Illusions perdues, Xavier Giannoli (2021)

Illusions perdues

Note : 3.5 sur 5.

Illusions perdues

Année : 2021

Réalisation : Xavier Giannoli

Avec : Benjamin Voisin, Gérard Depardieu, Jeanne Balibar, Xavier Dolan, Vincent Lacoste, André Marcon, Louis-Do de Lencquesaing, Jean-François Stévenin

Une réplique résume assez bien le film, celle où Lucien critique le roman de Nathan qu’il n’a pas lu en prétendant qu’il manque de mystère et que si certaines choses doivent être dites dans un roman, il faut également que d’autres soient tues. Cela s’appliquerait tout autant au cinéma, et en particulier à ce film, parce qu’en plus du défi déjà difficile de l’adaptation, Xavier Giannoli se devait d’en relever un autre pour ne pas décevoir : ainsi, si son film dispose par ailleurs de beaucoup de qualités, liées en partie à la production et à la transcription à l’écran on peut lui reprocher le caractère démonstratif de son exécution notamment dans sa direction d’acteurs.

Commençons par les réussites. Réputée impossible, l’adaptation, en se concentrant manifestement sur le second volet du roman et sa partie parisienne, en supprimant une bonne part des personnages (la sœur de Lucien n’apparaît que comme destinataire de ses lettres, le Cénacle a totalement disparu) ou en en réunissant d’autres (le personnage de Nathan semble réunir deux personnages) arrive à convaincre et à trouver sa propre unité. Le cinéaste paraît avoir aussi forcé la correspondance entre la situation politique et journalistique de l’époque de la Restauration avec la nôtre. Je ne pourrais dire jusqu’à quel point le trait est forcé, et si cela était nécessaire, mais la connexion est parlante : la critique cinglante du journalisme faite par Balzac (et qui lui était, semble-t-il, reprochée) reste d’actualité. La question des fausses nouvelles a plus rapport aujourd’hui avec le développement des réseaux sociaux, mais la multiplication des canards de l’époque rendue possible par de nouvelles techniques d’imprimerie n’était-ce pas déjà d’une certaine manière une forme de réseau social avec leur manque de contrôle ?

Les trouvailles scénaristiques du cinéaste pour adapter le roman d’ailleurs (si tant est que je puisse les identifier), en particulier celle qui implique la nature du personnage joué par Xavier Dolan, sont impeccablement imaginées. Adapter, comme traduire, c’est trahir. Les astuces de Xavier Giannoli permettent au récit de s’articuler comme un film ancré dans son époque — avec tous ses petits trucs, ses modes, pour le meilleur et pour le pire — au lieu de se contenter d’en proposer une adaptation fidèle, mais confuse.

La reconstitution est parfaite. Le travail sur le décor, sur les accessoires, les figurants, tout en rapport dans un film à la production et à la scénographie (comme on dit au théâtre ou dans certains pays), avec le découpage technique, le montage, la lumière, etc., tout ça donne au film une densité rare dans le cinéma français.

Une fois qu’on en est là, une bonne part du travail est accomplie. Le public en aura pour son argent. Reste l’essentiel quand on a répondu à tout ce cahier des charges des grosses productions historiques : la petite note de talent et de savoir-faire qui distingue un film d’un autre. La bascule décisive se situe presque toujours au niveau de la mise en scène. Et l’on touche ici aux limites des compétences de Xavier Giannoli. Les mêmes défauts se retrouvent d’ailleurs constamment dans ce genre de productions : quand il est question de rythme, de montée d’intensité, de pesanteur poétique ou lyrique, de frénésie ou de folie, d’urgence… ou de direction d’acteurs, tout cela doit passer en définitive par les acteurs.

Comme disait l’autre, une bonne part de la direction d’acteurs consiste à réussir sa distribution. En ce qui concerne les seconds rôles, c’est du haut niveau : Gérard Depardieu, Jeanne Balibar, Xavier Dolan, Vincent Lacoste, André Marcon, Louis-Do de Lencquesaing, Jean-François Stévenin… Sur le papier, ça envoie du lourd. Chacun semble fait pour son rôle respectif. Et malgré une direction d’acteurs perfectible (des petites fausses notes de justesse que le réalisateur laisse passer), ils assurent, grâce à leur seul talent, le gros du travail de mise en situation et d’ambiance. Les dialogues auraient gagné à être mieux ciselés (quelques « n’est-ce pas » et des prénoms inutiles en fin de phrase affreusement rendus par exemple), mais sans eux, sans leur justesse, parfois sans leur folie, sans leurs audaces, sans leur style (souvent caractéristique, personnel, à la limite de l’incongruité et de l’anachronisme pour certains, mais c’est un atout même dans un film historique), on s’ennuierait bien vite.

Là où ça pêche bien plus, c’est que pour faire face à une telle distribution, il faut un acteur pour jouer le premier rôle capable d’endosser le costume et d’assurer la comparaison. Benjamin Voisin ne concourt malheureusement pas dans la même catégorie que ses collègues. Quand je qualifiais le film de démonstratif, sans mystère, ces défauts majeurs appliqués au film pourraient autant être, ou surtout, imputable, à son acteur principal. Rien dans sa composition n’est joué dans la nuance, tout est restitué au premier degré, fait pour être vu et apprécié, saisi, par le spectateur (et par conséquent, rien ne lui est laissé, au spectateur, à sa seule interprétation). Il force, explicite, surjoue, surnote… Loin d’être mauvais, l’acteur manque de force de caractère, de style, d’audace, de précision, de spontanéité, de maîtrise aussi, comme certains de ses partenaires. C’est d’ailleurs un des plus grands écueils auquel doit faire face un acteur : réussir à manier contrôle de soi (sans lequel il n’y a pas de précision, pas d’autorité, pas de maintien ou de tenue) et spontanéité ou justesse… Quand on cherche l’un, on perd souvent de l’autre ; et quand on est en recherche de l’un (de la maîtrise, donc), c’est par définition qu’on n’en dispose pas naturellement… (ce qui interdit forcément à la fois l’aisance, la spontanéité et l’audace). Même avec leurs défauts (leur âge plus avancé surtout), j’aurais préféré voir ce qu’aurait donné Xavier Dolan ou Vincent Lacoste dans le rôle de Lucien. Et malheureusement, si tous ces acteurs magnifiques aident Benjamin Voisin, le plus souvent, à garder le rythme ou à créer une situation lors de leurs face-à-face, quand il est seul ou, pire, accompagné d’une actrice, pour le coup, là, sans talent, tenant le rôle de Coralie, plus rien ne va : il ne peut plus seulement être en réaction (ce qu’un acteur moyen peut encore se contenter de faire face à de meilleurs acteurs que lui), il doit être moteur de l’action, donner le ton, attiser la tension, susciter le mystère, l’intérêt, proposer des nuances complexes et contradictoires, le tout subtilement, sans forcer… Et le cinéaste ne le soutient pas beaucoup : la nuance, le sous-texte, c’est ce qu’un acteur joue en permanence et à tous les niveaux. Or, un mauvais directeur demandera à un acteur moyen d’ajouter de la nuance dans les pauses ou à l’ultime seconde du dernier plan d’une séquence… (Je vois d’ici la scène : « Tiens, là, quand Cécile de France quitte la pièce et te laisse face caméra, au lieu de jouer l’émotion, joue la défiance ! Ça met un peu de nuances et accroît la complexité du personnage ! ») Ben, non. Quand on parle de sous-texte, c’est du texte qui s’ajoute au texte des dialogues, « sous », ou « par-dessus ». Pendant (et cela, à travers le regard, la posture, l’attitude, l’intonation, l’action souvent anodine dans ce registre), ce n’est pas du « après texte ». La nuance, c’est une couleur générale qui se trouve à chaque seconde, par composition comme dans une pièce musicale, pas par petites notes (de bas de page ou de fin de séquence) successives et épisodiques. Et souvent, l’acteur apporte cette nuance à travers ses audaces, ses propositions, ses ratés aussi parfois (l’avantage du cinéma par rapport au théâtre où l’on ne dispose pas d’une autre prise). Rien de cela n’est possible si l’acteur n’a pas le talent pour suggérer certaines de ces audaces, si le directeur d’acteurs ne lui laisse pas l’occasion d’oser s’engager vers cette voie et s’il ne le met pas dans les meilleures conditions pour favoriser ces prises de liberté ou s’il ne tend pas lui-même vers des dispositifs qui permettent à un acteur de trouver l’aisance nécessaire à l’émergence de ces propositions. Sans cela, oubliez la spontanéité et la justesse.

La performance d’un acteur principal ne relève pas de l’anecdote dans un film. C’est lui qui donne le ton, qui assure l’efficacité d’un des principes fondateurs du spectacle. À travers lui, le public croit en ce qu’il voit : quand un acteur se cherche, quand le spectateur découvre un acteur qui joue plutôt qu’un personnage dans une situation, le pari de la vraisemblance échoue. Un détail résume cette cassure et ce lien interrompu entre le spectateur et le récit : quand la situation réclame qu’un acteur se lance dans de grands éclats de rire et qu’on ne voit qu’une chose, un acteur qui se force à rire, le charme est irrémédiablement rompu, on ne peut y croire.

Ces gros défauts de mise en scène se manifestent le plus souvent quand Lucien apparaît seul à l’écran ou est accompagné de Coralie, et c’est d’autant plus difficile à jouer pour Benjamin Voisin, qui ne profite pas de l’élan apporté par les autres acteurs, que Xavier Giannoli le met en scène à ce moment-là dans des montages-séquences (il n’est pas forcément seul dans l’espace, mais seul à l’écran ou le centre de l’attention). Comment voulez-vous interpréter une situation quand vous n’apparaissez à l’écran que dans un plan de quelques secondes ? Ce sont des tableaux successifs que propose ici le cinéaste. M’est avis que la meilleure chose à dire un acteur est alors d’en faire le moins possible. Ce n’est pas, semble-t-il, ce qu’a choisi de dire Xavier Giannoli à son interprète. Et même quand le cinéaste ralentit volontairement le rythme, comme quand lors d’un plan faisant peut-être référence à Stanley Kubrick, c’est bien lui qui ne trouve pas le ton juste (son travelling arrière est intéressant, mais il s’intègre assez mal à la séquence — voire à la musique — qui précède, et le rythme qu’il instaure à la scène est bancal : un baiser sur le front, un personnage qui passe hors cadre pour ne laisser que le principal à l’écran…, on voit l’idée, mais ça ne marche tout simplement pas, le genre de scène que Kubrick aurait reproduit cent fois pour trouver le bon rythme, le geste juste). Ce n’est donc pas qu’une question de distribution, il manque ce petit quelque chose à Xavier Giannoli pour arriver ici à élever son film.

Mais ne gâtons pas notre plaisir. On ne demande pas à tous les films de se hisser à la hauteur de tous les grands films. Une adaptation réussie, c’est assez rare pour être appréciée à sa juste valeur. En attendant, j’irai revoir Les Frères Karamazov de Richard Brooks pour me rappeler à quoi peut ressembler une adaptation qui tient du chef-d’œuvre (et avant que son génial et improbable interprète, William Shatner… s’envole chatouiller les nouvelles frontières de l’infini).


 
Illusions perdues, Xavier Giannoli 2021 | Curiosa Films, Gaumont, France 3 Cinéma

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L’Impossible Isabelle, Dino Risi (1957)

Les ors de Naples

Note : 4 sur 5.

L’Impossible Isabelle

Titre original :  La nonna Sabella

Année : 1957

Réalisation : Dino Risi

Avec : Peppino De Filippo, Sylva Koscina, Renato Salvatori, Tina Pica, Paolo Stoppa 

Difficile de comprendre comment et pourquoi cette comédie merveilleuse des années 50 italiennes et du début de carrière de Dino Risi n’est pas mieux ou plus appréciée. Des bonnes comédies confidentielles, Risi en a réalisé quelques-unes, mais elles semblent toutes avoir été remarquées soit par un public restreint, soit par une certaine critique.

Impression ou pas, je me sens un peu seul à voir dans cet Impossible Isabelle une excellente comédie.

M’est avis que cette différence d’appréciation résulte de mon goût prononcé pour la chose théâtrale… C’est que si le film dispose d’une tête d’affiche supposée en la personne de Renato Salvatori (pas vraiment vu comme une star du même acabit que d’autres acteurs qui apparaîtront chez Risi), le film tient surtout sa réussite dans sa bonne répartition des personnages à l’écran. On se place plutôt du côté de la comédie « des caractères » plus que de celui de la comédie à l’italienne, car s’il y a romance ici, elle n’est pas centrée que sur celle des deux jeunes premiers, et surtout on la voit aussi à travers le regard du personnage omnipotent de la grand-mère.

L’équilibre entre personnages est parfait, mais peut-être est-ce encore trop une spécificité du théâtre, là où le cinéma (et le spectateur qui va avec) réclame, lui, des têtes d’affiche trônant au milieu d’une distribution d’excellents seconds rôles.

Et quels seconds rôles ! Il n’y a pour ainsi dire que ça. Leurs têtes sont connues. Les habitués de la comédie italienne les auront forcément croisées par ailleurs. Au générique cependant, c’est Peppino De Filippo qui précède le reste de la distribution ; signe sans doute que si on le connaît surtout aujourd’hui pour divers seconds rôles, il a été à cette époque une tête d’affiche régulière, notamment dans une série de films avec Toto, et était une figure marquante du théâtre napolitain. Mais ce n’est pas pour autant que son personnage l’emporte sur les autres. L’équilibre est parfait.

Tina Pica tire ainsi son épingle du jeu dans son rôle de grand-mère acariâtre et néanmoins attachante. C’est là qu’est précisément le théâtre : l’art de la bouffonnerie de ces acteurs italiens qui savent rester sympathiques en interprétant des personnages odieux. Dans ce cinéma-là, et dans ce théâtre, tout n’est que fantaisie : c’est un aparté permanent qui est en connivence avec le public qui s’amuse des excès et des clins d’œil des acteurs qui jouent des personnages bien connus, presque de la famille, ou de la ville, et par conséquent, des personnages auxquels on doit malgré tout s’attacher.

Du côté de la famille de l’avocat, Paolo Stoppa fait lui aussi le job ; sa fille, idiote et puérile, est un modèle du genre (jouer les idiots demande autant, sinon plus de précision et de sincérité que les autres, et c’est peut-être un détail, mais l’actrice ne manque pas de crédibilité au piano : la postsynchronisation est de mise, mais elle ne tape pas n’importe comment sur le clavier : exercice d’autant plus difficile qu’il importe, pour la réussite burlesque de la scène, que l’on voit à l’écran ses mains se poser sur les touches de l’instrument).

La tante, dans un jeu très physique, imagé, est elle aussi parfaite. Deux exemples, quand son fiancé lui propose de mettre sa sœur devant le fait accompli de leur mariage, pour jouer le dilemme qui se joue dans sa tête, elle s’assied, frappe furieusement deux ou trois fois du pied, puis se donne autant de claques au visage. Et quand son fiancé la traîne jusque chez elle après leur mariage, l’actrice adopte une posture cambrée, buste en avant, talons en arrière, probablement issue de la commedia dell’arte dans les scènes où les maîtres battent leur valet (et plus précisément encore du théâtre napolitain dont elle est elle aussi originaire comme Peppino de Filippo ou Tina Pica).

Tout le film s’assaisonne ainsi d’innombrable lazzi dont l’objectif consiste à créer un sous-texte visuel permanent (parfois même comme de véritables leitmotivs : cf. les doigts baisés que ne cesse d’appliquer le fiancé sur les lèvres du jeune premier) et qui n’est guère plus utilisé aujourd’hui dans le cinéma comique, sinon sporadiquement et maladroitement par atavisme, et dont l’origine ou l’influence serait plutôt à chercher alors du côté des dessins animés burlesques (Tex Avery).

Je le dis et le dis encore : si le cinéma italien des années 50 et 60 rivalisent si bien avec les autres, c’est certes grâce à l’apport de quelques cinéastes de renom, d’excellents scénaristes ou de producteurs, mais c’est surtout dû aux talents conjugués de tous ces acteurs de génie issus de la scène (en l’occurrence ici, de la scène napolitaine). On peut faire du cinéma sans histoire, sans cinéastes, sans producteurs, mais on peut difficilement faire du cinéma sans acteurs de génie. Je suis le premier à le regretter, mais c’est la triste réalité. Et si en Italie, comme en France à la même époque (années 70, années 90), le cinéma a plongé dans la crise, ce n’était pas seulement le fait de la télévision : les acteurs vieillissants n’étaient plus remplacés par une nouvelle vague d’acteurs de génie.


L’Impossible Isabelle, Dino Risi 1957 La nonna Sabella | Titanus, Compagnia Cinematografica, Franco London Films


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Pékin Opéra Blues, Tsui Hark (1986)

Pékin Opéra Blues

Note : 4 sur 5.

Pékin Opéra Blues

Titre original : Do ma daan

Année : 1986

Réalisation : Tsui Hark

Avec : Brigitte Lin, Sally Yeh, Cherie Chung

Tsui Hark avait, semble-t-il, toutes les qualités requises pour réaliser d’excellentes comédies d’action. L’humour est souvent présent dans ses films d’action, mais s’il y a genre qui domine dans Pékin Opéra Blues, c’est bien la comédie. Il a un don indéniable et une technique du rythme propre à la comédie, peut-être même plus à la farce, et je ne peux pas imaginer que tout ce travail fabuleux de mimiques (ou de lazzis) ne soit pas le fruit du seul talent de ses actrices. Plus qu’aucun autre genre, la comédie burlesque a besoin d’être coordonnée par un chef. Il y a une logique derrière cette mécanique huilée du rire qui ne peut être que réfléchie et parfaitement exécutée. Je ne suis pas un grand connaisseur des films de Jackie Chan, on y retrouve pour sûr le même goût pour la farce, le rythme et les cascades ; Hark fait ici reposer tout son film sur une suite de « tableaux », ou de plans très expressifs structurés, montés, autour de l’expression faciale des actrices, fonctionnant selon un principe d’action/réaction, et dont j’ai déjà expliqué à plusieurs reprises. Il ne fera d’ailleurs pas autre chose dans The Blade qui, s’il contient beaucoup moins d’aspects farcesques, obéit aux mêmes principes de montage construit autour d’une gestuelle exagérée et mécanique (parfois à l’excès, comme dans la séquence chorégraphiée, en flashback, de la fuite avec l’enfant des deux hommes sous la pluie). Plus tard, dans The Blade, l’action pure bénéficie de cette technique de montage resserré, et non pas moins précis — on en retrouve peut-être ici l’origine. En gros, c’est un peu comme si la commedia dell’arte avait engendré John Woo. (Je suis sérieux, il y a une véritable similitude dans la nature et l’usage qui est fait du geste, du port de tête même puisque c’est lui qui articule l’avancée comique d’une scène.)

Brièvement, je précise ce principe du montage, cher à Eisenstein avec le montage des attractions, et dont on en retrouve quelques principes dans le découpage de Masumura (même principe d’action/réaction que j’explique cette fois en détail sur cette page et qui n’est par conséquent pas un procédé propre à la comédie). Au théâtre, et a fortiori dans une comédie, les acteurs structurent leur interprétation à travers des expressions faciales et gestuelles souvent mécaniques (d’aucuns trouveraient ça pas naturel avec un effet « pantomime ») qui sont une suite de réactions, de commentaires, parfois d’apartés qui au théâtre s’adressent au public, mais qui au cinéma sont censés dévoiler le sentiment présent du personnage à l’écran (dans ce type de jeu, l’expression donne toujours à voir le sentiment du personnage ; au cinéma au lieu d’un aparté adressé au public, on a plutôt une sorte d’aparté dans lequel le personnage s’adresse à lui-mêmeelle reste tout aussi visuelle : les autres personnages ne remarquent pas ces expressions, ou apartés, et cela n’a rien de naturel — c’est une convention théâtrale qui se retrouve à toutes les époques dans tous les théâtres du monde et qui a tendance à se perdre). Au théâtre, toujours, le rythme se fait à travers cette mécanique qui donne l’illusion d’une situation qui avance au rythme des confrontations scéniques entre personnages : il y a l’action, parfois une réplique, d’autres fois un geste, un mouvement, une expression pouvant alors être la réaction à ce qui précède ; à cela succède mécaniquement une réaction, et ainsi de suite. Si l’on parle de mécanique, c’est d’abord parce que pour tendre vers l’efficacité, il faut se débarrasser de tous les gestes ou réactions peut-être réalistes, mais toujours accessoires dans ces conditions (donc superflus, dans un contexte de jeu non réaliste). Ensuite, il ne faut exécuter que des gestes ou des expressions faciales choisies. Et cela, sans les multiplier, car le principe, c’est qu’à une action répond une autre, pas une poignée d’autres : le but consiste à voir les personnages se répondre, même si, paradoxalement, ils ne réagissent pas directement à une action ou à une réaction d’un partenaire, c’est déjà les prémisses d’un montage en champ-contrechamp, puisque ce qui compte, c’est la mécanique expressive d’au moins deux sujets qui se répondent l’un à l’autre parfois même symboliquement (quand on songe au quiproquo déjà, il est question de deux réalités qui s’opposent dans une situation et seul le spectateur a une vue d’ensemble de ce qui se passe). Il faut par ailleurs « attaquer » en ce qui concerne les répliques, et cela s’applique ici à une action, un geste, une mimique. Attaquer, cela signifie qu’après une fraction de temps de « réception » (utile pour que le public comprenne ce qui se passe — une mécanique indispensable quand on joue du Feydeau par exemple —, mais aussi pour suggérer que le personnage réfléchit une fraction de seconde), l’acteur lance son geste, son mouvement, sa mimique, sa réaction d’une manière nette et précise.

Comment cela se traduit-il au cinéma ? C’est assez simple en fait. Au théâtre, l’œil est naturellement attiré vers l’endroit de la scène où un personnage parle, ou un autre agit ou réagit : il y a rarement deux choses de même importance qui se passent à différents endroits de la scène, c’est donc en soi déjà une forme de montage, un montage guidé par les « attaques » et les actions précises des acteurs. Au cinéma, il n’y a plus qu’à suivre cette mécanique au moment du tournage, et le montage ne sert plus qu’à coller un à un ces plans constitués d’actions et de réactions. Au lieu de procéder à un montage fait d’illusions et de raccords dans les mouvements, l’astuce consiste à couper juste avant que le mouvement ne se passe : après le cut, l’œil s’attend à voir entrepris immédiatement un mouvement ou un changement d’expression.

Les plans de Tsui Hark répondent donc à une logique que j’appelle parfois « un plan une idée ». Puisque l’origine théâtrale de ce montage ne fait guère de doute, mieux vaut parler de logique d’action/réaction. Techniquement, c’est assez facile à comprendre : la plupart des séquences sont constituées de plans obéissant souvent au même schéma. À la suite d’un cut, le plan commence par une phase très courte, soit figée (correspondant au temps de « réflexion » ou de « réception » du public dans la comédie), soit dans un mouvement continu qui sera bientôt brusquement interrompu. L’acteur s’anime alors pour exécuter une action, un geste, une réaction. Certains trouveront cela surjoué, mais cette outrance se révèle indispensable pour apprécier la logique et la mécanique expressive du jeu (qui apporte à la fois du rythme et du sens, puisque le jeu expressif dit quelque chose de la situation, et dans une farce, c’est même souvent ce jeu qui passe devant les dialogues ou le sens de l’action générale : quand Buster Keaton va acheter de la mélasse dans un magasin, cette action d’acheter quelque chose n’a aucune importance, ce qui compte, c’est toute la farce gestuelle qui s’anime autour). Et il faut noter que bien souvent, Tsui Hark n’a pas besoin d’user de cut. Dans l’idéal, il faut arriver à caser le plus de ces actions/réactions dans un même plan en jouant sur la profondeur de plan, sur les mouvements des acteurs qui entrent ou qui sortent dans le cadre ou en déplaçant l’axe de sa caméra (on retrouve alors encore plus l’origine théâtrale du procédé, mais en général, Tsui Hark, surtout durant les séquences jouées dans l’urgence, avec un danger ou une tension immédiats, aime bien jouer des ciseaux). Et c’est donc ainsi que de nombreuses fois par exemple, on peut voir les actrices ce que certains appelleraient « rouler des yeux ». Tourner la tête rapidement, avoir les yeux qui se dirigent brutalement vers un autre sujet en guise de réaction, ça fait partie de cette mécanique farcesque.

Il faut d’ailleurs noter que dans le film, la grande partie de ce travail d’action/réaction est menée par les trois personnages féminins. Ici, les hommes restent assez passifs ; certains sont même autant en retrait que pourrait l’être des personnages féminins de complément dans un autre film. Du Drôles de dames avant l’heure… Preuve, si c’était encore à démontrer (et ironiquement, c’est même presque un message explicite d’un des enjeux du film et qui concerne ce personnage féminin rêvant de pouvoir jouer un rôle dans une pièce que dirige son père alors que les actrices sont interdites dans l’opéra de Pékin) que des femmes peuvent tout à fait être efficaces (donc drôles) dans une farce.


 
Pékin Opéra Blues, Tsui Hark 1986 Do ma daan, Peking Opera Blues | Cinema City Company Limited, Film Workshop

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Manchester by the Sea, Kenneth Lonergan (2016)

Grunge dance

Note : 3.5 sur 5.

Manchester by the Sea

Année : 2016

Réalisation : Kenneth Lonergan

Avec : Casey Affleck, Michelle Williams, Kyle Chandler 

Un peu de mal à se mettre en route. C’est toujours une gageure pour moi d’adhérer aux excès naturalistes du cinéma dit indépendant américain. Il n’y a jamais rien qui va dans le ton et les effets employés. On sent les efforts pour faire plus « européen », l’application à toucher au réel, mais pour ce faire, ça en vient toujours à creuser des tombes avec des tonneaux de larmes et à se gratter les fesses pour se donner de la contenance de plouc de la classe ouvrière comme on l’apprend à l’actors studio. Des gens bien portants jouant des gens du bas peuple, ça fait toujours une impression bizarre à l’écran. Je serais curieux de savoir quelle est la part des cinéastes américains présents à Sundance qui n’ont pas fait d’université…

C’est ce qui arrive quand on vit dans une société aussi déséquilibrée que la société américaine et qu’un type de cinéma (indépendant, celui qui ne cesse d’être loué à Sundance mais rarement ailleurs) doit se démarquer de son pendant hollywoodien. Ce n’est pas la norme, donc on prend toujours le risque de tomber dans un excès contraire, celui du drame lourd et misérable faisant dévier le drame naturaliste vers le mélo involontaire. La distance nécessaire dans le cinéma indépendant américain est souvent recherchée, rarement trouvée.

Paradoxalement, les meilleures réussites de ce cinéma indépendant, je le situerais plutôt dans les années 60 avec des films réalisés par des cinéastes de documentaires ou s’efforçant chaque fois d’éviter de prendre des stars, à moins que ce soit ces stars elles-mêmes qui mettent en scène précisément ces films. C’est paradoxal, parce que oui, dans ce cinéma naturaliste, volontairement austère, certains de ces meilleurs films ont été réalisés par des acteurs hollywoodiens : Cassavetes bien sûr, mais aussi Paul Newman, Robert Redford ou Clint Eastwood. Seulement j’ai peur que ce cinéma indépendant américain ait pratiquement disparu avec ces cinéastes. Si Clint a abandonné la veine naturaliste, toute la génération qui suit n’a jamais su adopter les codes quasiment artisanaux des années 60. Fini le noir et blanc au format dégueu (surtout valable pour les cinéastes issus du documentaire), désormais, tout à l’écran resplendit et même la crasse, librement exposée, ressemble à de la fausse crasse. Plus on en voit à l’écran, moins on y croit. La même chose pour l’expression, la dégaine ou les larmes des acteurs : on peut rarement y croire.

Alors, dès que je vois Casey Affleck dans un film, qu’il se force à courber l’échine et parle dans sa barbe, je ne peux m’empêcher de ne pas y croire. C’est presque un carnaval d’acteurs hollywoodien venus se détendre et jouer (au sens ludique), les bouseux (et quand je dis hollywoodien, je devrais plutôt dire new-yorkais, mais ce n’est pour autan bon signe). On pourrait être d’autant plus méfiants à ce propos quand on voit le CV de l’auteur du film (on est loin du documentaire ou du cinéma provincial, mais on se rapproche de la caricature « New-York vue par Hollywood »). Même voir Matthew Broderick jouer les bons pères hypercroyants et propres sur lui, je ne peux m’empêcher de ne pas y croire et de me penser tout d’un coup propulsé chez Madame Tussaud. C’est comme si tout devait passer, chez les tenants de la « method » actors studio, par l’excès et la « composition ». Plus on est loin de son tempérament, plus le trait est forcé, plus on « imite » et fait preuve de ses talents d’imitateur ou de composition, plus on pense qu’on sera loué pour notre travail. C’est un cirque qui se donne les atours du cinéma du réel et une plaie dans le cinéma indépendant américain à ne pas savoir trouver le ton juste et s’obliger à s’infliger pareils écarts.

Les contre-exemples sont nombreux, mais quand des acteurs se font remarquer dans des films indépendants réussis, ils sont presque toujours récupérés par le système hollywoodien et se retrouvent fatalement à jouer dans des superproductions et à jouer les super-héros… À l’image de sa société, toujours, le cinéma américain n’évite pas les grands écarts. Jennifer Lawrence est formidable dans Winter’s Bone, et hop, le système l’avale et on la propulse dans X-Men puis dans Hunger Game. Brie Larson se fait remarquer dans Room, et on la retrouve dans Captain Marvel. Casey Affleck, c’est vrai, n’est sans doute pas tombé dans ce genre d’écarts, au contraire du frangin, et c’est même son frangin qui l’a parfaitement mis en scène dans un polar réaliste qui savait justement éviter le poisseux factice d’un certain cinéma indépendant (c’est une veine qu’a plus cherché à suivre et avec réussite Eastwood dans ses débuts). Le problème, c’est que d’un côté je trouve que le Casey en fait souvent trop, et que d’un autre, ses capacités à aller vers l’émotionnel me paraissent assez limitées. Je pense même que s’il joue si voûté, s’il baragouine plus qu’il ne parle, ou s’il s’efforce le plus souvent de jouer les apathiques renfrognés, c’est plus pour masquer ses manques que par réel choix ou conviction dans la construction de son personnage (comme on dit chez les praticiens de la méthode stanislavskienne). Et quand il se retrouve face à l’actrice qui représente à elle seule l’image du cinéma indépendant américain de ces dernières années, Michelle Williams, elle le bouffe complètement lors d’une scène de retrouvailles toute aussi intense qu’inopinée. C’est bête parce que pour prendre une métaphore sportive, la Michelle était partie avec une longueur de retard suite à leur précédente scène en commun : elle jouait les femmes scotchées au lit ; or, un rhume, c’est comme la vieillesse, ça se simule assez mal, et elle n’était pas bien brillante dans une séquence qui, pour le coup, était plus à l’avantage d’un Casey Affleck plus à l’aise dans des séquences moins tire-larmes. Et puis la revanche arrive, on joue plus dans un registre qui est favorable à Michelle Williams, elle est parfaite dans ce registre de l’émotion lacrymal, et lui se fait ratatiner se voyant obligé de forcer l’émotion mais étant incapable de la faire remonter presque naturellement (grâce aux souvenirs personnels) comme on apprend pourtant à le faire à l’actors studio.

Le cinéma, ce n’est pas des performances individuelles ou des séquences prises individuellement, c’est un tout. Et s’il y a beaucoup à dire sur la « méthode », si c’est très inégal voire hybride et plein d’excès, il y a une qualité générale d’écriture certaine. Non pas dans les dialogues parce qu’on est dans le réalisme, et on s’autorise à l’occasion quelques libertés semble-t-il, ce qui se fait rarement pour améliorer la qualité d’un script, mais au niveau de la chronique presque post-traumatique du machin. On s’habitue aux flashbacks un peu explicatifs au début, on les accepte, et puis, à l’usure, on s’attache à ces personnages bourrus à qui la vie n’a pas réservé le meilleur. Peut-être beaucoup par pitié, c’est vrai (ça reste un principe d’identification vieux comme le théâtre antique), mais comment ne pas finir non plus ému par un type sans doute champion en collection de déveines dont il est pour beaucoup en partie responsable, et qui s’enfonce dans une spirale négative justement parce qu’il se sait en être responsable…

Ce n’est pas forcément toujours très subtil, à l’américaine, il faut que ça avance vite, il faut qu’on souligne bien les avancées dramatiques pour être sûr que celui qui bouffe son pop-corn au fond de la salle ait bien compris lui aussi, mais bon, j’ai tellement vu pire dans le domaine que pour une fois je peux me montrer charitable. Et j’en viens même à me demander s’il n’y avait pas eu Hollywood, si le cinéma américain ne s’était pas constitué autour de studios commerciaux ayant fini par tout avaler dans leur gosier avant de le remâcher à sa manière (ou le contraire), et par définir ses propres règles d’uniformisation, celles qui ont fait son succès international mais aussi sa pauvreté domestique en termes de diversité, si au fond ce cinéma « indépendant » du nord-est des États-Unis, avec un peu moins de travers et de mauvais goût (les chemises à carreaux, ce n’est pas possible), n’aurait pas pu être aussi convaincant et habituel que nombre de productions européennes ou désormais asiatiques dans ce domaine (le drame ou la chronique naturaliste). Cassavetes n’a pas fait beaucoup de petits, les réussites restent rares.

Manchester by the Sea, Kenneth Lonergan 2016 | Amazon Studios, K Period Media, Pearl Street Films


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Trois Tristes Tigres, Raoul Ruiz (1968)

Note : 4 sur 5.

Trois Tristes Tigres

Titre original : Tres tristes tigres

Année : 1968

Réalisation : Raoul Ruiz

Avec : Shenda Román, Nelson Villagra, Luis Alarcón

— TOP FILMS —

Peut-on dire qu’on n’a rien compris à un film, et pourtant qu’on l’a adoré ? Avec la jurisprudence du Grand Sommeil, sans doute, oui. Il faut avouer qu’il m’en faut peu pour que je me détourne à la première occasion des indices narratifs éparpillés çà et là dans un récit, disons, classique, et pour que mon attention s’ébahisse tout à coup par autre chose, un détail de film. Alors, quand Raoul Ruiz m’incite à regarder autre chose qu’une trame rigide et froide, je m’embarque facilement avec lui, si toutefois ce qu’il propose par ailleurs, ces détails étonnants, arrive à tenir éveillé mon intérêt assez longtemps.

Parce que c’est bien ce que Ruiz semble faire ici : se détourner d’une logique narrative classique pour se concentrer sur les à-côtés, ce qu’on ne voit pas d’habitude dans une histoire, sur la forme, le jeu d’acteurs ou les cadrages (pas si improvisés que cela pourrait laisser paraître).

Trois Tristes Tigres, Raoul Ruiz (1968) | Los Capitanes

À certains moments, ça ressemble aux errances de Fellini comme celles de La dolce vita. Les rencontres avec des amis se multiplient, ça papote, et on n’a aucune idée de quoi tout ce petit monde peut bien discuter. On commence à comprendre à peine qui sont les personnages, mais on les suit un peu fasciné parce qu’il n’y a pas une seconde où il ne se passe rien. C’est du Raoul Walsh appliqué aux comptoirs de bars et aux rencontres interlopes. Des rencontres, des rencontres, des rencontres.

À la même époque, c’est Cassavetes qui propose le même type de cinéma, même si on y sent un peu plus la trame, rigoureusement naturaliste, en toile de fond.

Cet hypernaturalisme, c’est d’abord ce qui attire l’œil : la caméra de Ruiz se trimbale d’un acteur à l’autre avec un semblant de naturel ou d’improvisation, mais on sent bien pourtant que tout est calibré comme il faut, avec des petites actions qui apparaissent toujours au moment où la caméra est présente. Et les acteurs sont fabuleux.

Le naturalisme c’est quoi ? C’est quand les acteurs ont mille objectifs dans la tête et que ce qu’ils pensent, ou ce qui se passe dans leur environnement (notamment avec l’interaction avec les autres acteurs), modifie sans cesse ces objectifs ; de ces objectifs naîtront avec plus ou moins de densité toutes sortes d’humeurs différentes, qui parce qu’elles sont nombreuses et superposées, prennent une couleur atténuée, lisse, ce que les mauvais acteurs et les mauvais spectateurs appellent « l’intériorité ». Ce n’est pas de l’intériorité, c’est être impliqué, concerné, par ces différents objectifs qui nous animent chaque seconde dans la vie et qu’il faut être capable de reproduire en tant qu’acteur. Si Ruiz ne s’intéresse ici qu’au sous-texte, ses acteurs ne font pas autre chose puisqu’ils cherchent avant tout à être présents à un moment donné en étant habité par tous ces objectifs du moment et souvent simultanés qui constituent la « nature » d’une situation. Ce que certains appellent intériorité, c’est souvent cette manière qu’on a en permanence de cacher ce qu’on pense tout en en laissant nous échapper une très grande part, mais de manière… atténué. Alors que des acteurs qui ne jouent qu’une couleur, une intention, le texte, s’impliquera totalement dans cette couleur et s’appliquera à éclairer toute la logique du texte.

En comparaison, un acteur de cet hyper-naturalisme, pourra être concerné à un moment par le fait de se servir un verre tout en répondant à son interlocuteur et sans avoir à structurer son jeu en fonction de l’évolution de la situation. Car s’il y a une situation générale (qu’on voit à peine ici, mais ça semble bien volontaire), toute la mise en scène consiste à noyer le spectateur derrière une profusion de microsituations.

Avec ce principe, Ruiz arrive à la fin de son film avec une tension physique et psychologique qui serait avec d’autres types de mise en scène beaucoup plus artificielle et directe. C’est une forme de distanciation. La caméra s’intéresse aux détails, dévoile les recoins de la pensée des personnages à des moments particuliers de leur existence, mais au présent, et semble se dissocier d’un niveau narratif supérieur censé éclairer l’intrigue. Plus on est prêt, plus on est en dedans des personnages, et donc en dehors de la trame logique qui exige un regard à une autre échelle. C’est un peu comme se retrouver nez à nez dans la rue ou dans un bar avec un petit groupe de personnages qui s’invectivent : on ne comprend rien à la situation, on la décrypte autant que possible à travers des indices qui nous sautent aux yeux ou se révèlent peu à peu, et pourtant on s’identifie assez, sur des détails, à telle ou telle personne en fonction de ce qu’elles nous montrent sur le moment, alors que sur le fond de leur histoire, leur sujet de polémique, on ne sait toujours rien, en tout cas pas assez pour avoir une vision claire du conflit qui les anime. On reste distant de leur objet, mais on entre en empathie avec les sujets.

Voilà une expérience cinématographique saisissante, rare (parce qu’il faut être capable de diriger ses acteurs), mais au fond, on y retrouve déjà pas mal de ce qui fera parfois le cinéma de Ruiz : le goût pour la forme qui le fera glisser souvent vers le surréalisme et une densité très affirmée dans le montage (à la manière de certains écrivains sud-américains avec leur écriture extrêmement dense et prolifique en images). Parce que l’essentiel est là : il n’y a pas une seconde dans le film où il n’y a rien à voir. Et pourtant, on pourrait dire qu’il ne s’y passe rien d’important ou de compréhensible…


Le film est disponible gratuitement et restauré sur la plateforme HENRI de la Cinémathèque française. Les captures sont issues de ce lien.



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La méthode scientifique à l’épreuve de… la method

Les capitales

Science, technologie, espace, climat

Réponse à un numéro du poscast Podcast Science (mai 2019) intitulé « Et si la méthode scientifique n’était pas la seule manière de construire de la connaissance ? » par Nicotupe :

(En réalité, il est surtout question de théâtre)

Pas mal d’approximations historiques dans ce podcast.

D’abord, j’ai du mal à saisir l’approche consistant à rapprocher les méthodes de jeu à une certaine forme de connaissance scientifique… Il est question de « techniques » ou « d’esthétiques » et on est plus près de l’artisanat que de la science. Un artisan, quand il met au point un objet, une œuvre, il obéit à certains principes « méthodiques » qu’il tient d’un maître ou de sa propre expérience. C’est de la « technique », pas de la « science ». Bref, passons.

En matière de « connaissances », en science, comme en technique ou en art, on peut se référer à l’histoire pour faire un éventail plus ou moins détaillé et juste de tous les prédécesseurs ayant dû répondre aux mêmes questions avant nous. Une histoire des techniques de l’acteur en l’occurrence ici. Et la connaissance de l’intervenant lors de cette émission me semble plutôt sommaire, voire inexacte donc. En techniques de jeu comme en science, il vaut mieux ne pas partir sur des idées reçues ou de mauvaises informations, à défaut de quoi ses « connaissances » n’en sont plus.

Du peu que j’en connaisse de l’histoire de ces techniques, quelques mises au point. Il est faux de dire (je paraphrase) qu’il y aurait une sorte d’axe Stanislavski-Actors-Studio ayant inventé à lui seul une technique de jeu à la fois moderne, réaliste et largement répandue parmi les acteurs actuels. Ceci a même été accompagné de l’assertion selon laquelle si le cinéma américain avait gagné une telle importance, que c’était parce qu’elle avait été en quelque sorte à l’avant-garde (ou s’était faite le relais) de ces techniques inventées en Russie par Stanislavski…

D’abord, Stanislavski ne s’est pas réveillé un matin en se disant que les méthodes de jeu de la fin du XIXᵉ siècle n’avaient rien de réaliste. Le théâtre bourgeois, partout en Europe, à l’époque, déjà réclamait plus de « naturalisme » qu’avec les pièces classiques, elles-mêmes parfaitement adaptées à leur époque, aux salles dans lesquelles elles étaient jouées, à leur public et aux traditions auxquelles elles se référaient. Stanislavski devaient à cette époque mettre en scène (une notion qui alors n’existe pas encore me semble-t-il) Tchékhov. Et du Tchékhov, ce n’est pas vraiment ce qu’on pourrait appeler du théâtre déclamé. Il y a donc pas mal du contexte qui impose à un « régisseur » de l’époque à adopter de nouvelles techniques pour mettre en scène un tel auteur. Je doute par exemple qu’Ibsen ait été joué à l’époque à la manière des acteurs de théâtre classique, mais bien avec des techniques adaptées à la nature (réalistes, psychologiques) de ses textes…

Par la suite, Stanislavski n’est pas resté un « savant » isolé en Europe (on se rapproche légèrement ici du mythe de Galilée et du génie seul contre tous) vite récupéré par les Américains. L’Europe, et en particulier l’Europe de l’est et la Russie fourmille d’idées, de propositions esthétiques, de théories de jeu, de méthode, entre les deux guerres. Piscator, Meyerhold sont parmi les plus connus. Et eux aussi auront une influence sur les acteurs et metteurs en scène new-yorkais de la génération suivante. En France, ça discute ferme aussi à cette époque, et le chantre du naturalisme s’appelle André Antoine (également cinéaste, on peut voir quel degré de « vérité » il atteignait sans pour autant adopter des techniques stanislavskiennes dans ses films).

Aux États-Unis, d’abord à New-York (même si le cinéma à Hollywood bénéficia aussi très tôt, non pas des recherches locales en matière esthétique, mais de l’apport de tous ces réfugiés qui fuyaient l’Europe alors : ici pas de Stanislavski, mais on peut évoquer par exemple Boleslawski qui tout en se disant adepte de Stanislavski allait sans doute peut-être plus à ses acteurs américains transmettre ses propres principes) on hérite des interrogations foisonnantes en Europe. Et si Stanislavski peut peut-être alors tenir le haut du pavé quant aux types de « méthodes » les plus populaires ou discutées, il n’est pas le seul messie à cette époque. En fait, s’il apparaît si important aujourd’hui, c’est principalement grâce à la renommée de l’Actors Studio se revendiquant de lui. Mais perso, je relie pas mal cela au téléphone arabe : ce n’est pas en lisant ses deux manuels de techniques de l’acteur qu’on peut se représenter ce que lui voulait voir sur scène, surtout quand on sait que son approche a évolué au fil du temps, comme pour tout le monde d’ailleurs (sauf pour les ayatollahs de la « method » qui arriveront un peu après).

Des acteurs connus qu’on liera par la suite à l’Actors Studio, et donc à Stanislavski, ont par ailleurs étudié, expérimenté, pris connaissance d’autres « méthodes » ou « techniques » issues de ce foisonnement européen. Et c’est seulement, d’abord avec le succès de Elia Kazan au cinéma avec Brando en tête d’affiche mettant là encore un cinéma (comme autrefois le théâtre réaliste de Tchékhov) réaliste adaptant Tennessee Williams, puis surtout avec deux ou trois acteurs dans le cinéma du Nouvel Hollywood (Al Pacino et Robert de Niro) que cette méthode, et cette école, a été popularisée. En aucun cas, cela signifie qu’il y a un consensus autour d’elle, qu’elle est largement suivie et répandue, même aux États-Unis, ou pire, qu’elle explique ou précède la réussite ou l’hégémonie américaine en matière de cinéma. Il faut comparer ça avec l’expansion du christianisme : à l’antiquité, les messies étaient nombreux, et c’est sa lignée, son héritage qui s’est propagée par la suite en en modifiant probablement pas mal le sens.

Et de fait, puisqu’il a été question dans le podcast de sociologie, il serait intéressant de proposer une photographie sociale de ce que pensent les acteurs majeurs du cinéma et du théâtre actuels de cette « méthode ». Je ne serais pas loin de penser qu’on ne serait pas loin des réactions des physiciens quand on leur évoque l’adjectif « quantique ». L’Actors Studio, c’est un peu la méthode du jeu d’acteurs pour les nuls. Et on est un peu tombés là-dedans dans cette émission.

Bref, merci pour les autres podcasts de qualité.

(Aucune réponse, mais j’ai l’habitude des monologues. C’est pourquoi aussi je recycle ici.)


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Giacomo l’idealista, Alberto Lattuada (1943)

Note : 3.5 sur 5.

Giacomo l’idéaliste

Titre original : Giacomo l’idealista

Année : 1943

Réalisation : Alberto Lattuada

Premier film et première adaptation d’un roman de l’entre-deux-guerres pour Alberto Lattuada, loin de la ville et de sa pesanteur fasciste. La critique de la petite société de campagne avec ses aristocrates et ses bigotes n’en est pas moins corrosive. Si la fin reste conciliante, voire moralisatrice, puisqu’on évite ce qui, en d’autres régions, aurait amené à une vendetta pour laver le déshonneur subi par la promise, tout ce qui précède est parfaitement tenu : déjà chez Lattuada une subtilité pour traiter le mélodrame sans trop en faire et un sens du spectacle bien établi (la fuite de Celestina pour retrouver son Giacomo, la scène du viol filmée dans une lenteur presque kubrickienne).

Copie vidéo présentée sans sous-titres à la Cinémathèque. Ce n’est pas si problématique, au contraire. Ça permet de voir à quel point Lattuada est bon à nous faire comprendre une situation au-delà des mots. Et ce n’est possible que dans une logique de jeu avec ce qu’on appelait encore des emplois. À chaque archétype (ou actant), un emploi : on comprend vite, grâce à cette logique, qui sont les aidants, les opposants, les bénéficiaires, les victimes, etc. Une attitude, un geste, une silhouette, une intonation, et on cerne en un instant un personnage, visuellement, sans aide des dialogues (donc de traduction). Théâtral diraient certains. C’est surtout efficace à dévoiler quelque chose des personnages. La difficulté, c’est bien de rendre ça simple comme bonjour, sans masquer pour autant les zones grises d’un personnage, et c’est ça que les techniques dites modernes de jeu, inspirées de l’Actors Studio et faussement inspirées, elles, de Stanislavski, avec leur méchante habitude de laisser croire aux acteurs qu’ils peuvent tout jouer, ont sapé après-guerre. Essayons de comprendre l’emploi d’un acteur, sa fonction dans le récit, le type de situations mis en jeu, et cela au premier coup d’œil, désormais, sans l’appui du texte, eh bien bonne chance. La théâtralité, c’est rendre signifiant ce qui doit l’être ; sans théâtralité dans le jeu, ça se résume à un jeu insignifiant. On gagne sans doute en incommunicabilité et parfois en naturalisme, mais souvent, c’est surtout le message, la fable, qui se brouille.



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Julia, Fred Zinnemann (1977)

Le Choix de Julia

Note : 3 sur 5.

Julia

Année : 1977

Réalisation : Fred Zinnemann

Avec : Jane Fonda, Vanessa Redgrave, Jason Robards

Étrange cette incapacité des grosses productions hollywoodiennes à retranscrire, disons, honnêtement, certains sujets sensibles. Après les années 60, on sent une volonté des grands studios de contrer les films du Nouvel Hollywood (ironiquement, en cette année 1977, ils auront bientôt la solution toute trouvée pour enterrer définitivement ce mouvement et imposer une nouvelle forme de classicisme tournée vers un autre public : la même Twentieth Century Fox distribuera Star Wars) avec des sujets sérieux mais stylistiquement ronflants capables de ramasser des prix (et baser toute une publicité dessus). Les anciennes recettes de l’âge d’or demeurent, mais on n’y ignore pas certains procédés « modernes » (Walter Murch, habitué des montages sonores de deux barbus bien connus, est crédité ici du montage).

Le mixage entre ces différents types de cinéma n’en est pas pour autant digeste. On se heurte souvent à certaines logiques artistiques, et les vieux concepts de rentabilité demeurent.

D’abord on peut discuter du choix de l’actrice principale. Après son Oscar pour Klute une demi-douzaine d’années plus tôt, Jane Fonda héritait sans doute encore des projets les plus ambitieux du moment. Qui a piloté ce projet, qui en est au final l’auteur ? C’est peut-être une question qu’il ne vaut mieux pas se poser. Le résultat est typique de cette sorte de contre-réforme des studios vis-à-vis des divers mouvements de libération du style qui a fait florès partout dans le monde durant la décennie précédente…

Jane Fonda est une excellente actrice, là n’est pas la question, mais elle en fait trop pour essayer de coller au personnage, et ne semble pas bien aidée par son metteur en scène. On serait presque à se demander si le véritable maître d’œuvre de ce film ne serait pas plutôt son maquilleur ou Douglas Slocombe, l’opérateur, habitué des films nominés aux Oscars (Le Lion en hiver ou Gatsby le magnifique) : c’est toute une esthétique rappelant les meilleures heures du classicisme hollywoodien qu’on retrouve ici… la couleur en plus. Surtout, il est à remarquer, un peu tristement, que malgré les efforts de la production pour multiplier les scènes de l’actrice au téléphone, rappelant ainsi ses exploits lacrymaux dans Klute, et dans lesquelles elle s’en sort plutôt bien (au point qu’il faudrait songer à donner un jour un Oscar d’honneur aux combinés téléphoniques qui ont su lui donner la réplique), dès qu’elle est seule ou face à un autre acteur, l’actrice oscarisée disparaît.

Je me rappelle, il y a peut-être vingt ans de cela, une remarque de Jane Fonda formulée dans je ne sais quelle émission où elle avouait que pour elle une actrice l’était en permanence. Elle voulait dire par là qu’une actrice devait dans sa vie quotidienne être consciente de sa présence et en permanence être le témoin de ses réactions pour être capable de les reproduire face à une caméra. Je suis loin de penser qu’il s’agit là d’une approche efficace à l’écran : un acteur doit être capable de s’abandonner totalement à son imagination, à la situation, sans quoi bien souvent on voit, ne serait-ce que intuitivement, qu’elle se regarde jouer et a conscience, plus d’elle-même, et de la présence de la caméra. C’est peut-être là un des plus vilains défauts d’acteur. Et c’est bien un des nombreux problèmes de sa composition dans ce film : on perçoit trop qu’elle joue et attend de nous de l’admiration face à sa performance.

Ce n’est d’ailleurs pas inhérent au seul jeu, à Hollywood, de Jane Fonda. C’est en fait une méthode, celle de l’Actor’s Studio, qui a fini, au cours des années 50, par faire sa loi dans les studios, depuis les premiers films oscarisés de Kazan avec Marlon Brando (que Fred Zinnemann avait dirigé dans C’était des hommes, avant lui aussi de tomber dans une forme de classicisme sirupeux qui suivra l’âge d’or jusqu’à ces années 70…). Et cette méthode consiste à penser que tout acteur doit être capable de jouer (on dira composer), n’importe quel type de personnages. Pour Jane Fonda, ça consiste donc à penser qu’elle puisse être crédible en jouant Barbarella comme une intellectuelle juive, lesbienne, perdue en Europe dans les années 30.

À ce stade, et dans ce type de films oscarisables, c’est parfois la nécessité de voir un acteur « performer » qui trace les grandes lignes de l’histoire. On voit ainsi à maintes reprises lors de montages-séquences* joliment mis en musique par Georges Delerue, l’actrice face à sa machine à écrire, revêtue à chaque plan ou presque d’un pull neuf ou d’une coiffure savamment sculptée (pour ne pas dire laquée) pour nous la représenter au travail, avec des airs négligés qui ne tromperont personne. Quand le classicisme hollywoodien rencontre de mauvais adeptes de la method

Encore une fois, Jane Fonda ne propose pas une mauvaise interprétation. On ne peut juste pas y croire. Plus problématique toutefois, cette manière de se faire bouffer constamment par ses partenaires. Le plus criant ici, c’est sa dernière rencontre avec son amie dans un restaurant berlinois. On a suivi l’actrice lors de son parcours épuisant en train entre Paris et Berlin, voyage durant laquelle on l’a vue angoissée à l’idée de se faire choper, au point de multiplier les maladresses et les faux pas, incapable de manger, suante… Et après ces heures éprouvantes, nous la voyons toujours parfaitement laquée, lumineuse, belle comme une figure de papier glacée. À côté d’elle, Vanessa Redgrave n’est pas maquillée, on la sait bien moins jolie que l’actrice américaine, et pourtant, elle sourit, regarde sa partenaire amoureusement comme la situation l’exige, ne force rien, et c’est elle qu’on regarde et qu’on trouve belle. La fausse sueur de Jane Fonda luit dans la lumière, mais ce n’est que pour mieux refléter la beauté sans fards de l’actrice britannique.

On pourrait d’ailleurs à ce stade gloser (ou glousser) sur la présence des deux actrices dans le film, celles-ci étant pratiquement prises à témoin dans l’excellent essai filmé de Mark Rappaport, From the Journal of Jean Seberg, passé il y a quelques jours à la Cinémathèque française, juste avant cette rétrospective Jane Fonda, et dans lequel était interrogé leurs activités politiques et choix de carrière.

On sait que le père Fonda était souvent utilisé dans les films pour représenter l’homme de la rue. Force est de constater que la fille, toute maquillée des prétentions fumeuses de la method, en est incapable. L’innocence, la naïveté, la peur, tout ça, Jane Fonda a beau ouvrir de grands yeux, on n’y croit pas une seconde. Et ce n’est pas son travail qui est à remettre en cause (du moins jusqu’à un certain point), mais au contraire cette volonté impérieuse, à une certaine époque (et on y est encore pour l’essentiel des films oscarisables) de forcer la performance et les possibilités de la composition.

Un acteur est toujours esclave de son physique. Dans ses entretiens avec Noël Simsolo, Sergio Leone citait deux exemples. L’un avec le père Fonda justement, qu’il avait eu du mal à habiller : malgré ses efforts, l’acteur avait toujours cette classe de prince caractéristique. Et s’il est parvenu à rendre crédible l’acteur dans un tel personnage antipathique dans son film, là c’est mon avis, c’est peut-être que malgré le soin qu’il portait sur le réalisme (décoratif, on pourrait presque dire), ses films sont des fantaisies : les artifices jouent au plaisir qu’on prend à regarder des cow-boys, bons et mauvais, se tourner autour avant le duel attendu. L’autre exemple concernait l’acteur Rod Steiger, caricature à lui seul de la method, avec qui cette fois le réalisateur italien ne s’accordait pas précisément sur la méthode de jeu (même principe que pour Fonda, là où je trouve Steiger parfait, c’est dans un film carton-pâté, Docteur Jivago). Un acteur ne peut pas tout jouer.

Et il est d’ailleurs amusant de voir que ces méthodes de jeu ont perduré jusqu’à aujourd’hui : parmi les seconds rôles du film, qui donne la réplique à Jane Fonda ? La toute jeune Meryl Streep. Ce n’est pas une méthode, c’est un système.

La transition est toute trouvée. Julia n’a cessé de me faire penser au Choix de Sophie. Au-delà de la performance d’acteur (forcée et recherchée pour conquérir la statuette), il y a là encore dans un système hollywoodien une incapacité, derrière les films à grands spectacles avoués (de guerre en particulier), à témoigner d’une période en Europe, avant ou pendant la guerre. Le Choix de Sophie et Julia sont deux adaptations dont les œuvres semblent partager certaines caractéristiques : un récit à la première personne, une narratrice juive (ou perçue comme telle), et une participation à la guerre, réelle mais presque anecdotique. C’était comme si l’Amérique mettait en scène cette incapacité, cette honte peut-être, d’avoir été la spectatrice d’événements tragiques sur le Vieux Continent, sans jamais avoir été en mesure de réagir ou de comprendre ce qui s’y jouait. En particulier pour les juifs. Le problème, c’est que pour mettre en scène cette idée du témoignage, autrement la participation à des événements sans s’en tenir acteurs, les deux récits sont obligés d’apporter une matière dramatique parallèle qui devient le réel centre narratif de ces histoires. Dans Le Choix de Sophie, il y avait comme une forme d’indécence à mettre ainsi en parallèle une histoire de ménage à trois avec la condition des juifs en Europe pendant la guerre ; dans Julia, on n’en est jamais bien loin, parce que si l’idée directrice du récit reste la volonté de Lillian de retrouver son amie, le récit est articulé autour de séquences décrivant la relation de la dramaturge avec Dashiell Hammett. Des séquences avec une réelle puissante cinématographique puisqu’elles sont réalisées dans une maison au bord de la plage, mais dont l’opposition avec les séquences européennes (pourtant réalisées elles aussi sans grand réalisme) passe mal.

Ce décalage est symbolisé par une séquence : quand Jane Fonda arrive à son hôtel, elle retrouve dans sa chambre la malle qu’elle croyait confisquée et perdue. Son réflexe alors en l’ouvrant est d’être choquée de la retrouver toute en désordre. Une réaction de petite fille matérialiste plutôt malvenue quand son amie risque sa vie.

L’âge d’or du cinéma hollywoodien, dicté, pour beaucoup et paradoxalement, par le code Hays, mettait en scène des personnages de la haute société américaine sans prétendre montrer autre chose. Les films noirs de leur côté utilisaient l’âpreté du noir et blanc pour illustrer la noirceur sociale des milieux populaires. Aucune hypocrisie ou hiatus là-dedans. Alors qu’avec l’apparition de la couleur, des effets modernes de montage appliqués à une nouvelle forme de classicisme, la mise en scène de sujets dits sérieux avec des moyens considérables, il y a comme une mesure que Hollywood n’est jamais parvenu à tenir depuis. Adapter des histoires sordides, ou simplement ambitieuses (exigeantes) avec les moyens des blockbusters, des méthodes d’avant-guerre pour offrir un cadre reluisant au spectateur, quelque chose clochera toujours. Jusqu’à La Liste de Schindler.

Pour en revenir sur la comparaison avec Le Choix de Sophie (film de Alan J. Pakula d’ailleurs, qui avait donc déjà réalisé Klute, comme quoi, on a vraiment affaire ici à une méthode), les deux films jouent beaucoup de flash-back et de voix off. En général, ces deux procédés permettent de composer un récit avec des séquences très courtes. Pourtant le film de Fred Zinnemann se perd au milieu du film en un long tunnel faisant passer le film tout à coup et entièrement vers le film d’espionnage. Et cela pour un motif pas forcément anodin mais éloignant notre attention du sujet premier du film : le rapport entre les deux amies. Le personnage de Vanessa Redgrave (en tout cas la mission qu’elle lui assigne indirectement) ne devient alors plus qu’un vulgaire MacGuffin. Au bout de vingt minutes, tout ce prêchi-prêcha de film d’espionnage pour un enjeu aussi peu important, finit franchement par agacer.

Dans les deux films également, cette fascination puérile et mal rendue pour les écrivains, invariablement présentés selon un stéréotype cent fois éculés, comme des êtres capricieux, alcooliques, impulsifs, hypersensibles, et (faussement) intelligents, leurs commentaires se bornant souvent plus à multiplier les références vaseuses (name-dropping qu’on dit désormais). Par exemple, pour montrer à quel point Julia est intelligente (confondre intelligence et culture étant une manie bien américaine), elle cite ses dernières lectures. Non pas les titres des ouvrages parce que le spectateur n’y comprendrait rien, mais des auteurs pouvant grossièrement faire autorité sans liens apparents. Freud et… Einstein apparaissent alors, mais le plus amusant concerne ce dernier : le personnage de Jane Fonda demande à celui de Vanessa Redgrave y comprend quelque chose. Réponse positive, bien sûr, sans autre explication.

On le voit ici, tout est prétexte à parader, à faire semblant. Autre exemple amusant quand le personnage de Jane Fonda assiste un peu perdue à une manifestation antifasciste dans une rue à Paris : Fred Zinnemann montre les heurts entre la police (époque Front populaire, ce n’est pas Vichy) et les manifestants comme s’il était question de mai 68. Comme par hasard, les manifestants tombent sur un tas de pavés tout près comme si on trouvait alors des tas de pavés bien rangés à tous les coins de rue de Paris. On est en plein dans le folklore, tout sonne faux.

Seule consolation, et pour une fois, elle est liée au fait qu’il est question d’une histoire vraie. Non pas que cela apporte un quelconque intérêt narratif ou historique à l’affaire, mais parce qu’on découvre Dashiell Hammett et plus encore, Lillian Hellman, le rôle que tient Jane Fonda, l’auteure dramaturge de The Children’s Hour. C’est anecdotique, mais n’ayant pas potassé le sujet du film avant de le voir, ce fut une surprise (et il est donc question de l’écriture, et de la réception, d’un chef-d’œuvre, même si tout ça paraît quelque peu déplacé tandis que Julia lutte contre les nazis en Europe).


*article connexe : l’art du montage-séquence


Julia, Fred Zinnemann 1977 | Twentieth Century Fox


Sur La Saveur des goûts amers :

Les Indispensables du cinéma 1977

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Liebelei, Max Ophüls (1933)

Note : 4 sur 5.

Liebelei

Année : 1933

Réalisation : Max Ophüls

Avec : Paul Hörbiger, Magda Schneider, Luise Ullrich

Leçon n° 1 pour réaliser un film : choisir une bonne histoire. Comme disait Kubrick à propos des musiques de film, pourquoi se contenter du médiocre ? Ophüls aura donc adapté tout au long de sa carrière Maupassant, Schnitzler, Goethe, Zweig… La forme, Max.

Direction d’acteurs au top. On comprend d’où vient Ophüls avec son incroyable savoir-faire à diriger et choisir ses acteurs. Luise Ullrich notamment est phénoménale. C’est théâtral, car ça donne beaucoup à voir, les personnages sont construits avec de nombreux gestes et attitudes pour identifier leur personnage (chose qui malheureusement s’est perdue dans les nouvelles méthodes au profit d’un jeu lisse et presque impersonnel à force de chercher à coller à sa propre personnalité), mais tout paraît d’une justesse et d’une simplicité remarquables. Un réalisme dans le jeu pas évident dans les années 30, mais avant que les nazis virent tout ce petit monde, l’Allemagne était bien là où tout cela se mettait en place. Une telle réussite ne trompe pas.

Et Maxou… comment on appelle ces travellings avant très lents, lents, très très lents, qu’on perçoit à peine mais qui permettent de donner une impression si envoûtante à l’image et de passer l’air de rien d’une échelle à l’autre ? Tu n’es sans doute pas le premier à avoir employé ce procédé (je l’ai vu pas plus tard que dans un Bosetti pour un film avant-guerre), mais tu es peut-être le premier à l’avoir utilisé à dessein dans tant de films, avant que d’autres en fassent de même. Notons aussi que tu utilises le même principe, mais en reculant la caméra, un peu plus vite, comme pour prendre du recul à la fois physiquement, mais aussi symboliquement avec des personnages et la scène qu’ils sont en train de jouer (parfois aussi simplement pour entamer un de tes fameux plans séquences tout en mouvement, bien plus voyants qui font jouir les cinéphiles amoureux d’ostentatoires effets pas forcément plus efficaces ou compliqués à mettre en place).


Liebelei, Max Ophüls 1933 | Elite-Tonfilm-Produktion GmbH


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La Dernière Nuit, Iouli Raïzman (1937)

La nuit de la faucille et du marteau

Последняя ночь 1937

Note : 4.5 sur 5.

La Dernière Nuit

Titre original : Poslednyaya noch

Année : 1937

Réalisation : Iouli Raïzman

Avec : Ivan Pelttser, Mariya Yarotskaya, Nikolai Dorokhin, Tatyana Okunevskaya

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Qu’est-ce que l’ultime gageure au cinéma ? Reproduire le réel, donner l’illusion que ce qu’on représente est autre chose que du cinéma. Pour y parvenir, deux méthodes s’opposent. Celle d’Eisenstein, qui avec sa théorie du montage des attractions pensait pouvoir toucher le cœur du spectateur comme le ferait presque la musique. Et le classicisme, représenté ici par Raïzman.

Là où Eisenstein s’est trompé — et il le reconnaîtra lui-même semble-t-il et tout en restant convaincu que le montage pouvait créer l’illusion du réel — c’est que le cinéma est moins dialectique (ou symbolique, sémiologique, whatever) que fantasmatique, sensoriel. Tout dans le cinéma est illusion, et c’est donc un paradoxe : même ce qu’on tend à vouloir faire passer pour le réel demeure toujours une illusion. Les capacités du cinéma à partager du sens sont finalement assez faibles. L’origine du terme de sa théorie (le montage des attractions) vient du cirque, eh bien Eisenstein aurait mieux fait de s’inspirer des magiciens, ces maîtres illusionnistes. Ainsi, au lieu de reproduire une illusion du réel, c’était comme si Eisenstein s’était toujours évertué à donner du sens aux images. Autant faire lire du chinois à un singe aveugle. Si on conçoit aujourd’hui le cinéma, par le biais du montage d’images, comme un art mollement dialectique, cela ne peut se faire qu’à travers des procédés pour le moins exhaustifs puisqu’ils ont l’avantage d’être assez peu nombreux. Et force est de constater que depuis le muet (et les théorisations ou expérimentations d’Eisenstein ou d’autres) le cinéma a échoué dans l’ambition d’innover en la matière. Évoquons par exemple, le montage alterné, qui donne sens au récit, construit une image du réel, mais qui bien sûr à lui seul ne pourrait plonger le spectateur dans une béatitude telle qu’il goberait tout ce qu’il voit (ou s’y laisse prendre) : à lui seul il entretient l’attention du spectateur, mais ne l’illusionne en rien que ce qui est ainsi monté est plus « réel » qu’autre chose. Des disciples de la méthode des attractions (qui se fera d’ailleurs chez Eisenstein beaucoup plus souvent « montage » qu’« attractions »), il y en aura peu, et le parlant finira par rendre le procédé désuet (on le retrouvera occasionnellement dans certains films, chez Coppola par exemple, dans la fin du Parrain et surtout dans celle d’Apocalypse Now).

Le classicisme a gagné la partie.

La Dernière Nuit est un film de 1937. Le classicisme semble avoir un peu eu du mal à faire sa place dans le cinéma soviétique, sans doute toujours soucieux de trouver des formes nouvelles d’expression, ou encore influencé par les expériences du muet. Quand je pense à Barnet par exemple, en passant au parlant, je n’y vois pas tant que ça la marque du classicisme avec son film Une fois la nuit.

Qu’est-ce que le classicisme ? Eh bien précisément, la volonté de gommer tout ce qui fait penser durant le film au spectateur qu’il est en train d’en voir un. S’il y avait une jauge mettant en évidence le degré d’identification et de distanciation dans une œuvre (ou comme ici un style), le classicisme pencherait sévèrement vers la partie « identification ». L’identification immerge le spectateur dans une illusion du réel, la distanciation l’en écarte pour l’obliger à réfléchir, regarder le décor ou tripoter sa voisine. Le classicisme, c’est jouer à donf la carte de l’identification. Oubliées toutes les idées formalistes ou expérimentales, tout ce qui choque le regard du spectateur (principe initial du montage des attractions) est à exclure. On retourne à Aristote et à la bienséance. Le bon goût, la transparence, l’exigence de l’efficacité, c’est pareil. Raïzman utilise ainsi ici tous les procédés déjà appliqués ailleurs et qu’on pourrait relier au style classique, en dehors de la musique (on ne trouve que des musiques intradiégétiques dans le film, donc on ne souligne le « pathos » qu’à travers les situations, mais l’action baigne dans une telle tension permanente qu’on n’en a pas besoin). Ce classicisme apparaît au montage : aucun raccord ne choque (j’insiste mais à cette époque, de ce que j’en ai vu avec les films proposés pour cette rétrospective soviétique, ça ne semble pas toujours évident pour tous les cinéastes), les mouvements des caméras sont invisibles (et pourtant bien réels : par exemple, pas de travellings savants qui dresseront les foules ou réveilleront les images statiques d’Eisenstein, mais des petits travellings d’accompagnement quand un personnage fait trois pas vers un autre — voilà le classicisme, on ne le perd pas de vue et on ne voit rien de la mise en place qui se fait à notre insu…). Le directeur photo (Dimitri Feldman) et la scripte ont ainsi leur part de responsabilité dans une telle réussite, tout comme la qualité de la direction d’acteurs (je vais y revenir) ou la reconstitution.

Concernant le découpage, il est à remarquer l’utilisation quasi contraire des échelles de plan qu’en fait la plupart du temps Eisenstein. Chez le réalisateur de La Grève, on a parfois l’impression que tout se découpe en fonction de rapports cadrés : les gros plans et les plans d’ensemble. On reste dans l’idée pour lui de choquer, avec l’expression outrancière des personnages pris en gros plan comme s’ils accouchaient ou jouissaient en permanence d’un côté, et de l’autre, les plans d’ensemble de foule censés par leur démesure convaincre le spectateur du caractère exceptionnel de ce qu’on lui montre. Chacun appréciera la réussite de ces variations télescopiques. Perso, je pense que de tels écarts interdisent le confort du spectateur et sont plus enclins à lui donner la nausée ; et à force de se faire tirer la manche, le spectateur que je suis se lasse, et surtout n’entre jamais dans le jeu pseudo-dialectique proposé par le cinéaste. Au contraire, Raïzman donne l’impression dans son film de n’user que de plans américains et rapprochés. Quand on parle de reproduire le réel, au cinéma comme dans n’importe quel art représentatif ou narratif (un écrivain doit faire face aux mêmes écueils), une des questions qui vient à un moment ou l’autre à se poser, c’est la manière de faire interagir le champ et le hors-champ. Avec ses images en gros plans et en plans d’ensemble, Eisenstein s’interdisait pratiquement toute possibilité de travailler sur la profondeur de champ : un seul motif (ou une seule attraction) apparaissait à l’écran, un peu comme un syntagme dans une phrase disposant de sa propre unicité qu’aucun autre élément ne saurait venir perturber à défaut de quoi on brouillerait les pistes et perdrait l’attention du lecteur. Eisenstein suggérait autrement le hors-champ : en multipliant les prises de vue et ses sujets (pour un résultat plus composite qu’immersif). Raïzman, au contraire, en privilégiant les deux échelles de plans intermédiaires rapprochées, se donne la possibilité de jouer sur la profondeur de champ avec le moindre plan. Ce qui apparaît en arrière-plan, sur les abords, est parfois voué à disparaître. C’est le principe de la permanence de l’objet : un objet, un personnage, passant hors cadre garde une forme d’existence dans l’esprit du spectateur. En multipliant les points de vue, les angles, les plans, on enrichit chaque fois un peu plus la richesse du hors-champ. C’est la contextualisation. Ce hors-champ constitué est ainsi un peu comme le silence après une pièce de Mozart qui reste du Mozart…, comme les soupirs en musique… Ce qui s’est un moment imprégné sur notre rétine, on le garde en mémoire. Une musique tend à l’harmonie, le classicisme au cinéma, c’est pareil. Rien ne se perd, tour s’organise harmonieusement, tout se transforme… par imagination. La voilà l’illusion du réel.

Le scénario d’ailleurs aide pas mal à recomposer cette idée de hors-champ, et donc du réel. Qu’a-t-on ici ? On pourrait encore évoquer Aristote ou le théâtre classique français avec leurs règles des trois unités : unité de lieu (les quartiers moscovites investis par les Rouges), unité de temps (comme son titre l’indique, il est question d’une nuit, celle qui mènera les révolutionnaires au Kremlin) et unité d’action. Cette dernière règle est toujours délicate car aucune histoire ou presque (à moins de s’essayer au montage parallèle) ne pourrait se passer d’une telle unité. Le principe toutefois du film est bien au contraire de proposer dans un minimum d’espace et de temps un maximum d’actions et de personnages. Bien que tâchant de décrire une continuité d’événement, la logique est surtout celle de la chronique (sur une durée donc très réduite mais le procédé est assez commun, Le Jour le plus long, Le Dernier Jour du Japon, Miracle Milan…) ou du film choral. On reprend les principes du montage alterné et on l’applique à la séquence : au lieu d’opposer deux plans (ou courtes séquences) censés venir à se percuter dans un même espace, un même temps et une même unité d’action (on y revient), on fait la même chose, mais si une tension peut naître, un rythme, à travers le procédé, le spectateur comprend que ces différentes lignes narratives ne sont pas encore amenées à se rencontrer dans l’immédiat ; et on peut même suivre longtemps une forme d’aller-retour qui se rapprocherait alors d’une forme digeste de montage parallèle… Quoi qu’il en soit, l’intérêt est surtout dans un récit de composer une photographie réaliste d’un événement particulier (avec ses trois unités, toujours). Au lieu de s’intéresser et à s’identifier à un seul personnage, on suit ainsi une demi-douzaine de personnages principaux, amenés ou pas à se croiser. On retrouve la même atmosphère, et par conséquent la même tension, grâce au même procédé, dans Docteur Jivago par exemple et pour rester en Russie, mais déjà chez Shakespeare, qui tient une bonne part de son génie à la composition de ses pièces, arrivant ainsi à retranscrire sur scène une idée du réel en faisant passer champ, puis hors-champ, en offrant à son public ce type de montage permanent et alterné, comme dans Richard III ou Roméo et Juliette (procédé qui devient de plus en plus évident dans les derniers actes) ou dans Le Marchand de Venise (les deux lignes narratives présentées depuis le premier acte s’intégrant finalement au terme de la pièce). Rien de neuf dans tout ça, et c’est sans doute ce qu’aurait dû songer Eisenstein, et quelques autres, avant d’imaginer que le cinéma pourrait révolutionner la manière de raconter des histoires…

Autre élément essentiel dans un film pour tendre vers une illusion du réel, le jeu d’acteurs. Bernard Eisenschitz expliquait en présentation du film que l’acteur principal (un des, celui jouant le marin) avait une formation stanislavskienne, eh ben c’est bien toute la patte de Stanislavski qu’on sent dans tout le film en effet. Plus que du réalisme dans le jeu (voire la reconstitution) c’est du naturalisme. Au lieu de parler de psychologie comme on le fait peut-être un peu trop souvent pour ce qui deviendra ailleurs, la method, il faut souligner surtout la justesse des acteurs qui n’en font jamais trop ou pas assez, qui arrivent à plonger leur personnage dans une situation en perpétuelle évolution, à montrer des attentions là encore en perpétuel éveil, des objectifs généraux et particuliers contrariés ou non, à composer leur personnage en s’appuyant sur des éléments de décor, un costume qu’ils auront parfaitement usé au point qu’il sera pour eux comme une seconde peau, ou encore des gestes capables de jouer une forme de sous-texte censé révéler une nature intérieure sans cesse ballottée par des interrogations intérieures ou des stimuli extérieurs…, et tout ça avec une simplicité déconcertante, et sans la moindre fausse note. (C’est presque aussi périlleux que de mettre de l’ordre dans cette dernière phrase.)

Pour ce qui est de la reconstitution, Raïzman arrive fabuleusement à donner vie à sa petite révolution moscovite malgré relativement peu de décors et de figurants. Tout l’art, semble-t-il, serait ici d’arriver à représenter les mêmes décors sous des angles différents, de telle manière, comme toujours, qu’on dévoile peu à peu ce qui était auparavant hors-champ. On bénéficie du même coup de ce qui rentre dans le champ, ou qui en sort, et qu’on n’imagine pas loin, dans un coin. Le montage alterné, et le passage entre les deux camps, aide donc ici beaucoup, parce que ce simple champ contrechamps permet en permanence parce qu’ils se font face sans les mettre dans le même plan (aucun plan moyen ou d’ensemble montrant les deux camps se canardant dessus, on ne fait que les voir aux fenêtres, on devine le camp d’en face, mais on ne voit jamais rien : illusion parfaite, c’est mieux que si on voyait tout, parce que justement, on est épaule contre épaule avec ces soldats qui ne bénéficient pas plus que nous de plan d’ensemble). Et il y a bien sûr ce travail d’une précision inouïe en arrière-plan. Chaque plan ou presque est composé avec des segments distincts en jouant sur la profondeur (comme dans un tableau on peut avoir parfois trois, quatre, cinq plans ou éléments). Les côtés, les coins, devant, derrière, tout l’espace est occupé. Et pas n’importe comment. Les figurants (qu’il est même presque indécent de nommer ainsi) sont dirigés de la même manière que le reste des acteurs de premier plan : pas de posture stupide, de figurants plantés comme des piquets, d’action entreprise sans conviction… L’interaction entre tous ces personnages, entre et avec les éléments du décor, est permanente. La vie quoi, reconstituée. Une illusion. Et le pari est gagné.

Une simple séquence résume le génie qui apparaît dans tout le film au niveau de cette reconstitution : notre marin promu capitaine d’un régiment rouge fait irruption dans un appartement bourgeois pour utiliser le téléphone et prévenir son chef qu’il a dû battre retraite en abandonnant le lycée qu’il avait pour tâche d’occuper. Son chef lui réclame alors d’aller convertir un régiment de blancs à leur cause, puis abandonne son téléphone, rejoint à l’arrière-plan le balcon de l’appartement où se trouve son QG, et alors que la caméra n’a fait que le suivre des « yeux », dans un même plan, il entame un discours à l’attention de ses propres troupes : loin et de dos. On n’en reste pas là, parce que les discours c’est bien beau, mais il aura l’occasion d’en refaire pour de meilleures occasions, alors la caméra se détourne de lui, et s’intéresse à quelques soldats tout occupés à autre chose… Le réel. Au lieu de montrer des tranches de vie gueulante, Raïzman en dévoile les interstices muets qui donnent à sa représentation, cohérence et harmonie. Un réel bien ancré dans l’histoire (le film a été réalisé dans le cadre du vingtième anniversaire de la révolution).

Trente ans plus tard, Sergei Bondarchuk arrivera à reproduire avec le même génie une forme de cinéma hyperréaliste (moins classique et plus pompeux sans doute toutefois), et La Dernière Nuit, c’est un peu ça, un condensé de Guerre et Paix réduit à quelques quartiers moscovites, une poignée de personnages, et une seule nuit pour basculer de la paix à la guerre, ou le contraire — ou vice versa…

À noter aussi que pour un film de 36-37, et c’était déjà le cas dans La Jeunesse de Maxime, mais pas à un tel niveau, la volonté réaliste voire naturaliste se retrouve jusqu’à chercher à construire des personnages nuancés, avec leurs contradictions, leurs hésitations, leurs erreurs, leurs bêtises, leurs revirements ou leurs actes déconsidérés. Ce ne sont pas des héros mais des hommes (et des femmes, puisqu’encore une fois, et c’est à souligner encore et encore, les films soviétiques présentent souvent des femmes émancipées, intelligentes, indépendantes).

(Un mot sur les interventions toujours bienvenues de Bernard Eisenschitz[1]. On ne saurait mieux rendre hommage au cinéma soviétique en honorant deux de ses thèmes récurrents, le cirque et la révolution : ces interventions étant toujours de magnifiques tiroirs circon-volutionnaires. Ne lui manque sans doute que quelques tirets cadratins pour donner forme à ses attractions lumineuses.)


[1] Programmateur du cycle L’URSS des cinéastes à la Cinémathèque (2017-2018)


La Dernière Nuit, Iouli Raïzman 1937 Poslednyaya noch | Mosfilm


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