L’Incident, Larry Peerce (1967)

Note : 4.5 sur 5.

L’Incident

Titre original : The Incident

Année : 1967

Réalisation : Larry Peerce

Avec : Tony Musante, Martin Sheen, Beau Bridges, Brock Peters, Ruby Dee, Jack Gilford, Thelma Ritter, Gary Merrill, Jan Sterling, Donna Mills

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Variation new-yorkaise et brutale du Crime de l’Orient-Express. Le film reprend un des gimmicks favoris du cinéma qui consiste à développer une poignée de personnages avant de les réunir dans un même espace (la réunion se passe dans une rame de métro, pile à la moitié du film). Le procédé sera particulièrement apprécié dans les futurs films catastrophe des années 70 et connaîtra un regain d’attention avec des variations moins « chorales », plus narratives, dans les années 90 avec les films de Quentin Tarantino. Autres références et sous-genres associés : le film de transport. De Lifeboat (canot) à Airport (avion) en passant par H-8 (bus), quel que soit le moyen de transport, le huis clos (souvent partiel) fait toujours son effet. On pense également ici particulièrement aux Pirates du métro (1974). En général, les récits qui mêlent ces deux thèmes narratifs procèdent de manière opposée : on passe du transport à un autre huis clos. Le modèle du genre est Boule de suif, qui a inspiré consciemment ou non Les Huit Salopards, de Quentin Tarantino. Ici, le récit se construit plutôt dans une logique de convergence dans laquelle différentes lignées finissent par se ramifier en un seul point (une spécialité d’Agatha Christie, même si cette convergence a toujours lieu au début – ici, elle intervient au milieu du film).

Dans ce genre d’exercice périlleux, tout repose sur un bon scénario, mais surtout sur une distribution parfaite. Le spectateur entre de plein fouet dans une situation que l’on comprend n’être qu’un prétexte à définir le caractère des personnages. Avant que tout ce petit monde se retrouve confiné dans un même espace, tout l’intérêt de l’intrigue repose non pas sur l’action, sur une suite d’événements, mais sur la personnalité et le talent des personnages et de leur interprète. Les acteurs ont toujours adoré ce type de rôles qui les remettent au centre du jeu. On est à New York, ça ne devait pas être bien difficile de trouver des acteurs de talent issus des nouvelles méthodes de jeu. En dehors d’un ou deux vieux dont le jeu caractéristique de l’ancienne école (l’inusable Thelma Ritter par exemple), avec leurs tunnels pas forcément maîtrisés, passe assez mal la rampe (de métro), les acteurs sont remarquables une fois réunis. Ils aident ainsi à parfaitement retranscrire la tension de la situation.

Sur le fond, le sujet peut également être vu comme une allégorie de nos sociétés égocentriques, surtout citadines, dans lesquelles on se laisse aliéner par nos terreurs individuelles et finit par montrer notre impuissance à faire « société » au milieu d’individus hétéroclites. Depuis, me semble-t-il, ces réactions apathiques ont été étudiées par les comportementalistes en confirmant qu’à partir d’un certain seuil ou en fonction de conditions spécifiques, les responsabilités se diluent et personne n’agit, surtout si aucun des témoins ne tire l’alarme en premier pour appeler « à faire bloc » contre un danger ou pour aider au contraire une personne en danger (les deux cas se présentent dans le film : d’abord avec l’ivrogne inconscient laissé pour mort dans l’indifférence générale, puis avec les agresseurs qui s’en prennent tour à tour à chaque entité de la rame).

En faisant quelques recherches, je tombe sur ce papier qui stipule que les travaux de ce type ont commencé après un fait divers étant survenu… à New York en 1964 : une femme aurait été tuée sans qu’une trentaine de témoins osent intervenir. (Le film n’a rien à voir, c’est un remake d’un film de télévision diffusé en 1963, mais la coïncidence mérite d’être notifiée.) Dans ce papier, on peut ainsi lire : « En présence de témoins passifs, une personne tend à rester elle-même passive, et d’autre part, des groupes de trois individus ont moins de chance de rapporter l’incident que des individus isolés. » (C’est significatif, mais dans le film, la question se pose d’intervenir directement, donc de se mettre soi-même en danger. L’étude date un peu, compte tenu des difficultés à faire des expériences sociales, possible que des travaux plus récents montrent des informations plus éclairantes.)

À supposer que dès qu’un premier témoin montre la voie, tous les autres suivent, ici, au bout d’une demi-heure de terreur et d’agressions diverses, c’est l’un des plus « démunis » qui finit par lever la main (sa seule valide) pour s’opposer aux agresseurs, tandis que les autres resteront les bras ballants. Jusque-là d’ailleurs, c’était presque toujours ceux que l’on considère comme les plus faibles qui osaient le plus répondre aux agresseurs : une vieille dame qui donne une claque à l’un des deux voyous, une autre qui se lève pour leur demander d’arrêter d’importuner l’un d’eux. Les hommes (et plus encore le soldat valide) se distinguent pour leur lâcheté. Un événement subtil à la fin du film témoigne également des tensions raciales de l’époque : quand les passagers arrivent enfin à stopper le métro et à appeler la police, instinctivement, les agents appréhendent le seul Noir de la rame… (Ils s’en prenaient aux Noirs sans tabou.) C’est peut-être un détail, mais ça veut dire beaucoup…

Autre allégorie possible (plus hasardeuse encore, mais jouons les « critiques de cinéma », rarement à court d’audaces interprétatives…) : la rencontre tumultueuse entre la jeunesse turbulente et insaisissable qui s’emparera bientôt d’Hollywood et toutes les figures conservatrices du cinéma de papa. Le vagabond (qui fait faux bond) ; le Noir qui ne veut pas faire de vague parce qu’il se sait sur la sellette (figure classique de Sidney Poitier depuis Graine de violence) ; le rebel without a cause affublé de sa veste coupe-vent inspirée des letter jackets d’université ; le bon soldat en permission ; l’homosexuel forcément tourmenté ; l’ancien alcoolique à l’affût d’une seconde chance ; la femme de professeur insatisfaite ; la mère écervelée qui a le cœur sur la main ; le couple de vieux qui se chamaille depuis le premier jour de leur mariage et qui déteste voir que le monde leur échappe…

Parce qu’effectivement, le cinéma est à un tournant. Le film est sorti en 1967, année charnière dans la production américaine : Hollywood sort enfin la tête de l’eau avec Bonnie and Clyde et Le Lauréat. L’Incident n’a pour autant pas grand-chose à voir avec le Nouvel Hollywood. Filmé sur la côte est, il aurait d’abord été financé de manière indépendante avant que Zanuck sauve le film de la faillite et en assure la distribution pour la Fox. Le film n’en reste pas moins le produit d’une époque qui, par contraste, éclaire l’éclosion de ce nouveau système.

Martin Sheen sera une des figures du Nouvel Hollywood, un peu plus tard, avec La Balade sauvage, de Terrence Malick (sorti en 1973). Beau Bridges sera vite employé à Hollywood, mais pas vraiment dans de grands films représentatifs de l’époque comme ce sera le cas pour son frère (il faudra attendre Norma Rae, de Martin Ritt, en 1979, mais une autre ère a déjà débuté). Brock Peters a souvent tourné dans des films avec Charleton Heston (allez savoir pourquoi) et est apparu dans des films d’Otto Preminger (Carmen Jones, Porgy and Bess), de Lumet (Le Prêteur sur gages) ; il tenait un rôle clé dans Du silence et des ombres (l’un des seuls acteurs noirs de premier plan à cette époque avec Sidney Poitier – qu’il a croisé sur Porgy and Bess). Quant à Larry Peerce, il suivra une carrière de réalisateur à Hollywood plutôt anecdotique selon les standards actuels (loin du Nouvel Hollywood, les studios continuent à produire des films de supermarchés, éventuellement rentables, mais ne laissant aucune trace dans l’histoire). Notons toutefois Un tueur dans la foule pour lequel il renoue avec le thriller confiné, mais dans un genre opposé (grand spectacle) et dans lequel, presque dix ans après L’Incident, il s’offre à nouveau les services de Brock Peters et de Beau Bridges.


L’Incident, de Larry Peerce 1967 The Incident | 20th Century Fox, Moned Associated


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Adieu, je reste…, Herbert Ross (1977)

Note : 3.5 sur 5.

Adieu, je reste…

Titre original : The Goodbye Girl

Année : 1977

Réalisation : Herbert Ross

Avec : Richard Dreyfuss, Marsha Mason, Quinn Cummings

Le film est relativement peu connu en France. Quelques hypothèses à cela. Malgré la présence de Richard Dreyfuss, supposons que l’acteur n’avait alors pas le statut de stars que d’autres acteurs du Nouvel Hollywood pouvaient avoir dans les années 70. Politique des auteurs sans doute aussi. Proposer au public français une comédie romantique à une époque où l’on n’en fait plus de qualité depuis une quinzaine d’années parce que c’est un genre qui, comme le western, représente le vieux Hollywood, n’a rien d’évident. Et le voir, dix, vingt ans ou quarante ans après, le fait passer pour une de ces comédies romantiques de second plan qui ont fait florès dans les années 80 et 90. On peut supposer aussi que Annie Hall, sorti la même année, qui adoptait certains usages identiques permettant de renouveler le genre et qui a lancé une série de films de Woody Allen avec Diane Keaton (puis avec Mia Farrow) dans une logique purement auteuriste, a pris toute la place disponible et éclipsé ce film gentiment primé à l’époque.

Sans crier pour autant au chef-d’œuvre, remarquons cependant qu’il possède plus de qualités que les films du genre qui réapparaîtront bientôt dans les décennies suivantes. La comédie romantique du vieux Hollywood s’en est allée sans doute avec Audrey Hepburn. L’industrie se devait de trouver une manière de remplacer la sophistication de l’actrice, si bien assortie aux décors de studio ou aux extérieurs élégants un peu factices. Et comme souvent quand Hollywood est en panne d’inspiration, c’est New York qui lui montre la voie (comme pour Annie Hall du reste). Le Nouvel Hollywood dictait désormais de nouveaux usages dans les autres genres abordés, autrefois mineurs, du cinéma : il a donné ses lettres de noblesse (la série A) aux thrillers (paranoïaques ou psychologiques), aux films sur la mafia (Al Pacino est cité dans le film), aux films d’horreur (L’Exorciste est également cité). Il fallait donc bien que ces techniques s’imposent à d’autres genres du vieux Hollywood. En cette année 1977, Scorsese, s’essaie à la comédie musicale avec New York New York, comme John Badham avec La Fièvre du samedi soir ; De Palma ou Bob Fosse (un spécialiste du genre à l’écran comme à la scène, comme Herbert Ross) avaient déjà présenté leur version renouvelée du genre. Et bien sûr, c’est l’année où George Lucas sonne la fin de la morosité et propose un remède au choc pétrolier : l’énergie abondante de la Force, dans La Guerre des étoiles, qui fait passer la « science-fiction », ou plutôt le cinéma de l’imaginaire, en première division.

The Goodbye Girl a tout de la comédie romantique new-yorkaise lointainement inspirée des films des années 30, ou plus vraisemblablement de celles des décennies suivantes écrites et réalisées par Billy Wilder ou pour Lucille Ball (on n’y trouve aucun élément « screwball »). Un risque : car on pourrait supposer qu’une adaptation à la manière du « Nouvel Hollywood » aille plutôt chercher du côté de l’impertinence screwball, voire pré-Code. C’est bien le conformisme des années suivantes et l’insistance à recopier les vieilles recettes d’hier quand le cinéma évoluait partout ailleurs qui ont plongé les studios dans la crise. Ces studios au cours des années 60 avaient produit d’épouvantables comédies, et parmi elles beaucoup d’adaptations de Broadway. L’auteur de ce Goodby Girl, Neil Simon, en avait écrit une poignée : Pieds nus dans le parc, Le renard s’évade à 3 heures, Drôle de couple ou encore Sweet Charity.

Herbet Ross s’applique donc à bien échapper à l’effet « studio » malgré une majorité de séquences filmées en intérieur. New York est la ville qui a été la plus représentée depuis dix ans à l’écran et le tournant enfin amorcé par la production américaine, et cela est passé avant tout en filmant la rue. « New York Herald Tribune ! » Et malgré des moyens que l’on devine limités mais inspirés des nouveaux usages, cela fonctionne. Parfois chaotiquement (il semble avoir été difficile de capter le son dans certaines séquences et les acteurs ont probablement dû parfois repasser par de la postsynchronisation), mais cela fonctionne. La comédie sort enfin des studios et se rapproche d’une forme plus réaliste de cinéma (finies également les images saturées et acidulées, conséquences des tournages aux techniques proches de la publicité). La présence de Richard Dreyfuss illustre d’ailleurs cette volonté de s’approprier jusqu’aux acteurs de cette nouvelle génération pour retrouver une fraîcheur perdue depuis longtemps.

J’aurais quelques réticences concernant peut-être l’usage de la musique : trop directive, trop invasive, et encore trop attachée aux codes d’hier (malheureusement, la « rom-com » reprendra bientôt ces codes, adaptés, dans le pire des productions futures ; Herbert Ross participera à ce mouvement en réalisant, dans un registre, certes, plus « musique populaire », Footloose). Jusqu’aux deux tiers du film, cela pouvait encore passer, mais la dernière partie, quand les violons sont de sortie pour souligner ce que l’on voit déjà à l’écran, on a envie de tout casser. Les violons sont d’autant moins nécessaires qu’on sait depuis le début du film que cette rencontre s’achèvera par une histoire d’amour. S’attarder vingt minutes sur une situation établie dans laquelle le seul enjeu du récit consiste à forcer un faux suspense concernant le départ ou non du personnage masculin, certes, c’est précisément le sujet du film, mais on pouvait le traiter autrement : par la nostalgie, le drame, la tristesse ou le burlesque. Ce que l’histoire ne parvenait pas à faire, c’était à la musique de le proposer : prendre une autre voie qui ne soit pas nécessairement celle attendue et définie à l’entame du film… Surprendre le spectateur avec ce qu’on lui avait promis, voilà un des principes du récit qui ne se dément pas depuis les Grecs. Sans quoi, le ton sur ton et le mièvre s’invitent inéluctablement à la fête.

La faute d’un tel dénouement raté ne peut pas être imputée qu’à la présence trop marquée de la musique, mais aussi à la faiblesse de l’histoire. Un finale raté peut anéantir un film. Une fois que la romance commence enfin, Neil Simon semble avoir oublié les leçons des comédies de remariage : s’il ne voulait pas finir son film au premier baiser, il aurait dû insister sur la comédie et non sur le romantisme. La séquence du réveil avec la gamine qui boude et la mère qui partage ses inquiétudes plombe le rythme du film au moment où au contraire il devrait atteindre son plafond. C’est aussi à ce moment que le personnage féminin aurait dû reprendre le lead. Peut-être n’aurait-elle dû d’ailleurs jamais le perdre. À quoi bon la montrer inquiète alors que la contrariété poussant le départ de son amoureux viendra de toute façon réveiller ses angoisses ? Or, Richard Dreyfuss en impose tellement par rapport à Marsha Mason qu’aucun ajustement ne viendra régler cette lacune. L’actrice se fait même assez souvent voler la vedette par sa cadette (l’excellent travail de la jeune actrice permet de donner au film une partie de sa singularité ; une singularité qui faisait le sel par exemple de Mon mari le patron, de Gregory La Cava en 1935).

Mais ne soyons pas si durs. Ce n’est pas si mal pour une comédie romantique perdue dans un désert. L’époque n’avait plus produit de bonnes comédies romantiques depuis des lustres, c’est-à-dire depuis la crise des studios dans les années 60 et depuis l’avènement du Nouvel Hollywood (qui était avant tout une révolution à dominance masculine, « italienne », violente et motorisée). Cette possibilité, ou ce retour de la comédie romantique, annonce un nouveau tournant : après ces ajustements techniques et formels, après le renouvellement des talents, Hollywood va pouvoir retomber dans ses travers commerciaux. Bienvenue dans les années fric, les années 80.

Richard Dreyfuss, entre deux films tournés pour Steven Spielberg, recevra une statuette bien méritée pour sa performance. Le cinéaste n’aurait jamais dû se séparer de son « Antoine Doinel ». Dreyfuss permettait à Spielberg d’avoir encore un pied dans l’esprit « auteuriste » du Nouvel Hollywood lors de cette nouvelle ère. Je le dirai encore et toujours : la jonction parfaite entre ces deux mondes se situe pour moi au moment de Rencontres du troisième type.

1977, année durant laquelle les étoiles éclipsent définitivement les éphémères aspirations et teintes sociales, politiques, sombres du Nouvel Hollywood.


Adieu, je reste…, Herbert Ross 1977 The Goodbye Girl | Warner Bros., Metro-Goldwyn-Mayer (MGM), Rastar Pictures


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Les Femmes de Stepford, Bryan Forbes (1975)

Broligarchie

Note : 3.5 sur 5.

Les Femmes de Stepford

Titre original : The Stepford Wives

Année : 1975

Réalisation : Bryan Forbes

Avec : Katharine Ross, Paula Prentiss, Peter Masterson, Nanette Newman

Prendriez-vous un peu de science-fiction militante sans le moindre artifice en dehors d’une paire de techno-boobs fugitifs et de lentilles noirâtres pour les yeux ? Pas convaincu ? Laissez-moi vous dire que notre produit repose sur une occurrence d’un de vos thèmes favoris, j’en suis sûr, à mi-chemin entre l’horreur et la SF du « grand remplacement »… Non, non, je vous vois froncer des sourcils : point ici de grand remplacement (fantasmé) impliquant des migrants, mais d’un simple groupe de personnes, souvent à l’échelle d’une ville entière, parasité par un agent étranger, extra-terrestre ou robotique.

Cela ne vous dit rien ? Mais si, voyons. Nous sommes entre Le Village des damnés, L’Invasion des profanateurs, Les Tommyknockers, Westworld, Desperate Housewifes et Alien. Sachez-le, notre produit est garanti sans extra-terrestres. No extra. Notre agent de… remplacement ? Un robot. Mais pas d’artifices, promis. Nous vous assurons du Mary sans Shelley et du Frank sans Enstein. Qui fomente cette invasion ? Un Club de masculinistes, ou de techbros, dirait-on aujourd’hui, qui complote contre les femmes un peu trop libres à leur goût et qui rêve d’un compagnon docile, si possible livré avec une paire de gros seins. Ah, des techbros, cela commence à vous parler !

— Papa, j’ai vu un homme porter une femme toute nue !

— C’est pour ça que nous quittons New York.

Premier degré. Cet échange introduit le film et annonce parfaitement la suite.

Bref, la culture populaire s’est tellement emparée du sujet qu’il relève, dans la réalité, d’un trouble psychiatrique appelé syndrome de Capgras. Dans ce délire, le patient est persuadé que ses proches ont été remplacés par des sosies. Ou autre chose. Le personnage qu’interprète Katharine Ross va justement voir une psychiatre après que son amie a fini par adopter le même comportement d’esclave domestique et sexuel qu’elles dénonçaient toutes deux. Étonnamment, la psy entre dans son jeu sans déceler le moindre problème de névrose. « Docteur, je vois mon entourage se transformer en robot. — Comment ? Filez immédiatement ! » (C’est une psychanalyse, ceci expliquant sans doute cela).

J’aime bien creuser et forcer les comparaisons (c’est pour ça que mon ex est partie). D’une certaine manière, Horatio, l’histoire des Femmes de Stepford se présente sous la forme d’un film d’éliminations déguisé. Être ou ne pas être comparé à Alien, reste la question à laquelle je finis par tendre dans chacun de mes commentaires dédiés à la science-fiction. Dans le film de Ridley Scott, les victimes servent d’hôtes, pendant ce temps, leur comportement change… avant de disparaître une fois le monstre arrivé à maturité. Un à un. Jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un. Une femme. Dans un film d’horreur, cette dernière victime aura tendance à survivre (c’est discutable, dans Black Christmas, sorti quelques mois plus tôt, l’usage n’est pas encore formellement établi). C’est là que Les Femmes de Stepford retrouve sa radicalité de film d’anticipation : la radicalité d’une satire tech-no-bro ou d’un prospectiviste désillusionné. Pour aller au bout de l’idée, la menace technosolutionniste doit rester implacable. Les hommes fragilisés par l’émancipation des femmes pourraient s’interroger sur les limites morales d’une société réduisant les femmes à un rang inférieur ? Surtout pas, Horatio ! Regarde ce crâne de Ripley : fait-elle désormais la maligne ? Montre-t-elle les muscles face à la fatalité de son sort ? Bien sûr que non. Elle aurait dû se ranger dès le début du côté des hommes. Si les femmes restaient dévouées et obéissantes, les techbros n’auraient pas eu à se démener pour créer des robots pour les remplacer !

En 1974, la révolution culturelle est sur la bonne voie…, mais de manière assez évidente, cette histoire met en quelque sorte en garde contre le retour de bâton qui se profile. Chaque révolution appelle sa contre-révolution et ses propres mouvements réactionnaires (voir mon commentaire sur La Fille sur la balançoire). Le mouvement d’émancipation des femmes se cantonne aux grandes villes. Se retrouvent ici clairement opposés le mode de vie libéral des centres urbains et celui des banlieues conservatrices, vanté par la publicité et les films hollywoodiens des années 50. Si j’étais taquin, je me hasarderais même à voir le film comme une forme d’allégorie de la résistance du cinéma de papa face au Nouvel Hollywood (tragiquement, ce sera le « cinéma d’adolescent » qui mettra un terme à la vague contestataire). Comme un symbole, un cinéaste britannique est aux manettes (Bryan Forbes vient de réaliser l’excellent Une lueur d’espoir dans lequel Nanette Newman, ici présente, tenait le premier rôle avec Malcom MacDowel). Et l’on se rappelle qu’une partie de la révolution à Hollywood a pu se faire grâce à une forte influence britannique : de nombreux réalisateurs américains y étaient venus tourner pour échapper au carcan des studios (Lumet avec La Colline des hommes perdus, Otto Preminger avec Bunny Lake a disparu, William Wyler avec L’Obsédé, etc.) et des réalisateurs britanniques avaient fait le chemin inverse (Peter Yates avec Bullitt, Jack Clayton, avec Gatsby le magnifique, John Schlesinger, etc.). Si le cadre n’est pas tout à fait celui de l’image d’Épinal des banlieues chics de Californie qui servira plus tard de décor à Desperate Housewifes, cette banlieue new-yorkaise n’en est pas trop éloignée. On apprend même dans le film que Stepford passait pour être assez libérale avant que pour une raison inconnue ses habitantes finissent par coller aux stéréotypes conservateurs de la femme au foyer. « La contre-contre-culture, elle ne passera pas par là : ici, c’est New York ! ». La peur d’un grand remplacement flotte déjà dans l’air, mais ironiquement, la menace est celle d’une invasion conservatrice. Cette menace se révélera réelle, car même si New York et sa région font encore figure aujourd’hui de têtes de pont de la gauche américaine, un demi-siècle plus tard, les réactionnaires ont fini par envahir toute l’Amérique. Le film sonnerait presque comme une mise en garde ou une tragique prophétie.

Le film décrit une sorte de Silicon Valley avant l’heure. Et cette prophétie sera complète une fois que toutes les entreprises californiennes de la tech achèveront leur mue réactionnaire en s’établissant au Texas… Longtemps vectrices de valeurs de la gauche, ces entreprises semblent avoir pris un tournant plus assumé vers ce que l’on devine dans le film : des machines à aliéner les consciences (et à supprimer les femmes) au profit d’un petit cercle d’hommes blancs et privilégiés. La broligarchie. Alien et Terminator avaient annoncé, en montrant une image glaciale de l’entreprise, que c’était vers quoi le monde s’enfoncerait.

Montage alterné : j’en reviens à ma comparaison précédente. Quand dans l’une des dernières séquences du film le personnage de Katharine Ross se retrouve nez à nez avec le grand chef responsable des « transformations » des femmes de Stepford, Dale « Diz » Coba, il semble déjà lui-même correspondre à une sorte d’hybride de la créature d’Alien et d’un androïde quelconque de la Weyland-Yutani Corp chargé de préserver les intérêts de l’entreprise. Walt Disney en somme. Je conclus donc à mon tour : oui, Les Femmes de Stepford ferait presque figure de précurseur à Alien.

Pour ce qui est de la forme, en dehors de quelques longueurs inexplicables dans les toutes premières séquences du film (la difficulté de matérialiser l’ennui à l’écran), Forbes assure honnêtement le travail : esthétique champêtre des blés héritée d’Elvira Madigan et quelques ambiances dans le genre thriller domestique annonçant un peu cette fois Les Dents de la mer. Interprétation assez inégale : Paula Prentiss apporte un dynamisme absolument nécessaire au film (actrice au tempérament formidable) ; l’acteur interprétant Dale Coba est lui aussi parfait (mais son rôle de méchant reste très secondaire). Le reste de la distribution baisse en qualité. C’est de la SF sobre, on grimpe d’un échelon par rapport à un Corman ou à des daubes racoleuses, aucune raison de se plaindre. Les films de genre achèveront leur mue (après 2001, Bonnie and Clyde, French connexion, L’Exorciste, Black Christmas ou Le Parrain, par exemple) en passant de séries B aux séries A avec Les Dents de la mer et Star Wars. La première vague réactionnaire apparaîtra sous Reagan, tandis que le cinéma américain confortera son renouveau : le Nouvel Hollywood avait condamné les drames à la confidentialité ou à la course aux Oscars, l’époque des sujets sérieux et politiques semble révolue, et la tendance vers des films de genre visant désormais les adolescents dans les salles se confirmera la décennie suivante. Il ne sera alors plus question de SF politique sans high-tech. Même les techno-boobs fugitifs disparaîtront de l’écran.


Les Femmes de Stepford, Bryan Forbes 1975 The Stepford Wives | Palomar Pictures


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Larry le dingue, Mary la garce, John Hough (1974)

Note : 2.5 sur 5.

Larry le dingue, Mary la garce

Titre original : Dirty Mary Crazy Larry

Année : 1974

Réalisation : John Hough

Avec : Peter Fonda, Susan George, Adam Roarke

Mix pathétique entre tous les road movies pétaradants de l’année 1971 (Vanishing Point, Macadam à deux voies, Duel, THX 1138, eux-mêmes tous plus ou moins petits frères de Bullitt) et Bonnie and Clyde.

Le Nouvel Hollywood n’a pas encore achevé la mue de l’ensemble de l’industrie du cinéma en Californie que les studios commencent déjà à reprendre la recette des films de cette nouvelle génération, voire à s’autoparodier. Quelques éléments de la contre-culture sont bien mis en évidence, sauf ceux réellement moteurs de ces films ayant initié le nouveau tournant de la production américaine. Qu’est-ce qui faisait le sel par exemple de Vanishing Point et de Macadam à deux voies ? Pour l’un, le panache solitaire et jusqu’au-boutisme, pour l’autre, le nihilisme. Et cela passait toujours par une forme de mutisme et par un refus de passer par les traditionnelles séquences dialoguées, les bons mots. Aucune trace de cette incommunicabilité ou de cette désillusion ici.

Au contraire, on vole dans les caisses d’un magasin et on prend la famille du gérant en otage sans l’excuse de la fatalité d’un monde sans lendemain. Seul motif des criminels : l’argent (nécessaire à se payer une place aux 500 miles d’Indianapolis ou je ne sais où). Un retour des bons vieux crime films dans lesquels le destin se charge de donner une leçon aux malfaiteurs ? Oui et non. Ils seront bel et bien punis, mais avant ça, c’était comme si l’acte fondateur et criminel de cette virée présentée comme un simple amusement n’avait jamais existé. Leurs mentors roulaient pour oublier, pour en finir ou pour survivre. Larry et son comparse évincé du titre du film roulent pour l’or. Ils semblent nous dire : « Have fun, l’existentialisme est un onanisme ».

Le public appréciera la mauvaise plaisanterie et se ruera dans les salles. Signe qu’il est prêt au retour d’un cinéma plus « optimiste », plus distractif. On garde les techniques du cinéma héritées du cinéma européen (le réalisateur ici est britannique) et ça repart vers le tout commercial. Le code Hays en moins.

La même année, avec son premier film (après le succès télévisuel de Duel), Steven Spielberg, empruntait peut-être déjà la même voie de la « contre-contre-culture » avec Sugarland Express. Et Disney donnera une suite à un film qui annonçait également dès 1968 cette mouvance contre-contre-culturelle : Un amour de Coccinelle. On est en 1974, et un vent nouveau souffle sur Hollywood pour balayer la morosité ambiante et insuffler un air d’optimisme à cette génération de boomers : La Guerre des étoiles enterrera complètement cette époque. Voilà pourquoi Larry le dingue, Mary la garce, représente assez bien cette ère pleine de paradoxes et n’inspirera finalement pas grand-chose (tout en étant relativement oublié aujourd’hui), sinon les amateurs du genre et d’une certaine manière le peu mémorable Shérif fais-moi peur qui a « bercé » mon enfance. Globalement, les séries des années 80 et 90 voyaient dans cette étrange resucée des chase films du début du cinéma une importante source d’inspiration : Chips, K2000, Riptide, Magnum, Starsky et Hutch, Deux Flics à Miami, Supercopter, L’Homme qui tombe à pic, Tonnerre mécanique, Hooker, L’Agence tous risques. Si plus tard, les films et séries seront basés sur la fantaisie et des superpouvoirs, à l’époque, la route était l’élément central de toutes les productions. Une véritable épidémie. Appelons ça de la « roadploitation ». Plus personne ne revient sur terre après le trip routier Easy Rider. On a certes plus ou moins délaissé les épouvantables studios (on y retournera une fois que les effets spéciaux seront capables de faire illusion), mais Hollywood, maintenant qu’elle a trouvé le filon pour se relancer, ne l’abandonnera plus. Somme toute, c’est assez logique : l’industrie du cinéma américain avait migré en Californie pour son soleil et ses grands espaces, il était naturel de profiter à nouveau de tout ce que le pays offrait en extérieurs. Parfois donc jusqu’à la caricature.

(L’acteur jouant le flic poussant le pilote d’hélicoptère à prendre des risques dans le final finira huit ans plus tard décapité dans un accident d’hélicoptère sur le tournage de La Quatrième Dimension…)


Larry le dingue, Mary la garce, John Hough 1974 | 20th Century Fox, Academy Pictures


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Commentaire d’une vidéo e-penser intitulée « Sans lui, Hollywood n’existe pas ! »

La vidéo :

Plusieurs choses. D’abord, le format biographique d’une personnalité du cinéma sur une chaîne majoritairement dédiée à la vulgarisation scientifique, c’est bien et c’est passionnant. Après, pour qui aime le cinéma (genre… tout le monde ?), Roger Corman n’est pas un inconnu.

Ensuite, il y a une sorte de méprise assez commune dans la vidéo qui consiste à penser que Hollywood a commencé avec Star Wars ou Le Parrain. Invisibiliser ainsi l’âge d’or du cinéma hollywoodien est assez cocasse. Si l’on parle de Nouvel Hollywood dans les années 60 (courant auquel Corman a pas mal œuvré), c’est parce qu’il y avait… ce qu’on appelle aujourd’hui un « old Hollywood ». Hollywood est une usine à rêve depuis le milieu des années… 10. Les grands studios à l’époque sont à peine constitués, et la production américaine est largement concurrencée par les studios scandinaves, allemands et français. Puis, dès les années 20, Hollywood dévore tout.

Je suis loin d’être un grand connaisseur du bonhomme, mais il convient de bien placer le contexte de l’époque, sinon, on regarde l’histoire à travers un entonnoir. Ce à quoi Corman a participé, avec bien d’autres, c’est à une sorte de renaissance du cinéma américain qui croupissait dans le n’importe quoi dans les années 60. Hollywood est alors au bord de la faillite et il est largement concurrencé par les productions européennes animées par diverses « nouvelles vagues ». Corman a donc participé, comme des milliers d’autres, à la renaissance du cinéma américain, à travers un mode de production beaucoup plus simple et direct. Quand une production périclite, il est assez logique qu’elle finisse par se tourner vers des productions underground. Corman restait dans le bricolage et le film de genre, sauf pour son chef-d’œuvre (« pas mal » ? commente le vidéaste…), The Intruder. Cet élan de production nouvelle inspiré de ce qu’il se faisait en Europe n’avait déjà plus rien à voir avec Corman.

Corman a mis le pied à l’étriller, oui, de beaucoup de futurs talents parce qu’il était au cœur de ce cinéma underground venu à la rescousse de Hollywood. Mais ses films à lui, en dehors du film précité, c’est des films de genre, des séries B, très bof. C’est bien de l’honorer ; en faire un type qui a révolutionné Hollywood me paraît pour le moins audacieux. Il a été un facilitateur, ce qui est déjà pas mal. En revanche, je ne connaissais pas son côté distributeur, mais en faire là encore un jalon sans lequel des pans entiers de l’histoire du cinéma n’aurait pas été accessible me paraît plutôt présomptueux…

Au passage, joli tacle adressé à William Shatner. C’est un grand acteur. Avant de jouer dans vous savez quoi, il a une carrière à Hollywood tout à fait respectable. The Intruder est un chef-d’œuvre indépendant, mais avant ça, par exemple, il a joué dans un autre grand film : Les Frères Karamazov de Richard Brooks (100 % Hollywood). Taper gratuitement sur un acteur de télévision quand on loue par ailleurs le génie de bricoleur de Corman, ce n’est pas de la plus grande classe.

Effet entonnoir toujours : Hollywood, c’est un pôle industriel, un pôle d’excellence. Il est donc plutôt normal de retrouver les personnes du même milieu en marge, underground, travailler ensemble, avant, éventuellement de devenir plus connus (une fois que les studios ont décidé de donner les clés à la nouvelle génération… parce que sinon, clé sous la porte).

Je prends un autre exemple pour être plus clair : au début du cinéma parlant, les studios se tournent vers Broadway pour trouver de nouveaux acteurs. Si vous regardez les castings des pièces des années 20 à Broadway, vous trouverez quelques futures stars de la côte ouest (et beaucoup d’acteurs britanniques, très utiles dans les productions de films d’époque, et pas seulement). Le Nouvel Hollywood, c’est pareil. Quand les studios se rendent à l’évidence qu’il faut laisser la main aux jeunes créateurs du cinéma underground, ils se tournent vers les mêmes personnes… Ils se seraient, je sais pas, tournés vers la scène de Chicago, ç’aurait eu la même conséquence. Cet effet entonnoir qui consiste à regarder l’histoire à travers un unique prisme a fâcheusement tendance à laisser penser que tout est lié. Et en fait, probablement pas tant que ça : vous pouvez citer presque autant de personnalités de l’époque issues d’autres milieux. Biais, quand tu me tiens.

Le vidéaste souligne que George Lucas est avant tout un producteur. Eh bien, oui et non. S’il a effectivement dans les années 80 largement laissé son travail de producteur prendre le pas sur le reste, c’est loin d’être un rigolo dans les autres secteurs de la création. Cette manière de valoriser d’un côté le travail et l’influence de Corman pour diminuer celui d’un autre sans doute plus connu, ça ressemble un peu à un procès en popularité. Parce que George Lucas a une formation de monteur, et il est assez habile dans le domaine. En la matière, perso, je pense que c’est un génie. Il suffit de voir ce qu’il fait avec THX qui est quasiment un film muet. Il ne faudrait pas non plus dénigrer ses talents de scénariste et de metteur en scène. Mais taper sur l’auteur des Ewoks et ne pas être ébloui par un style de réalisation devenu très classique après l’échec de THX, c’était une pique à laquelle il est difficile de renoncer.

Le vidéaste nous fait ensuite la leçon quant à la prononciation de « Peter Lorre ». Notons juste que c’est un pseudonyme. Imaginer qu’il ait été inventé pour faire « américain » n’est pas idiot en soi à l’époque ; et préférer le prononcer à « l’américaine » compte tenu de sa carrière à Hollywood ne me semble pas moins aventureux que de tenir à le prononcer « à l’allemande ». Autrement, moi je le prononce à la française… Un peu comme… Alfred Itchcoq. (Mais il y a bien des puristes qui par hypercorrection disent « scenarii », alors…) Et vous, comment vous prononcez Richard Gere et Nike ?

Dernière chose. The Gunfighter est cité comme s’il était question d’une vulgaire série B. Compréhensible quand on ignore autant l’âge d’or d’Hollywood. Bref, c’est évidemment un classique, Monsieur Durendal. On peut même dire que c’est un chef-d’œuvre. Et il a un titre français, La Cible humaine.

Je comprends que faire de l’histoire, c’est aussi beaucoup revoir les événements du passé à travers un prisme contemporain, mais je suis loin d’être fan de cette manière de parcourir le passé principalement pour en trouver des correspondances que l’on croit évidentes avec l’époque contemporaine (cf. Fast and Furious).

L’entonnoir est dur à avaler.

Reste que parler d’histoire du cinéma (même mal) pour une chaîne à un million d’abonnés, c’est pas anodin. Il faut continuer.


The Intruder, Roger Corman 1962 | Los Altos Productions



Autres articles cinéma :


Les Garçons de la bande, William Friedkin (1970)

Note : 4 sur 5.

Les Garçons de la bande

Titre original : The Boys In The Band

Année : 1970

Réalisation : William Friedkin

Avec : Kenneth Nelson, Peter White, Leonard Frey, Frederick Combs, Cliff Gorman, Keith Prentice, Reuben Greene, Robert La Tourneaux, Laurence Luckinbill

On peut difficilement imaginer une œuvre plus représentative de ce que pourrait être un film d’auteur… sans que le réalisateur ait quoi que ce soit à voir avec la moindre ligne du script ou avec une grande partie des décisions sur le plateau. Les Garçons de la bande est l’adaptation d’une pièce de Broadway, et son auteur a produit le film. Les acteurs sont par ailleurs tous ceux de la distribution originale. Friedkin (alors inconnu) n’a donc en réalité été choisi justement que parce qu’il ne se mêlerait pas des choses déjà mises en place avant lui.

En revanche (à l’image peut-être un peu d’un Qui a peur de Virginia Woolf ?), l’aspect théâtral finit étrangement par faciliter la mise en œuvre d’un certain nombre d’usages typiques du Nouvel Hollywood. On pense d’abord aux interprètes : scène new-yorkaise oblige, on sent tout de suite la patte réaliste, voire naturaliste, à une époque où à Hollywood on mêlait parfois deux générations d’acteurs. Tout dans le montage, les objectifs, les grosseurs de plan est estampillé « Nouvel Hollywood ». Je travaille actuellement sur ma liste sur les transparences et sur celles des Indispensables, et les films usant de telles pratiques restent assez rares. Bien que l’on ait affaire à une adaptation d’une pièce de Broadway, le film paraît encore bien plus réaliste que nombre de productions lourdingues, chères et grotesques filmées à ce moment-là. Si ces usages ne nous interpellent pas aujourd’hui, c’est qu’ils sont devenus la norme, certains pourraient même nous évoquer les séries télé tournées en studio avec des appartements avec terrasse, etc.

C’est donc un paradoxe : rarement, on pourra concevoir un réalisateur aussi peu concerné par le sujet qu’il traite et pourtant fournir tout le travail attendu d’un « cinéaste », à savoir proposer un regard et illustrer au mieux (ou en suivant les modes de son temps) le scénario qu’on lui demande de réaliser. Reste qu’on aurait un peu tendance à faire passer un cinéaste à la fois pour l’un et pour l’autre : tant à la fois responsable de la mise en image que de l’écriture. Les limites de la politique des auteurs. Jusqu’à l’absurde. Et une nouvelle manière d’invisibiliser les vrais auteurs.

L’auteur du film ici se nomme donc Mart Crowley. Il convient également de citer Robert Moore, le metteur en scène à Broadway. Les acteurs de la pièce d’origine reconduits, on voit mal en quoi Friedkin aurait été habilité à autre chose que de placer sa caméra et de donner quelques indications sans lien avec le jeu des acteurs. Surtout si Crowley a produit le film.

Écriture de haute qualité. Parfois peut-être un peu trop forcée. Mais les difficultés du huis clos sont connues ; et ce registre spécifique se justifie ici à travers l’excuse de la fête d’anniversaire. Les acteurs sont parfaits. Une grosse partie de cette distribution ne survivra malheureusement pas aux premières heures de l’épidémie de sida quand les traitements manquaient et que la communauté homosexuelle américaine était durement touchée.

C’est un jalon important et méconnu dans le cinéma américain, tant au niveau du Nouvel Hollywood que de l’approche de l’homosexualité au cinéma (le sujet avait déjà été assez bien évoqué dans La Rumeur, mais dans un tout autre style, moins direct).


Les Garçons de la bande, William Friedkin (1970), The Boys In The Band | Led Productions, Cinema Center Films


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Un dimanche comme les autres, John Schlesinger (1971)

Note : 4 sur 5.

Un dimanche comme les autres

Titre original : Sunday Bloody Sunday

Année : 1971

Réalisation : John Schlesinger

Avec : Peter Finch, Glenda Jackson, Murray Head

S’il n’y aurait probablement pas eu de Nouvel Hollywood sans nouvelles vagues européennes, je ne suis pas sûr qu’on mesure à quel point John Schlesinger a participé à l’importation de ces nouveaux usages à Hollywood. Dans le Nouvel Hollywood, comme précurseur, on évoque surtout Bonnie and Clyde, Le Lauréat ou Easy Rider, et certes, leur succès a obligé les studios à revoir leur copie, mais sur le plan formel, je trouve Medium Cool et le Macadam cowboy de John Schlesinger bien plus représentatifs des techniques qui se mettront en place dans la décennie qui suit.

Les pellicules couleur sensibles et abordables, les petites caméras, les dispositifs sonores améliorés, toutes sortes d’avancées techniques ont permis l’essor d’un nouveau style, plus direct, voire d’un nouveau langage cinématographique. On s’autorise plus souvent les surimpressions abandonnées depuis le temps du muet ; on adopte des zooms et des longues focales renforçant les flous. Les mouvements d’appareil sont nombreux et les vues subjectives ne sont pas rares. À côté de ces nouvelles possibilités techniques, les cinéastes s’aventurent plus volontiers aussi vers des récits plus « modernes » : les drames ne sont plus construits autour d’enjeux définis forts et des confrontations évidentes s’achevant par une résolution, on écrit des chroniques, les histoires servent à illustrer l’humeur d’une époque, d’une société.

Il y avait tout ça dans le cinéma européen des années 60, John Schlesinger l’a exporté en Amérique en tournant sur la côte est Macadam cowboy, et le voilà qui enfonce le clou deux ans après à l’occasion de son retour en Angleterre avec Un dimanche comme les autres. La forme du film est tellement représentative de ce que j’ai décrit plus haut et les productions sont parfois si perméables à l’époque entre États-Unis et Grande-Bretagne qu’on pourrait même l’associer au Nouvel Hollywood. En cette année 71 d’ailleurs, les films adoptant ces nouveaux usages (désormais plus aux États-Unis qu’en Europe qui va amorcer à partir de là un déclin par rapport à la décennie précédente) sont nombreux. John Schlesinger en reste à la chronique amoureuse alors qu’en Amérique, c’est surtout le thriller qui profite le plus de ces nouvelles formes (le réalisateur y viendra avec Marathon Man), mais le virage formel est identique. Pour ne citer que les films les plus représentatifs, pour cette seule année 1971, nous avons donc un axe automobile avec French Connection, Macadam à deux voies, La Dernière Séance, Duel, THX 1138, Point limite zéro, un autre que l’on pourrait qualifier d’eastwoodien avec Les Proies, L’Inspecteur Harry et Un frisson dans la nuit, et un axe new-yorkais avec Klute, Panique à Needle Park et Minnie et Moskowitz (on pourrait ajouter à cette liste Les Chiens de paille que Sam Peckinpah vient tourner en Grande-Bretagne avec l’acteur marquant de cette première vague du Nouvel Hollywood, Dustin Hoffman).

On trouve donc tous les aspects formels du Nouvel Hollywood dans Un dimanche comme les autres : récits éclatés, voire mêlés (tout le film est une alternance de séquences centrées sur deux amants d’un même homme auquel, parfois, mais pas toujours, il prend part), pas d’enjeux forts (simple description d’une situation suffisamment représentative d’une époque pour ne pas en faire un objet de conflit : en dessiner les différents contours et limites suffit à rendre le film intéressant, surtout sur un plan social et psychologique) ; usage du zoom, du téléobjectif, de mouvements de caméra (voire de vues subjectives illustratives participant à une sorte de montage impressionniste), de surimpressions ; importance majeure du son hors-champ (parfois même extradiégétique : récit en voix-off ou son d’une autre séquence forçant un dialogue inattendu entre perception sonore et visuelle jusqu’à se demander lequel des deux illustre l’autre — de quoi rappeler certaines scènes d’Il était une fois en Amérique), nombreux inserts (plans sur la mécanique téléphonique à chaque appel manqué ou reçu ; le thriller paranoïaque utilisera abondamment ce procédé, car il provoque une forme évidente de suspense — un usage déjà présent dans les films d’anticipation comme THX 1138, sorti la même année, ou dans Le Cerveau d’acier). Et bien sûr (en Europe, on avait adopté ces usages depuis longtemps), le film multiplie les séquences tournées dans la rue ou dans un véhicule en marche.

Pour ce qui est du sujet de la chronique amoureuse, elle recèle son lot, peut-être pas d’innovations, mais d’avancées sociales propres à une époque : le triangle amoureux est vécu sans grande tragédie (on évite les conflits sans pour autant cacher les difficultés, la solitude, la jalousie), et il implique deux hommes (et cela, sans que l’on fasse de ces hommes des caricatures d’homosexuels névrosés et pervers).

Je m’épate régulièrement des films dans lesquels le double jeu et le sous-texte permettent une sorte de musique à deux mains. On y est pleinement dans ce récit qui se refuse aux grands éclats et qui adopte une approche descriptive presque transversale pour illustrer le drame (ou la condition) d’un triangle amoureux plus ou moins imposé, mais connu et accepté par chacun. D’un côté, le récit expose des situations anodines de la vie quotidienne centrée sur deux des trois protagonistes (les deux connaissant l’existence de l’autre sans partager sa vie et avec des règles rappelant celle de la garde alternée, d’où le titre), c’est la mélodie ; et de l’autre, côté harmonie, le récit qui, sans l’air d’y toucher, évoque les particularités, les non-dits, les mensonges (dans une société réprouvant à la fois les couples libres et les homosexuels), les dépendances affectives et la jalousie épisodique, la solitude, l’égoïsme (l’électron libre finit par quitter ses deux amants pour rejoindre l’Amérique : le médecin de la TWA lui souffle que San Francisco vaut le détour). C’est une jolie manière de dévoiler les choses sans condamner qui que ce soit, l’art du fait accompli : les personnages acceptent leur sort et nous avec. La révolution sexuelle à la sauce britannique et bourgeoise en somme. Une révolution silencieuse et sans vague.

À noter un passage de témoin incongru entre la standardiste apparaissant dans quelques séquences et un petit loubard : le second est joué par Daniel Day-Lewis, la première, par Bessie Love, ancienne star de muet qui tenait par exemple le rôle-titre de Bessie à Broadway (Frank Capra, 1928) et pionnière du cinéma américain (elle a commencé en 1916 notamment avec Douglas Fairbanks, Allan Dwan, Griffith ou William S. Hart). Un siècle de cinéma vous contemple.


Un dimanche comme les autres, John Schlesinger 1971 Sunday Bloody Sunday | Vectia, Vic Films Productions


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Macadam à deux voies, Monte Hellman (1971)

Note : 4.5 sur 5.

Macadam à deux voies

Titre original : Two-Lane Blacktop

Année : 1971

Réalisation : Monte Hellman

Avec : James Taylor, Warren Oates, Laurie Bird, Dennis Wilson

— TOP FILMS

Formidable. Nouveau jalon décisif dans l’histoire du cinéma américain et du Nouvel Hollywood, assez peu conforme par ailleurs à la logique de la politique des auteurs (beaucoup de ces cinéastes de la nouvelle vague américaine ont réalisé leur meilleur film à cette période sans forcément bien convaincre par la suite).

Je n’ai absolument aucune appétence pour les bagnoles, mais il faut avouer que le road movie est fait pour le cinéma, surtout pour ce cinéma du Nouvel Hollywood. Les États-Unis viennent de poser le pied sur la Lune, le vecteur du héros américain pouvait-il encore être ce bon vieux canasson de western ?

« Avant le tournant des années 65-70, il y a quelques précédents où des autos filmées « on location » permettent au récit de gagner en réalisme : mais le véritable précurseur semble être Bullitt sorti en 1968 (dans Bonnie and Clyde par exemple, sorti en 1967, les scènes en voiture sont des transparences), on n’avait sans doute pas encore généralisé les différentes techniques comme les remorques, les plateformes ou les dispositifs attachés sur le toit, les portières rendant possible les plans d’acteurs positionnés dans un véhicule en mouvement avec un arrière-plan bien réel… En Europe, les diverses nouvelles vagues filment depuis un moment à l’intérieur des voitures (À bout de souffle, par exemple).

Mais c’est donc à Hollywood que le road movie (avec ce fort vecteur identitaire de l’American way of life qu’est la bagnole) évoluera de pair avec la nouvelle révolution des studios.

Si Dustin Hoffman semblait avoir un abonnement avec une compagnie de bus (plus facile de placer une caméra dans la rangée centrale pour la fin du Lauréat ou de celle de Macadam Cowboy), si Easy Rider a enfoncé le clou avec les deux roues avec ses séquences de travelling d’accompagnement, et si au cours des années 50 et 60, on multiplie les timides tentatives, en 1967, avec la séquence d’introduction de Dans la chaleur dans la nuit, le directeur de la photographie Haskell Wexler prouve qu’on peut placer une caméra sur le siège passager d’un véhicule en mouvement dans un film de studio et en couleurs (on remarque au passage que c’est Warren Oates qui est déjà au volant). En 1969, alors que Disney en est encore à filmer ses séquences pour Un amour de coccinelle avec des transparences que l’on jugerait datées aujourd’hui, Haskell Wexler passe à la réalisation et montre à Hollywood que la conversion aux techniques européennes est moins compliqué qu’un passage au système métrique : l’introduction et la dernière scène de Medium Cool dans lequel les deux protagonistes sont filmés en champ-contrechamp à l’intérieur de leur véhicule donnent un meilleur aperçu de ce que les productions s’autoriseront désormais à faire. Entre-temps, en 1967, Stanley Donen avait tourné dans le sud de la France avec une équipe britannique Voyage à deux : on est loin de Hollywood et de la contre-culture, mais le caractère hybride du film et sa manière tout européenne de filmer les extérieurs laissent entendre que l’on n’a plus besoin de s’enfermer dans des studios avec une transparence pour simuler l’intérieur d’un véhicule (Psychose paraît déjà loin : avant de faire « slash », la mode n’est plus au thriller psychologique, mais à la carte postale mobile et réaliste à la James Bond — tournant qu’avait pourtant timidement initié le réalisateur britannique avec La Mort aux trousses).

Et maintenant que tout le monde a compris que c’était possible d’adopter ces techniques, alors rattachées aux films européens (et plus seulement aux nouvelles vagues : L’Homme de Rio, Z, Le Casse, grâce à Remy Julienne, etc.), dans des productions grand public, ça va être le grand embouteillage à l’orée de la nouvelle décennie.

Filmées essentiellement comme un film européen (pellicule couleur, mais caméras mobiles), les séquences sur la route dans Cinq Pièces faciles sont tournées en décors naturels et à l’intérieur même du véhicule à la manière de Bullitt et du début de Dans la chaleur de la nuit. Une partie non négligeable du film sorti en 1970 est consacrée au voyage de retour du personnage principal vers la maison familiale. La même année, John Cassavetes n’a aucun mal à placer une caméra sur la portière d’une voiture pour filmer ses trois acteurs dans Husbands. Sorti l’année suivante et plus spectaculaire que deux films adoptant dans les grandes lignes les techniques européennes (Cinq Pièces faciles et Husbands), les séquences de course-poursuite tournées à New York pour French Connection répondent à celles tournées trois ans plus tôt à San Francisco pour Bullitt. Toujours en 1971, La Dernière Séance de Peter Bogdanovich pourrait être un film italien des années 60 tant on y filme sans contraintes les passagers dans leurs véhicules (dans son film précédent, Targets, en 1968, Bogdanovich avait déjà réuni deux éléments essentiels de la culture américaine, le fusil et la voiture : le tueur, ironiquement, tirera d’abord et au hasard sur des voitures passant devant lui sur l’autoroute, puis se rendra dans un drive-in pour achever son massacre). Toujours en 1971, mais tourné cette fois pour la télévision, Duel de Steven Spielberg est entièrement filmé sur la route en adoptant ces nouveaux usages (le réalisme au service du thriller). Référence dans le genre et sorti là encore en 1971, Vanishing Point aurait pu tout aussi bien croiser la route des automobilistes de Macadam à deux voies : crossover improbable, les deux films parcourent l’Amérique d’un endroit à un autre, mais en sens inverse. Même les séquences de bolides dans THX 1138 sont tournées de manière réaliste (le réalisme au service du film d’anticipation).

Sur ce sujet, lire plus en détail : Transparences et représentation des habitacles dans le cinéma américain

Bref, voilà le contexte dans lequel a été tourné Macadam à deux voies : une grande effervescence autour des films routiers s’est emparée des studios (ou des réalisateurs de la nouvelle génération, devrait-on dire). Juste avant le premier choc pétrolier, et cela, l’année même du pic de production américain (1971), il était temps. (Ironiquement, là où, en 1972, La Dernière Maison sur la gauche était peut-être annonciateur de quelque chose, ce serait la panne d’essence.)

Pour le reste, le film est bien représentatif de l’air du temps. S’y retrouve à l’écran le même nihilisme désabusé de Cinq Pièces faciles, une écriture qui fonctionne par petites touches impressionnistes (pas d’enjeu clairement défini dans une partie introductive comme attendu dans un récit classique), un peu comme dans Le Plongeon (une halte après l’autre). On sent l’influence d’un Antonioni ou d’un Bresson sur la forme narrative du film : le passé ou les intentions des personnages n’apparaissent que fugacement, ce qu’on en apprend pourrait tout aussi bien n’être que des mensonges (le personnage de Warren Oates, GTO, parle beaucoup et, chaque fois, c’est une nouvelle version qui surgit) ou des métaphores (chaque pèlerin picoré sur le trajet semble tout droit sortir d’un catalogue de la déprime américaine). On expose ainsi les conséquences d’épisodes ou de décisions passées, jamais les causes : à nous d’imaginer ce qu’ils font et pourquoi. Le plus probable, c’est même en un sens que le récit soit purement conceptuel et que si les personnages ont si peu de consistance, c’est qu’on veut en faire des fantômes ou des archétypes. Le défi lancé de rejoindre Washington DC le premier pourrait faire office d’objectif clair, comme dans Vanishing Point sorti la même année, mais on s’aperçoit très vite là encore que ce n’est qu’un prétexte à aller de l’avant, rouler, sans finalement avoir à trop se préoccuper de quoi que ce soit. Même l’histoire d’amour amorcée (sorte de ménage à quatre avec une roue voilée) patine, et on ne la relance sur la fin que pour trouver un vague motif de jalousie et forcer une réunion vite avortée. Cinéma existentialiste ou nihiliste, c’est au choix. D’ailleurs, le film s’achèvera avant même le franchissement de cette ligne d’arrivée désignée, preuve que l’objectif était illusoire. Montrer l’errance de quatre personnages à côté de leurs pompes, illustrer l’incommunicabilité qui les caractérise : voilà finalement le seul et maigre crédo du film. « Aujourd’hui, maman est morte. Il a fallu changer une pièce du carburateur. »

Ce tableau d’une Amérique pas encore en crise composé de quatre paumés qui ne partagent pas grand-chose sinon des banquettes avant et quelques repas, c’est en détail : deux autistes passionnés de mécanique et de conduite, une ado en pleine crise existentielle probablement en fugue, et un quarantenaire bourgeois semble-t-il déclassé qui pourrait être le cousin du personnage de Cinq Pièces faciles (il dit avoir gagné son auto aux jeux alors qu’il semble au contraire avoir tout perdu sauf le besoin, pour combler son existence misérable, de se faire mousser en ramassant tout ce qu’il trouve sur la route afin de leur raconter une version alternative de sa petite histoire). Quand tu commandes un double Macadam cowboy au comptoir du Nouvel Hollywood, on te sert un Macadam à deux voies. Le plus étonnant, c’est qu’on finit par s’attacher à ces quatre désaxés. « Ton Paris-San Francisco s’est bien passé ? » « J’ai rencontré quatre gusses étranges, mais sympathiques. L’un d’eux était particulièrement bavard. Il venait de perdre sa mère. Au moins pour la quatrième fois. »

Avant Profession : Reporter, Antonioni avait sorti Zabriskie Point, beaucoup moins convaincant à mon sens, mais Macadam à deux voies aurait tout aussi bien pu être réalisé par le cinéaste italien. Bresson, Antonioni : le Nouvel Hollywood a enfin pris le train en marche de l’incommunicabilité, même si ce sera beaucoup plus épisodique et limité aux années 70 (quoique, avec Jim Jarmusch, on y est totalement).

On peut imaginer que Easy Rider ait également eu une importance capitale dans l’inspiration du film, mais celui de Denis Hopper (voire un film comme The Endless Summer) était clairement fait dans une veine hippie : la fugue, la drogue, le sexe étaient encore synonymes de liberté. Après le meurtre de Sharon Tate en 1969 et la défaite de l’armée américaine au Vietnam, si le Nouvel Hollywood poursuit son chemin sur les routes, ce n’est déjà plus du tout avec la même insouciance ou les mêmes aspirations (manquait déjà une frange de la culture de ces années décisives pour les droits humains : des cinéastes femmes — en dehors de Wanda, c’est le calme plat et le mouvement restera longtemps une révolution d’hommes).

C’est bien un souffle de déprime et de sinistrose qui s’installe peu à peu dans une Amérique touchée par la crise pétrolière, les scandales politiques et la guerre du Vietnam. Le film de Monte Hellman (ce que n’était pas du tout Vanishing Point) était déjà dans le début de ce parcours qui prendra fin en partie avec La Guerre des étoiles. En 1978, Big Wednesday aura la charge de fermer la vague avec un dernier film d’errance et de mecs obstinés : les années Reagan remettront le fric et le happy end sur le devant de la scène.

On rêverait d’assister aujourd’hui à un tel regain créatif dans les productions américaines. À croire que toutes les révolutions ne sont possibles que si elles sont avant tout techniques. Est-ce que le numérique a apporté quelque chose de plus aux cinéastes ? Eh bien, pas vraiment. Ah, si, désormais on commente les sorties cinéma sur YouTube et sur des blogs. On a la révolution qu’on mérite. J’attends l’article : « Une certaine tendance du cinéma à se foutre des enjeux environnementaux et sociétaux d’un monde qui part en sucette ».

À noter que la gamine du film en couple un moment avec le réalisateur (c’est très « politique des auteurs », ça) s’est suicidée quelques années plus tard. Quant à Monte Wellman : ses deux (mauvais) westerns tournés avec Jack Nicholson avant celui-ci auraient été remarqués en Europe dans les années 60, mais à peine dans son pays ; et en dehors de Cockfighter, tourné trois ans plus tard, sa filmographie semble hautement dispensable. L’air du temps a parfois plus de talent que les individualités… Le film est par ailleurs produit par Gary Kurtz, bien connu des amateurs de Star Wars : grand amateur de bolides et soucieux de se refaire après l’échec de THX, George Lucas avait fait appel à lui dès American Graffiti, version volubile, nostalgique et sédentaire de Macadam à deux voies. Le road movie circulaire, le cinéma en parc d’attractions, ce sera presque une rengaine dans le cinéma de Lucas.

Le public s’y retrouve : certains des visages de la contre-culture se sont perdus sur la route ; ceux qui ont su retomber sur leurs pattes, s’adapter aux nouvelles règles, aux nouvelles époques, aux aspirations du public, ont fini par prendre les commandes. En 1971, Monte Hellman réalisait Macadam à deux voies, George Lucas réalisait THX 1138, Steven Spielberg réalisait Duel, William Friedkin réalisait French Connection, Peter Bogdanovich réalisait La Dernière Séance et Richard C. Sarafian réalisait Vanishing Point : 6 roues motrices, 2 voies vers les sommets. Plan d’ensemble : pendant que les quatre autres prennent un snack sur une aire d’autoroute, George se débarrasse de son barda rempli d’incommunicabilité et de techniques de montage savantes, puis prend place à l’arrière de la moto de Steven. « J’arrête les conneries. Back to the past, Stevie. »

« It’s far far away, Luke. »


Macadam à deux voies, Monte Hellman 1971 Two-Lane Blacktop | Michael Laughlin Enterprises, Universal Pictures

Cinq Pièces faciles, Bob Rafelson (1970)

Note : 4.5 sur 5.

Cinq Pièces faciles

Titre original : Five Easy Pieces

Année : 1970

Réalisation : Bob Rafelson

Avec : Jack Nicholson, Karen Black, Billy Green Bush, Fannie Flagg, Sally Struthers

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Chef-d’œuvre nihiliste ou désabusé sur un fils de bonne famille incapable de trouver sa place dans le monde. Pas dans « le monde » (de la haute société), mais dans n’importe quelle société, car une fois le film commencé, on pourrait penser que c’est un ouvrier comme un autre, et c’est seulement plus tard que l’on apprend qu’il a fui un cercle familial privilégié.

Jack Nicholson est phénoménal à arriver à rendre sympathique un tel type odieux, incapable de supporter qui que ce soit à part peut-être sa sœur et son père qui a le gros avantage pour lui de ne plus pouvoir dire un mot. Le bonhomme est à la limite du cas social, borderline, imprévisible, insolent, narcissique maladif ou misanthrope fuyant la vie, on ne sait trop bien.

Cette manière d’être capable tant à la fois de prendre du plaisir avec ses potes ou les femmes (sans grand souci des conventions ou de la possibilité de blesser ses proches par son comportement) et tout à coup de péter un câble ou de sombrer dans un désespoir à ne plus savoir où se mettre pour supporter le monde ou les gens qui l’entourent participe à le rendre étrangement sympathique. Il ne serait pas aussi insaisissable, et manifestement incapable de s’adapter aux différentes sociétés dans lesquelles il tente de faire sa place, on ne pourrait pas l’apprécier. C’est d’ailleurs le type même de personnages qu’il vaut mieux voir en peinture. Un moment fort du film, c’est par exemple quand « Bobby » s’en prend à une pétasse prétentieuse (c’est, à peu de choses près, ainsi qu’il l’insulte) quand elle pointe du doigt sa copine avec mépris, signifiant par là que malgré les allures qu’elle cherche à se donner, la plus grossière, c’est bien elle. Autre pétage de plomb, quand Bobby réclame un menu dans une aire de repos sur la route et envoie tout valser sur la table parce qu’il est trop pointilleux pour la serveuse… Sacré tempérament…

Le film montre qu’on peut être ponctuellement, et de manière répétée, un connard, on ne l’est pas forcément parce que c’est dans notre nature, mais parce qu’on est à deux doigts de tout plaquer parce que tout nous insupporte. Cela ne justifie en rien pour autant les comportements toxiques de ce genre de cas sociaux, mais s’en faire une vue plus globale dans un film aide peut-être à voir les choses différemment… Tout plaquer, c’est ce que Bobby finira par faire, histoire de s’inventer une toute nouvelle vie et d’échapper aux deux précédentes, comme le personnage de Profession : Reporter que Nicholson interprétera cinq ans plus tard pour Antonioni… On imagine que ce désir de fuite permanente, cette quête désabusée d’identité, sujet du film de Bob Rafelson, a joué dans le choix du réalisateur italien pour choisir l’acteur pour son film…

Cinq Pièces faciles est d’une grande modernité. Il aurait pu être réalisé hier. Superbe photo de László Kovács qui avait déjà éclairé Le Cible ou Easy Rider. Tout tourné en décors naturels et avec de vraies gens. Fini les héros. Le Nouvel Hollywood prouve encore une fois qu’il n’y a rien de dégradant à montrer les parias de la société avec des caméras mobiles et avec une photographie en couleurs de haute tenue capable de sublimer les images dans les transitions de séquences ou dans des montages-séquences et de donner ainsi à voir au public généraliste (une caractéristique qui avait timidement fait le succès du Lauréat et qui sautait aux yeux dans Medium Cool). Le Nouvel Hollywood aurait-il pu se faire sans l’intermédiaire de nouveaux directeurs de la photographie (Haskell Wexler & László Kovács, notamment) et sans un matériel adapté aux extérieurs ?*

Sur ce sujet, lire Transparences et représentation des habitacles dans le cinéma américain


Cinq Pièces faciles, Bob Rafelson (1970) Five Easy Pieces | BBS Productions, Columbia Pictures

Medium Cool, Haskell Wexler (1969)

Fusion & Contre-courant

Note : 4.5 sur 5.

Medium Cool

Titre français : Objectif vérité

Année : 1969

Réalisation : Haskell Wexler

Avec : Robert Forster, Verna Bloom, Peter Bonerz, Marianna Hill

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Peut-être un des films les plus influents dans l’histoire du cinéma américain. On avait vu des prémices par le passé dans le cinéma à Hollywood de séquences principalement tournées dans les rues ou faisant la part belle aux décors naturels en délaissant les séquences tournées en studio (Le Lauréat, Bullitt, De sang-froid, Le Prêteur sur gages, Le Point de non-retour, La Cible, Macadam Cowboy, sorti la même année, ou Dans la chaleur de la nuit pour lequel Haskell Wexler avait officié en tant que directeur de la photographie) ; le cinéma indépendant et le cinéma documentaire américain s’étaient déjà largement aventurés dans les rues (Nothing But a Man, Salesman, sorti la même année, les films de Frederick Wiseman, Symbiopsychotaxiplasm: Take One). Sorti là encore la même année, Easy Rider prend carrément la tangente en adoptant la route comme seul terrain de jeu plus que les rues des villes. Mais pour la première fois, Medium Cool réunit les exigences d’un film tout public (rencontre amoureuse, film en couleurs) avec les nouvelles normes esthétiques largement à l’œuvre en Europe ou au Canada qui s’imposeront peu à peu dans le Nouvel Hollywood des années 70 (séquences filmées en décors naturels, dans la rue, ou comme ici au milieu de grands événements publics, utilisation de la longue focale, caméra embarquée ou à l’épaule — dispositif inspiré du cinéma vérité/cinéma direct —, montage moins académique, et globalement une forme utilisant des techniques de prise directe déjà employées en télévision ou dans les documentaires).

Même le type de récit semble avoir eu une influence majeure sur les sujets de films futurs : il montre le quotidien d’un cameraman de la télévision toujours à la recherche d’images spectaculaires. Enquêtant ici ou là, il se rend compte que le FBI met son nez dans le travail que produit sa chaîne en plein été de contestation pour les droits civiques à Chicago. Le film de journaliste en prise avec les forces obscures du pouvoir, et dont l’archétype est Les Hommes du président, deviendra un classique dans les années 70. Un crime dans la tête avait initié, en 1962, le film d’attentat en pleine convention de parti, mais avec un accent encore marqué par la guerre froide et la lutte contre le communisme. Medium Cool pourrait alors avoir ouvert la voie à une tonalité plus marquée par la contre-culture, la peur des complots et une certaine défiance à l’égard des médias (jugés complices, suspects ou aveugles face à toutes sortes de dérives du pouvoir) : suivront par exemple À cause d’un assassinat, Taxi Driver ou Blow Out.

Plus de cinquante ans après, à l’ère des réseaux sociaux et des chaînes en continu, ces interrogations sont encore d’actualité (Violence à Park Row, de Samuel Fuller en 1952, Un homme dans la foule, d’Elia Kazan avait déjà proposé une telle critique des médias ; sous une autre forme — parfois même plus expérimentale —, L’Étrangleur de Boston en avait fait de même, tout comme, plus tard, Network, de Sidney Lumet).

En plus de fusionner deux formes esthétiques de films (commerciale et indépendante) pour en proposer une nouvelle, cohérente, qui donnera le ton à tout ce qui suit (jusqu’à aujourd’hui), le film parvient à montrer les deux réalités irréconciliables du monde telles que perçues à l’époque : les deux personnages principaux se foutent pas mal de politique, mais ils se trouvent impliqués dans les événements de l’été 68, à Chicago, sans forcément comprendre ce qu’il leur arrive. Si on juge l’Amérique actuelle scindée en deux, c’était déjà un peu le cas en 68 entre jeunes et vieux, entre Blancs et Noirs, entre les personnes favorisées et les pauvres, entre libéraux-démocrates et conservateurs-républicains.

Le film montre donc deux personnages neutres en apparence qui se trouvent mêlés aux manifestations pour les droits civiques qui seront réprimées dans la violence. L’un ne se révolte que quand il apprend que son employeur est en lien avec le FBI ; l’autre pensait trouver une vie meilleure à Chicago après la mort au Vietnam de son mari. L’immersion totale de ce personnage féminin dans les émeutes, elles, bien réelles, paraît encore aujourd’hui un peu surréaliste. Une sorte de faille temporelle qui force la jonction entre deux styles du film, deux époques. Affublée de la même robe de soirée jaune qu’elle n’a pas quittée depuis son rendez-vous galant de la veille, la jeune femme semble être un archétype des films des années 50 (ou un personnage du Plongeon qui se serait trompé de décor ou de piscine) qui se rend compte sur le tard qu’elle n’a plus l’âge des bals de promo et qu’elle a un fils. C’est ce fils introuvable qu’elle cherche toute la nuit, jusqu’au lendemain où elle se perd dans les foules des manifestations auxquelles elle n’avait évidemment pas l’intention de prendre part.

Le personnage perdu dans la foule, en quête de quelque chose ou pris en chasse deviendra donc un classique de thrillers politiques, mais les réalisateurs du Nouvel Hollywood ne pousseront pas le bouchon jusqu’à filmer en plein milieu de manifestations réelles. Le tour de force improbable (et réussi), il était là : parvenir à insérer un personnage fictif dans des événements bien réels qui pourtant tourneront au tragique sans que cela affecte trop la cohérence narrative et esthétique du film. Le dispositif était certes extrême, mais Haskell Wexler venait d’en montrer l’efficacité. Au moins sur le principe, l’idée d’un personnage perdu dans la foule, filmé avec les nouveaux outils mis à disposition des metteurs en scène, deviendra une norme dans un Hollywood en pleine recherche de second souffle (le monde entier avait déjà délaissé les studios). On pouvait désormais (à nouveau peut-être) réaliser un film avec les exigences narratives des studios au plus près de la réalité. Cette tendance s’accentuera avec le basculement définitif des méthodes de jeu influencées par l’Actors Studio. (À cette époque, c’est encore Dustin Hoffman qui montre la voie : en cette année 69, il casse l’image de fils à papa qu’il incarnait dans Le Lauréat pour interpréter un sans-abri louche et malade dans Macadam cowboy).

Impossible de ne pas penser également à Short Cuts de Robert Altman, qui proposera un même type de fin tragique proche de la catastrophe inattendue (façon diabolus ex machina). Mais cette fin possède aussi un sens symbolique à la limite du cynisme. Le récit forme ainsi une boucle tragique glaçante. Wexler commençait son film en nous invitant à nous interroger sur la place de l’image dans le monde, ses limites, ses dérives. Et il y revient brutalement en conclusion du film. Comme pour les punir d’une faute originelle (doublée d’une autre : n’être ni d’un camp ni de l’autre). Un soir, le journaliste avait éteint la télévision allumée par le fils de son amie parti se coucher : le père d’un soir étant désormais absent, la télévision est vouée à rester allumée sans discontinuer. À travers le Medium Coule la scène. Vienne la nuit sonne l’heure, les jours s’en vont je demeure…

… allumée.

Le film est dense et n’a pas le temps de développer les différents aspects du récit (rencontre sentimentale, liberté sexuelle, errance enfantine, quotidien d’un journaliste-cameraman, traitement des manifestations et des revendications de la population, voyeurisme ou au contraire désintérêt coupable des médias). Mais justement, cela apporte une touche presque impressionniste au film, et cela sans jamais pour autant verser dans le film expérimental. Toutes ces séquences de vie rassemblée en patchwork servent un récit illustrant une époque, un milieu social rarement évoqué à l’écran, surtout pas dans des films grand public de studio. Très vite, là encore, cela deviendra la norme au cours des années 70 (même Steven Spielberg mettra en scène des mères célibataires). Le glauque, la réalité noire et sociale de la misère s’afficheront bientôt en couleurs dans des polars ou dans des thrillers paranoïaques. Haskell Wexler participera d’ailleurs à ce nouvel élan du cinéma américain en travaillant par exemple pour Francis Ford Coppola sur la photographie de Conversation secrète en 1974.

Le générique (on suit un motard dans les rues de la ville, filant à son QG pour rendre les bobines d’un accident filmé par l’équipe de reporters) rappelle la course poursuite de French Connection (Friedkin embauchera l’ingénieur du son du film qui travaillera ensuite sur Le Parrain et à nouveau pour Friedkin sur L’Exorciste) ; et une séquence tournée au téléobjectif dans une chambre rappelle le home-jacking que Kubrick tournera pour le début d’Orange mécanique.

En somme, de nombreux films marquants qui viendront par la suite à Hollywood ou ailleurs doivent beaucoup à Medium Cool que l’influence soit volontaire ou subie.

Prisonnière de sa logique de politique des auteurs, la critique française ignorera le film jusqu’à aujourd’hui. Certains réalisateurs sont considérés comme des décorateurs, d’autres des adaptateurs sans génie, d’autres de simples techniciens ou des tâcherons au service des studios, d’autres ne sont pas des « auteurs » parce qu’on ne juge pas un film en dehors d’une logique d’ensemble. Choisissez ce que vous voulez, Haskell Wexler n’est pas un cinéaste. Qu’il ait réalisé un film si important dans l’histoire de Hollywood (alors même que Wexler, ironiquement ou non, s’inspirait des méthodes initiées par les « auteurs » européens), on s’en moque.

Pour les références possibles, voire directes, de Wexler, on peut reconnaître Godard : un grand poster de Jean-Paul Belmondo apparaît bien en vue dans la chambre du cameraman (Wexler dit lui-même que la structure du film est inspirée de ceux de Godard, comme son plan final). Mais aussi, possiblement, Kazan (Wexler a travaillé sur America America pour son premier film) : le fils du personnage féminin passe son temps sur les toits et est passionné par les pigeons comme Marlon Brando dans Sur les quais.

D’ailleurs, voilà quinze ans que Kazan avait réalisé Sur les quais. Il était temps que Hollywood comprenne qu’il ne servait à rien de s’entêter à tout contrôler depuis les décors reconstitués en studio, et que deux culs qui parlent, nus, sur pellicule n’ont aucune raison de froisser madame.


Medium Cool, Haskell Wexler (1969) | H & J Pictures