pays), l’absurdité des ordres, la confusion, les tirs amis, la faim ou la maladie, le moral à zéro, les cons, et accessoirement… les combattants du camp d’en face et la population autochtone.

Ne cherchez pas. Les troupes japonaises victorieuses progressent héroïquement dans des villes « libérées » de leur population. On se demande bien pourquoi. Et il paraît tout à fait naturel pour ces soldats d’avancer et de prendre possession de villes vidées de leurs habitants. Un petit mensonge par omission, c’est toujours un moindre mal : on échappe aux violences des soldats sur les villageois, à l’accueil froid, voire hostile, aux vols (quoique, si, on vole, mais les butins de guerre, même dérisoires, comme une chèvre ou du parfum, sont montrés positivement — déshumanisation parfaite de la population occupée) ou à la destruction systématique des villes (il y a une certaine indécence à montrer des quartiers entiers et des maisons réduits en ruines, des bâtiments dont on peut deviner l’ancienneté — chose qu’un Japonais aura du mal à saisir dans un pays où les villes sont reconstruites dans leur totalité sur une génération). Par deux fois seulement, on croise des Chinois. Une première fois, la troupe de vaillants soldats entend venir au loin un groupe de ce qu’ils décrivent comme des réfugiés et dont ils prétendent qu’ils subissent les tirs issus de leur propre camp. Évidemment, montrer les forces occupées comme des sauvages, c’est une constante dans la propagande de l’agresseur (ou du colonisateur) ; ça justifie qu’on vienne apporter la « civilisation » à tous ces peuples incapables de faire les choses par eux-mêmes. Et puis, une autre fois, je ne suis pas sûr d’avoir bien compris l’image, mais dans un bunker dont les héros japonais ont réussi à prendre possession, le dernier combattant chinois est montré… enchaîné à sa position. Les méchants petits Chinois qui forcent leurs soldats à se battre dans un terrier contre les gentils Japonais venus leur apporter paix et sérénité.

On rappellera qu’avant que l’Europe remette le couvert des atrocités de la guerre totale, le Japon s’était fait remarquer en se rendant coupable de nombreuses atrocités en Chine. La guerre ne profite jamais à ceux qui la font au nom des autres ; elle ne profite qu’à ceux qui la décident et qui en font la publicité. Combien de généraux impérialistes japonais sont morts sur le front ? Probablement pas beaucoup. Le film pourrait leur être dédié. Il montre la guerre telle qu’ils voudraient qu’elle soit vue. Et le film fait au moins l’économie, par omission, de ne pas les montrer (à décider des actions des autres dans leurs quartiers préservés, voire à profiter des femmes locales dans un bordel construit pour eux).

Après-guerre, les films japonais seront bien plus honnêtes en dépeignant la réalité et l’absurdité de la guerre. Dans un conflit, personne n’en sort vainqueur, seulement celui qui passe pour le vaincu portera étrangement un regard plus juste que celui qui pensera l’avoir gagnée. On ne rappellera jamais assez cette évidence : un bon film de guerre est un film antimilitariste. On peut glorifier la violence dans des films historiques, la distanciation nécessaire y est toute naturelle ; d’ailleurs, par sa manière frontale de montrer les choses tout en en cachant d’autres, le film rappelle certaines images de films de samouraïs muets. Mais glorifier la violence d’une guerre actuelle, c’est de l’indécence pure et de la basse soumission à un oppresseur. Rien ne doit rendre acceptable le fait d’aller tuer son voisin ou de lui piquer sa terre. Tout film qui en fait la promotion est une saloperie. Parce que si un auteur ou un cinéaste n’a pas à faire dans la morale, on ne peut accepter qu’il soit soumis à une force supérieure qui lui souffle quoi faire à l’oreille et qu’il fasse la publicité de sa lâche soumission à travers une œuvre destinée à tromper les masses. On se rend alors complice des atrocités que l’on cache en montrant une réalité tronquée qui ne profitera qu’aux puissants exemptés, eux, de champ de bataille. L’art n’a pas à être moral, mais il doit être juste et traiter du réel. Maquiller des crimes de guerre en joyeuse fantaisie dans la boue entre camarades, ce n’est pas traiter le réel. C’est se placer du côté de l’oppresseur et de l’injustice.

L’année précédente, Tomotaka Tasaka avait réalisé un autre film de guerre de propagande, tout aussi prisé par la critique domestique de l’époque (prix du meilleur film de l’année pour la Kinema Junpo), et tout aussi peu intéressant : Les Cinq Éclaireurs. C’est seulement après la guerre et après quelques années de repos forcé (il aurait été victime du bombardement d’Hiroshima) que Tasaka reprend du service. Dans cette nouvelle vie, il y a au moins deux films à noter : L’Enfant favori de la bonne et A House in the Quarter. Un cinéma à l’image de son pays en somme…


Mud and Soldiers, Tomotaka Tasaka 1939 Tsuchi to heitai | Nikkatsu


Sur La Saveur des goûts amers :

Le cinéma doit-il être moral ?

Les antifilms

Liens externes :


Onoda, 10 000 nuits dans la jungle, Arthur Harari (2021)

Apoplexie Now

Note : 3 sur 5.

Onoda

Année : 2021

Réalisation : Arthur Harari

Avec : Yûya Endô, Kanji Tsuda, Yûya Matsuura, Tetsuya Chiba

Mise en scène et contextualisation : crédibilité, détails/situation générale

Il faudrait toujours se méfier des sujets inspirés d’un événement réel. Bien qu’on puisse imaginer que les auteurs aient essayé d’en retirer les éléments les moins crédibles (l’histoire ne serait pas 100 % authentique), ils ont peiné à faire ressortir la logique justement irrationnelle qui a poussé le personnage principal — mais pas seulement, car quand il apprend la possibilité de la fin de la guerre, par deux fois déjà, il est accompagné — à refuser l’évidence du réel. Retranscrire le basculement vers une forme de folie est une gageure qui relève presque de l’impossible : il faut pour cela gagner de ses acteurs qu’ils ressentent sans en rajouter le poids de l’isolation, année après année, l’obstination et les pertes de repères logiques qui expliquent le refus de se faire aux quelques signaux reçus indiquant la fin des hostilités ; il faut que tout le travail de contextualisation restitue au mieux l’environnement oppressant de la jungle où les menaces invisibles et parfois insoupçonnées peuvent fondre rapidement sur vous et vous anéantir (c’est d’ailleurs ce qui arrivera à tous les compagnons d’Onoda).

Ce n’est pas un problème mineur. Tout le film tient à cette gageure.

Pourtant déjà, bien avant que les soldats soient confrontés à ces signaux, très vite le film peine à convaincre par sa mise en scène et par sa direction d’acteurs. L’histoire ne me semble pas si mal agencée, avec quelques flashbacks pour amorcer le récit, délivrer au compte-gouttes quelques révélations sur l’identité et la nature de la mission (avec pour effet de créer une tension au sein même du groupe de soldats, puis un sens du devoir partagé). C’est bien la mise en scène qui ne parvient jamais à trouver le bon rythme ou la bonne approche. Il n’y a guère qu’à la fin peut-être que l’approche semble la mieux adaptée : en général, quand on sait qu’il y a une « scène à faire », il y a de fortes chances pour qu’on la rate, et le mieux est alors de surprendre le spectateur en lui en proposant une autre ou en adoptant un angle suffisamment singulier pour qu’il ne roule pas des yeux. Pourtant, la fin me semble adopter une approche plus convaincante que ce qui avait été jusque-là proposé. Et c’est sans doute aussi un peu grâce à l’acteur qui joue Onoda vieux. Quand on change ainsi d’acteurs en plein milieu d’un film, en général, on ne leur donne pas aussi facilement du crédit. C’est pourtant le cas ici, le rôle-titre jeune et l’ensemble des autres acteurs n’ayant jamais été à la hauteur du défi proposé.

Dès les premières minutes s’installe ainsi dans le film un faux rythme qui augure des faiblesses à venir (une volonté de jouer sur la lenteur surtout). Mais un rythme lent, ça se prépare, ça repose sur un contexte lourd, sur des ambiances travaillées, sur des acteurs comprenant parfaitement les enjeux derrière chaque situation. Rien pourtant de tout cela n’est maîtrisé. La lenteur est factice. Elle se justifie parfois par une pesanteur qui émane naturellement des images : on peine à distinguer ce qui s’y passe, on attend que quelque chose d’incertain s’achève ou prenne son envol, on guette avec les acteurs une menace hors cadre qui tarde à se montrer. Si on prend son temps alors que rien ne se passe à l’intérieur ou en dehors du cadre… rien ne se passe. Ce n’est pas ainsi que l’on crée des ambiances. Ce n’est pas le rythme ou la volonté de « faire lent » qui crée l’atmosphère, c’est l’atmosphère (et l’objet qui se présente sous nos yeux, avec sa part de mystère et d’incertitude) qui a comme conséquence la lenteur. La lenteur de la caméra ou du montage, c’est celle du chat qui se fait discret avant de fondre sur sa proie : on doit y trouver de la tension et de la concentration. Pas de tension ni de lenteur si la menace ou l’objet de tension n’est ni identifiable (parfois mal) ni tout bonnement présent (lors de séquences introductives par exemple : on sent comme une volonté de créer une atmosphère tendue à travers la musique et les images, à la Apocalypse Now ou à la Aguirre, mais ces deux éléments participant à la mise en scène n’offrent rien de bien probant à ce niveau). Parfois même, la lenteur est celle du cadre, du montage, du poids de la musique qui vient en contrepoint des images alors que les objets du cadre possèdent une vitesse propre (ce qui a pour effet de créer par ailleurs une vision narrative qui concourt à la création d’une ambiance puisqu’on sent le poids d’un récit subjectif qui tranche avec une vision habituellement neutre et omniscience : c’est souvent utilisé dans les films avec une voix off, mais elle est très peu utilisée ici). Harari fait le contraire. Il veut mettre la charrue avant les bœufs en quelque sorte et se repose trop sur l’espoir de gagner des effets sans en montrer (ou en suggérer) les causes ou les origines.

Résultat, on sent les acteurs empruntés, plus soucieux de suivre les indications du réalisateur pour leur donner le rythme, les expressions ou les effets souhaités que de s’intégrer dans une situation. Si la gageure pour une telle histoire, c’est de la rendre crédible alors même qu’elle repose sur des événements réels, la gageure pour un directeur d’acteurs et ses interprètes, c’est de rendre crédible la reconstitution d’une suite de situations ancrées dans un monde et une société passés, par définition, disparus. Difficile pour un acteur de rendre l’atmosphère et la mentalité d’un soldat sans se représenter la mentalité des soldats pendant la guerre et que votre directeur d’acteurs semble attendre de vous des effets prédéfinis sans comprendre que ces effets ne naissent pas d’eux-mêmes et que personne ne pourra y croire si on les reproduit tels quels sans prêter attention à ce qui les provoque (c’est bien pourquoi la situation doit toujours primer sur les détails). Au spectateur, on peut lui rendre plus facilement crédible une époque, une atmosphère, quand on a de gros moyens et qu’on est capable de contextualiser un monde grâce à des décors ou à des figurants. Quand on n’a rien de tout cela, quand les moyens de reconstitutions sont limités, il faut se reposer sur la qualité des acteurs et bien les diriger. Or, l’erreur, c’est de les laisser jouer souvent au premier degré les répliques qu’on leur a écrites, jouer sur les détails d’une situation qui n’a souvent qu’une valeur illustrative alors que l’essentiel serait de jouer une situation plus générale, une atmosphère, une époque (un comportement est souvent plus constitutif d’événements généraux, d’une situation, surtout en temps de guerre où la tension est constante, que d’humeurs passagères déterminées par des conflits, objectifs ou microsituations qui débordent rarement de l’espace d’une scène).

Pour reconstituer un monde, le rendre crédible sans le montrer, il faut s’appuyer sur un sous-texte qui devra prévaloir sur le moment présent : on doit ainsi sentir la tension d’un Japon mis sous pression, les besoins de penser à autre chose (une scène essaie de le faire, lors de la formation en flashback, mais le cinéaste n’arrive absolument pas à construire l’atmosphère de détente suggérée), le besoin de ne jamais montrer ses sentiments, de se conformer à une volonté supérieure, les conflits peut-être qui en découlent. On ne ressent rien de tout ça parce que les acteurs et la direction d’acteurs ne s’appliquent qu’à « jouer » une situation présente souvent moins intéressante qu’une autre plus globale. Certaines scènes sont de simples illustrations : elles sont là pour apporter diverses informations, mais elles servent surtout à illustrer un contexte, mettre en place un environnement historique et géographique. Tout ça concourt en principe à instaurer une ambiance et à provoquer une sensation, parfois un choc, de « crédibilité » : on ressent puissamment ce qu’on voit parce qu’on décèle des éléments hors cadre dans le regard des acteurs. Et paradoxalement, les acteurs arrivent à mieux restituer le monde qui est censé exister autour des personnages en en montrant le moins possible et en gardant à l’esprit l’atmosphère générale (c’est pour ça que certains acteurs que l’histoire a jugé trop « impassibles » sont si efficaces ; ils ne sont pas « impassibles », ils jouent une situation qui dépasse les enjeux illusoires du moment présent).

Ce qui prime ici, c’est de retranscrire une humeur générale qui ne doit surtout pas trop se laisser imposer un rythme ou une tonalité propres à des microsituations anecdotiques. C’est une des difficultés principales pour un acteur : dans mes « techniques d’acteurs », je précise qu’on réclame à un acteur à la fois de ne jamais jouer sur les détails et de jouer l’instant présent. Ce n’est pas si contradictoire avec ce que je dis ici : quand on dit à un acteur de jouer « au présent », cela concerne souvent son travail sur la « pensée », sur sa manière de rendre un texte ; en revanche, il faut comprendre la nuance avec « ne pas jouer les détails » : dans la vie comme devant les caméras, les comportements sont beaucoup plus conditionnés par des situations générales, des enjeux, des objectifs qui font bloc, et dans ce cadre, les microsituations, conditionnées elles par des enjeux immédiats à court terme, font généralement peu de poids. Il faut jouer l’un et l’autre, mais la situation générale, avec ses objectifs, ses enjeux, doit prévaloir sur le reste. Et à l’écran, en découle alors un jeu qui se fait dans l’instant, déterminé par le texte, les relations immédiates, et un jeu fait de sous-texte qui tire son origine beaucoup plus dans la situation générale (parfois, c’est la conséquence d’une séquence précédente qui influe sur le comportement actuel). Et cela, seul l’acteur qui joue Onoda vieux arrive à le laisser transparaître. Ce n’est peut-être pas encore suffisant pour un personnage qui aurait été ainsi déconnecté du monde pendant tant d’années, mais disons que par rapport aux autres acteurs qui jouent « l’instant » sans parvenir à faire transparaître la situation générale, c’est le jour et la nuit.

La photographie n’aide pas beaucoup plus à nous rendre le monde décrit crédible. Pas beaucoup de profondeur ou de contraste, ce qui semble être une surexposition permanente… Je ne sais pas si ce sont les effets d’une caméra numérique, mais c’est assez laid à voir. Et puis, qui fait des nuits américaines de nos jours ?…


Onoda, 10 000 nuits dans la jungle, Arthur Harari (2021) | Bathysphere Productions


Liens externes :


La Fille de tes rêves, Fernando Trueba (1998)

Note : 2.5 sur 5.

La Fille de tes rêves

Titre original : La niña de tus ojos

Année : 1998

Réalisation : Fernando Trueba

Avec : Penélope Cruz, Antonio Resines, Jorge Sanz, Rosa María Sardá

Quelle idée de proposer des comédies sur des monstres historiques et réels… ! Preuve est faite, une nouvelle fois peut-être, que l’humour s’exporte mal. Le film serait drôle, on pourrait lui pardonner cette faute de goût ; seulement, une comédie avec des juifs et des nazis qui ne servent que de prétexte à des situations qui n’ont rien de drôle mais qu’on fait jouer comme s’il s’agissait de grandes pitreries, j’avoue qu’on multiplie les faux pas.

Rien à dire sur les acteurs d’ailleurs, voire sur la mise en scène, disons, technique…

La mise en scène, c’est aussi adopter la bonne approche, éviter le mauvais goût, ne pas forcer les portes (ici, de l’humour). Ce n’est déjà pas bien glorieux d’avoir un humour aussi poussif, si en plus le contexte historique met mal à l’aise, cela en devient extrêmement gênant et problématique sur la durée d’un film. Imaginons que Trueba ait gommé totalement l’aspect humoristique de cette histoire, il resterait toute une panoplie de personnages stéréotypés difficile à supporter. C’est souvent le cas en comédie, mais l’intérêt pour les personnages, c’est aussi ça parfois qui peut faire en sorte qu’on laisse une chance à un film. Je ne parle même pas des personnages secondaires, parce que pour les principaux, c’est une catastrophe : la star au grand cœur qui veut sauver un juif (pas des juifs, son juif, celui avec de jolis yeux bleus), le metteur en scène amoureux de son actrice et qui entretient une relation avec elle alors qu’il est marié, l’acteur principal qui se révèle être à l’opposé du personnage qu’il interprète…

À ranger à côté de La vie est belle dans les films européens blindés de thunes cherchant un compromis commercial entre la comédie et le drame et qui se vautrent. On y retrouve d’ailleurs quelques éléments de la réussite de La Belle Époque : de l’humour et un film d’époque. La différence peut-être, c’est qu’il n’était pas outrageusement boursouflé comme La Fille de tes rêves. Comme quoi, c’est bien le fric, parfois, qui dénature les comédies légères. De la légèreté à la lourdeur ; de la comédie qui reste à hauteur humaine à un trop-plein d’ambition…


La Fille de tes rêves, Fernando Trueba 1998 La niña de tus ojos | CARTEL, Fernando Trueba Producciones Cinematográficas, Lolafilms


Le 17e Parallèle : La Guerre du peuple, Joris Ivens & Marceline Loridan (1968)

Note : 4 sur 5.

Le 17e Parallèle : La Guerre du peuple

Année : 1968

Réalisation : Joris Ivens & Marceline Loridan

Deux heures dans les tranchées au plus près des Vietnamiens dans la zone nord bombardée par les Américains. D’astuce en astuce, d’une attaque après l’autre, les deux cinéastes montrent la persévérance des villageois à faire face aux envahisseurs. Rarement, on aura montré aussi bien l’absurdité d’une guerre injuste menée par des brigands dont les crimes de guerre contre ces populations valeureuses n’ont bien sûr jamais été reconnus. On peut certes se demander jusqu’à quel point le couple a dû suivre les pas de la propagande et se garder de ce qui fâche (les moments de doute, les avancées ennemies), mais bien d’autres documentaires (tout en adoptant au contraire le point de vue américain faute d’accès à l’autre camp, celui des victimes) ont montré une cruauté similaire venant du pot de fer s’abattant contre le pot de terre vietnamien. Cet accès à « l’autre camp » change pourtant beaucoup de choses.

Loin des yeux, loin du cœur. C’est peut-être ça la contribution aux guerres du cinéma : sans images, les morts ennemis comptent pour du beurre, mais quand on prend conscience à travers les images que leurs vies valent tout autant que les « nôtres », on commence peut-être à douter de la légitimité à imposer sa force aux « plus petits » (même si les guerres actuelles tendent aussi à nous montrer que le témoignage des images n’a que peu d’effets sur notre perception des injustes batailles que certains prétendent mener en notre nom). Si les Américains ont tardé à le comprendre, et s’ils se sont encore échinés malgré les images et les morts à agresser un peuple souverain, depuis, même si occasionnellement, on fait mine de l’oublier en espérant à des batailles vite gagnées, la valeur portée à la vie et le regard surtout porté sur d’éventuels ennemis semblent avoir changé. Ce qui n’empêche pas quelques crétins à choisir toujours de partir en croisade…


Le 17e Parallèle : La Guerre du peuple, Joris Ivens & Marceline Loridan (1968) | Argos Films, Capi Films

Le Jardin des désirs, Ali Khamraev (1987)

Les Trois Sœurs

Note : 4.5 sur 5.

Le Jardin des désirs

Titre original : Sad zhelaniy / Сад желаний

Aka : The Garden of Desires 

Année : 1987

Réalisation : Ali Khamraev

Avec : Marianna Velizheva, Irina Shustayeva, Olga Zarkhina

— TOP FILMS

Le cinéma de l’enfance est souvent un moyen détourné pour les cinéastes d’échapper à la censure ou à la propagande. C’est d’autant plus vrai en Union soviétique où certains des meilleurs films mettent en scène des enfants (et le plus souvent dans des films d’époque) : L’Enfance d’Ivan, Cent Jours après l’enfance, La Belle, Soleil trompeur, Requiem pour un massacre, etc. Le Jardin des désirs est de ceux-là, mais il se démarque des autres en en adoptant, en plus de leur style résolument lyrique, un autre plus impressionniste, voire confusionniste, noyant son sujet derrière une atmosphère merveilleuse et une trame parfois un peu confuse.

Au lieu de rebuter (comme cela arrive souvent quand tout est fait pour bien nous tenir à l’écart de la compréhension des choses…), le brouillard qu’on nous impose durant tout le film, puisqu’il s’accompagne d’images envoûtantes, tend au contraire à renforcer la fascination pour ce qu’on distingue si mal mais qu’on pense pouvoir finir par comprendre à force d’insistance.

Ayant d’abord été séduit par l’atmosphère et le style du film, je me suis mis en quête d’un moyen pour en traduire le texte. Le film avait déjà été partagé sur YouTube, mais visiblement, il n’a jamais suscité d’intérêt ailleurs que dans son pays (ou dans celui de son auteur : Ali Khamraev est d’origine ouzbèke et vivrait aujourd’hui en Italie). C’est seulement depuis quelques jours que le film a été publié sur le compte Mosfilm. Aucun sous-titre disponible, j’essaie donc de passer par un site… ukrainien (nah !) de traduction d’extraits vidéos passant par une IA. Le résultat est parfois hasardeux, mais bien mieux que ce que j’aurais pu craindre. Et en définitive, il s’avère que s’il demeure de larges parts d’ombre dans le film, c’est aussi pour beaucoup parce que le film a été écrit ainsi.

Quelques procédés narratifs ou de mise en scène aident à plonger ainsi le spectateur dans un entre-deux permanent, entre fascination pour l’atmosphère et incompréhension. Par exemple, le film joue sur une dichotomie permanente entre les informations données par les images et celles données par le fond sonore ou la musique, ce qui permet soit une complémentarité (l’un illustre toujours l’autre), soit un dialogue entre les deux (souvent par opposition ou suggestion pour aller vers le symbolisme).

Comme certains films de l’ère soviétique, le récit est quasiment impressionniste, c’est-à-dire qu’il procède par petites touches, par des évocations, par des informations qui peuvent au premier abord ne pas faire sens, voire sembler contradictoires (les pères deviennent les fils, les prénoms se mélangent, le contexte politique — la recherche de deux fugitifs par la police politique — en arrière-plan reste incompréhensible, etc.). Il faut parfois ainsi renoncer sans doute à l’idée de trouver une cohérence au récit, car on est très éloignée des histoires réalistes que l’on connaît d’habitude (d’ailleurs, les résumés du film, en particulier celui qui semble avoir été écrit par le cinéaste, vont dans ce sens : il y est dit clairement que le « jardin des désirs » n’est pas la réalité, et que le film serait donc une sorte d’allégorie dont il serait laissé à chacun le soin d’en comprendre le sens).

On comprend ainsi au fur et à mesure (ou à force de révisions) les situations tant autour de l’anniversaire d’Asya et du jardin des plaisirs qu’autour des découvertes de l’amour à travers les expériences des trois jeunes filles, qu’autour de l’axe politique des prisonniers politiques recherchés par la police ou encore autour des fulgurances ou petites touches magiques qui parsèment tout le récit.

En plus des difficultés de traduction auxquelles on se heurte fatalement devant le film, ce style impressionniste, voire confusionniste ou littéralement obscur (de nombreuses scènes filmées dans la pénombre où on parvient mal à distinguer le visage des personnages), n’aide pas beaucoup à comprendre certaines situations ou certains types de relations qu’entretiennent les personnages. Mais la réalisation et les images sont tellement élégantes, l’atmosphère si envoûtante que même si on ne comprend pas après un ou deux premiers visionnages, on revoit le film encore et encore : chaque fois, on y découvre des détails qui nous avaient échappé et qui éclairent les précédents visionnages d’une compréhension nouvelle (ou au contraire, jette un trouble sur ce qu’on pensait avoir déjà compris). À l’image des nombreuses séquences tournées soit à la lumière d’une lampe ou d’une bougie, soit dans la pénombre de la forêt, notre œil semble ne pas se familiariser aux formes et visages ainsi éclairés lors d’un premier visionnage. Cela peut être parfois agaçant de se retrouver face à des personnages dans le noir alors qu’on n’a pas pris le temps de nous expliquer qui ils étaient, mais encore comme dans l’obscurité où on devine des formes en mouvement, des surfaces réfléchissantes, on tient aussi à percer la nature des choses à force d’habitude.

Et étrangement, c’est ce qui arrive. J’aurais rarement passé autant de temps sur un film pour essayer d’en comprendre les secrets, mais visiblement, faute de connaître certaines références culturelles ou historiques, faute d’être souvent suffisamment habile pour comprendre tous les jeux de symboles qu’offrent certaines œuvres à leur public, faute de pouvoir être suffisamment confiant dans la traduction automatique que je me suis procurée, j’en serai longtemps à me contenter de simples conjectures. Mais est-ce si important de ne pas comprendre quand justement ce « secret » ou ce mystère participe à l’étonnante atmosphère du film ?

Je serais tout aussi incapable de déterminer qui au sein de la production est le principal auteur de cette réussite : le scénariste Sergei Lazutkin dont c’est la seule création référencée ? Le réalisateur du film ? Son directeur de la photographie : Vladimir Klimov ? (Son opérateur même : Alexandre Renkov qui semble avoir beaucoup de crédit pour ses inventions ?) Sa monteuse : Vera Ostrinskaya ? Les deux responsables des décors : Parviz Tejmurov et Viktor Zenkov ?…

Le récit procède par « puzzle » d’informations ou par plantings (donner une information incomplète pour n’en révéler le sens que bien plus tard). Un exemple : un vieil homme en retrouve deux plus jeunes dans la forêt pour leur apporter à manger, c’est seulement plus tard qu’on apprendra leur nom respectif et encore plus tard que l’un est le père de l’autre…

D’autrefois, quand un personnage ou un événement sont évoqués, le récit nous le montre tout de suite après sans les identifier formellement : le lien est plus subtil, subliminal presque. Quand rien n’est ainsi expliqué, que le contexte et la situation sont dans un brouillard permanent, cela peut décontenancer. On se rapproche alors du principe cher à Bresson qui consiste à supprimer le rapport entre les causes et les conséquences, quitte à se passer totalement des premières. On est loin du réalisme dans lequel il est essentiel que le public comprenne précisément le contexte des événements, mais paradoxalement, c’est ainsi que les choses évoluent et se présente à nous dans le vrai monde : on n’a que des bribes, on ne voit que les événements auxquels on assiste sans les conséquences des choses et on en connaît rarement les causes et les origines. Une forme de réalisme sans omniscience en quelque sorte.

Le thème du film participe aussi à entretenir l’atmosphère magique du film. L’éveil « du printemps » est un sujet assez commun dans le cinéma ou ailleurs (c’est même le titre d’une pièce de théâtre), et au cinéma en particulier, les films mettant en scène des jeunes filles et jouant sur une forme de sorcellerie moderne que pourrait représenter le début de la puberté sont légions : Pique-Nique à Hanging Rock, Innocence ou même Carrie. Certains plans d’Asya face caméra, menton baissé et yeux noirs habités ne sont pas sans rappeler la fin du film de De Palma d’ailleurs. Mais aucun de ces films sur un « réveil » plein de mystère n’avait eu l’idée d’opposer cet angle dramatique avec un autre plus historique et particulièrement tragique comme l’invasion des nazis de l’URSS. Le film jouant en permanence par petites touches impressionnistes, le parallèle n’est d’ailleurs pas forcément compris dès le début, d’autant plus que si l’invasion nazie n’arrive qu’à la fin et que le sort précis des protagonistes reste peu clair, la guerre s’immisce dans le récit par des moyens détournés : l’appel de la jeunesse sous les drapeaux, les chants et films patriotiques, les exercices de la population, et surtout, un versant beaucoup plus critique sur une guerre plus intérieure, celle-là, puisqu’il est question de dissidents ou de prisonniers politiques en fuite, ainsi que d’un homme dénonçant son propre frère. À ce sujet, certaines critiques russes pointent du doigt le fait qu’il pourrait s’agir ici du premier film de l’ère de la perestroïka qui n’aurait subi aucune censure. Je n’ai pas bien compris ce qui était reproché précisément aux fugitifs, mais je ne suis pas sûr non plus que les dialogues nous en apprennent beaucoup plus (puisque tout est un peu évanescent, incertain dans le film).

Le ton est très vite donné dès le début du film quand la grand-mère évoque à ces trois petites filles une histoire mettant en scène trois sœurs vivant, comme elles ici, dans un petit paradis. Les éléments de sorcellerie ne tardent pas à venir : les filles tentent de deviner l’avenir à travers des jeux, en consultant une voyante, Asya invoque le personnage de Médée, on prête une intelligence ou une force magique aux oiseaux, on craint le baiser des hommes, etc. Pourtant, aucun de ces éléments ne sera jamais développé au point de faire pleinement tomber le film dans le « merveilleux ». On reste à la surface des choses, on ne fait que suggérer sans jamais insister sur aucun de ces éléments (c’est l’avantage de l’impressionnisme : on évoque un sujet, et on passe très vite à un autre avant de revenir plus tard sous une autre forme). Et plus tard encore, c’est la nature magique du personnage d’Innocent qui se précise : au lieu d’être un vieux fou comme on nous le présente d’abord, il se révèle être un sorcier, un mystique, soucieux d’abord de protéger son fils en fuite. Si les effets de la magie ne sont précisément jamais mis en œuvre ou montrés, c’est bien que tous les membres de cette famille censés avoir un rapport de près ou de loin avec la magie, au lieu d’être présentés comme des fous ou des personnes malveillantes, sont au contraire les victimes d’un pouvoir oppressif : quand le frère Kirill porte un toast au camarade Staline, on sent bien que c’est une façade pour se protéger de toutes les suspicions possibles… Une audace permise sans doute par la perestroïka et annonciatrice peut-être de la fin du régime…

Cet aspect politique et historique pourrait faire d’ailleurs écho aujourd’hui : on imagine que le film met en scène les suites, les conséquences ou même encore des événements liés aux Grandes Purges qui auraient été pour une part à l’origine de l’impréparation des Soviétiques à la guerre en 1941. On voit que le père d’Asya a été fusillé par exemple, et on voit lors de sa scène d’adieu à sa fille qu’il est en habit d’aviateur : des aviateurs qui auraient sans doute été plus utiles à défendre leur pays contre l’envahisseur nazi. Aujourd’hui, c’est le contraire : l’État mafieux et par conséquent désorganisé qui s’attaque à un pays innocent. « Opération spéciale » versus « opération Barbarossa ». On peut rêver que les propriétés magiques du film annoncent la fin d’un autre régime totalitaire…

Le film est proposé gratuitement sur le compte YouTube de Mosfilm. Espérons que des sous-titres dignes de ce nom soient vite proposés afin que le film puisse disposer d’une plus large audience… et m’éclairer sur des aspects du film qui me restent encore obscurs.


Le Jardin des désirs, Ali Khamraev 1987 Sad zhelaniy / Сад желаний / The Garden of Desires | Mosfilm, Vtoroe Tvorcheskoe Obedinenie

Schéma familial

J’ai passé plusieurs jours à essayer de comprendre les relations entre les uns et les autres dans le film. Pour m’aider dans cette compréhension, j’ai établi ce schéma qui reste sans doute perfectible :


J’ai consigné également à l’écrit tout le développement du film (séquentiel)… parce que… pourquoi pas. J’y note également quelques suppositions, des doutes aussi, et certaines évolutions au niveau des plantings et des symboles.

Séquentiel du film

Résumé : Asya, une jeune fille de la ville, rejoint ses grands-parents avec sa sœur cadette, Tomka, et sa cousine plus âgée, Valeria/Leria, dans un village au début de l’été afin de fêter ses 16 ans. On ne le sait pas encore, mais on est en 1941, et les Allemands s’apprêtent à envahir l’Union soviétique. Parallèlement, un homme de la police politique arrive en ville discrètement et demande si on connaît un certain Innocent, un vieux fou.

Générique : Musique lancinante au piano et atmosphère mystérieuse (souffle du vent) : une jeune fille en robe, Asya, se baigne dans la rivière : elle regarde le ciel qui se reflète sur l’eau. Crédits avec toujours le souffle du vent en fond sonore. Autre jeune fille, Tomka, rejoint une belle et grande maison (que l’on appellera plus tard « le manoir »). Crédits. Les « trois sœurs » marchent sur un chemin, l’une d’elles dit que si Pouchkine habitait ici, elle tomberait amoureuse de lui. Tomka demande à sa sœur si elle apprécie Sergueï, un garçon qu’elles ont croisé à Moscou. Crédits. Retour de la musique lancinante au piano et du souffle du vent : plant des arbres et d’une baraque (possiblement, celle des grands-parents autour de laquelle la majeure partie des séquences du film se passe mais qu’on ne verra jamais sous cet angle, et le « jardin des désirs » du titre), une voix appelle Asya. Crédits et souffle du vent. Plan étrange d’un panier d’osier à travers duquel on voit des arbres défiler : musique angoissante (celle qui accompagnera plus tard la présence des policiers politiques). Crédits. Retour au présent du panier d’osier : un homme couché dans une charrette s’en sert pour se protéger du soleil. Il se réveille et demande à l’homme qui conduit la charrette si des étrangers sont arrivés au village récemment. L’homme qui conduit ne se montre pas très collaboratif. L’autre homme est de dos et possède des bottes noires : il demande à celui qui le conduit s’il connaît le vieil Innocent, celui qui est fou. L’autre dit ne pas connaître de fou. Il remarque des gitans sur le bord de la route dans la forêt. Ils arrivent dans le village de Popovka (il y a des dizaines de localités avec ce nom en Russie, mais le film a été tourné à l’ouest du pays) : l’étranger s’étonne que des gens vivent ici, l’autre lui montre un tertre bucolique éclairé par le soleil sur lequel on voit au loin une baraque en bois et des filles jouer (c’est le « jardin des désirs »). « Asya ! Asya ! » entend-on crier au loin. (L’étranger, bien que de dos pendant toute la séquence, est probablement le collègue que Nikolaï fera inviter lors du repas d’anniversaire d’Asya.)

Scène 1 : Son sourd et mystérieux de gong : panoramique à l’intérieur d’un vieux clocher. Les trois sœurs : Asya fait sonner la cloche. Plan d’une vieille femme momifiée assise, puis sur des paysages au crépuscule : la grand-mère raconte un conte de fées à ces trois petits-enfants : l’histoire du Jardin des désirs. Dans ce jardin vivaient trois sœurs. Tels de petits oiseaux, elles s’émerveillaient de leur liberté naissante et de tous les petits plaisirs que leur offrait leur jardin. Et puis, un jour, un tourbillon arriva et emporta les sœurs loin dans un endroit inconnu.

Scène 2 : À l’aube, les trois sœurs se réveillent. Asya s’aventure dans le jardin : musique lancinante au piano, elle fixe à la fois avec crainte et envie ce qui semble être une balançoire sur laquelle repose une rose (la même rose avec laquelle elle se piquera à la fin du film, le symbole semble être assez clair…). Un jeune homme interpelle Valeria (c’est Vitya). Valeria et Tomka se préparent : cette dernière demande à sa cousine si elle va les abandonner une nouvelle fois pour des « cours d’espagnol ». La grand-mère cherche Asya : elle est dans le chêne.

Scène 3 : Asya, assise sur les branches du chêne, écrit une lettre à son amoureux resté en ville, Volodya : elle lui écrit qu’elle rêve des lieux où elle est et trouve cela étrange parce qu’elle n’y est jamais venue. Et puis, elle raconte que la veille, les lieux ont été balayés par une tempête. À minuit enfin, elle a vu une boule de feu éclairer le jardin comme dans un conte de fées (prémonition de la dernière nuit).

Scène 4 : Les sœurs s’amusent à prédire l’avenir. On découvre Vitya, l’amoureux de Valeria. Parmi toutes leurs étranges incantations, il est question que le bruit d’une hache signifie la mort (le jour de son anniversaire, mon père se présentera à Asya avec une hache bien mise en évidence).

Scène 5 : Asya écrit à Volodya que Valeria n’a peur de rien et qu’elle est très éprise de liberté. Elle évoque Médée qui a assassiné ses enfants par amour. « La nuit, mes enfants deviennent insomnie. » (!) Elle finit sa lettre en lui demandant d’écrire plus souvent et en lui disant qu’elle se rappelle de lui (phrase qui reviendra à la fin du film). On ne sait bien si elle cite des passages de Médée, mais elle dit ensuite : « Où es-tu, mon fils ? » Un coucou répond. (Indices qu’elle puisse être une sorcière.)

Scène 6 : Tomka dit à Asya que la mère de Valeria ne supporterait pas de perdre sa fille. Elle dit aussi qu’elle peut encore les sauver toutes les deux.

Scène 7 : Celui qui pourrait être Pavel, recherché par la police politique et qui se cache dans les bois avec un camarade, dit à un vieil homme (on ne le sait pas encore : son père, Innocent, venu leur offrir à manger dans leur fuite) qu’il réglera ses comptes avec son frère et ira à Karakum (en Extrême-Orient). Son ami qui a un bandeau sur la tête pourrait être musulman : à un moment, Pavel parle de « busurman », qui est une déclinaison de « musulman » en disant que sans lui, il serait rongé par les vers.

Scène 8 : Les filles s’amusent dans le jardin et profitent du parfum des roses (avant qu’elles les piquent sans doute : voir la fin).

Scène 9 : Le grand-père demande à sa femme qui était venu pendant son absence : un soldat de la ville a demandé où était Innocent. (C’est le prolongement logique de la première séquence du film : le « soldat » arrivant devant leur maison, la suite, c’est qu’il y soit allé et ait demandé les mêmes informations qu’à l’homme conduisant sa charrette. L’art des ellipses n’est pas toujours le meilleur ami de la compréhension de la situation d’un film… En deux phrases cependant, l’affaire est pliée parce que la scène ainsi éclipsée n’aurait rien apporté de nouveau : garder les recherches de la police dans l’ombre, n’évoquer sa présence au village que furtivement ou instaurer une atmosphère lourde avec des plans de bottes, voilà l’essentiel.)

Scène 10 : Innocent revient de la forêt (il a un oiseau sur l’épaule et un bâton, tout l’arsenal du sorcier) : son retour est guetté par des hommes qui se cachent dans les bois (on voit des bottes qui pourraient être celles du soldat évoqué dans la scène précédente).

Scène 11 : Les filles vont voir une voyante.

Scène 12 : Les filles participent à une fête. Elles rencontrent Sergueï, un jeune homme qui doit partir à l’armée et qui a déjà rendu triste une fille de la ville : Anastasia (Tomka met en garde sa sœur en lui disant de ne pas le laisser l’embrasser : ses baisers seraient un poison). Tomka dit à Sergueï que sa sœur est déjà amoureuse de quelqu’un. Tomka conseille à sa sœur de lui donner rendez-vous au cimetière à minuit. Sergueï dit à Asya qu’elle a une jeune sœur intelligente. Un garçon prévient que les « coucous sont arrivés », et ils partent rejoindre une autre bande de gars à la nuit tombée. Les intrus réclament toute la terre, les jeunes du village leur disent qu’ils en ont assez, et ils se battent tous (possiblement, ce sont des jeunes soldats de la caserne qui viennent empiéter sur le village, et un symbole que la guerre grignote peu à peu le « jardin des désirs »).

Scène 13 : Asya se rend à son rendez-vous, et seule dans la nuit, elle se demande où peut bien être son père (on ne sait encore rien de lui). Au même moment, ses sœurs s’inquiètent de ce qui pourrait arriver à Asya. Asya entend venir quelqu’un et appelle Sergueï, mais c’est un homme qui hurle et qui fuit (il semble toutefois avoir la chemise de Sergueï, donc cela pourrait être lui : soit il s’amuse à faire peur à Asya comme elle le fera juste après, soit il a véritablement pris peur au cimetière en présence… d’une sorcière prépubère qui s’ignore comme Asya).

Scène 14 : De retour dans la maison de ses grands-parents, Asya s’amuse à terroriser ses deux sœurs avec des références théâtrales difficiles à reconnaître : elle dit avoir échappé « au bâton de fer qu’on a voulu lui enfoncer dans le cœur » (un personnage de vampire donc). Le texte parle d’une certaine Anastasia à qui on dit qu’un grand trouble va s’abattre sur sa famille (les Romanov ?…), ça parle ensuite de corps gisant sur le sol, etc. (C’est vrai que Innocent a un petit quelque chose de Raspoutine et que ça pourrait jouer sur les vestiges du mythe des membres de la famille impériale qui aurait survécu : Masha, notamment, qui est aussi le prénom d’une autre fille du tsar…) Les grands-parents leur demandent de se coucher.

Scène 15 : La grand-mère borde Asya. Celle-ci lui rappelle que dans deux jours ce sera son anniversaire et demande si sa mère sera présente. Elle dit avoir rêvé de quelqu’un qui l’embrassait sur le front. Sa grand-mère lui dit que c’est son père qui lui avait rendu visite avant de partir. Asya lui demande si avant de mourir, il s’est rappelé d’elle. Elle lui répond qu’il s’est souvenu de tout le monde. Asya demande à son père, comme une invocation, de lui chanter une chanson.

Scène 16 : La grand-mère entend quelqu’un s’approcher dans la nuit et demande si c’est Innocent. Le vieil homme s’approche, lui demande de voir la tombe de Masha, et dit que le diable est venu.

Scène 17 : Asya rêve : de son amoureux, Volodya, d’elle dans une barque au milieu des nuages, d’elle devant une tombe (Masha, son père ?) avec ses sœurs : un rayon de soleil tombe sur elle. Elle se verse un seau d’eau sur la tête. Son lit vogue sur un fleuve alors qu’elle paraît morte (son visage semble porter des traces de suie).

Scène 18 : Dans la nuit, Valeria rejoint secrètement son amoureux. Échange étrange, possiblement à cause de la traduction : Vitya affirme qu’il s’est endormi en l’attendant et qu’il se trouve dans un bateau.

Scène 19 : Au matin, Valeria a le sourire, on nettoie la maison, on prépare Asya pour son anniversaire. Sa grand-mère lui donne un tissu qu’elle dit avoir acheté au bazar pour Pavlik (diminutif de Pavel, Pacha ; on ne sait pas encore que c’est le fils d’Innocent, mais les liens de parenté entre la grand-mère et Innocent ne sont pas très clairs) : avec une veste, ce sera parfait pour sa pièce de théâtre. Au mur, Tomka remarque un portrait et demande s’il s’agit de celui de Masha (on peut supposer donc que cette Masha précédemment évoquée par Innocent est une membre décédée de la famille) : elle fait remarquer qu’elle ressemble à Asya (la grand-mère confirme). Asya demande à sa grand-mère s’il y a un dieu ; elle lui répond que chacun est un peu un dieu pour soi-même. La grand-mère révèle que Masha est sa nièce : elle serait morte sous un train (on passe du mythe de la famille Romanov à celui d’Anna Karénine…).

Scène 20 : Asya lit à Tomka une chronique qui semble être celle de la famille : on y parle de Tatars, on y dit que « nul n’est prophète en son pays »… Elle change de page et lit que Masha est morte, que Nikolaï est parti à l’école et que Pavel a été blessé par un cheval (soit ce sont trois frères et sœurs, soit Masha est la mère des deux autres : le rapport entre Innocent et Masha n’est pas clair). Puis, il est question de contrevenants qui auraient été tués par « les ennemis du peuple ». Elle lit que Masha serait apparue avec un enfant dans les bras (Masha est le prénom slave de Marie, on flirte donc désormais avec les mythes chrétiens…) : Asya lève les yeux et regarde la caméra. Asya en conclut que Innocent n’est pas fou. Tomka lit à son tour : elle reste sur la même page, la chronique évoque la mort de Tolstoï (1910, donc). On y parle de naissances à la même époque, possiblement les enfants de la grand-mère, car Tomka croit reconnaître son nom (à moins que ce soit un désir de sa part de trouver des informations sur sa grand-mère dans la chronique : « Pélagie est née de Maria Gavrilovna Mutova, Benjamin de Serafima et d’Ivan Lykov »). Asya regarde le lit de la chambre et dit à sa sœur que c’est sans doute le lit de Masha.

Scène 21 : Dans le village, on chante des chants patriotiques, Asya va chercher des denrées à l’épicerie et est interpellée par son amie qui lui apprend que les garçons seront livrés demain au poste de police (?). En voyant passer la jeune fille, deux grands-mères se demandent qui elle peut être : la petite-fille de Nikolsky répond l’autre, une fille de la ville. Son amie lui dit que Seryozha (diminutif de Sergueï) veut l’inviter à danser. Puis, elle change de sujet et affirme qu’on raconte que la sorcière du village voisin a fait boire à une vache de l’eau dans la forêt… Asya regarde Sergueï et lui dit sans grande conviction qu’il lui plaît. Son amie continue ses commérages et évoque cette fois Pavel, le fils aîné d’Innocent : il aurait été aperçu près du manoir par un berger avec un gitan. Il boitait sur la même jambe et trébuchait « comme un loup qui mord une grenouille ». Asya ne comprend pas, car elle a lu dans les journaux que Pavel était mort dans un hôpital pour prisonnier. Son amie lui affirme donc que Pavel a ressuscité et que c’est un loup-garou (quelle famille, tout le monde ressuscite !). Elles se séparent en se donnant rendez-vous à la fête.

Scène 22 : Sergueï demande à Asya si elle sera à la fête et l’empêche d’entrer dans l’épicerie : elle répond que ce ne sont pas ses affaires et lui demande de la laisser passer. Elle trébuche. (On remarque que parmi les autres garçons, il y a Vitya — qui ne doit pas dire plus de deux phrases durant tout le film — et le jeune Fedya qui jouera plus tard les messagers et en pince pour Tomka : les mêmes niveaux d’âge et étapes de l’adolescence représentés que pour les trois filles.)

Scène 23 : Les villageois procèdent à un exercice avec des masques à gaz avec un entrain étonnant et sous les chants patriotiques qui laisse Asya incrédule : on dirait une armée de morts-vivants roulant gaiement vers la tombe.

Scène 24 : Dans la rivière, l’ami de fuite de Pavel attrape et mange un poisson cru. Innocent emballe de la nourriture pour son fils et son camarade : l’oiseau d’Innocent (Masha ?) mange sur la table. Asya regarde par la fenêtre et est surprise par l’oiseau. Quelqu’un espionne dans la nuit au milieu de la forêt : la police politique sans doute à la recherche de Pavel.

Scène 25 : Asya et Tomka s’aventurent au crépuscule près du manoir où Pavel a été aperçu : elles y trouvent un feu et concluent que quelqu’un squatte les lieux. La cadette qui ne sait pas ce que sa sœur a appris de son amie pense que ce sont les garçons du village qui l’ont fait. Elles entrent dans le manoir : depuis la fenêtre, Tomka voit Valeria et son amoureux s’amuser dans la rivière. Asya trouve le lieu triste. Tomka dit savoir que sa sœur pense qu’elle a vécu ici : Asya s’étonne qu’elle puisse ainsi deviner son étrange impression. Mais Tomka semblait plaisanter.

Scène 26 : Au retour, les deux sœurs se disputent. Tomka confirme que leur mère arrive le lendemain et dit qu’elle en a assez d’essayer de sauver sa sœur (elle « s’en lave les mains » — pas sûr de la traduction). Vitya devrait partir pour l’armée (suggère-t-elle que Valeria ferait mieux de laisser partir son amoureux pour l’armée et les laisser, elles, à leurs petits plaisirs d’enfants dans le jardin des désirs ? suggère-t-elle par là que la tragédie à venir serait comme une punition de s’être livrées ainsi à des plaisirs qui leur seraient interdits ?).

Scène 27 : Asya écrit une lettre à Volodya et lui raconte un conte de fées qu’elle intitule « La Sorcière ». Cette vieille sorcière nommée Marfa serait rejetée par les gens du village et serait capable de lire l’avenir dans les miroirs (planting).

Scène 28 : Les filles s’amusent à s’enivrer de l’odeur des roses. Asya et Tomka s’amusent sur la paille et l’aînée, Valeria, les trouve puériles. Puis, elles relâchent des oiseaux : au nombre de trois, celle dont l’oiseau ira le plus loin vivra le plus longtemps. C’est celui de Valeria qui semble aller le plus loin, mais ce n’est pas très clair : Asya semble la féliciter (on verra à la fin que Valeria semble avoir été envoyée dans un camp dans lequel elle aurait pu sortir vivante).

Scène 29 : Asya écrit toujours dans son arbre (cette fois, à Sergueï, semble-t-il) alors qu’on voit des images de ses sœurs et de son grand-père. Elle dit s’inquiéter du sort des enfants d’Innocent : comment un homme peut-il ainsi manquer de loyauté envers son propre frère ? jusqu’à quel point une haine aveugle envers un frère peut-elle aller ? Étrangement, elle signe Valeria-Tomka (possible problème de traduction). Elle achève en disant qu’Innocent lui a appris à écouter le sol.

Scène 30 : Une voiture de la police politique arrive en ville. Trois hommes questionnent un vieillard : gros plan sur un des trois. Avec le style du film qui consiste à essayer de tirer des informations des signes subliminaux, en particulier du montage, j’avais cru un instant que cet homme, qui est le seul des trois qu’on verra par la suite activement chercher Pavel, était son frère Nikolaï (à cause donc de l’évocation de la séquence précédente et du gros plan initial qui pouvait donc le laisser penser) (on remarque par ailleurs que parmi les trois, de dos, on retrouve un homme en veste blanche qui semble être celui du début dans la charrette). Ils recherchent quelqu’un (que l’on sait donc être Pavel depuis les informations de l’amie de Asya) et disent qu’ils le trouveront.

Scène 31 : L’amie d’Asya et Tomka se promènent en ville et croisent trois jeunes garçons qui les reluquent. Les jeunes font une sortie en camionnette : l’amie d’Asya continue de lui révéler ce qui se trame en ville. Selon elle, Pavel aurait un fils qui serait aussi pourchassé ; elle l’aurait vu près du manoir. (Je suis perdu : Innocent a donc un fils, Pavel, et… un petit-fils, et les deux sont recherchés ?!) Sergueï embrasse de force Asya sous les yeux de ce qui semble être Anastasia. Asya ne semble pas bien heureuse de ce baiser forcé (censé donc être un poison). L’un des garçons, en les voyant, dit qu’il est coupable et qu’il a battu la fille à mort (de qui parle-t-il ?).

Scène 32 : Dans la forêt, un des hommes de la police politique appelle Pavel à voix basse. Une silhouette se dessine dans les branchages, puis ce qui semble être Pavel, en compagnie de son ami, fuit les lieux. Toujours dans la forêt, Innocent écoute le sol (on imagine qu’il apprend ainsi que la menace se rapproche).

Scène 33 : Chanson folklorique à propos de deux amants qui passent la nuit ensemble : « au matin, l’herbe était froissée autour d’eux, ainsi que leur jeunesse ». Image d’une croix emportée par les flots.

Scène 34 : La fête au village, chanson « le soleil est bleu la nuit, il est dans ma mémoire comme une lune brillante. » Un train transperce la nuit. Asya a rejoint Sergueï, ils dansent paisiblement. Les paroles disent : « Souvent, quand je n’étais pas dans l’arbre, je rencontrais le bonheur dans l’arbre. » Anastasia les voit et quitte la fête. Ils regardent un film de propagande dans lequel les ouvriers se disent heureux de travailler à l’effort de guerre et où des soldats sont enthousiastes à l’idée de partir à la guerre (« maintenant, la guerre est là ! », belle annonce de ce qui les attend le lendemain). Sergueï a les mains baladeuses ; elle est un peu perdue.

Scène 35 : La nuit, Pavel retrouve son père (derrière, on peut apercevoir son ami) : ils semblent se cacher dans une vieille église. Innocent lui conseille de rester ici jusqu’à l’hiver, mais il mourra de toute façon. Pasha s’en moque, il voudrait avoir un pieu sous la main (loup-garou et maintenant vampire ?). Il lui dit qu’il n’a pas de chance (de qui parle-t-il, de son fils ?…). Innocent dit à son fils qu’il ne peut pas vivre sans lui. Il lui répond de se taire « vieux démon ». Ils entendent du bruit dehors.

Scène 36 : Ce sont Asya et Valeria. La première raconte une histoire de Pouchkine dans laquelle un sultan demande à ses esclaves de lui donner « le manteau », pas un manteau de velours ou de porcelaine, alors l’esclave arrache la peau de son propre frère. (Cela peut faire référence au Conte du Tsar Saltan où on parle de trois sœurs dont une doit être choisie en mariage par le roi ; mais aussi à une chanson slovène rapportée par Pouchkine…). Elles se promettent de se dire la vérité et se disent heureuses d’être aimées.

Scène 37 : Pavel s’émerveille de voir les sœurs jouer près de l’église. Innocent voudrait passer la nuit avec lui dans l’église, mais Pavel lui dit que c’est dangereux. Il le remercie pour la veste : elle lui tient chaud (arrachée de son propre frère ?). Les filles ont bien grandi, on dirait des jeunes mariées, dit-il. Il donne rendez-vous à son père au manoir.

Scène 38 : Les deux sœurs s’avancent nues dans la forêt. Valeria lui demande si elle a peur : plus maintenant, répond-elle. Asya demande où elle va : dans la forêt. (Scène très mystique qui pourrait être une sorte d’allégorie du passage à l’âge adulte ou de la fin de l’innocence.) (Il faut rappeler qu’Innocent est précisément… un vieux fou. La fin de l’innocence…)

Scène 39 : Les grands-parents ne dorment pas : la grand-mère dit que la fille est inquiète (parle-t-elle de Tomka qui dort profondément, semble-t-il, ou perçoit-elle ce que ressent Asya dans la forêt ?) et que Valeria erre quelque part.

Scène 40 : Entre rêve et réalité : les deux sœurs sont désormais à la maison. Valeria ne répond pas à Asya quand elle l’interpelle. Puis quelqu’un semble venir dans les bras de Valeria : elle l’enlace (jolie suite de surimpressions), mais tout cela ne semble être qu’un rêve.

Scène 41 : À l’aube, l’homme de la police politique découvre Pavel et son compagnon de fuite au bord de la rivière. Pavel semble être tué, tandis que l’autre homme est interpellé et mené à la station de police. En voyant passer le cadavre de celui qui est mort (Pavel ?) depuis sa fenêtre, la grand-mère gronde l’oiseau (d’Innocent) en disant : « Où est ton hôte ? Où étais-tu ? ». Innocent se tient immobile à l’entrée de la forêt, de dos.

Scène 42 : Le grand-père et la grand-mère viennent réveiller Asya dont c’est l’anniversaire. Le grand-père était venu avec une hache, Tomka s’en étonne et lui demande à quoi elle va servir (je n’ai pas compris le symbole, mais plus tôt, il a été question d’un bruit de hache signifiant la mort). La mère d’Asya lui a fait parvenir des chaussures neuves.

Scène 43 : Un peu plus tard, Asya écoute le sol près de la voie ferrée en compagnie de Tomka : elle lui dit que le train arrive.

Scène 44 : Sur le chemin du retour, les deux sœurs trouvent Innocent en train de creuser un trou profondément dans la terre et lui demandent ce qu’il fait (son fils est mort, et plus tard, il sera aperçu avec des vers). Elles l’obligent à les suivre.

Scène 45 : Les trois sœurs, pour l’anniversaire d’Asya, jouent leur pièce (sans paroles). La grand-mère les interrompt et leur demande de venir l’aider à la ferme.

Scène 46 : Un peu plus tard, dans le chêne, Valeria réconforte Asya qui pleure : elle lui dit qu’il est affectionné (?) et Asya se plaint de ne pas être aussi jolie qu’elle. L’oiseau (Masha ?) est là également. Elles disent que leur mère ne mange pas (?). Valeria dit à sa sœur qu’elle doit être fière et le laisser lui courir après, pas le contraire (elle parle de Sergueï ou de Volodya ?).

Scène 47 : Asya fait sa toilette et Tom lui demande ce qu’elle fera quand Volodya apprendra pour Sergueï. Elle préfère qu’il ne vienne pas. Tom lui demande si elle a fait quelque chose avec Sergueï. Asya semble dire que non puisque Tomka se dit être satisfaite qu’elle ne prenne pas exemple sur Valeria : elle ne voudrait pas d’une autre tragédie. Asya lui demande si elle préfère que Sergueï ne vienne pas à son anniversaire : Tom confirme et voudrait qu’elle reste avec son « musicien ». Asya dit qu’elle a envoyé une lettre à Sergueï pour lui dire qu’elle l’attendait. Tom lui demande si sa conscience ne la tourmente pas avec Volodya. Asya lui assure qu’elle lui expliquera. (On apprend par ailleurs que l’un des deux, Sergueï ou Volodya, doit partir à l’armée.) Asya avoue à sa sœur qu’elle est désolée pour Volodya, mais qu’elle ne se sent pas vivre sans Sergueï.

Scène 48 : La famille arrive : alors que Asya a enfilé une belle robe, son oncle Vanya entre dans sa chambre et l’embrasse (apparemment, il vient de se marier, car elle veut voir son alliance).

Scène 49 : L’oncle Klim (qui sera par la suite appelé « Kirill ») et la tante Violetta arrivent à leur tour (ce sont les parents de Valeria). L’amie d’Asya lui confie des nouvelles du “front” : la police politique est en ville. Elle lui dit que Nikolaï (le frère de Pavel ?) lui a dit qu’il avait « ouvert un nid de parasites à l’usine » et fait prisonnier son frère. Pasha et « les garçons » avaient décidé de passer la nuit à l’armée, ils seront renvoyés au commissariat militaire le lendemain. Elle poursuit en disant qu’un certain Seryozha (diminutif de Sergueï) s’est tenu sous la fenêtre toute la nuit, a fini ivre, et qu’Asya l’aurait chassé (?!). Pour finir, elle raconte que des soldats ont trouvé un corps dans la forêt : un « loup rongé » (?! poursuite du mythe du loup-garou). Innocent était choqué et il se serait rué au “nid” (traduction… sans doute le commissariat) après avoir trouvé une veste dans les bois (elle ne semble pas comprendre que s’il était choqué, c’est qu’il avait compris que cet homme « trouvé » dans la forêt était son fils).

Scène 50 : La mère et le père de Valeria la cherchent et s’étonnent qu’elles vivent dans un tel paradis. Valeria et Tomka les surprennent avec des pitreries, mais sa mère n’apprécie guère le comportement de sa fille. Elle demande qui est le garçon qui se tient un peu à l’écart (Vitya) et dit à sa fille qu’ils rentreront le lendemain, mais Valeria n’est pas d’accord et voudrait rester au « paradis ».

Scène 51 : Ivan (Vanya) et Kirill, les deux frères se mettent à l’écart pour discuter du sort de Pavel. Kirill prétend avoir fait beaucoup pour Pavel, mais dit qu’il n’aurait pas dû interférer. Ivan lui rétorque qu’il est innocent. Kirill lui dit qu’il le sait. Selon lui, c’est sa femme qui l’a poussé dans les bras de l’ennemi. Il dit à son frère qu’ils doivent rester solidaires. Kirill lui demande s’il sait pourquoi le père d’Asya a été fusillé : à cause de lui (Pavel).

Scène 52 : Plus tard, à table, les invités portent un toast à Staline. Nikolaï, un des policiers, le frère de Pavel, se présente : on l’invite à partager le repas avec eux, mais il dit qu’il n’est pas seul et part appeler son collègue (Kirill semble être une personne influente, peut-être un homme politique connu, et sa femme, peut-être une actrice, car Nikolaï l’a vue au théâtre). Une fois parti chercher son collègue, on se méfie de lui, et on demande à ce que chacun tienne bien sa langue. Ivan dit qu’il est venu voir sa mère avec son père, mais qui est-il pour lui ? (?). Ivan dit avoir frappé quelqu’un (son père ?). (La traduction parle de “halloumi” donc je suppose que c’est une erreur…) Violetta s’insurge et demande aux enfants de sortir de table et d’aller chercher Innocent (pour lui souhaiter son anniversaire ?! le même jour que celui d’Asya ?).

Scène 53 : Innocent semble chercher quelque chose au milieu des vers. Asya lui demande ce qu’il fait. Il la prend pour Masha (sa femme ?). Asya casse une cruche en cherchant de l’encre (un symbole ?). Asya le prie de venir rejoindre ses invités (on inverse les rôles, ça devient l’anniversaire d’Innocent…). La séquence s’achève avec un oiseau qui rentre dans la pièce où le portrait de Masha est fixé sur le mur.

Scène 54 : À table, Nikolaï arrive avec son collègue : Semyon (probablement l’homme qu’on a vu de dos pendant tout le film et qui semble se réjouir ici de jouer les pique-assiettes dans un tel « nid » de sorciers). En voyant Nikolaï (son fils donc a priori), Innocent s’offusque et cherche à l’attaquer. Il est retenu par Kirill et le grand-père. De son côté, Valeria se dispute avec sa mère, car elle ne veut pas partir… Nikolaï dit à Innocent qu’il ne laissera pas voir son père (son père ?! pas son fils ?…). Nikolaï, apeuré, dit qu’il les tuera tous (prémonition ?).

Scène 55 : Un garçon du village (Fedya) interpelle Asya (en l’appelant Valeria ?) et lui remet le mot de Sergueï. Le garçon salut Tomka : début d’une idylle (elle a aussi grandi et ses « désirs » sont désormais mûrs, semble-t-il). Apparemment, dans le mot (d’après ce que j’ai pu trouver dans des critiques russes du film), Sergueï dit qu’il sortira avec Asya quand elle aura des gros seins. Elle se met à pleurer.

Scène 56 : Chanson mélancolique au crépuscule, retour au calme (avant la tempête).

Scène 57 : Séquence flashback heureuse entre Valeria et Asya sous l’orage (signe du temps révolu des plaisirs communs dans le jardin), puis Asya, le regard vide, se baignant dans la rivière. Plan de la grand-mère qui semble résignée (pas compris la traduction). Plan subliminal de Volodya, l’amoureux d’Asya, à la fenêtre dont l’image peu à peu s’éloigne. Asya rêve et rejoint ce qui semble être une sorcière (interprétée par Kira Mouratova) : bruits inquiétants comme des murmures, des incantations. La sorcière semble la faire voyager dans l’espace et le temps (elle place Asya devant un miroir : dans son récit, « La Sorcière », Asya avait écrit que la sorcière voyait l’avenir à travers les miroirs) : elle se promène au milieu de la nuit, des flambeaux parsèment le sol, elle y croise des soldats nus, des femmes effrayées, Tomka (en robe de mariée ?) au bras de Fedya, le garçon venu lui apporter la lettre de Sergueï. Asya se retrouve ensuite sous la véranda de la maison près de sa mère : une boule de feu parcourt l’espace. Asya lui demande comment elle se l’est procurée. Par sa grand-mère, lui répond-elle. Et qui en héritera ? Elle, Asya. Son rêve se poursuit : flashback, son père en tenue d’aviateur vient l’embrasser sur le front.

Scène 58 : Au matin, la grand-mère est au chevet d’Asya : elle craignait de ne pas la voir se réveiller. Elle dit que tout le monde est parti : ses « sœurs », mais aussi les garçons qui partaient pour l’armée. Innocent est mort. Asya répond qu’elle le sait déjà. Asya voit sa mère dans un coin, toujours en train de dormir.

Scène 59 : Asya prend sa mère dans ses bras, puis Asya s’éloigne dans la campagne, à l’aube. Brouillard (ou déjà fumées du bombardement : on croit voir un peu après de braises sur le sol) et bruits inquiétants, qui laissent vite place à la mélodie habituelle du film (Bach – Siloti, Prélude en si mineur). Asya tend la main vers une rose (celle-là même qu’elle avait regardée au premier réveil de leur arrivée) : des gouttes de sang perlent sur ses doigts.

Scène 60 : On la retrouve près de la tombe de Masha, de dos, regardant au loin. Non loin de là, des bombardiers allemands survolent les steppes du pays. Asya baise le sol et semble entendre l’arrivée de la mort qui vient (bruits d’outre-tombe). Musique tragique sur les avions. Asya les voit venir avec un œil noir : le sourire aride et desséché d’une morte se dessine sur ses lèvres blanches. Elle semble voir Tomka morte dans les bombardements. Images des camps (ce ne sont pas les plans les plus fins du film) : des femmes nues, parmi elles, Valeria.

Scène 61 : Retour à la nature paisible. Asya écrit à Volodya : elle lui dit qu’elle ne peut pas croire qu’elle ne verra plus jamais Valeria et Tomka. Vitya est mort sans savoir que Valeria allait aussi mourir ; et Valeria ne sera pas plus au courant de la mort de son amoureux. Elle dit ne pas pouvoir trouver le sommeil : elle a tout le temps des images de sa « chambre de courrier ». Elle se souviendra de lui.

Scène 62 : Travelling sur quelques tombes (là où se trouve la tombe de Masha sans doute), puis la caméra arrive sur deux adolescents qui dorment paisiblement dans l’herbe : la jeune fille ouvre un œil en gros plan vers la caméra.


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Top films russo-soviétiques


Ordre de tuer, Anthony Asquith (1958)

Les mains sales

Note : 3.5 sur 5.

Ordre de tuer

Titre original : Orders to Kill

Année : 1958

Réalisation : Anthony Asquith

Avec : Eddie Albert, Paul Massie, Irene Worth, James Robertson Justice, Lillian Gish

Après une longue introduction d’entraînement à une mission d’espionnage censée avoir lieu dans un Paris occupé pendant la Seconde Guerre mondiale, le film prend tout son sens une fois que l’espion rencontre sa cible. Alors que le début du film pouvait laisser penser à un film sur une déviance pathologique de l’apprenti espion pour en faire un psychopathe (fausse piste pas forcément bien nécessaire, alors qu’il aurait suffi d’insister sur la légèreté un peu triviale de l’ancien aviateur durant son entraînement, et à moins que j’aie, moi, surinterprété cette piste à ce moment du film…), le film prend alors une tournure plus philosophique et plus psychologique. À contre-courant du genre (à supposer qu’on puisse placer le film dans la catégorie « film d’espionnage »), l’espion se révèle immature et incompétent, mais ces défauts rédhibitoires pour passer inaperçu le rendent aussi plus humain : en ayant la faiblesse de se laisser approcher par sa victime, il suspecte une erreur et commence à se poser des questions morales.

Le scénario est adapté d’une pièce de théâtre, et on sent bien cette origine lors de la séquence de confrontation avec son agent de contact « tante Léonie ». Il y a dans cette scène, un petit quelque chose des Mains sales de Jean-Paul Sartre… La morale de l’histoire n’est pas bien brillante pour l’ensemble des services de renseignements de l’Alliance : car si l’apprenti espion s’est révélé mal préparé, inexpérimenté et incompétent, que dire des niveaux de compétence de l’ensemble de la chaîne de commandement et de renseignements des différentes armées (armée de la résistance française, armée britannique, et finalement armée américaine censée fournir un agent pour accomplir la sale besogne) ?

Film d’espionnage, satire de guerre, film sur la culpabilité : encore un de ces films au genre indéfinissable et hybride. Parfois déroutants (toujours dans cette étrange introduction, on y croise Lillian Gish, et on se demande bien pourquoi), ces films permettent aussi de sortir des sentiers battus et de proposer des expériences filmiques transversales. Montrer une autre manière de faire ou de montrer des histoires, cela a parfois un coût (dérouter autant le spectateur peut le mener hors de la salle) : la prise de risque est plus grande, et il faut apprécier les quelques imperfections qui en résultent, et au bout du compte, à force de tracer un sillon hors des cadres habituels, si le sujet en vaut la peine, on peut être amenés à adhérer plus que de coutume à un genre (propre et unique) et à une histoire.

Il faut aussi sans doute du courage pour dénoncer ou pointer ainsi du doigt les lacunes d’une guerre et d’une chaîne de commandement et de renseignements qui peuvent être communes à toutes les guerres… Comme on le dit si bien dans le film, à la guerre, il n’y a pas que les coupables qui périssent : coupables et victimes se prennent la main pour suivre le même chemin vers la mort. Une bombe qui tombe sur un quartier ne discrimine pas les seconds des premiers, et parfois, les renseignements désignent de mauvaises cibles. Souvent même, personne n’en saura jamais rien. C’est la dure réalité de la guerre. Le film réhabilite un personnage résistant dont la famille ignorait les activités patriotiques et secrètes, mais combien, dans toutes les guerres du monde et de l’histoire, sont morts dans l’indifférence, combien ont vu leur réputation salie par de mauvaises informations, et combien de héros (ou des généraux comme dans le film) se révèlent être dans la réalité des incompétents ou des usurpateurs ? L’incompétence, il faut aussi la reconnaître là : rester modeste face à l’histoire, et parfois accepter, avec de trop maigres informations (c’était le cas dans le film : les éléments à charge étaient ridicules), de se sentir incompétent pour juger d’un individu ou d’une situation.


Ordre de tuer, Anthony Asquith 1958 Orders to Kill | Lynx Films, British Lion Films


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